Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Jean-Claude Richez, Une révolution oubliée. Novembre 1918 : la révolution des conseils d’ouvriers et de soldats en Alsace-Lorraine, Paris, Syllepse, 2020, 254 p. [1]
Maurice Carrez
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : conseils d’ouvriers et de soldats ; lutte des classes ; lutte nationale 
Index géographique : Alsace-Lorraine ; Reichsland Elsaß-Lothringen ; France ; Allemagne
Index historique : novembre 1918
SOMMAIRE

TEXTE

Cet ouvrage est issu de recherches que Jean-Claude Richez a entamées il y a un demi-siècle avec son mémoire de maîtrise à l’université de Strasbourg, mobilisant alors des témoignages oraux ou écrits et des lots d’archives pour la plupart régionales. Il a par la suite largement complété son information au niveau national et décidé de faire partager le résultat de sa très longue quête. Le jeu en valait la chandelle car il a su tenir compte des nouvelles recherches et élargir son regard à un après-guerre tout à fait passionnant dans les territoires constituant l’ancien Reichsland.

Sur le plan formel, l’ouvrage est rédigé dans un style clair et élégant, jamais abscons, avec un nombre très réduit de coquilles. L’éditeur a plutôt bien soigné la présentation, même si l’on peut regretter que le cahier central d’illustrations ne soit pas très attrayant. Le format est en tout cas commode et permet une lecture facile.

Les annexes sont fort utiles au propos avec une carte situant les différents conseils locaux d’ouvriers et de soldats, des notices biographiques et une chronologie bien adaptée au sujet. Néanmoins, la recension des sources montre l’absence de documents venus d’outre-Rhin, ce qui est dommage, d’autant que la bibliographie cite plusieurs titres en allemand.

Le corps du texte est divisé, outre l’introduction et la conclusion, en huit chapitres de vingt à trente pages en moyenne, donc bien équilibrés et logiquement articulés. Les deux premiers (« La situation économique et sociale » ; « La montée des tensions politiques ») posent le contexte, les quatre suivants (« Naissance et extension du mouvement des conseils d’ouvriers et de soldats » ; « L’exercice du pouvoir » ; « Dualité du pouvoir » ; « Les conseils d’ouvriers et de soldats à l’épreuve de la société ») analysent la mise en place et l’action concrète des conseils, les deux derniers (« L’arrivée des troupes françaises » ; « La fête est finie ») étudient les conséquences dans les deux années suivantes. Le tout est donc à la fois cohérent et rigoureux.

L’introduction insiste sur l’intérêt du sujet malgré l’oubli dans lequel l’épisode des conseils est tombé. Elle présente aussi de manière assez minutieuse l’état de l’art et ses lacunes. Ce faisant, Jean-Claude Richez prend le contrepied de trop d’auteurs pour qui l’épisode ne mérite pas d’attention soutenue. Selon lui, au contraire, avec les conseils d’ouvriers et de soldats, on est « au cœur de la problématique des rapports entre luttes de classes et luttes nationales » (p. 13), d’une question qui domine en fait toute la vie politique de l’Alsace-Lorraine dans les années 1920. Par ailleurs, le sujet sollicite aussi une mémoire qui habituellement ne s’exprime pas, celle de personnes qui ne maîtrisent parfois pas l’écrit ou la langue française et que l’on a négligé trop souvent d’interroger.

La présentation du contexte, qui occupe quarante pages, est de mon point de vue tout à fait réussie. Elle montre que la guerre a profondément déstabilisé la vie économique et sociale : en Alsace, la classe ouvrière se retrouve affaiblie, « numériquement, mais aussi politiquement » (p. 23), alors qu’en Lorraine l’essentiel du potentiel industriel a été maintenu, mais en mobilisant de nombreux prisonniers de guerre. Les femmes ont été massivement impliquées dans l’activité économique, mais ne savent pas de quoi demain sera fait. De leur côté, en l’absence du père mobilisé, les jeunes tendent à vouloir s’émanciper, parfois de manière violente. À partir de la fin 1916, la disette a fait son apparition dans les quartiers populaires des villes ; fin 1918, la situation est devenue assez grave pour provoquer des tensions avec les campagnes et affaiblir la crédibilité des autorités. L’épidémie de grippe espagnole provoque en outre de nombreux décès et la délinquance est montée à un niveau jusqu’alors inconnu. L’opposition à la guerre et au pouvoir de Berlin grandit, faisant craindre « le spectre de la révolution » (p. 36). Le régime de dictature militaire instauré fin 1916 est de plus en plus mal perçu et quand le gouvernement Max de Bade propose en octobre 1918 de renforcer le statut d’autonomie, il est déjà trop tard. Le Landtag se divise sur la question du soutien au nouveau gouvernement et des fractures naissent au sein des différents partis. Les socialistes en particulier sont partagés entre l’autonomie au sein d’une nouvelle Allemagne ou le rattachement à la France, option populaire chez les plus réformistes. Sur ces entrefaites, est lancée une campagne autour du neutralisme et du droit de l’Alsace-Lorraine à l’autodétermination, émanant de milieux alsaciens nationalistes allemands et de certains secteurs du patronat bien que l’opinion semble favorable au rattachement à la France.

