Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Ivan Jablonka, Goldman, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2023, 400 p. [1]
Aurélie Barjonet
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire culturelle ; chanson
Index géographique : France
Index historique : xxe-xxie siècles
SOMMAIRE

TEXTE

Ivan Jablonka se définit comme un historien, un écrivain et un chercheur en sciences sociales. Après avoir consacré une enquête à ses grands-parents, assassinés par les nazis, un ouvrage à Laëtitia Perrais et écrit des textes plus autobiographiques et/ou autour des nouvelles masculinités, il semble ici se pencher sur un tout autre sujet puisque Jean-Jacques Goldman est un chanteur et qu’il est très connu. Mais, au fond, avec cet ouvrage, Ivan Jablonka continue de se pencher ce qui semble le passionner : la personne ordinaire, dont il est si difficile de faire l’histoire parce qu’elle est anonymisée au sein de six millions de victimes de la Shoah (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, 2012) ou invisibilisée par l’atrocité de son meurtre (Laëtitia ou La Fin des hommes, 2016). En revanche, cette fois, il ne s’agit pas de réinscrire un parcours connu, dans ses grandes lignes, dans les méandres d’une vie ordinaire mais de se pencher sur une personnalité dont la vie est notoirement modeste. Ici, il s’agit d’expliquer l’immense succès d’un « garçon comme vous et moi », né en 1951.

L’essai fait revivre les années 1980 soit musicalement la période entre les yéyés et le rap. I. Jablonka prend en compte les textes des chansons interprétées ou composées par J.-J. Goldman ainsi que sa personnalité, son histoire familiale et son immense réception dans la presse de l’époque. Tout un univers goldmanien se trouve de cette manière révélé, associant des thèmes juifs (l’exil, l’intégration par le travail), des convictions politiques (la social-démocratie) et une nouvelle masculinité (vulnérable et peu sexualisée). Ce dernier trait apparaît particulièrement dans les sondages que Jablonka a mené auprès de 25 personnes qui se sentent fans de Jean-Jacques Goldman. Ils révèlent aussi une honte des classes populaires : « on cache son goldmanisme comme une maladie honteuse » (p. 189), surtout quand on arrive à Paris. Ces sondages – ainsi que l’attention portée à la question du succès et du mépris culturel, à l’habitus, en l’occurrence celui de « l’artisan-commerçant des années 1930-1950 » que Goldman a incarné (p. 86), les comparaisons effectuées entre Goldman et d’autres chanteurs de son époque – donnent à cet essai les qualités d’une socio-histoire. Cet angle s’imposait d’autant plus que Goldman « porte un regard sociologique sur le monde » (p. 64).

Fils d’Alter Moïshé, dit Albert, né en Pologne en 1909, et de Ruth, née à Munich en 1922, Goldman – on le sait – est le demi-frère du militant d’extrême gauche Pierre Goldman (1944-1979). L’historien montre tout ce qui sépare les deux hommes en matière de sensibilité juive et républicaine, mais aussi comment la tendance révoltée façon Pierre et la tendance intégrée façon Jean-Jacques cohabitent au sein d’une même généalogie familiale. Jablonka ne consacre pas de chapitre à Pierre, mais en parle dans la mesure où son parcours permet de comprendre celui du chanteur (en revanche, il consacre tout un chapitre au féminicide de Sirima Wiratunga en 1989, co-interprète de « Là-bas »).

La famille Goldman, installée depuis 1957 à Montrouge, porte deux mémoires juives, l’une marquée par la résistance (le père, communiste et libérateur de Villeurbanne en 1944 avec les FTP-MOI), l’autre par la déportation (sa mère avait 11 ans en 1933, sa famille a été décimée par la Shoah et elle a été cachée dans un village pendant l’Occupation). Le père est un modèle pour Jean Jacques et c’est en feuilletant un album de famille de la mère que le fils a imaginé sa Sarah, celle de la chanson « Comme toi » en 1983. Comme l’écrit Jablonka : « Il a fallu beaucoup de courage à Goldman pour aborder ce sujet en pleine vague OK !, alors que sa carrière décollait à peine. » (p. 119)

Avant de devenir, et de rester, la « personnalité préférée des Français », Jean-Jacques Goldman a connu beaucoup d’échecs et, jusqu’à l’âge de 30 ans, il vend des chaussures dans le magasin de sport familial. Jablonka revient dans le détail sur ces années difficiles, mais aussi heureuses, puisque le chanteur a épousé sa voisine et vu naître ses deux premiers enfants. Goldman multiplie d’abord les expériences musicales, d’abord en groupe, avant d’avoir envie d’y arriver seul ; puis, de retourner au groupe, à la fin de sa carrière, d’abord avec Carol Fredericks et Michael Jones puis avec les Enfoirés. Jablonka montre aussi comment Goldman a dû se faire une place à côté d’univers proches comme ceux de Daniel Balavoine et plus encore de Michel Berger.

Jablonka détaille toutes les raisons du succès de Goldman, des plus structurelles, comme le développement des radios libres, aux plus personnelles, comme cette empathie qui lui permet de parler à tous et de tant écrire pour les autres. Il montre sa présence dans de nombreux lieux : « On écoute du Goldman dans sa chambre, à l’école, en colo, à l’office, dans les meetings, aux enterrements. » (p. 215) L’on découvre aussi, dans ce livre, la violence des attaques qu’il a subies – notamment antisémites (quand Libération ironie en 1991 sur son nom et sa richesse, p. 22) – et le mépris qu’il a suscité et suscite encore. Jablonka ne masque pas son unique dérapage (p. 197) ni les nombreux paradoxes de cette carrière, comme le fait que « Goldman, le fils de communistes hostiles à la production de masse et à la société de consommation, triomphe grâce à la puissance de frappe du capitalisme » (p. 132).

Discret, Goldman est aussi brossé en homme cultivé qui pose ses conditions et refuse de devenir une « marchandise ». À lire Jablonka, la « modestie » du chanteur est plus qu’un trait de caractère, c’est un mode de vie qui l’a toujours tenu éloigné de la société du spectacle. Goldman rejette la mode, la notoriété, les excès, paie sans discuter ses impôts en France, même expatrié, et n’exhibe pas sa richesse. Il croit au mérite qui permet de s’en sortir seul. Cette modestie infuse aussi ses textes : « Il fera des tubes sur l’exil, la Shoah et les minorités, tout en rappelant son appartenance au peuple des petits. » (p. 86) Au-delà des gens et des plaisirs simples, « [d]ès le début, Goldman se dit “démodé” alors qu’il est novateur [...]. Il y a là un trait typiquement goldmanien, qui consiste à endosser le stigmate [...]. » (p. 110)

Jablonka excelle à analyser les textes de Goldman (le rejet des acquis, l’attirance pour le départ, la route…), mais aussi à décoder ses choix, comme les chanteurs dont il s’entoure pour la « chanson des Restos » (p. 157-161). Politiquement, lui qui connait le succès l’année de l’élection de François Mitterrand déteste cet homme, son passé ainsi que sa manière de faire de la politique, et se sent plus proche d’un Michel Rocard.

Parmi les raisons invoquées de son retrait de la sphère publique en 2016, je retiens surtout ces lignes : « Et l’on comprend que Jean Jacques n’ait pas apprécié ce qui arrivait à Goldman : une adéquation presque parfaite entre la demande d’un marché, l’efficacité de médias, les mutations de la social-démocratie, les attentes d’une génération et la construction d’une identité musicale nationale » (p. 177) ; même si Jablonka est convaincant quand il explique la « retraite » de Goldman par le fait qu’il ne se sente plus en phase avec son époque.

De nombreux graphiques viennent clarifier les influences musicales du chanteur, les genres musicaux auxquels le rattacher, ses grands thèmes, son « cycle de l’exil », sa place dans le champ musical français des années 1980, la presse de l’époque, etc. Ces données nous aident notamment à comprendre la singularité de Goldman et son évolution vers le rôle de mentor.

Ici, Ivan Jablonka se fait plus discret que dans d’autres livres, d’autant qu’il évoquait déjà son attachement à Goldman dans Un garçon comme vous et moi (Le Seuil, 2021). Il est toutefois bien présent par les angles privilégiés, les figures qu’il oppose ou compare à Goldman, lui qui se sent moins fan que proche sur un plan « familia[l], politique et même psychologique » du chanteur (p. 17). Ivan Jablonka n’a pas rencontré Jean Jacques Goldman, et n’a pas eu accès à ses archives, en revanche, il a réussi, comme il le souhaitait, à la fois à « retracer la trajectoire d’un être d’histoire » (p. 17) et à « écrire un livre heureux [...] qui donne envie de danser » (p. 331).

Cet ouvrage a fait la couverture de nombreux titres de presse, suscitant à la fois le succès et l’incompréhension : il ne s’agit pas d’une biographie de Goldman, écrite sans son autorisation, mais d’un ouvrage scientifique, d’historien, qui ne se prétend pas un spécialiste de la musique et creuse un certain nombre de questions propres à l’auteur de l’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus.

AUTEUR
Aurélie Barjonet
Maîtresse de conférences HDR
Université de Versailles Paris-Saclay
Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines

ANNEXES

NOTES

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Aurélie Barjonet, « Ivan Jablonka, Goldman, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2023, 400 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 5 octobre 2023, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Aurélie Barjonet
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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