Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-UBE
Territoires contemporains


Varia
Maryvonne de Saint Pulgent, Les musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2025, 544 p., 35 euros
Guy Saez
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : musique et pouvoir, Maryvonne de Saint Pulgent, politique musicale
Index géographique : France
Index historique : xviie - xxie siècles
SOMMAIRE
I. Un modèle d’histoire culturelle
II. Musique et musiciens au service de l’État
III. Sociabilité traditionnelle et nouvelles causes

TEXTE

Quelques mois après avoir exploré la relation entre « foi et pouvoir » dans son ouvrage sur Notre-Dame [1], Maryvonne de Saint Pulgent (MSP) nous offre, dans la même collection « Bibliothèque illustrée des histoires » de Gallimard, un livre-somme sur les musiciens et le pouvoir en France. Si on peut conjecturer que le précédent avait un lien direct avec sa connaissance du patrimoine et la mission qu’elle a exercée pour la reconstruction de Notre-Dame, on comprend que ce nouvel ouvrage vient de plus loin, et qu’il résume bien son auteur. Mûri de longue date, ce livre marie trois inclinations constitutives de la personnalité intellectuelle de MSP. Le goût de la musique tout d’abord, à la fois pour sa pratique personnelle de musicienne et pour l’intérêt musicologique que revêtent pour elle les caractères, les parcours et les œuvres des musiciens. Cet intérêt se poursuivant sur le plan des débats esthétiques qui passionnent au-delà du monde musical. Enfin, ces dimensions, envisagées dans le temps long du gouvernement de la culture qui est restitué ici, permettent à la Conseillère d’État de déchiffrer les arcanes du pouvoir.

I. Un modèle d’histoire culturelle

C’est en s’inspirant d’une maxime empruntée à d’Alembert (citée p. 60) que la traversée des siècles que propose l’ouvrage trouve son unité : « Il y a dans toutes les nations, deux choses qu’on doit respecter, la religion et le gouvernement ; en France on y ajoute une troisième, la musique du pays. » Ainsi, les liens que l’histoire, la musique et la politique tissent entre elles sont déroulés en huit chapitres qui nous mènent de Lully à Boulez, avec une érudition dont témoigne l’exceptionnel appareil de notes et un plaisir de lecture renforcé par les abondantes illustrations.

L’histoire culturelle telle que la conçoit MSP consiste à confronter les aspects les plus matériels de la vie des musiciens à leurs choix et engagements esthétiques, à les voir s’inscrire dans des structures institutionnelles où se déploient des stratégies généralement conflictuelles. La musique possède cette faculté de susciter d’incessants conflits dont la trame est restituée avec précision et non sans ironie parfois. Les querelles — Ramistes et Lullistes, Bouffons, Gluckistes et Piccinites, etc. — renseignent sur les aversions psychologiques des artistes, leurs manigances institutionnelles, mais plus profondément sur le renversement des valeurs esthétiques et les changements de paradigme philosophique associés aux différents régimes politiques qui ont marqué l’histoire. À ce titre, la musique d’opéra et l’institution de l’Opéra sont des marqueurs que MSP suit avec précision. Si la confrontation générationnelle n’est pas pour rien dans la querelle récurrente des Anciens et des Modernes, si d’autre part la fibre nationaliste est présente dans les débats entre musique française et italienne, musique française et allemande, l’enjeu est le plus souvent d’emporter la faveur des puissants : faveur royale, révolutionnaire, impériale, républicaine.

II. Musique et musiciens au service de l’État

Une fois gagnée la faveur de Louis XIV, Lully se comporte en « dictateur musical » (p. 47). C’est heureusement le seul de notre histoire, écrit MSP ! La condition de musicien, son statut social et professionnel dépendent largement du pouvoir royal au xviie siècle et jusqu’au milieu du xviiie, quand un mécénat privé prend le relais de la cour. Mais loin d’en conclure que c’est le « bon plaisir » qui guide les décisions du monarque, l’auteur montre que ce qui se joue est plutôt une conception du prestige et de l’éclat du régime ; les spectacles musicaux de la cour sont les « vecteurs privilégiés de la propagande monarchiste » (p. 26). Ce principe, qui travaille chez MSP comme une sorte d’invariant tocquevillien, se retrouve dans le souhait des révolutionnaires d’encourager une musique civique et patriotique avec Gossec et Méhul. Un encouragement qui se mue parfois en contrôle, voire en censure, avec une « inspection musicale préalable » (p. 148) qui n’est toutefois pas stérile comme en témoigne la création du Conservatoire national de musique en 1795. Mais la mise en place du système académique par Napoléon inaugure une path dependency problématique, car « un compositeur français ne peut envisager de faire carrière contre l’institution académique » (p. 210). C’est clair et net et le pauvre Berlioz ne l’a pas compris. Si MSP consacre 34 pages à Berlioz, est-ce par une tendresse particulière pour ce musicien qui à l’inverse de la galerie de portraits qu’elle nous présente, ne possède pas les dispositions nécessaires à une grande carrière ? En effet, les profils de musiciens les moins dessinés sont ceux qui en raison de leur éloignement, volontaire ou subi, de la marche des institutions musicales ne laissent qu’une trace incomplète, eu égard à l’objet du livre. Ceux qui ont le plus de relief ne sont pas seulement de grands artistes, mais aussi de grands administrateurs, des innovateurs, dont les actions ont consolidé pour plusieurs décennies des institutions musicales de premier plan. C’est, par exemple, le cas de Fauré, inattendu directeur du Conservatoire qui impose des réformes, modernise des institutions comme l’Opéra et l’Opéra-comique (p. 307). Si MSP se garde bien d’avouer quels sont les musiciens qui ont sa préférence, l’écriture laisse poindre çà et là quelques indices : un ton un peu désolé face à la maladresse et la naïveté de Berlioz, plus amical pour Fauré, une volonté de réévaluation de Landowski.

