Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Varia | ||||||||
Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, préface de Pascal Ory, Paris, Nouveau Monde, 2023, 801 p., 28,90 euros | ||||||||
Christophe Lucand | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||
MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||
Introduction « Écrire l’histoire de nos cafés serait, à peu de choses près, écrire l’Histoire de France [1]. » La formule empruntée à Henry Gauthier-Villars, dit Willy, journaliste, critique musical et romancier français du xixe siècle, éditeur de Colette, reprise avec à-propos dans l’ouvrage de Laurent Bihl, traduit à elle seule tout l’intérêt d’un sujet que l’on pensait déjà mille fois traité et dont pourtant l’auteur nous délivre ici une volumineuse et originale étude. Il est vrai que les bistrots, également identifiés sous les noms les plus variés tels que bars, cafés, auberges, bistroquets, mastroquets, boui-boui, bousingots, beuglants, buvettes, cabernons, cafemars, casingues, estancos, assommoirs, guinguettes, goguettes, tavernes, bistouilles, bistrouilles, cabarets, bougnats, estaminets, caboulots, bastringues, bousins, gargotes, abreuvoirs, zinc, etc., s’imposent par leur omniprésence au fil du temps et de l’histoire de notre pays. Véritable « métonymie » de la société française, qu’elle soit rurale ou urbaine, Laurent Bihl nous démontre avec pertinence dans cet ouvrage que le bistrot est partout, devenant le refuge des solitudes comme le lieu d’expression de toutes les solidarités ; un espace de sociabilité semi-public, semi-privé. Dans cette somme de près de 800 pages, assorties de plus de 1 000 notes de référence, deux cahiers couleurs et des illustrations de fin de chapitre, articulée autour de quatre parties déclinées en 24 chapitres suivant plus de deux siècles de chronologie, précédée d’une lumineuse préface de Pascal Ory, il est donc question d’une histoire matérielle et culturelle [2]. Mais il s’agit aussi d’une histoire économique, sociale, politique et religieuse, ainsi que d’une histoire populaire clairement revendiquée dans le titre. Le lecteur y découvrira – ou redécouvrira – au fil des pages une foule d’anecdotes savoureuses venant enrichir une solide argumentation historique. Cette histoire populaire des bistrots devient alors un juste prétexte pour penser une histoire de la France contemporaine au prisme de la consommation du vin et des alcools. Les plaisirs et les amusements, l’omniprésence masculine et la fréquentation féminine, le temps des bons et des mauvais vins, celui des apéritifs et de l’absinthe, de la guinguette et des bals musette, les figures de ces innombrables théâtres de la société perçue au ras du sol et du quotidien, rien ne semble échapper à Laurent Bihl, porté par une passion toute familiale à travers ce poste d’observation très privilégié qu’il s’est choisi, se transformant en vigie de l’évolution de la société française depuis la fin du xviiie siècle. Fils de l’avocat des débits de boisson, l’auteur revendique en effet un livre plongé dans un univers familier et familial à travers son itinéraire personnel, toujours à proximité du zinc. Il poursuit en cela l’œuvre entamée par son père, « pilier de café » et auteur d’un ouvrage qui s’est manifestement avéré très inspirant pour lui [3]. À la lecture de cette étonnante fresque, on ne peut que se réjouir du ralliement d’un historien, universitaire enseignant à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de Montmartre et de la sociabilité artistique au xixe siècle, aux thématiques si fructueuses et trop souvent négligées couvrant les mondes de la vigne et du vin. Pour autant, le lecteur regrettera sans aucun doute l’hypertrophie parisienne du récit, créant un effet loupe sur la capitale, préjudiciable selon nous à l’analyse qui aurait pu être portée dans les villes et villages de France, dans le monde rural, et à l’échelle plus fine de la diversité des sociabilités régionales et locales. Dans cette perspective, il faut relever la trop forte dépendance de l’argumentaire à quelques sources publiées, très privilégiées et qui se révèlent être omniprésentes au fil du récit, en particulier en ce qui