Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Regarder la Méduse en face ?

Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Fictions de la Révolution 1789-1912, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 357 p.

Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), « Les ateliers de Clio. Écritures alternatives de l’histoire (1848-1871) », Autour de Vallès, n° 47, 2017, 414 p. 
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Thomas Bouchet
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire culturelle ; études littéraires, histoire des émotions ; histoire des représentations
Index géographique : Europe
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Le xixe siècle est pour Corinne Saminadayar-Perrin et pour Jean-Marie Roulin un terrain d’enquête familier qu’elle et lui parcourent avec passion et analysent avec rigueur et inventivité. Leur association, ancienne, s’est nouée à l’université de Saint-Étienne ; il s’y trouve toujours (Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités - IHRIM) tandis qu’elle exerce actuellement à Montpellier (équipe Représenter la réalité du romantisme au xxie siècle - RIRRA21). On ne compte plus leurs publications respectives. On se contentera ici d’en signaler une, récente, sur une thématique très liée à celles des deux ouvrages collectifs ici présentés : Les Romans de la Révolution 1790-1912 (Paris, Armand Colin, 2014) sous la direction conjointe de Jean-Marie Roulin et d’Aude Déruelle, avec deux contributions de Corinne Saminadayar-Perrin.

« Romans » en 2014, « fictions » et « écritures » en 2017 : ces termes méritent commentaire. Solidement arrimé par Corinne Saminadayar-Perrin et Jean-Marie Roulin au champ des études littéraires (elle et lui sont professeurs de littérature française du xixe siècle), le projet global éclaire diverses logiques de représentation de l’histoire française du xixe siècle mais aussi des aspects importants de cette histoire. Ils ont la volonté de comprendre à la fois quelles traces le devenir historique imprime sur la création littéraire et comment les œuvres peuvent éclairer les dynamiques de ce devenir. Tel était déjà en 2008 l’un des enjeux de Qu’est-ce qu’un événement littéraire au xixe siècle ? [3] Cette fois, l’accent est mis sur une catégorie particulière d’événement : la révolution et/ou l’insurrection comme moments de crise. Fictions de la révolution porte sur la Révolution française avec une attention particulière pour la Terreur ; c’est avant tout de Juin 1848 et de la Commune de mars-mai 1871 qu’il est question dans « Les Ateliers de Clio ».

Au xixe siècle, l’écriture de la révolution et/ou de l’insurrection s’impose ou affleure dans nombre de romans historiques ou de romans sentimentaux, de poésies et de pièces de théâtre, mais aussi dans les colonnes des journaux et en mille autres lieux où la fiction joue sa partition. La production éditoriale est très consistante, avec des pics tout à fait impressionnants : au cours de l’année 1862 par exemple paraissent à la fois La Sorcière de Michelet, Les Misérables de Hugo et Salammbô de Flaubert, trois chefs d’œuvre mobilisés à plusieurs reprises dans Fictions de la révolution et dans « Les Ateliers de Clio ». Cette année-là sortent aussi des presses les Petits poèmes en prose de Baudelaire mais aussi les derniers volumes de l’Histoire du Consulat et de l’Empire par Thiers et de l’Histoire de la Révolution française par Blanc, tandis que l’écriture journalistique est en phase de redéploiement après des années de contrôle impérial implacable.

Que faire avec la fiction pour penser ces moments de crise que sont les événements révolutionnaires et/ou insurrectionnels ? Comment se nourrit-elle de ce qu’elle représente ? Quels chemins permet-elle d’explorer ? Les hypothèses de Jean-Marie Roulin et de Corinne Saminadayar-Perrin sont clairement explicitées dans les introductions des deux volumes. Celle qui ouvre Fictions de la révolution – « La Révolution, machine à fiction » (p. 7-20) est synthétique et suggestive. Celle de « Les Ateliers de Clio » (p. 5-21), construite en quatre temps (« L’histoire en miettes », « Clio sorcière », « Dispositifs alternatifs », « Une histoire absentée »), trace les contours d’« un vaste champ d’expérimentations, aussi bien historiographiques que littéraires et/ou journalistiques » (Corinne Saminadayar-Perrin, p. 6). Pour représenter des événements qui défient si souvent la représentation, celles et ceux qui pratiquent au xixe siècle l’écriture fictionnelle peuvent procéder de diverses manières : ils proposent des biais et détours, remodèlent tout ou partie de l’événement par simplification ou complexification, introduisent la modalité du doute, se livrent à la parodie ou au burlesque, égrènent une « émeute de détails » (« L’Atelier », p. 9). Au sein de sommaires très fournis, très stimulants et plus homogènes que dans la plupart des ouvrages de ce genre, quelques contributions permettent de comprendre très concrètement de quelle manière ces dispositifs sont agencés.

