Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Marion Demossier, Burgundy. A global anthropology of place and taste, New York/Oxford, Berghahn, 2018, 258 p. [1]
Bernard Moizo
Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
MOTS-CLÉS
Mots-clés : vin ; vignoble ; ethnologie
Index géographique : France ; Bourgogne
Index historique : xxe-xxie siècles 
SOMMAIRE

TEXTE

Cet ouvrage est le résultat d’un long processus d’écriture basée sur une ethnographie fine sur la longue durée. Le titre, un peu général, dans lequel on peut y voir un hommage au géographe Jean-Robert Pitte (2004), est fort judicieusement complété d’un sous-titre qui le replace dans l’approche souhaitée par Marion Demossier : celle du goût et des lieux. Au fil des chapitres, ce livre nous fait voyager de la Bourgogne à la Nouvelle-Zélande, évoque la parcelle et la planète, mêle cépage et mangas, et convoque viticulteur et négociants en vins. Ce voyage est aussi œnologique : des intrants chimiques aux vins naturels, des Grands Crus issus de micro-terroirs aux vins du Nouveau Monde, des processus de vinification aux séances de dégustation. L’auteure, femme orchestre du vin de Bourgogne est, selon les situations, ethnographe, historienne, géographe, experte UNESCO ou confidente de viticulteurs. Jamais elle n’abandonne ses racines disciplinaires, ni n’occulte la difficulté de « faire du terrain chez soi ». Situation qu’elle questionne dans une démarche réflexive : celle d’une « ethnologue » prise entre une dynamique multi-scalaire mondialisée et des stratégies locales.

Marion Demossier revendique cette approche et justifie son choix de la Bourgogne : un espace où se combinent tensions locales entre groupes sociaux, discours formulés dans et hors de la filière viticole et une internationalisation croissante du marché du vin, incitant à affirmer une spécificité afin d’être « le meilleur (vin) du monde ». L’auteure nous conduits au sein de la Confrérie des chevaliers du tastevin, puis nous convie au festival du pinot noir d’Otago avec un détour via l’inscription des Climats de Bourgogne au patrimoine mondial de l’UNESCO, mais jamais elle ne s’éloigne de ses objectifs initiaux : démystifier la notion de terroir, décrire les conflits internes aux viticulteurs, parfois même aux familles.

Elle et ses principaux informateurs ont cheminé de conserve pendant plus de vingt ans, beaucoup sont devenus des proches, des confidents, et le demeurent mais elle préserve cette distance de l’anthropologue. Car comme cela se fait dans des terrains plus « exotiques », elle questionne le discours, les pratiques, les identités, en insistant sur une certaine « réinvention » de la tradition et du local face à une mondialisation omniprésente (Amselle, 2008).

Au fil des pages, les appellations Hospice de Beaune, Romanée Conti, Corton, Puligny-Montrachet, et bien d’autres, évoquent pour tout amateur de vin le magique et l’inaccessible, mais Marion Demossier nous les rend accessibles et familiers, sans minimiser le caractère mythique de certaines séances de dégustation. Tout en regrettant que les travaux ethnologiques dédiés aux vins ne jouissent pas d’une plus grande reconnaissance scientifique, l’auteure note qu’ils se développent tout comme l’œnotourisme, encore embryonnaire en Bourgogne mais promis à un bel avenir, en particulier dans le cadre de circuits dédiés (vins bio et naturels).

Je partage l’approche de Marion Demossier sur la mondialisation dans sa dimension « dynamique » et par la diversité des changements qu’elle impulse au niveau local ; sur l’objet « terroir » fruit d’une construction discursive de plus en plus distanciée de savoirs dits « ancestraux » ; ou encore quand elle évoque le patrimoine culinaire, construction identitaire face aux brassages culturels et à la mondialisation (Pitte, 2001).