concerne les travaux et ouvrages de référence de Luc Bihl-Willette et de Didier Nourrisson [4]. Si d’autres auteurs et sources ont été curieusement écartés, comme nous le verrons par la suite, l’absence complète, dans cet ouvrage, de bibliographie et d’inventaire des sources ne nous semble pas pouvoir être surmontée par les seules références de publications citées en notes de bas de page. S’il s’agit d’une recommandation de l’éditeur, elle converge vers le renoncement de l’historien à l’utilisation d’archives originales, sources de première main issues de fonds privés et publics, pourtant nombreuses et très largement disponibles. Cette histoire populaire des bistrots s’impose donc en somme sous la forme d’une synthèse revendiquée par l’auteur comme un ouvrage de vulgarisation. I. Du café révolutionnaire à celui du long xixe siècle Le premier volet de l’ouvrage s’ouvre sur l’identification des cafés à la Révolution française, en premier lieu à travers la lecture des journaux et la foisonnante diffusion des idées nouvelles en rupture avec le régime monarchique. Cafés, auberges et cabarets deviennent les lieux de la colère populaire, cristallisant un climat de protestation durable. Ils deviennent autant de lieux de contestation que d’espaces de surveillance dans lesquels pullulent mouchards et séditieux. Accompagné notamment des publications de Didier Nourrisson et de Michel Craplet [5], l’auteur décrit avec clarté et pertinence les prémices de juillet 1789, la place de la consommation du vin et des alcools, l’embrasement de la révolte et l’avènement de la fureur révolutionnaire, sans omettre les rapports à la fraude. Avec la période impériale abordée sous l’angle du fragile équilibre politique qui s’instaure, entre ordre et désordre, l’amorce du xixe siècle consacre un « mouvement physique et culturel qui voit les cabarets s’ouvrir davantage sur l’espace public ». Cette naissance du café au siècle nouveau s’inscrit dans une profonde mutation du commerce des vins et des rapports entre les Français et les alcools. Laurent Bihl décrit alors avec précision l’évolution de la consommation sous les monarchies censitaires, appuyant son argumentation notamment sur les remarquables travaux de Didier Nourrisson et de Gilbert Garrier [6], ainsi que sur de nombreuses publications imprimées contemporaines. Il rapporte la place nouvelle acquise par les débits de boisson au xixe siècle. Le lecteur (re)découvrira alors avec intérêt la place du café boulevardier, consacrant le triomphe de la vie parisienne, le café devenu « scène de la vie de bohème », l’assommoir et la mesure de l’alcoolisation de la classe ouvrière, du nouveau rapport à l’alcool (plus qu’au vin) et à la politique. L’auteur prolonge sa réflexion sur l’émergence d’un nouvel appareil législatif, le rôle des pouvoirs publics, le fonctionnement des lieux de consommation au quotidien et dans toutes leurs diversités, la place de la violence et l’interprétation de la présence féminine. Ce volet consacré au xixe siècle se poursuit sur les animations qui rythment la vie au sein des cafés, cabarets, guinguettes et goguettes, offrant un regard spécifique et passionnant sur les établissements de Montmartre, avant d’aborder l’implication électorale et du monde politique. II. Du café de Grande Guerre à celui des « années noires » Avec le xxe siècle, les ouvriers s’approprient les débits de boisson. C’est le temps de la rupture avec l’alcoolisation effrénée. Pourtant, l’auteur nous rappelle que la première guerre mondiale naît de pratiques d’accoutumance largement liées à la consommation dans les cafés. Le rapport entre la lutte qui s’organise alors en faveur d’une règlementation de la consommation d’alcool et les nécessités que font valoir les pouvoirs politiques et l’autorité militaire sont décrits avec justesse par Laurent Bihl, qui s’appuie ici principalement sur les travaux de François Cochet, Stéphane Le Bras et Charles Ridel, parmi d’autres publications et sources ici écartées. La Grande Guerre représente en effet un moment majeur de l’histoire de la consommation du vin et des alcools. C’est le cas en particulier pour le vin, élevé au rang de boisson nationale et patriotique, dans un