Avec « Amour et révolution : les intrigues sentimentales dans quelques romans de la Révolution » (Fictions de la Révolution, p. 77-92), Paule Petitier pose la question de la représentation des passions amoureuses et des passions révolutionnaires. S’appuyant sur un corpus d’œuvres où Michelet tient sa place – Paule Petitier a renouvelé les analyses sur Michelet  [4] – elle montre divers types de liens entre Révolution et amour. Pour comprendre « ce que la Révolution fait à l’amour, et inversement » (p. 92), elle travaille sur les catégories de l’idylle comme refuge, de l’héroïsme, de l’enthousiasme. Elle étudie l’amour-éducation ou l’amour-protestation et parvient à saisir le sens politique que revêtent nombre d’intrigues sentimentales sur fond de révolution.

Xavier Bourdenet étudie pour sa part Les Chouans de Balzac (Fictions, p. 93-109) :

[Ce] roman mine sourdement le présupposé figuratif jusqu’à l’invalider. D’abord en traitant le référent révolutionnaire (personnages historiques et images-types de l’imaginaire révolutionnaire) sur le mode de l’effacement voire de l’ellipse, au mieux de la surimpression. Ensuite en constituant ses personnages fictifs, et singulièrement son héroïne, en foyer énigmatique jamais résorbé. Enfin, en jouant de dispositifs optiques qui loin de donner à voir, fragilisent la vision et déréalisent paysage et personnages. Pour filer la métaphore picturale, on dira que « la Révolution est un point de fuite ».

Les pages qu’il consacre à « La compagnie des spectres » (p. 107-109) fournissent une belle illustration de son propos.

Caroline Julliot examine dans « Histoire anecdotique, histoire politique ? Husson dit Champfleury, écrivain engagé » une passionnante dynamique d’écriture (« Les Ateliers de Clio », p. 101-126). Champfleury exploite sous le Second Empire la veine de l’érudition, ce qui ne signifie pas pour autant un repli loin du politique. Ainsi peut-on lire dans son Histoire des faïences patriotiques (1867) : « Le moment n’est-il pas venu, après tant d’accumulation de tableaux de batailles, de recueillir les objets recueillis par et pour le peuple, qui formeraient une suite naturelle et logique au Musée des souverains : le musée de 1789 ? » (p. 116)

Le processus d’écriture des révolutions et des insurrections ne s’est pas achevé avec la fin du xixe siècle. C’est pourquoi, en toute logique, des œuvres contemporaines sont également prises en compte dans la réflexion : Les Onze par Pierre Michon (2009), Tu montreras ma tête au peuple par François-Henri Désérable (2013).

« L’histoire dit mieux l’HISTOIRE que l’Histoire », écrivait en 1980 Pierre Barbéris, l’immense spécialiste de Balzac, dans Le Prince et le marchand ; en 1995 Régine Robin s’appuyait sur les analyses de Barbéris pour décrire la crise que la discipline historique traversait selon elle : « L’histoire est discipline d’ordre. Elle canalise l’excès, l’étrange, le non symbolisable. Elle ne peut regarder la Méduse en face et fait comme si elle n’existait pas. » En revanche, soutenait Régine Robin, « La littérature […] marche à l’effraction, à la transgression » [5]. Les deux livres dirigés par Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin montrent qu’il serait peu concluant de proposer aujourd’hui une ligne de partage de ce genre. L’écriture de la Révolution française par les historiens s’est métissée, elle s’est frottée à des problématiques nouvelles, elle a connu des évolutions dont témoignent de nombreux travaux, mobilisés pour certains dans Fictions de la Révolution et « Les Ateliers de Clio » : dans le genre biographique, Le Bain de l’histoire. Charlotte Corday et l’attentat contre Marat (1793-2009) de Guillaume Mazeau (2009) ou encore Robespierre. La Fabrication d’un monstre de Jean-Clément Martin (2016) en sont de bons exemples. Au-delà du champ révolutions/insurrections, la parution en 2016 du volume 2 de l’Histoire des émotions (« Des Lumières à la fin du xixe siècle », sous la direction d’Alain Corbin) a ouvert sur quantité de pistes ; or l’histoire des émotions est bel et bien une « dimension fondamentale dans les fictions de la Révolution » (Fictions de la Révolution, introduction, p. 20) et elle nourrit en profondeur, par exemple, la contribution de Cécile Robelin à « Les Ateliers de Clio » (« Pour une histoire des émotions au printemps 1871 », p. 317-333).

