Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Guillaume Desanges et François Piron (dir.), Contre-cultures 1969-1989. L’esprit français, Paris, La maison rouge-La Découverte, 2017, 320 p. [1] | ||||
Vincent Chambarlhac | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||
Sous ce titre le catalogue d’une exposition à La maison rouge, une question au seuil de cette note critique : qu’est-ce que « l’esprit français » de contre-cultures dont le pluriel, tic assumé de la déconstruction, suppose la polysémie, quand le choix des dates, des lendemains de mai 1968 à 1989, suscite d’emblée la perplexité ? Au seuil donc, une mise en abyme pour déconstruire le titre, la chronologie, en cerner les non-dits, et ensuite questionner le catalogue lui-même : sa riche iconographie, les articles qui, en sept temps, sondent cet « esprit français ». L’ouvrage se voulant « de référence » (p. 5), il s’agit de l’examiner comme tel à quelques encablures des commémorations de Mai 68. Je prendrai comme horizon ce préambule d’un autre catalogue, pour une décennie immédiatement postérieure (la décennie 1990), et une autre exposition, de 2014, au centre Pompidou de Metz : Un temps n’a pas de couleur, pas de visage, pas même l’épaisseur d’un présent. Ses galeries de portraits et ses listes de hauts faits n’en disent rien, cartes postales immédiatement rétrospectives. S’il prend des teintes précises, vives ou plus sombres, un relief spécial, ce n’est que dans le mensonge de l’après-coup, dans les figurations laborieuses de ses mémorialistes : une fois triés ses secrets, arasée sa bigarrure, oublié tout ce qui dépasse, ou qui contredirait la cohérence récapitulative, le présent d’une époque [2]. I. Déconstruire, soit L’introduction entend scruter dans les marges des contre-cultures, une certaine « humeur » qui les imprégnerait, soit un agencement « esthétique, politique, et disons moral » qualifié « irrévérencieusement d’esprit français ». Deux remarques alors. L’obsidionalité de l’expression pose problème, elle interdit d’ailleurs toute véritable référence à la notion bien balisée en sciences sociales de « contre-culture » [3]. Le pluriel dit l’écart et dans la revendication du concept d’esprit français, étrangement corrélée à l’ouvrage d’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd L’invention de la France, institue un « spectre de la différence » (p. 9) où s’épanouissent les contre-cultures exposées, fruits d’un choix. Celui d’un « désir » d’exposition, « d’ordre autobiographique » pour des acteurs du champ de l’art contemporain, de ces contre-cultures qui « pour avoir éveillé à l’adolescence une sensibilité à l’absurde, à l’humour noir, à certaines formes de révolte et de rébellion, […] précisément nous avaient amenés à l’art » (p. 7). Serait contre-cultures ce qui, intimement, mène à l’art contemporain, et, parce que prises dans un contexte national, celles-ci seraient – nécessairement si l’on est casuiste – le reflet d’un « esprit français ». Étrange conception que de définir ces contre-cultures dans un rapport nécessairement intime et rétrospectif à l’art contemporain, au sein d’une trame étroitement identitaire, puisqu’« esprit français » il y a. Et l’on retrouve ici d’emblée un discours d’ordre, car l’expression a une préhistoire qui assoit l’identité d’une « civilisation » depuis la Renaissance, qui vaut titre d’un hebdomadaire littéraire de 1929 à 1933 [4] où figurent en bonne place des plumes académiques… Enfin, aux lendemains de mai 68 quand de Gaulle quitte définitivement la scène politique, l’expression appartient au lexique de la droite. Elle dit l’ordre face au désordre de 68 et de ses suites. Dès lors peut-on en user à des fins « subversives » pour se saisir d’une part de l’élan de Mai sans tordre à ses vues ce qui justement motive cet élan ? La question n’est ni gratuite, ni pamphlétaire, si l’on souscrit à l’hypothèse d’une restauration politique tramée dès 1969, à la suite des propositions de François Cusset [5]. User de l’expression et finalement se « prendre au jeu » en voyant dans cet « esprit français » un « dandysme ironique » (p. 9) n’est-ce pas épouser cette catégorie d’ordre ? Restaurer donc. Ce discours de l’obsidionalité pèse ainsi. Il tourne le dos aux généalogies de Greil Marcus de Lipstick Trace sur les situationnistes, le punk [6] (p. 10), pour poser l’hypothèse d’un « antipatrimoine » français commun à Sade, Genet, etc., qui reconstruit, jusqu’aux Béruriers noirs, une généalogie uniquement française. Surtout, tout dans l’orbe pluriel des contre-cultures semble se valoir de Serge Gainsbourg « révolutionnaire » reprenant La Marseillaise (p. 31) au scandale de l’exposition Pompidou de 1972 (p. 20, 59). Tout est subversif face à des symboles défiés (l’État, l’Armée, l’Église, l’École), pourvu que jamais l’on ne rentre dans la logique micro-historique de l’événement [7], pourvu que jamais les positions politiques, les sensibilités, ne soient exactement fouillées. Tout s’arrase là dans le « concept d’esprit français ». Tout se vaut, sans