Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Varia
Martial Ratel, Dijon Electronic Story, de l’An-Fer à aujourd’hui, Dijon, Selma & Salem Éditions, 2024, 272 p., 20 euros
Philippe Poirrier
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MOTS-CLÉS
Mots-clés : histoire culturelle, musique, DJ, électro, techno
Index géographique : Dijon, France, Europe
Index historique : xxe-xxie siècles
SOMMAIRE

TEXTE

Dijon Electronic Story, de l’An-Fer à aujourd’hui [1] accompagne l’exposition « Quand la musique électro fait danser Dijon » (Dijon, musée de la Vie bourguignonne, 4 avril-24 juin 2024) proposée par le service des Archives municipales de la Ville, en partenariat avec le collectif Risk qui défend les musiques électroniques depuis le début du siècle [2] ; il n’en est pas pour autant le catalogue. Martial Ratel, journaliste à Radio Dijon Campus, a documenté la scène électronique locale pendant deux ans, entre 2022 et 2024, en réalisant une centaine d’entretiens et de rencontres [3]. Il a complété ce riche matériau, qui relève d’une histoire du temps présent, par quelques entretiens déjà publiés dans le magazine Sparse. Ces derniers, retranscrits, découpés et (re)montés, constituent la trame narrative de cette histoire qui se décline sous la forme de treize chapitres thématiques qui permettent de traiter à la fois les lieux, les acteurs, les publics et les pratiques culturelles liés à cette scène électro qui se déploie dans une ville perçue le plus souvent comme une ville patrimoniale qui ne se distingue guère par sa vie nocturne.

La discothèque l’An-Fer a été un acteur déterminant pour la scène électronique dijonnaise et française. De 1990 à 2002, ce sont les principaux artistes internationaux qui sont passés derrière les platines : Basement Jaxx, Manu le Malin, Daft Punk, Jeff Mills, Étienne de Crecy, Dima, Gilb’R, Derrick May ou encore Erik Rug. Dijon, au début des années 1990, s’affiche comme un des lieux du développement et de la reconnaissance de la techno et de la house en France. Paris, à La Luna et au Rex, sous l’influence de Laurent Garnier, était l’autre ville qui accueillait les artistes électro anglais, français ou américains qui étaient alors considérés comme les tenants d’une sous-culture que les pouvoirs publics n’appréhendaient que sous le registre des nuisances sonores et de la circulation des produits stupéfiants. Laurent Garnier a été installé résident de l’An-Fer de 1990 à 1994. Frédéric et Franck Dumélie, les propriétaires de l’An-Fer, cherchaient à renouveler leur ancien club, alors appelé le Byblos, plutôt centré sur la new wave. L’An-Fer développe ces sonorités électroniques de manière mensuelle, avant d’offrir un rendez-vous hebdomadaire aux principaux DJ du moment.

Avec cette nouvelle musique, un public renouvelé fréquente désormais le club de la rue Marceau : un public gay, extravagant et drag. Cet esprit inclusif marque toute une génération de fêtards dijonnais qui s’habitue à voir les corps se frotter sur le dancefloor, des sexualités s’assumer entre sonorités électroniques, paillettes et bulles de mousse. L’An-Fer s’affirme comme un des lieux fréquentés par les LGBT de l’époque. Une communauté se crée avec ses tribus, ses codes et ses privilèges. Une communauté de jeunes mélomanes aussi qui, lors de sa fermeture en 2002 pour raisons immobilières, tente de reproduire l’esprit musical de l’An-Fer. L’espace Grévin de la tour Mercure, le club Le Rio, des bars également, des lieux alternatifs comme les Tanneries, mais aussi l’Usine (louée en 1993 par l’Atheneum, centre culturel de l’université, pour une rave-party, lieu repris ensuite par l’équipe du Consortium qui participera aux éditions du festival Sirk), la Péniche Cancale ou encore La Vapeur compensent l’absence de club consacré exclusivement aux musiques électroniques à Dijon depuis les années 2010. Depuis trente ans, une scène électro s’est constituée avec ses lieux, ses personnalités, ses labels, ses disquaires et ses festivals. Certains médias locaux, comme Radio Ville Longvic et Radio Dijon Campus, jouent un rôle essentiel de médiation culturelle, proposant des émissions régulières, invitant les DJ et les organisateurs des événements [4]. La radio suisse Couleur 3, qui peut être captée dans quelques quartiers dijonnais, retransmet en direct certaines soirées de l’An-Fer. Les cassettes circulent de main en main et attirent l’attention de jeunes musiciens qui abandonnent leur guitare pour des platines. Plusieurs sites internet, élaborés par des collectifs locaux, prennent le relais dès la fin des années 1990. Des magazines (Le Programme de l’An-Fer, Ravers Fanzine, Arsenic) sensibilisent également le public et diffusent les flyers.