III. Sociabilité traditionnelle et nouvelles causes

Si les musiciens ne remettent pas en cause le système académique, certains se regroupent pour défendre des causes qui signalent leurs positions quant aux clivages de la société française. Le caractère « nationaliste » de la musique française contre l’allemande, et précisément Wagner, conduit à la création de la Société nationale de musique emmenée par Saint-Saëns, ou un peu plus tard la Schola Cantorum que dirige d’Indy, lui-même proche d’une droite nationaliste et conservatrice. La nouveauté de l’engagement politique de certains musiciens tient à ce que les idéologies saturent l’espace politique depuis la fin du xixe siècle. Qu’ils soient engagés ou plus indifférents, les musiciens n’échappent pas aux codes de sociabilité de leur milieu. Et avant que ne s’installe un « État-providence musical », les artistes partagent une forme de sociabilité héritée des salons de l’aristocratie. Ici rôde l’ombre de Proust et l’on croit entendre la sonate de Vinteuil. Les salons de la comtesse Greffuhle ou de la princesse de Polignac gardent leur éclat, mais des salons bourgeois apparaissent et l’on passe de Guermantes à Verdurin. Les salons restent longtemps irremplaçables, d’autant que loin d’être conservateurs, alors qu’ils sont tenus par une élite aristocratique et bourgeoise, ils expriment au début du xxe siècle un goût prononcé pour les audaces de l’avant-garde à travers les fêtes, bals et autres réjouissances, comme s’ils jetaient leurs derniers feux. Toujours est-il qu’ils aident les musiciens à produire leur musique, qu’ils lancent l’Orchestre symphonique de Paris, le comité La Sérénade, car ceux-ci ont « besoin de se faire entendre au concert pour financer [leur] train de vie » (p. 335). La progression de l’industrie du cinéma apporte, avec la commande de musique de film, un revenu et une audience nouvelle, plus populaire. Beaucoup de musiciens vont d’ailleurs découvrir le populaire, notamment au sein de la Fédération musicale populaire, au moment où s’invente une politique culturelle avec le Front populaire. Ils sont derechef confrontés aux dilemmes que d’autres périodes ont bien connus. La musique, telle qu’elle est, doit-elle « aller au peuple », tel qu’il est, ou doit-elle se faire peuple en intégrant ses chants ? Comment passer des salons parisiens à l’organisation de fêtes populaires nationales ? Comment des productions « pour le peuple » peuvent-elles échapper à la « gaieté vulgaire » des fêtes, comme le déplore un critique du journal Le Temps (p. 350) ?

Ce qui pousse les musiciens à s’organiser, comme dans le Groupe des six dans les années 1920, relève d’une distinction générationnelle, parti pris esthétique, stratégie de communication, d’où l’usage courant du manifeste dans les milieux artistiques. Il s’agit de ramifier un réseau et de mettre au point une « technique d’influence » pour jouer de la musique là où se porte le goût du public, par exemple profiter de la mode des ballets (Nijinski et Diaghilev) à un moment où « l’opéra n’est plus le sésame de la célébrité musicale » (p. 324).

C’est par la dernière querelle en date, celle qui a opposé Landowski à Boulez, que se termine l’enquête. Elle est restituée minutieusement — elle a été précisément documentée par les travaux du Comité d’histoire [2]. Sur fond, encore une fois, de choc des esthétiques traditionnelle vs moderne, post-moderne conviendrait mieux en la circonstance, l’affrontement a pour objet le contrôle de la vie musicale. Il se solde par une sorte de compromis acceptable par toutes les parties : à Landowski la mission de service public de réorganiser l’enseignement, la promotion et la planification de la musique sur tout le territoire, à Boulez la tâche d’explorer les nouvelles aventures musicales qu’offrent les technologies. Dans un monde de plus en plus ouvert à toutes les musiques, toutes les hybridations, ce compromis semblait raisonnable. Mais est-il possible de le maintenir dans un monde aujourd’hui déstabilisé dans lequel MSP voit, non sans quelque nostalgie, la puissance d’État s’évider au profit d’autres acteurs, d’autres forces qui paraissent hors de tout contrôle ?

AUTEUR
Guy Saez
Directeur de recherche honoraire
Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

ANNEXES

NOTES
[1] Maryvonne de Saint Pulgent, La gloire de Notre-Dame. La foi et le pouvoir, Paris, Gallimard, 2023.
[2] Voir Noémie Lefebvre, Marcel Landowski. Une politique fondatrice de l’enseignement musical, 1966-1974, Lyon, CEFEDEM Rhône-Alpes, 2014 ; Guy Saez [dir.], La musique au cœur de l’État. Regards sur l’action publique de Marcel Landowski, Paris, La Documentation française, 2015.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Guy Saez, « Maryvonne de Saint Pulgent, Les musiciens et le pouvoir en France. De Lully à Boulez, Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2025, 544 p., 35 euros », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 30 avril 2025, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Guy Saez
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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