Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-UBE
Territoires contemporains


Varia
Nebiha Guiga, Les blessés de Napoléon, Paris, Passés Composés, 2025, 400 p.

Laurine Drut

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MOTS-CLÉS
Mots-clés : Guerre, Care, médecine, Napoléon
Index géographique : France, Europe
Index historique : xixe siècle
SOMMAIRE
 

TEXTE

Renouveler en profondeur les études napoléoniennes, tel est le défi relevé par Nebiha Guiga avec Les blessés de Napoléon, ouvrage issu de sa thèse soutenue en 2021 à l’EHESS et à l’université de Heidelberg. Depuis une quarantaine d’années, dans la lignée de l’ouvrage majeur de John Keegan [1], les historiens ont ouvert la voie à une anthropologie de la guerre moderne et se sont efforcés de regarder la guerre autrement. Loin de l’histoire-bataille, les études se sont focalisées sur l’expérience combattante et sur la manière dont les soldats ont vécu la violence de guerre [2]. Si les affrontements du xxe siècle ont d’abord retenu l’attention des historiens, le xixe siècle trouve peu à peu sa place. Avec son ouvrage, Nebiha Guiga fait entrer les guerres napoléoniennes dans cette histoire au ras du sol, elle redonne vie à ces soldats blessés « qui ne sont pas uniquement des figures littéraires », en retranscrivant avec justesse l’atmosphère du combat et la souffrance qui a pu être celle de ces milliers d’anonymes.


C’est autant une histoire des sensibilités qu’une histoire de la médecine qu’elle nous invite à découvrir, à travers une lecture croisée des sources. Deux enjeux principaux : saisir le rapport des individus à la douleur et au corps à travers les écrits personnels ; comprendre l’organisation des soins au temps de ces affrontements de masse, entre règlementations et pratiques quotidiennes. La force de l’analyse réside sans doute dans cette double approche dont l’objectif consiste à faire communiquer les sources administratives et médicales (textes législatifs et réglementaires, thèses, archives hospitalières) avec les témoignages (lettres, mémoires, journaux de route), dans une volonté de peindre un tableau réaliste et complet de ce que signifie être blessé sur le champ de bataille au début du xixe siècle. En s’appuyant sur les témoignages des blessés, Nebiha Guiga montre de manière très concrète la souffrance des soldats napoléoniens : la douleur de la blessure, le manque de soin, la faim, la soif, l’épuisement, la peur de mourir ou au contraire l’envie d’en finir pour échapper aux souffrances. Les reproches parfois faits à l’encontre de cette histoire sensible sont contrebalancés par la prise en compte de l’aspect institutionnel de la prise en charge des blessés : l’organisation du service de santé est analysée autant au niveau étatique que dans les pratiques quotidiennes des officiers de santé.


L’analyse se concentre sur trois campagnes terrestres de l’épopée napoléonienne (1805, 1809 et 1813) avec des études plus détaillées de quatre grandes batailles (Austerlitz, Aspern-Essling, Wagram, Leipzig). Si la stratégie de choisir seulement trois campagnes peut être soumise aux critiques, elle est largement compensée par la vision transnationale de l’ouvrage. En analysant à la fois les archives françaises et autrichiennes, l’auteure sort du cadre habituel de la Grande Armée et invite à une comparaison des systèmes de soins et des représentations individuelles et collectives. Les deux armées partagent les caractéristiques militaires de ce début du xixe siècle : pas d’évolutions techniques en termes d’armement ou de chirurgie, mais un nombre croissant d’effectifs engagés, et par conséquent de blessés, dans un contexte de « chirurgie douloureuse, difficile, sanglante, pénible et dangereuse ».


Le plan adopté participe à l’immersion dans cette histoire corporelle, puisqu’il nous invite à suivre l’itinéraire d’un soldat blessé, du moment précis de sa blessure sur le champ de bataille jusqu’aux trois options qui s’offrent à lui – le retour au régiment, le renvoi au foyer pour invalidité, ou la mort.


La première partie « Avant la bataille » utilise des sources chiffrées pour esquisser un tableau des blessés et des malades, dont l’auteure reconnaît qu’on ne connaitra jamais le nombre, même approximativement. Cependant, il est possible de connaître les lieux de prise en charge des blessés (ambulances, hôpitaux provisoires ou fixes), les individus apportant les soins (médecins, infirmiers, civils) et les types de blessures. L’étude de la bataille de Leipzig, certes aux dimensions exceptionnelles, donne certaines caractéristiques centrales du traitement des blessés dans les guerres napoléoniennes, autant du côté français que du côté autrichien : impact de l’artillerie sur la pratique chirurgicale, masse des blessés traités, implication sur le champ de bataille des populations civiles.

L’analyse s’intéresse dans un premier temps au cadre législatif et règlementaire du traitement des blessés, puis dans un deuxième temps aux témoignages des soldats et des médecins. Cette étude de l’extérieur vers l’intérieur redonne toute sa place au service de santé des armées, sans se laisser aveugler par l’image d’un service suivant scrupuleusement les règlements, mais sans non plus tomber dans cette légende noire d’une absence presque totale de soins lors des guerres napoléoniennes.