climat de tensions politiques, économiques et commerciales, nationales et internationales, sans précédent. L’auteur aurait pu décrire ici l’incroyable logistique qui se met en place sous la tutelle du Gouvernement afin d’approvisionner la masse des hommes engagés sur le front, l’étonnante multiplication des circuits qui alimentent les poilus à partir d’innombrables buvettes et bistrots d’intendance, de débits installés par une foule d’aventuriers opportunistes ou établis par des habitants restés à proximité des zones de combats. Le vin s’inscrit alors dans la pratique militaire et les choix de l’état-major et des généraux engagés. Ce déluge de vin et d’alcool qui alimente les troupes sous l’impulsion des pouvoirs publics ne restera donc pas sans conséquence. Il aurait sans doute été profitable, selon nous, de saisir le grand basculement qui s’annonce alors entre un modèle vitivinicole de masse, de vins franco-algériens, déjà au bord du gouffre, et l’avènement d’une alternative règlementaire s’appuyant sur une production circonscrite à travers l’identification foncière selon une logique malthusienne. C’est la naissance des premières appellations d’origine après l’adoption par la Chambre des députés de la loi du 6 mai 1919. Il faut rappeler que ce moment de l’histoire vitivinicole s’avèrera fondamental. Il surpasse celui, évoqué, de 1935. Il enclenche ainsi le bouleversement qui s’opérera par la suite pour la profession, au sein des filières vitivinicoles, parmi les circuits de distribution et auprès des consommateurs jusqu’à nos jours. Rappelons encore qu’il ouvre alors une ère nouvelle dans un contexte international résolument prohibitionniste, alors que les marchés sont saturés par une surproduction endémique et que les professionnels inquiets, relayés par les pouvoirs publics, accompagnent, soutiennent et portent des innovations révolutionnaires. C’est notamment le temps de la création de l’Office international du vin, de l’affirmation d’un nouveau syndicalisme viticole dans les vignobles, de l’émergence de comités de propagande des vins et des alcools, et celui d’orientations nouvelles bâties sur l’invention de folklores régionaux et locaux. Tout cela porte largement à conséquences sur l’histoire des bistrots. L’« âge d’or de l’apéro » et « l’ascension de la brasserie » qualifient sans nul doute bien cet étrange entre-deux-guerres et l’auteur saisit ce moment pour approfondir son regard porté sur la vie parisienne, puis sur les « cafés montparnos et la mondialisation de la légende parisienne », les cafés des sports, puis sur le temps des turbulences politiques, jusqu’aux « cafés des années noires ». Cette dernière période, traitée de manière attendue mais passionnante, pâtit à notre sens d’une bibliographie incomplète qui ne parvient pas à saisir les conséquences pour la population et ses lieux de consommation des gigantesques captations opérées par l’occupant allemand et ses complices dans tout le territoire. Comme c’était le cas lors de la guerre mondiale précédente, mais dans un tout autre contexte, le vin, les alcools et les conditions de leur consommation sortent transformés du conflit. III. Du café de l’après-guerre à nos jours Le dernier volet de l’ouvrage, rassemblé dans une quatrième partie, s’amorce à travers de très intéressants renvois aux travaux d’historiens, de géographes et de sociologues couvrant la période de l’après seconde guerre mondiale. L’auteur rappelle l’offensive continue des pouvoirs publics contre les débits de boisson, notamment dans les années 1950-1960, en s’interrogeant sur l’interprétation à fournir. Il revient sur l’« écroulement », en quinze années, du nombre de débits de boisson qui, malgré la recrudescence de l’immédiate après-guerre, annonce une tendance lourde et incontestable. Cette dernière relève de l’émergence d’une politique antialcoolique qui, malgré le maintien provisoire du café comme lieu de rencontre, contraint les consommateurs et les professionnels. Laurent Bihl décline alors les raisons de la progressive extinction qui s’annonce : potentiel démographique, darwinisme bistrotier, rôle des pouvoirs publics, inflation administrative, etc. Mais l’auteur retient trois raisons