Jean-Claude Richez aborde ensuite, de manière détaillée, la question de l’installation et de l’action des conseils. Dès le 6 novembre, une agitation inhabituelle commence à se développer. Des soldats en permission insultent les officiers qui passent. Des drapeaux français apparaissent aux fenêtres de Strasbourg. Le 8 novembre des attroupements se forment dans les rues. Le lendemain, des conseils de soldats s’installent à Metz et Strasbourg, dopés par l’arrivée des premiers contingents de marins révolutionnaires venus des ports du Nord. D’importants mouvements de foule ont lieu en faveur de la libération des prisonniers. Les autorités sont débordées. Dans les heures et les jours qui suivent, des conseils se créent à Mulhouse, dans plusieurs villes de moindre importance (Colmar, Haguenau, Sélestat, Thionville, etc.) et dans quelques centres industriels (Guebwiller, Bischwiller, Forbach, etc.). Les ouvriers commencent alors à se mêler aux soldats. Les conseils établissent des cahiers de revendications et occupent les bâtiments officiels.

Une fois installés, les principales tâches qui s’offrent à eux sont l’organisation du ravitaillement et le maintien de l’ordre nécessité par les pillages qui se multiplient dans les casernes et les magasins de vivres. Des appels sont lancés aux communes rurales pour qu’elles poursuivent leurs livraisons et des patrouilles organisées pour éviter les débordements trop graves en ville. Il leur faut gérer aussi le retrait des troupes vers l’Allemagne ainsi que la démobilisation, surtout dans les grandes agglomérations où affluent les militaires « vagabondant sans feu ni lieu » (p. 96). Les débats autour de la couleur du drapeau sont également très vifs : rouge ou tricolore ? Le rouge est finalement choisi, « comme plus petit dénominateur commun » (p. 85). Mais derrière ce ralliement, les positions sont divergentes entre les partisans de la révolution socialiste, les ralliés d’occasion, ceux qui préféreraient de loin l’arrivée rapide des troupes françaises et les nationalistes allemands (présents y compris dans certains secteurs de la social-démocratie) qui pour le moment cherchent surtout à éviter cette option. Comme le souligne pertinemment l’auteur, la résolution de tous ces problèmes est un véritable casse-tête dans une société minée par le conflit et divisée sur la route à suivre.

Les conseils rencontrent par ailleurs la concurrence d’autres organes qui prétendent eux aussi à l’exercice du pouvoir : parmi eux l’ex-Landtag, sorte de parlement régional qui se transforme d’emblée en Conseil national, reconnu immédiatement par Berlin qui voit en lui un contrepoids utile face aux velléités révolutionnaires ; mais cette instance ne parvient pas à s’imposer et doit se résoudre à travailler avec les conseils. Les municipalités ont également des rapports complexes avec les conseils : certaines leur laissent la place, d’autres entament une collaboration, d’autres enfin traînent les pieds ou forment des gardes civiques qui tout en faisant mine de collaborer avec les conseils leur font en réalité contrepoids. La complexité de la situation semble donc limiter la capacité des conseils à imposer leur autorité. Jean-Claude Richez le suggère sans détour, mais, selon nous, il n’approfondit pas assez ce point crucial. Le lecteur peut donc rester sur sa faim dans ce cinquième chapitre, et c’est un regret.