Dans le chapitre 1, elle aborde les notions clefs des lieux et du terroir bourguignons, en présentant la géographie de la Bourgogne, son patchwork sols/vignobles et les appellations d’origine, puis associe les trois éléments dans la construction historique et sociale du terroir. Marion Demossier privilégie une approche multiscalaire de la filière viticole pour illustrer l’émergence et la consolidation des divers groupes sociaux qui la composent. Ce chapitre s’appuie aussi sur la notion de propriété du « lieu » et sa transmission familiale à divers niveaux : savoir-faire, héritage culturel, patrimonial, afin d’aborder sa construction sociale comme un double produit de l’imaginaire et des activités humaines.

Le chapitre suivant est plus ethnographique, l’auteure nous met en relation directe avec le terrain et le viticulteur. Elle y retrace le long débat controversé sur le terroir, entre qualité du sol, richesse naturelle ou spécificité culturelle. Puis elle aborde la notion de qualité : dans le travail des viticulteurs et leurs tentatives de contrôler la nature et la difficulté de produire l’excellence dans un contexte de changements climatiques. Elle insiste sur le fait que seule une minorité a atteint la réussite économique. On comprend mieux, grâce à des études de cas et des histoires de vie, comment chaque producteur innove dans ses parcelles. Ce chapitre aborde enfin le débat actuel sur le potentiel de certains viticulteurs à produire mieux et d’une manière plus durable, vins produits en biodynamie et vins naturels (Pineau, 2019).

Une des caractéristiques du vignoble bourguignon, la relation entre le goût et le lieu, est abordé dans le chapitre 3. Marion Demossier souligne que l’histoire de la Bourgogne a toujours été associée à celle des courtiers-gourmets (Jacquet et Laferté, 2006), acteurs majeurs de l’industrie du vin et influenceurs des normes de qualité. Ils se sont imposés comme les intermédiaires économiques incontournables de la filière mais aussi les garants de la qualité, du goût et de l’authenticité des vins. Elle traite aussi de la construction historique, sociale et politique du goût par les experts en vin. Puis, montre comment le système des AOC est à l’origine d’une image mythique d’un « terroir immuable », garant d’un vin identique ; une vision persistante qui domine dans la viticulture française mais qui est à présent erronée. Marion Demossier conclut par le rôle de la littérature viticole spécialisée et des experts dans la construction des goûts internationaux.

Le chapitre 4 aborde la dimension historique du rôle de la culture régionale du vin dans la construction de la Bourgogne comme « berceau historique » du vin de qualité. L’auteure présente plusieurs exemples pour illustrer l’importance historique de la Bourgogne dans la viticulture mondiale. Elle nous invite à rejoindre une élite internationale de riches initiés souvent occidentaux en évoquant des noms de cuvées mythiques. L’industrie mondiale du vin est, selon son analyse, marquée par celle des grands crus qui agit comme un marqueur culturel. Elle aborde ensuite la façon dont les guides et publications spécialisées, en accordant une place prépondérante aux grands crus, ont construit l’imaginaire littéraire du vin de Bourgogne, basé sur la qualité et l’excellence qui, selon elle, relève d’une construction des imaginaires du goût.

Dans le chapitre 5, Marion Demossier traite des modes de production respectueux de l’environnement qui, à présent, symbolisent la qualité et s’opposent aux interventions technico-phytosanitaires qui ont dominé la production pendant longtemps. Elle retrace l’émergence du discours sur la « nature » afin d’aborder les relations de pouvoir et d’enjeux au niveau local et international et montre comment le discours sur le « naturel » répond à de nouveaux marchés et des consommateurs à la recherche d’authenticité. Elle aborde le débat sur l’hégémonie du terroir, outil de gouvernance locale qui offre aux acteurs locaux une alternative à la mondialisation.

Le chapitre suivant est consacré à l’histoire du terroir, réinterprété par les producteurs et les consommateurs, au prisme du marketing international. Marion Demossier ose un rapprochement audacieux (manga japonais et producteurs néo-zélandais de pinot noir), pour illustrer et analyser les interprétations et imaginaires associés au « goût du lieu » et au « terroir » en s’appuyant sur l’histoire des grands crus.

