Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||||
Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020, 176 p. [1] | ||||||
Vincent Chambarlhac | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||
Un livre, une écriture serrée sous la forme d’un court essai (169 p). Forme dont on connaît la portée dans l’ordre des livres [2]. Non une somme, mais une flèche tirée, dont le sous-titre dirait la cible, le management du nazisme à aujourd’hui, si l’introduction ne proposait une construction plus astucieuse. Une construction qui se refuse à toute tentation généalogique, où l’écriture lutte contre l’évidence facile de cette généalogie que supporte le sous-titre, qu’interroge encore la conclusion de l’ouvrage. Somme toute, que fait Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, quand il évoque, enjambant la rupture de 1945, le parcours de Reinhardt Hörn débuté en 1933, inventeur de la méthode de management dite de Bard Harzburg qui fit « la fierté de la RFA » jusqu’en 1971 (p. 106), que l’auteur résume ainsi « la liberté d’obéir, l’obligation de réussir » ? Que fait-il ou plus exactement comment l’écriture de l’historien questionne ce qu’indique le sous-titre, et au-delà du nazisme, instruit implicitement la question du management dans son rapport à la modernité en s’appuyant sur l’historiographie des guerres, du nazisme ? I. Contre l’argument généalogique, une lecture symptomatique Ouvrons l’essai en son prologue par son incipit. « Ils nous semblent résolument étrangers, et étrangement proches, presque nos contemporains » (p. 11). « Ils », les Nazis. Glissons trois pages plus loin, quand le propos se précise : « Il y a pourtant à les lire des effets de contemporanéité, des moments où, au détour d’un mot, d’une phrase que l’on lit, le passé apparaît présent. » (p. 13). Poursuivons. « Notre propos n’est ni essentialiste, ni généalogiste : il ne s’agit pas de dire que le management a des origines nazies – c’est faux, il lui préexiste de quelques décennies – ni qu’il est une activité criminelle par essence. Nous proposons simplement une étude de cas […] » (p. 19). Ces trois citations circonscrivent l’intention d’écriture de l’essai. Elles bornent, jalonnent, laissent ouverte, plus que la conclusion, l’interprétation. Stricto sensu, elles ravaudent le concept freudien d’inquiétante étrangeté aux seules fins d’un travail d’historien qui se refuse à une lecture mono-causale sous forme de généalogie. L’inquiétante étrangeté est ici celle d’une résonnance contemporaine de termes employés, déjà, dans la littérature grise nazie (« élasticité », « performance », etc.) à propos de la colonisation de l’Est. Cette résonnance questionne l’historien, l’étude de cas est le moyen de l’explorer sans pour autant tracer une ligne droite du nazisme au management. Sans généalogie donc mais dans un parcours qui après 1945 « a presque la valeur d’une parabole pour lire et comprendre le monde dans lequel nous vivons » (p. 134). Soit donc une étude de cas qui serait récit allégorique stricto sensu. Soit encore une fois, dans le jeu de l’écriture et le choix des mots, travailler contre l’idée généalogique, contre la continuité, et suggérer – faire entendre entre les lignes – autre chose, jouant de résonnances contemporaines de mots du management pour questionner. Mais que questionne Johann Chapoutot, si ce n’est exactement le nazisme dans son rapport au management ? Je poserai que l’horizon de l’interrogation tient ici, et historiographiquement, à une forme de définition de la modernité, dont le management serait un signe parmi d’autres. Face à cette ligne bleue des Vosges alors, l’étude de cas n’est qu’un moyen, non une fin pour l’analyse. II. Un parcours, une étude de cas ? Cette étude de cas est celle du parcours de Reinhardt Hörn, juriste nazi (SS), proche de Carl Schmitt puis en délicatesse avec celui-ci, attentif au « management » des forces nazies confrontées à la nécessité d’administrer un Reich en extension. L’État est pour lui un adversaire : la communauté biologique (et le sentiment d’appartenance à) constitue un moyen par l’argument de la « liberté germanique » face à l’État posé comme adversaire de l’élan vital nazi. Il s’agit d’être « libres d’obéir » une fois les objectifs fixés. Les courts chapitres consacrés à la partie nazie du parcours de Hörn font ainsi mouche. Ils dressent, à partir de ce point de vue, un panorama du nazisme qui emprunte, sans le dire, au concept d’anarchie féodale naguère proposée par Ian Kershaw [3] ; la démonstration de Johann Chapoutot s’éloignant de la vulgate totalitaire pour montrer comment le Führerprinzip structure jusqu’à l’administration, et suppose la concurrence des acteurs. Dans ce jeu, il s’agit de proposer des objectifs aux subordonnés, tout en leur laissant la latitude des choix des stratégies et tactiques pour les obtenir. La responsabilité se déplace au niveau des exécutants membre de la communauté biologique. Ils sont « libres d’obéir » et dans le mouvement de l’écriture la contrainte confine quasiment au hapax. Elle ne s’applique dans l’orbe de la machine de guerre nazie qu’aux sous-hommes : « aucun management et nul management : c’est la seule contrainte doublée d’une répression féroce, qui prévaut pour les étrangers à la « communauté » (p. 76). Scrutant le parcours de Reinhardt Hörn, Johann Chapoutot montre que la réflexion du juriste, attentif à la communauté contre l’État, s’intéresse systématiquement aux cadres dans la perspective d’adapter les institutions à cette question de la communauté, raciale