Le malaise social, enfin, constitue un défi très difficile à relever. La jeunesse s’implique dans le mouvement, mais son « enthousiasme fait peur aux générations du “front” qui ne reconnaissent pas leurs enfants » (p. 131). Or, les conseils sont peuplés de soldats, ce qui constitue une sorte de paradoxe. Par ailleurs, le mécontentement des ouvriers, victimes de retards de salaires et inquiets face à la montée brutale du chômage, crée des impatiences auxquelles les conseils ne sont pas en capacité de répondre dans l’immédiat. Parmi les cheminots, victimes eux aussi des impayés, beaucoup sont Allemands de souche et craignent l’expulsion. Malgré les appels à la patience, ils menacent de se mettre en grève. Un accord est finalement trouvé dans la difficulté. Les pillages et les trafics en tous genres sont également légion. Les casernes sont littéralement vidées de leurs stocks. On voit des soldats vendre des fournitures à des prix dérisoires, des ruraux repartir au village avec des charrettes pleines d’effets militaires. Jean-Claude Richez décrit tout cela de manière très vivante et observe à juste titre (p. 140) que ces « pillages sont un phénomène de masse qui s’inscrit dans une logique de survie pour la population urbaine et les soldats » (dont beaucoup ne perçoivent plus leurs soldes depuis des mois). Les conseils, face à cette situation très dégradée, ont des moyens limités et leur emprise ne s’étend pas aux campagnes qui craignent les réquisitions et rechignent à assurer le ravitaillement urbain.

De ce fait, les partisans de l’appel à l’armée française, à savoir « une alliance entre la bourgeoisie urbaine et le courant francophile de la social-démocratie » (p. 147), incarné par le député et maire par intérim de Strasbourg Jacques Peirotes, prennent l’initiative. Dès le 11 novembre, a lieu une tentative de contact radio. Celle-ci ayant échoué, Peirotes envoie le docteur Freysz à Senones pour presser le QG du groupe d’armées d’intervenir. Il est intéressant de noter qu’Hindenburg et les militaires réactionnaires allemands vont dans le même sens : tout, sauf la révolution ! Cette sollicitude ne peut rester sans conséquences. Le retrait des troupes allemandes signifie en effet la dissolution automatique des conseils de soldats. Les conseils ouvriers qui restent en place ne peuvent faire qu’une courte résistance comme dans le bassin industriel lorrain, où le patronat demande l’intervention de la troupe. Fin novembre, les conseils sont en voie d’extinction.

Il faut dire que les troupes françaises sont plutôt bien accueillies par la masse de la population (avec toutefois des nuances selon le milieu social, l’âge et la religion), comme le montre avec force exemples Jean-Claude Richez qui en explique aussi les raisons dans plusieurs pages de qualité (p. 160-167). De ce fait, il devient difficile de s’opposer à une armée qui craint par-dessus tout ce qu’elle assimile à des soviets russophiles. Comme le titre le dernier chapitre, « la fête est finie ». Les nouvelles autorités se montrent vite arrogantes et peu soucieuses de répondre aux aspirations sociales ouvrières. « Un véritable régime d’exception est mis en place sous le contrôle des militaires » (p. 183). Pour le gouvernement français, il est hors de question également de favoriser une quelconque autonomie. Dès lors, davantage encore que dans le reste de la France, d’importants mouvements sociaux jalonnent la vie sociale des années 1919 et 1920. L’auteur y voit, et nous le rejoignons sur ce point précis, la poursuite sous d’autres formes de l’épisode des conseils. Il va même en conclusion jusqu’à qualifier la période de bienno rosso alsacien-lorrain. La formule peut sembler quelque peu emphatique, mais elle a le mérite de souligner combien, dans toute l’Europe, au sortir de la Première Guerre mondiale, la justice sociale et l’espérance de meilleurs lendemains furent à l’ordre du jour.

Au total, ce petit ouvrage réussit sans aucun doute son pari. Il mérite de figurer dans les bonnes bibliothèques et donne à réfléchir sur la nécessité d’aborder l’histoire de notre pays en tenant compte de sa diversité.

AUTEUR
Maurice Carrez
Professeur d’histoire contemporaine
Directeur de l’UMR 7367 DynamE, université de Strasbourg

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Maurice Carrez, « Jean-Claude Richez, Une révolution oubliée. Novembre 1918 : la révolution des conseils d’ouvriers et de soldats en Alsace-Lorraine, Paris, Syllepse, 2020, 254 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 septembre 2020, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Maurice Carrez.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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