hiérarchie des avant-gardes, sans réflexion sur la matrice des guerres coloniales pour le mouvement de la jeunesse, sans réflexion sur le politique, de « la conservation pompidolienne » à « l’idéalisme institutionnalisé des années Mitterrand » (p. 10)… On sursaute à la formule de cet « idéalisme institutionnel » et surtout l’on tressaute quand on lit, p. 9, que la France de 1969 à 1989 est celle d’une époque « d’avant la globalisation »… Enfin, pourquoi ce choix de 1989, sinon par la commode conjugaison de la fin du communisme et de la Jean-Paul Goudisation du bicentenaire ? Y aurait-il là comme une « fin de l’histoire » des contre-cultures à la française, en écho aux thèses de Francis Fukuyama ? À ce point toujours, on opposera la réflexion collective d’Une histoire (critique) des années 1990 [8] qui, précisément catalogue d’exposition pour le Centre Pompidou de Metz, débute cette décennie en 1984… II. 1969/1989. Une traversée… du catalogue Il est deux manières de s’emparer de l’objet qu’est ce catalogue, l’une gratifiante, l’autre déceptive. La première braconne, elle est traversière, butine, s’attarde sur les images, convoque la matérialité de formes (le fanzine, l’affiche, etc.) jusque-là peu prises en compte dans l’abord des éphémères [9]. Grosso-modo, elle ignore le carcan conceptuel du catalogue, et fraie son passage dans les images, les tableaux, les courtes légendes des reproductions. Elle voisine parfois avec la mélancolie, ce sentiment de gauche pointée par Enzo Traverso [10]. Il y aurait là, pour user de son lexique, dans ce flot d’images et d’objets, une « mémoire stratégique » des luttes, ici fragmentaires mais dont la saisie, fût-ce sous l’angle des contre-cultures, dialectise l’esprit critique, aux antipodes d’une patrimonialisation mémorielle que tend à faire réaliser leur préhension par le concept « d’esprit français ». Somme toute, ce braconnage colle à l’exposition et se décolle de son propos, n’y adhère pas. Il politise quand le texte et le script de l’exposition, par une narration trop étroitement liée à « l’esprit français », patrimonialisent par le dispositif même d’exposition, et dépolitisent. On peut ainsi s’attarder sur le parcours des Gazolines, groupe informel au sein du Fhar qui entend « se payer le luxe de rester à la fois hommes et femmes » (p. 113), use du travestissement, du détournement, du happening (cf. l’article dans ce volume de Fabienne Dumont sur les dissidences pré-queer ), retrouver dans les images le politique du geste, comme également dans la BD avec Ah ! nana (p. 281). De même, de nombreuses illustrations, courtes notes, déroulent un fil sadien de l’œuvre d’Annie Dumont (p. 138) jusqu’à l’iconographie de Bazooka… D’autres fils iconographiques prennent à rebrousse-poil la composition du catalogue, plaçant la question urbaine par la bataille autour du trou des halles comme élément de réflexion. Enfin, la musique par son graphisme, ses groupes, des Béruriers noirs au rap rouvre, pour les années 1980, la question des dissidences et des contre-cultures. Pour autant, si graphiquement jubilatoire soit-elle, cette lecture buissonnière bute sur le continuum 1970/1980… Il y a peu de généalogies véritablement tissées, peu de ponts jetés, et davantage des focus où l’on s’attarde et on comprend ici le pluriel de contre-cultures comme l’expression même d’une difficulté à dialectiser l’objet, lui donner sens, tant il s’éparpille, se fragmente. Ce foisonnement, les textes ne l’expliquent pas davantage, ou peu. Leur statut hybride entre témoignage, remémoration, analyse, entrave la lecture en continu. D’autant qu’ici tout se côtoie, mais ne se vaut pas. Si l’on s’attarde sur le travail d’Antoine Idier consacré à Guy Hoquenghem et le concept de 68, réflexion sur les lectures successives de l’événement nourrie de l’ample travail biographique qu’il lui consacre [11], on fuit rapidement l’article suivant de Sarah Wilson, étrangère aux dernières publications sur les Malassis, ressassant donc des lectures depuis longtemps « digérées » par l’historiographie [12]… De facto, il faut à nouveau s’immerger dans le catalogue pour que des textes, comme celui de Philippe Artières consacré à une histoire politique de la sexualité des mineurs, amènent à interroger autrement l’époque. À ce jeu, deux articles se détachent, marquant leur distance avec le « concept d’esprit français ». Le témoignage de Peggy Pierrot (« le pogo de la revanche. Violence et contre-cultures en France (1980-1989), une vue subjective »), comme l’article nourri de Julien Hage sur « la balistique des imprimés politiques au tournant de 1980 », opèrent une percée sur les années 1980, mesurent des mutations, des hybridations, invitent enfin à questionner ce qui fait véritablement soubassement dans les contre-cultures. À sa manière l’article de Nathalie Quintane dit, mieux que cette chronique, ce qui freine la lecture, lui confère la teinte aigre-douce d’un sentiment d’inachevé dans la composition du volume : « Nous travaillons aujourd’hui à compter d’une amnésie » (p. 304).