qui, selon lui, dominent : la hausse exponentielle des baux locatifs, la réticence des banques, la pénibilité d’un métier en pleine transformation, ajoutant enfin à cette liste le paiement des droits Sacem. Les cafés deviennent alors les « victimes collatérales » d’une règlementation oppressante, d’une politique antialcoolique et antitabac funeste pour la profession, associée à une politique d’aménagement du territoire trop contraignante. Un « basculement générationnel » aura alors parachevé la mise à mort des bistrots qui pourtant pourraient connaître un regain de vitalité sous d’autres logiques. Le volet final de cette somme dédiée à l’histoire contemporaine des bistrots et le récit qui nous est proposé par l’auteur dans cette partie de son travail pourraient cependant être utilement prolongés par les travaux récents et selon nous, incontournables, d’historiens d’outre-Atlantique, notamment ceux d’Owen White à propos du choc de l’effondrement impérial français [7] et de Joseph Bohling [8] concernant la grande transformation du modèle vitivinicole de notre pays. ***
En conclusion, cette somme réussit sans aucun doute son pari. Elle mérite de figurer dans les bonnes bibliothèques et donne à réfléchir sur la nécessité d’aborder l’histoire culturelle, économique, sociale et politique de notre pays par celle des mondes de la vigne et du vin. |
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AUTEUR Christophe Lucand Université de Bourgogne Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin » (LIR3S) |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Jean Vertex, Bistrots. Reportages parisiens, Paris, Louis Querelle, 1935.
[2]
Voir sur le site de l’éditeur : https://www.nouveau-monde.net/catalogue/une-histoire-populaire-des-bistrots/.
[3]
Luc Bihl-Willette, Des tavernes aux bistrots. Une histoire des cafés, Paris, L’Âge d’Homme, 1997. On doit également à cet auteur l’ouvrage Histoire du mouvement consommateur. Mille ans de luttes, Paris, Flammarion, 1994.
[4]
Il s’agit notamment de Didier Nourrisson, Alcoolisme et anti-alcoolisme en France sous la IIIe République : l’exemple de la Seine inférieure, Paris, La Documentation française, 1988, 2 volumes [thèse de doctorat d’histoire, Caen, 1986] ; Didier Nourrisson, Le buveur du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1990 ; Didier Nourrisson, Crus et cuites. Histoire du buveur, Paris, Perrin, 2013 ; Didier Nourrisson, Une histoire du vin, Paris, Perrin, 2017.
[5]
Michel Craplet, L’ivresse de la Révolution. Histoire secrète de l’alcool 1789-1794, Paris, Grasset, 2021.
[6]
Il s’agit notamment de Gilbert Garrier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, Bordas, 1995.
[7]
Owen White, The Blood of the Colony. Wine and the Rise and Fall of French Algeria, Cambridge (MA)-London, Harvard University Press, 2021. Voir : Christophe Lucand, « Owen White, The Blood of the Colony. Wine and the Rise and Fall of French Algeria, Cambridge (MA)-London, Harvard University Press, 2021, 336 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 2 juin 2021, disponible sur http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
[8]
Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Transformation of France, Ithaca-London, Cornell University Press, 2018. Voir : Christophe Lucand, « Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Transformation of France, Ithaca-London, Cornell University Press, 2018, 306 p. », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 11 février 2019, disponible sur http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html ; Joseph Bohling, La révolution sobre. La France du xxe siècle et l’essor des vins d’appellation, préface de Serge Wolikow, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2024.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Christophe Lucand, « Laurent Bihl, Une histoire populaire des bistrots, préface de Pascal Ory, Paris, Nouveau Monde, 2023, 801 p., 28,90 euros », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 15 octobre 2024, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Christophe Lucand Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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