puisque nazie. Les cadres donc pour esquisser une analyse du management nazi. 1945 survient comme coupure, et le travail de l’historien vise alors à montrer comment, la réflexion d’Hörn sur le rôle des cadres demeure identique, mais que la communauté est maintenant pour lui l’entreprise. Il y aurait là une postérité d’après-guerre aux pratiques du management théorisées par Hörn [4]. Dans cette translation se solde – ou se masque puisque indicible après-guerre – son nazisme. De facto, c’est à la reconversion, dans le cadre du miracle économique de la RFA, de Hörn à laquelle s’attachent les chapitres VI, VII et VIII. Celui-ci devient le théoricien du management, l’inventeur de la méthode de Bad Harzburg. Ici, quelques développements plus nourris sur le contexte de Guerre froide, le rôle de l’Occident – et particulièrement des États-Unis – dans l’affirmation de la puissance économique de la RFA face au bloc soviétique manquent sans doute. Le parcours de Robert Hörn s’inscrit dans cette configuration. Dans la logique de l’essai, l’essentiel est ailleurs : la restitution d’un parcours, sous forme d’étude de cas, résonne avec l’intuition originelle de l’ouvrage, l’interrogation du management par la liberté d’obéir. À ce point, et si l’on considère que le management est l’un des éléments de notre modernité socio-économique, l’essai trouve un souffle implicitement plus ample que la seule – et efficace – saisie du milieu nazi du management. III. Le consentement comme définition d’une forme de la modernité ? La liberté d’obéir, clé du management de Robert Hörn, peut aussi s’énoncer comme un consentement. On retrouve ici, mais appliqué in fine au domaine de la guerre économique, l’un des concepts-clés et problématiques des sciences sociales contemporaines. À ce point de la démonstration, le refus d’une perspective généalogique pour se saisir du management du nazisme à aujourd’hui, excipé dès le prologue, fait doublement sens historiographiquement. Elle décloisonne l’histoire même du management en s’appuyant peu sur les épistémologies qui l’encadrent au profit d’une forme d’appel au profane en recourant à une part des travaux sur l’historiographie du fait guerrier aux xixe et xxe siècles. Le chapitre VI (L’art de la guerre (économique)) fait ici pont. Johann Chapoutot resserre ici l’analyse sur la monographie qu’Hörn consacre en 1952 à Scharnhorst, contemporain de Clausewitz, promoteur d’une réforme des cadres de l’armée prussienne après son écrasement par Napoléon. L’écriture affirme très vite, mais implicitement, l’équivalence entre la réforme des cadres de l’armée prussienne pour la guerre et, de manière contemporaine pour le management suivant la méthode de Bad Harzburg, la guerre économique. Soit un « management par délégation de responsabilité » (p. 107) qui de manière empirique emprunte à la réflexion préalablement politique du juriste que fut Hörst durant sa période nazie. Il n’est pas ainsi de continuité assurée de l’une à l’autre, mais des possibles à partir d’une réflexion matricielle allemande née du choc des guerres napoléoniennes. Le chapitre VI constitue ainsi la clé de voute de la démonstration, fournissant le lien du management nazi à la méthode de Bard Harzburg tout en disqualifiant toute perspective généalogique. Il est le lieu de l’inquiétante étrangeté ressentie. C’est là l’intuition, la force et le non-dit de cet essai sur le management. L’intuition puisqu’il connecte des champs séparés au-delà de simples résonnances de terme. La force puisque à ce jeu, il est possible d’emprunter à la lecture de Clausewitz par René Girard le principe de montée aux extrêmes [5] pour opposer, du point de vue des cadres, l’appartenance à la communauté et la liberté d’obéir à la verticalité de l’autorité, et retrouver ainsi, dans des univers séparés (l’armée, l’entreprise) un antagonisme structurant. Antagonisme qui ne dit pas, mais formule, une définition de la modernité : celle du consentement individuel donné comme liberté plus que de la contrainte imposée de l’extérieur (par l’État, la hiérarchie, etc.). Le consentement est là au cœur de l’essai, et celui-ci l’expression même d’un choix épistémologique quel que soit le domaine où on l’applique : le nazisme, le management ici. |
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AUTEUR Vincent Chambarlhac Maître de conférences en histoire contemporaine Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S (ex-Centre Georges Chevrier) UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[2]
Philippe Olivera, « Catégories génériques
et ordre des livres : les conditions de l’émergence
de l’essai dans l’entre-deux-guerres », Genèses, 2002, n° 47, p. 84-106.
[3]
Notamment Ian Kershaw,
Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives
d’interprétation, Paris, Gallimard, 1992.
[4]
Sur ce point, voir Christian Ingrao, « L’inventaire
des possibles : le cas du management nazi », AOC [en ligne], 19 février 2020, disponible sur :
https://aoc.media/opinion/2020/02/18/linventaire-des-possibles-le-cas-du-management-nazi/, page consultée le 03/03/2020.
[5]
René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Flammarion,
2011.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Vincent Chambarlhac, « Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020, 176 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 mars 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Vincent Chambarlhac. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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