La deuxième partie « Du champ de bataille à l’ambulance » est l’illustration parfaite de cette histoire au plus près des individus, puisqu’elle fait appel à l’histoire matérielle, avec pour questionnement : que font à un corps les armes de cette époque ? Les fouilles archéologiques menées en 2016 sur le champ de bataille d’Aspern-Essling (1809) permettent de se confronter aux traces laissées par l’armement sur les corps des soldats. Mais également de constater quels sont les premiers soins apportés, parfois sur le champ de bataille lui-même, le plus souvent à l’ambulance installée à proximité de la ligne de front. L’auteure ne pouvait évidemment pas faire l’impasse sur la pratique de l’amputation, dont la description, digne d’un ouvrage médical, a le mérite de donner une image en chair et en os de la médecine de guerre.


Le parallèle encore une fois entre sources médicales et ego-documents retranscrit les représentations associées à la blessure, entre honneur, sacrifice, mais aussi douleur et souffrance. Nebiha Guiga ne se laisse pas aveugler par la légende dorée des guerres napoléoniennes, elle reconnaît la dimension héroïque que les vétérans cherchent à apporter à leurs exploits, nous donnant l’image d’hommes surhumains, s’élançant au combat sans peur ou supportant une amputation sans une plainte. Mais l’auteure ne nie pas non plus la réalité que ces sources décrivent, « la réalité de tels moments d’exaltation à proximité immédiate d’un risque de mort, forme d’électrisation dont on retrouve la trace dans de nombreux témoignages ».


La troisième partie « Hôpitaux et évacuations » nous fait voyager à travers une portion du continent européen, loin cette fois du champ de bataille. En se focalisant sur Vienne et sa région en 1809, l’analyse des hôpitaux français et autrichiens montre les difficultés récurrentes d’approvisionnement et un nombre de lits insuffisants face à l’afflux rapide et massif de blessés. La vision des soldats qualifiant de « mouroirs » ces hôpitaux de campagne illustre le contraste entre les précisions des règlements et les conditions de soins après une grande bataille.


Grâce à une étude statistique des lieux de décès des soldats quelques jours et quelques semaines après la bataille d’Austerlitz (1805), Nebiha Guiga parvient à une reconstituer le trajet d’évacuation des blessés depuis le champ de bataille (dans l’actuelle République tchèque) jusqu’à la frontière franco-allemande. Une évacuation difficile aux implications multiples en termes de rencontres de populations, de logistique, de gestion de la pluralité linguistique et de la variété des normes administratives.


La quatrième et dernière partie « Soins extrahospitaliers et convalescence » aborde la place des civils dans le soin des blessés, sujet peu commun dans l’étude des guerres napoléoniennes. Loin d’avoir des rôles marginaux, les civils sont présents tout au long de la chaîne de soins, depuis les premiers secours aux blessés à proximité du champ de bataille, jusqu’à l’accueil des convalescents à domicile, en passant par l’approvisionnement en nourriture et en matériel des hôpitaux militaires. Si des études précédentes ont montré l’imbrication bien plus complète qu’aujourd’hui entre monde militaire et monde civil [3], la nouveauté réside dans l’étude des relations entre les habitants et les soldats blessés, les rapports de force étant inversés dans ces interactions spécifiques.


L’auteure clôture cette partie en replaçant la blessure dans le cadre plus large de l’expérience combattante ainsi que dans la constitution de la mémoire. La blessure mutilante instaure une rupture avec la société militaire autant qu’elle représente une difficulté à se réintégrer à la vie civile. La blessure est souvent utilisée comme un moment de réflexion sur l’expérience du combat et en particulier son horreur, mais elle n’est jamais la source d’une remise en question de la guerre. L’éventualité de la mort fait partie du métier de soldat et la blessure reste une manifestation matérielle de l’honneur. En revanche, l’absence d’expression de peur ou de crainte dans les témoignages des soldats est à nuancer.


L’auteure termine son voyage avec le retour des soldats blessés dans leurs foyers, appelant à une écriture de l’histoire de la place des vétérans mutilés dans la société de la Restauration. Le dialogue entre l’expérience combattante et l’organisation des soins tout au long de l’ouvrage permet d’interroger le rapport entre l’expérience intime des soldats et le phénomène institutionnalisé de la prise en charge médicale des blessures. Retenons la pertinence d’une étude transnationale des guerres napoléoniennes et la nécessité de faire dialoguer les sources. Mais également le recours à l’archéologie, point sur lequel se conclut l’ouvrage, et qui apportera sans nul doute des informations précieuses à l’avenir sur ces milliers de soldats auquel Nebiha Guiga a redonné vie le temps d’un ouvrage.

AUTEUR

Laurine Drut
Doctorante en histoire contemporaine
Université Bourgogne Europe
Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin » (LIR3S)


ANNEXES

NOTES
[1] John Keegan, Anatomie de la bataille, Paris, Perrin, 1993 [1976].
[2] Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne, Paris, Seuil, 2008.
[3] Leighton S. James, Witnessing the Revolutionary and Napoleonic Wars in German Central Europe, New York, Palgrave Macmillan, 2013.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Laurine Drut, « Nebiha Guiga, Les blessés de Napoléon, Paris, Passés Composés, 2025, 400 p », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 19 septembre 2025, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Laurine Drut
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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