Cette amnésie est l’effet même de la proposition fondatrice du catalogue : l’apposition d’une catégorie, « l’esprit français » a posteriori et a priori, qui par sa logique même, profondément identitaire, interdit la pesée de tous les possibles contre-culturels de la période. Elle est discours d’ordre, opère par son obsidionalité « patrimonialisante » des choix qui tous, à leur manière dépolitisent l’objet de ces contre-cultures. Elle participe à sa manière de la droitisation du monde [13]. On tiendra contre l’esprit français que la dimension historique et sociologique de ces contre-cultures tient au collectif, que celui-ci ignore totalement un « esprit français », à moins qu’il ne s’y oppose frontalement (il suffit de fredonner Salut à toi des Béruriers noirs), qu’il se construit, se pense, se déploie et s’abîme autrement. Paraphrasant François Cusset pour la décennie 1990, on tiendra que « l’esprit français », « s’il prend des teintes précises, vives ou plus sombres, un relief spécial, ce n’est que dans le mensonge de l’après-coup, dans les figurations laborieuses de ses mémorialistes : une fois triés ses secrets, arasée sa bigarrure, oublié tout ce qui dépasse, ou qui contredirait la cohérence récapitulative, le présent d’une époque [14] ». |
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AUTEUR Vincent Chambarlhac Maître de conférences en histoire contemporaine Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Contre_cultures_1969_1989___l_esprit_fran__ais-9782707193995.html
[2]
François Cusset (dir.), Une histoire (critique) des années 1990, Paris, La
Découverte-Centre Pompidou Metz, 2014, p. 13.
[3]
Sur ce point, Andy Bernnett, « Pour une
réévaluation du concept de contre-culture », Volume !, n° 9‑1, 2012, p. 20-29.
Et le billet bien informé sur cette question de Jean-Guillaume
Lanuque et Frédéric Thomas, « Contre-culture ou
contre-histoire ? », disponible sur :
https://dissidences.hypotheses.org/3818, page consultée le 26/03/2017.
[4]
Série incomplète disponible sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34430966n/date.r=esprit
français.
[5]
François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980,
Paris, La Découverte, 2006. Et Vincent Chambarlhac et
Jean-Numa Ducange (dir.), « La décennie 70 en
France. Inflexion, retournement, restauration
politique ? », Dissidences, vol. 13,
2013.
[6]
Greil Marcus,
Lipstick Traces : Une histoire secrète du
vingtième siècle, Paris, Allia, 1998.
[7]
À titre indicatif, et au défaut de l’article de
Sarah Wilson consacré aux Malassis, comme des
déclarations d’intention, des péritextes des
illustrations, voir sur l’exposition Pompidou, Vincent
Chambarlhac, « Trace(s) d’une
œuvre. Le Grand méchoui des Malassis en
1972 », Sociétés & Représentations, 2/2014
(n° 38), p. 281-294.
[8]
François Cusset (dir.), Une histoire (critique) des années 1990, Paris, La
Découverte-Centre Pompidou Metz, 2014.
[9]
Sur les enjeux heuristiques de cette catégorie, cf. Florence
Ferran et Olivier Belin, « Les éphémères,
un patrimoine à construire », disponible sur :
https://www.fabula.org/colloques/sommaire2882.php, page consultée le 27/03/2017.
[10]
Enzo Traverso,
Mélancolie de gauche. La force d’une tradition
cachée, xixe-xxie siècles, Paris, La Découverte, 2016.
[11]
Sur ce point, une double actualité éditoriale
d’Antoine Idier : la publication d’un recueil
d’articles de Guy Hoquenghem (Un journal de rêve (1970-1987), Paris, Gallimard, 2017)
et la biographie de ce dernier (Antoine Idier,
Les vies de Guy Hoquenghem, politique, sexualité, culture, Paris, Fayard, 2017)
[12]
On se bornera à renvoyer au catalogue de la rétrospective
de 2014 des Malassis au Musée des Beaux Arts de Dole, dont
nombre d’œuvres prêtées, figurent sans
mentions ici… Cf. Amélie Lavin, Bertrand Tillier et
Vincent Chambarlhac, Les Malassis, une coopérative de peintres toxiques,
Paris, L’Échappée, 2014. Les textes du catalogue
sont issus du colloque international « La
coopérative des Malassis », organisé par le
Centre Georges Chevrier (UMR 7366 CNRS-uB) en partenariat avec le
Musée de Dole les 6 et 7 février 2014.
[13]
François Cusset, La droitisation du monde, Paris,
Textuel, 2016.
[14]
François Cusset (dir.), Une histoire (critique) des années 1990, Paris, La
Découverte-Centre Pompidou Metz, 2014, p. 13.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Vincent Chambarlhac, « Guillaume Desanges et François Piron (dir.), Contre-cultures 1969-1989. L’esprit français, Paris, La maison rouge-La Découverte, 2017, 320 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 avril 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Vincent Chambarlhac. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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