Le chapitre 7 nous emmène en Nouvelle-Zélande, terroir de Bourgogne déplacé aux antipodes, où l’auteure aborde les relations entre le modèle original et ces nouvelles régions productrices de pinot noir. Marion Demossier décrit ces deux régions, différences et similitudes servant à illustrer la dimension capitaliste de l’industrie mondiale du vin. Elle traite ensuite de la commercialisation des vins dans le monde qui a créé les conditions pour encourager la différenciation et la « distinction ». Elle place le marketing, mais surtout le « goût » en tant qu’expérience sociale, au cœur du processus de différenciation des vins selon les réseaux de commercialisation.

Le chapitre 8 nous expose le contexte actuel en Bourgogne, combinant traditions culturelles et préoccupations écologiques, et la manière dont le vin et les acteurs de la filière revendiquent le droit à une reconnaissance mondiale via la notion de patrimoine. En Bourgogne, comme dans les autres sites figurant sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, débats et controverses sont légion. L’auteure met judicieusement en avant le rôle joué par les élites tout au long du processus de la candidature. Ce chapitre est conclu par un rappel de la tension constante entre nature et culture ainsi que du débat, toujours clivant, sur la notion de terroir dans sa dimension écologique et environnementale.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Marion Demossier revient sur l’objet principal de son approche global du lieu et du goût : « les qualités chimériques du concept de terroir confèrent aux vins de Bourgogne, en particulier, un sentiment d’appartenance à un terroir, un sentiment d’excellence mythologique » (p. 21). Elle nous invite à une réflexion analytique d’envergure sur les savoir-faire, pratiques, discours et mythes, constituant et recomposant la communauté viticole bourguignonne, actuelle et passée. L’auteure nous présente le patrimoine bourguignon comme un des éléments d’un discours identitaire spécifique localisé à contre-courant de la mondialisation. La « réappropriation » locale de la notion de patrimoine mondial, à la suite de l’inscription des « climats de Bourgogne » par l’UNESCO, ajoute une dimension politique et culturelle à la dynamique identifiée par Marion Demossier, qui rappelle d’autres débats sur les savoirs locaux (Verdeaux et al., 2019). En s’appuyant sur un triptyque solide, pas figé mais dynamique – terroir, cépage, famille – et la production d’un discours historico-culturel de la tradition, en réponse à la mondialisation, Marion Demossier nous invite à découvrir ou redécouvrir la Bourgogne et ses vins, mais aussi les hommes, les savoir-faire et les terroirs, avec le regard de l’ethnologue.


Bibliogaphie

Amselle Jean-Loup, « Retour sur “l’invention de la tradition” », L’Homme, nos 185-186, 2008, p. 187-194, disponible sur https://doi.org/10.4000/lhomme.24146.

Jacquet Olivier et Laferté Gilles, « Le contrôle républicain du marché : vignerons et négociants sous la Troisième République », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 61, n° 5, 2006, p. 1147-1170, disponible sur https://www.cairn.info/revue-annales-2006-5-page-1147.htm.

Pineau Christelle, La corne de vache et le microscope. Le vin « nature », entre sciences, croyances et radicalités, Paris, La Découverte, 2009.

Pitte Jean-Robert (2001), « La géographie du goût, entre mondialisation et enracinement local », Annales de géographie, n° 621, 2001, p. 487-508, disponible sur https://doi.org/10.3406/geo.2001.1717.

Pitte Jean-Robert, Bourgogne, Paris, Fayard, 2004.

Verdeaux François., Hall Ingrid et Moizo Bernard (dir.), Savoirs locaux en situation. Retour sur une notion plurielle et dynamique, Versailles, Quae/IRD, 2019, disponible sur https://books.openedition.org/quae/26238.

AUTEUR
Bernard Moizo
Directeur de recherche émérite
UMR SENS (IRD, CIRAD, UPVM)

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Bernard Moizo, « Marion Demossier, Burgundy. A global anthropology of place and taste, New York/Oxford, Berghahn, 2018, 258 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 6 décembre 2021, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Bernard Moizo
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins