Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||
Geoffroy Huard, Les gays sous le franquisme. Discours, subcultures et revendications à Barcelone, 1939-1977, Villeurbanne, Éditions Orbis Tertius, 2016, 316 p. [1] | ||||
Sophie Baby | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||
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SOMMAIRE |
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L’ouvrage de Geoffroy Huard [2], Les gays sous le franquisme, publié en 2016, reprend, en français, une partie des conclusions d’un premier livre paru en espagnol en 2014, Los antisociales. Historia de la homosexualidad en Barcelona y París, 1945-1975 , Madrid, Marcial Pons Historia, lui-même issu de la thèse de doctorat de l’auteur. Ici, seule la partie de sa recherche concernant Barcelone est reprise, même si des comparaisons avec le cas parisien émaillent, timidement mais toujours avec une grande pertinence, certaines conclusions. L’édition rend ainsi accessible au public français les résultats d’une recherche passionnante d’histoire sociale du franquisme qui s’inscrit au cœur des renouvellements historiographiques les plus actuels. L’ouvrage vise à aller à l’encontre des idées reçues qui présentent une vision binaire et manichéenne du monde homosexuel dans l’Espagne du second xxe siècle, un monde qui aurait été systématiquement réprimé, voire persécuté et réduit à l’invisibilité sous le franquisme avant d’être libéré et de s’épanouir à la faveur de la transition vers la démocratie, après la mort du dictateur en novembre 1975. Pour ce faire, l’auteur mène un véritable travail d’histoire sociale et culturelle fondé sur des archives inédites, les archives judiciaires de Barcelone. Autant les dossiers issus des archives judiciaires et policières sont fréquemment utilisés pour l’histoire du xixe siècle, en France par exemple, avec des résultats d’une grande fécondité pour retracer l’histoire des marginaux qui échappent à la grande histoire, autant ils le sont plus rarement pour l’histoire du second xxe siècle en raison des restrictions concernant l’accès aux archives. Cela est d’autant plus vrai en Espagne, où les archives du franquisme et de la transition sont dévoilées au compte-goutte tandis que leur consultation est trop souvent soumise au bon vouloir des archivistes. Preuve en est, c’est grâce à la bonne volonté de la directrice des archives de Barcelone que Geoffroy Huard a pu avoir accès à plus de 1 000 dossiers judiciaires d’individus poursuivis par les tribunaux pour des motifs en lien avec l’homosexualité. C’est pourquoi l’étude est centrée sur la Catalogne et les Baléares, heureux hasard de la recherche d’archives puisque Barcelone est aussi considérée comme la capitale gay du franquisme. Ces fonds sont d’une grande richesse. Ils permettent tout autant l’écriture d’une histoire par le bas, d’une histoire sociale du quotidien encore trop rare dans l’historiographie du franquisme, qu’une approche du fonctionnement réel des institutions répressives du régime, par-delà les mythes véhiculés depuis la transition qui insistent sur le caractère monolithique et excessivement brutal de l’appareil répressif du franquisme. C’est d’ailleurs à ces archives qu’est consacrée la quatrième partie du livre, qui représente en volume la moitié de l’ouvrage et restitue des extraits de cinq dossiers sélectionnés de 1960 à 1973. Ces pages, que l’on peut lire de façon pointilliste, font entrer le lecteur dans la chair de la réalité sociale et coercitive de la dictature et rappellent, s’il était besoin, l’intensité du « goût de l’archive » pour reprendre l’expression d’Arlette Farge. Après une première partie qui résume les normes morales et juridiques qui présidaient à l’appréhension de l’homosexualité, l’étude des dossiers eux-mêmes occupe une seconde partie qui constitue, à mon sens, le cœur battant du livre. D’une part, Geoffroy Huard démontre avec rigueur que la répression des homosexuels sous le franquisme – encadrée principalement par la loi contre « les vagabonds, les délinquants et les homosexuels » réformée en 1954 et par celle qui lui succède en 1970 sur « la dangerosité et la réhabilitation sociale » (abolie seulement en 1996 même si elle n’est plus appliquée aux homosexuels à partir de 1978) –, si elle était bien réelle, était loin d’être massive ni systématique – 523 individus ont été condamnés entre 1956 et 1977 en Catalogne. Certes, la morale national-catholique qui imprègne la société espagnole après la Guerre civile, est fondée sur la régénération morale de la société et la « fabrication d’une idéologie sexuelle dominante » (p. 17) où les politiques natalistes s’accompagnent de l’exaltation d’un nationalisme viril susceptible de redresser la patrie menacée par les errances d’une République coupable de la dégénérescence des mœurs. L’homosexualité y est perçue comme une déviance, un vice et un danger pour la communauté, comme d’ailleurs dans le reste de l’Europe. Pour autant, les dossiers judiciaires montrent que la répression effective des homosexuels n’est liée à leur condition homosexuelle que pour autant qu’elle constitue un facteur de « dangerosité » sociale supposée, estimée au regard des antécédents de chacun, de leur stabilité professionnelle et de leur moralité. Une dangerosité qui est donc associée à d’autres types de déviance que la déviance strictement sexuelle, à savoir le vagabondage, la délinquance et la prostitution. « Le seul fait d’être homosexuel ne fut pratiquement jamais condamné » (p. 60), affirme l’auteur. La répression visait des hommes des classes populaires qui se livraient à la prostitution, vivaient de rapines dans les milieux des bas-fonds de Barcelone ou abusaient des mineurs qui y évoluaient et que la morale catholique cherchait à protéger de la corruption et du vice. Les bourgeois nantis, s’ils étaient par malheur arrêtés dans le quartier chinois de la capitale catalane, étaient exemptés de poursuite grâce à la stabilité de leur situation socio-professionnelle ou à l’efficacité de leurs réseaux de connaissance. La justice du franquisme était donc une « justice de classe » (p. 61). D’autre part, en s’appuyant sur le travail pionnier de George Chauncey sur le monde gay à New York entre 1890 et 1940 [3], l’auteur montre que, loin de l’image d’Épinal d’un monde gay inexistant, réduit à l’isolement et à la clandestinité, « invisible », ce monde existait, tout du moins à Barcelone. Il possédait ses propres lieux de sociabilité (clubs, bars, cinémas, parcs, gares, urinoirs publics), sa géographie urbaine (quartier chinois, colline de Montjuïc, plages), ses pratiques. « Une intense vie homosexuelle put avoir lieu dans une ambiance tout à fait permissive, voire accueillante, comme c’était déjà le cas avant la Guerre civile, et de façon très « visible », conclut même presque joyeusement Geoffroy Huard (p. 63). De la description de ce quotidien des « invertis » sont issues les plus belles pages de l’ouvrage. Plus classique est la troisième partie, qui vise à démontrer l’existence précoce d’un mouvement de lutte pour l’égalité sexuelle en Espagne. L’auteur y explore de façon inédite la solidarité homophile qui a existé entre la France et l’Espagne au tout début des années 1970, par le biais du soutien de l’association Arcadie aux mouvements de lutte contre la loi très coercitive de 1970, à l’origine de la création du premier mouvement espagnol de libération homosexuelle, le MELH, qui a pu s’insérer ainsi dans le mouvement gay mondial avant même la mort du général Franco. On pourra reprocher à l’auteur, outre une rédaction rapide qui aurait mérité une relecture plus attentive, de céder parfois à des conclusions excessivement enthousiastes comme dans la dernière phrase du livre : « La capitale gay de l’État espagnol n’a donc pas attendu la Transition et la démocratie pour exister. Elle a toujours brillé de mille feux et n’a jamais cessé de le faire sous le régime franquiste, malgré la répression ». Que des homosexuels aient toujours existé et cherché à se rencontrer dans les bars, les cinémas ou les parcs d’attraction ne signifie pas pour autant qu’une « subculture » flamboyante ait irradié le monde gay de façon linéaire. À cet égard, une historicisation plus systématique aurait été la bienvenue pour distinguer un après-guerre dont on sait la dureté et la noirceur jusque dans les moindres recoins du quotidien, en particulier à Barcelone, et la fin d’un régime à l’agonie, perméable à la vague de libéralisation des mœurs qui touche le reste du monde occidental. De même une comparaison plus poussée avec l’époque républicaine aurait permis d’évaluer les bouleversements supposés par la Guerre civile, ne serait-ce que pour mieux en relativiser la portée. Pour autant bien sûr, ce livre reste un précieux outil pour tout lecteur qui cherche à dépasser les idées reçues sur le franquisme pour mieux saisir la réalité de la vie quotidienne et des pratiques homosexuelles sous l’une des plus longues dictatures européennes du xxe siècle. |
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AUTEUR Sophie Baby Maître de conférences Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366 |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
http://editionsorbistertius.fr/librairie/fr/collection-universitas/73-les-gays-sous-le-franquisme-9782367830537.html.
[3]
George Chauncey, Gay New York, Paris, Fayard, 2003 (édition originale en anglais, 1994).
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Sophie Baby, « Geoffroy Huard, Les gays sous le franquisme. Discours, subcultures et revendications à Barcelone, 1939-1977, Villeurbanne, Éditions Orbis Tertius, 2016, 316 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 janvier 2017, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Sophie Baby. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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