Il faut aussi saluer la qualité du travail de l’éditeur. La jeune maison d’édition Selma & Salem, fondée en 2022 par Pierre-Olivier Bobo, a su élaborer un bel objet qui respecte la charte graphique de la culture techno. L’ouvrage propose une riche iconographie (photographies, flyers et affiches, pochettes de disques) issue du fonds des Archives municipales et d’archives privées (plus de vingt-cinq photographes signent les clichés présentés). Il se termine par une playlist d’une soixantaine de titres (accessibles par QR Codes), proposée par les témoins et acteurs de cette histoire. Elle permet de restituer cette ambiance musicale, de Da Funk des Daft Punk à Wake Up de Laurent Garnier ; de X 102 de Jeff Mills à Strings of Life de Derrick May ; sans oublier Voyager de Vitalic, l’un des DJ qui émerge de la scène locale et qui, à partir de 2002, gère son label, Citizen Records.

La mémoire collective avait été fortement polarisée par le moment « Laurent Garnier » à l’An-Fer. La reconnaissance du DJ va renforcer ce premier récit, alors même qu’il a quitté le club dijonnais. Ses retours à Dijon participent de cette logique. En 1998, un concert à La Vapeur donne lieu à un reportage sur France 3 Bourgogne [5]. Il est l’invité vedette du « Concert de rentrée », initiative municipale, en 2010 [6]. Douze ans plus tard, Laurent Garnier est au cinéma Eldorado (principal cinéma art et essais de la ville) pour présenter le documentaire « Laurent Garnier: Off the Record ». France Info en profite pour relayer sur son site internet un article de la rédaction de France 3 Bourgogne – Franche-Comté qui revient sur la carrière dijonnaise du DJ [7]. Le premier mérite de l’ouvrage de Martial Ratel, sans pour autant minimiser cet épisode fondateur, est de réinscrire ce temps quelque peu nostalgique dans une moyenne durée – une trentaine d’années – et de proposer une première histoire documentée de la scène électro dijonnaise. L’ouvrage et l’exposition contribuent à un double processus d’historisation et de patrimonialisation d’une pratique culturelle qui passe le plus souvent en dessous des radars et laisse peu de traces au sein des dépôts d’archives publiques. Certes, ce récit, construit à partir des témoignages de ses protagonistes, propose une lecture endogène de la scène électro dijonnaise, mais il offre, en filigrane, de nombreuses pistes de recherches pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des transferts culturels, des circulations musicales transatlantiques, de l’industrie musicale et à celle – encore trop souvent méconnue – des scènes musicales des principales métropoles régionales.

À ce titre, l’ouvrage est essentiel et devrait contribuer à parfaire l’histoire culturelle de la ville de Dijon et à mieux rendre compte de la diversité des scènes musicales : les musiques savantes qui peuvent s’appuyer sur des institutions culturelles (conservatoire national de région ; Auditorium, inauguré en 1998) et l’ensemble des « musiques actuelles », du jazz au rock, de la chanson au hip-hop, de mieux en mieux reconnues par les politiques culturelles publiques (État et collectivités locales) et désormais dotées de lieux et d’institutions (La Vapeur, inaugurée en 1995, labellisée SMAC [8] en 2012 ; Le Zénith, inauguré en 2005), de leurs festivals également.

AUTEUR
Philippe Poirrier
Professeur d’histoire contemporaine
Université de Bourgogne
Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin » (LIR3S)

ANNEXES

NOTES
[2] Voir le site du collectif : http://www.riskparty.com/risk/.
[3] Certains entretiens du livre sont disponibles en version audio sur le média La Pieuvre : https://lapieuvre-podcast.fr/dijon-electronic-story/.
[4] Voir par exemple l’entretien donné par les Daft Punk à Radio Dijon Campus en mai 1996. Les Daft Punk, la petite vingtaine, évoquent, à la veille de la sortie de leur premier album (Homework sera dans les bacs fin janvier 1997), leur rapport à la musique et à l’industrie musicale. Archive sonore en ligne : https://archives.radiodijoncampus.com/sounds/?fwp_personnes=%20Daft%20Punk.
[5] JT Bourgogne 19 h 00, « Portrait de Laurent Garnier, un des meilleurs disc-jockey de musique techno », Institut national de l’audiovisuel [en ligne], 20 décembre 1998, disponible sur https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/dj00001247931/portrait-de-laurent-garnier-un-des-meilleurs-disc-jockey-de-musique, page consultée le 12 avril 2024.
[6] « Un extrait du set de Laurent Garnier au concert de rentrée » (2010), archives du Bien Public [en ligne], disponible sur https://www.dailymotion.com/video/xeoju9, page consultée le 12 avril 2024.
[7] Maryline Barate, « Musique : le DJ Laurent Garnier revient à Dijon pour présenter un documentaire retraçant sa carrière », France 3 Bourgogne – Franche-Comté [en ligne], 27 janvier 2022, disponible sur https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/musique-le-dj-laurent-garnier-revient-a-dijon-pour-presenter-un-documentaire-retracant-sa-carriere-2436871.html, page consultée le 12 avril 2024.
[8] Scène de musiques actuelles.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Philippe Poirrier, « Martial Ratel, Dijon Electronic Story, de l’An-Fer à aujourd’hui, Dijon, Selma & Salem Éditions, 2024, 272 p., 20 euros », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 22 avril 2024, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Philippe Poirrier
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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