Mieux vaut donc sans doute ne pas mettre en concurrence diverses manières de ressentir, de comprendre et d’écrire l’événement politico-social et ses suites, diverses manières de s’intéresser aux faisceaux de représentations dans lesquelles il s’inscrit simultanément ou au fil du temps. Deux importantes revues actuelles, Écrire l’histoire et Le Magasin du xixe siècle, le prouvent, en faisant dialoguer les disciplines. À un siècle de distance et malgré de profondes différences dans la démarche et les objectifs, Jules Michelet et Maurice Agulhon ont repéré à propos des représentations du pouvoir sous la Deuxième République des phénomènes de distorsion qu’ils présentent dans des perspectives conciliables. Dans l’introduction de Fictions de la Révolution (p. 15) sont retranscrits ces mots de Michelet à propos de représentations de Ledru-Rollin et Lamartine : « Dès la fin de 1849 le gouvernement provisoire a passé à l’état de légende dans certaines parties de la Bretagne. Ledru-Roland est un guerrier d’une force extraordinaire ; il est invulnérable, le redresseur de torts, le défenseur des faibles. La Martyn est une puissante fée, comme la Mélusine ; en elle réside un charme invincible. Telle, la légende du Finistère. – Dans l’Ille-et-Vilaine, Ledru-Roland a été l’amant de la Martyn ; il l’a épousée. » Dans 1848 ou l’apprentissage de la République, Maurice Agulhon s’intéresse aux « ragots les plus cocassement déformés » qui circulent dans la population : « On prétend qu’au fond de l’Auvergne des paysans avaient cru qu’à Paris régnait une sorte de dictateur lubrique, “le dru Rollin”, qui avait deux maîtresses, “la Martine” et “la Marie”. Toutefois ce trait vraiment trop beau n’est peut-être qu’une contre-facétie de journaliste car, à cette époque, le goût du calembour, tenu aujourd’hui pour vulgaire, était une véritable mode même chez les esprits distingués » (p. 131).

Fictions de la Révolution et « Les Ateliers de Clio » sont deux lieux stimulants pour la réflexion et la mise en relation des regards. Ils sont complémentaires mais pas interchangeables. Le premier est un ouvrage qui arpente un immense territoire thématique et chronologique, au risque parfois d’un léger flou sur l’inscription des œuvres dans leur temps [6]. Le second est un numéro de revue qui propose une approche plus resserrée. De fait, « Les Ateliers de Clio », quarantième-septième numéro de la très remarquable revue de lectures et d’études vallésiennes titrée Autour de Vallès, rassemble des études particulièrement fouillées sur des « Écritures alternatives » de Juin 1848 ou de la Commune. Il encourage à se pencher sur d’autres moments de crise de l’histoire du xixe siècle français. Le coup d’État du Deux-décembre 1851, par exemple, déjà observé à plusieurs reprises [7], mérite une enquête plus approfondie. « La « “littérarisation” de la vie politique révolutionnaire est vigoureusement problématisée, voire mise en question, après les traumatismes successifs de Juin 1848 puis du coup d’État » (Fictions de la Révolution, p. 13) ; et, en lien cette fois avec l’œuvre de Jules Vallès telle que l’analyse Corinne Saminadayar-Perrin : « Aux yeux de Vallès, la génération que le coup d’État surprit à vingt ans entretient un rapport traumatique avec l’histoire contemporaine » (« Les Ateliers de Clio », p. 268-269).

Fictions de la Révolution et « Les Ateliers de Clio » sont deux sommes qui fournissent à celles et ceux que le xixe siècle ne laisse pas indifférents des hypothèses de travail fécondes, des lignes directrices solides et de précieuses études de cas. Il faudra s’y référer pour envisager avec optimisme la stimulante perspective d’« une historiographie fictionnelle de la Révolution » (Fictions de la Révolution, p. 321).

AUTEUR
Thomas Bouchet
Professeur associé
Université de Lausanne, Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique

ANNEXES

NOTES
[3] Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Qu’est-ce qu’un événement littéraire au xixe siècle ?, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2008, avec une contribution de Jean-Marie Roulin.
[4] Paule Petitier, Jules Michelet. L’homme histoire, Paris, Grasset, 2006.
[5] Régine Robin, « L’histoire saisie, dessaisie par la littérature ? », EspacesTemps, nos 59-61, 1995, p. 57.
[6] Cette question n’est pourtant pas éludée en introduction : la fiction se déploie dans un « dialogue permanent entre les reconfigurations en mouvement d’un passé historique, non clos et agissant sur le présent, et l’actualité politique » (p. 18).
[7] Voir Olivier Le Trocquer, « Le Deux décembre ou le sacre de l’auteur. Usages politiques d’un lieu commun de l’écriture de l’histoire », Revue d’histoire du xixe siècle, n° 22, 2001, p. 97-119 ; Thomas Bouchet, « Obscurité, mutisme, violence. Écrire le 2 Décembre », dans Danielle Londei et al. (dir.), Dire l’événement. Langage, mémoire, société, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 151-160.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Thomas Bouchet, « Regarder la Méduse en face ? Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), Fictions de la Révolution 1789-1912, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 357 p. – Jean-Marie Roulin et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), « Les ateliers de Clio. Écritures alternatives de l’histoire (1848-1871) », Autour de Vallès, n° 47, 2017, 414 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 septembre 2018, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Thomas Bouchet.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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