Maître de conférences en histoire, président de l’association Passé-Présent-Mobilité, coordonnateur de la récente synthèse Histoire des transports et des mobilités en France, XIXe-XXIe siècles[1] : Étienne Faugier a fait de la route depuis sa thèse, dont est issu partiellement cet ouvrage. Partiellement, car sa thèse, soutenue en 2013, proposait une étude comparative de l’automobilisme et de ses enjeux entre le département du Rhône et la région de Québec[2]. C’est donc une enquête retravaillée et mûrie depuis plus de dix ans qui est publiée dans la maison d’édition canadienne du Septentrion.
Dans la lignée des travaux – entre autres – de Mathieu Flonneau[3], Étienne Faugier présente une histoire non pas de l’automobile mais de tous les véhicules à moteur (autobus, poids-lourd, moto[neige], tracteur…). Surtout, l’auteur dresse une histoire socio-culturelle incarnée, mettant les pleins phares sur les « acteurs et actants peuplant ces "mondes de l’automobilisme" », c’est-à-dire « la route et ses abords, la signalisation, la faune, les groupes de pression, les pouvoirs publics, les usagers de la route, les textes de loi et la culture francophone[4] ». L’automobilisme est ainsi théorisé comme un « système logique et cohérent qui s’appuie sur un mobile, une infrastructure, une culture et des pratiques[5] ».
L’apport du travail d’Étienne Faugier, membre du Laboratoire d’Études Rurales et spécialiste de l’histoire rurale, est important. L’historiographie s’est focalisée essentiellement sur les espaces urbains. Un pas de côté est réalisé ici avec la focale sur un espace périphérique : la région de Québec, territoire homogène, rural et agricole qui gravite autour de la ville de Québec. L’auteur ne perd pourtant pas de vue les circulations transnationales, notamment à travers les relations industrielles et touristiques états-uniennes. Ses sources sont puisées dans l’administration publique (ministère de la Voirie, débats parlementaires) et surtout dans les guides touristiques, la presse spécialisée, les brochures, soit la littérature automobile produite par les associations automobiles.
L’ouvrage, richement illustré, commence par une présentation chronologique « des premiers tours de manivelle aux premiers coups de volant ». Alors que le premier automobiliste est rencontré dans la région en 1897, le récit s’arrête au début des années 1960, lorsque l’automobile se démocratise aux classes moyennes. La motorisation, quoique croissante, est assez lente dans cette région qui ne connaît pas d’industrie automobile et qui n’est donc pas pionnière à l’échelle du continent. On compte 3100 automobiles en 1926, 5100 en 1936 puis 98000 en 1955. Pour les tracteurs, on en recense une cinquantaine en 1931 puis 4200 en 1961. La véritable entrée dans la civilisation automobiliste intervient donc après la Seconde Guerre mondiale, mais son châssis est construit au début du siècle. Si on regrettera peut-être une présentation générale du contexte des années 1920-1960, l’auteur consacre ensuite plusieurs chapitres thématiques qui décomposent le système automobiliste. Il expose ainsi les changements produits par la pénétration de l’automobilisme dans la région rurale et agricole de Québec. Sans être exhaustif, nous retiendrons trois éléments de cette histoire.
Premièrement, Faugier dévoile avec rigueur et sens critique le rôle majeur du Club automobile de Québec (CAQ), formé en 1912. Ce groupe fédère des membres de l’élite socio-économique de la région et est entouré de personnalités influentes à l’image de Lomer Gouin, premier ministre du Québec de 1905 à 1920. Le CAQ est sur tous les fronts. Il participe activement à l’élaboration d’une culture automobiliste, notamment via son média Motoring Club, devenu aujourd’hui Touring. Le CAQ construit et diffuse des connaissances, des savoir-faire, des gestes et des langages propres, en bref des normes et des codes sociaux. Il promeut par exemple activement les pratiques touristiques. Dans un autre registre, Faugier démontre le rôle du CAQ dans l’érection et la structuration du paysage automobiliste. Le club exerce une influence pionnière et directe dans la législation et dans la politique d’aménagement reprise ensuite par les pouvoirs publics.
Contrairement à la France, l’automobile précède la route au Canada. Etienne Faugier porte alors à juste titre son attention sur les infrastructures sans lesquelles l’automobilisme n’existe pas. Le réseau routier formé entre 1920 et 1960 requiert de sérieux investissements publics. Sa mise en place découle d’un consensus entre acteurs (municipalités, usagers, groupes de pression, pouvoirs publics) pour favoriser la circulation des véhicules à moteur, en tenant compte des contraintes climatiques spécifiques au Québec. L’érection des « chemins d’hiver » et le déneigement étaient ainsi justifiés par l’essor économique de la région. L’auteur évoque aussi les road-sides, c’est-à-dire les panneaux de signalisation, les arbres au bord de la route, les garages ou encore les pompes à essence. Ces « infrastructures immobiles de la mobilité[6] » transforment en profondeur le paysage, l’environnement et l’habiter des Québécois.
Enfin, si le monde automobiliste est aujourd’hui largement critiqué et source de conflits, Étienne Faugier apporte une profondeur historique à ces tensions. Il rappelle que si les critiques ont toujours été minoritaires, l’anti-automobilisme a été important au début du XXe siècle avant de resurgir dans les années 1950. Objet des élites, l’automobile a pu être décriée pour son inutilité, pour la mortalité qu’elle provoque ou encore pour ses nuisances sonores et olfactives. La révolution automobiliste est bien conflictuelle et résulte notamment de deux batailles. La « bataille des routes », au cours de laquelle l’automobile, l’autocar et le poids-lourd concurrencent le chemin de fer et la traction hippomobile. Et la « bataille des champs » qui voit le cheval faire face à la mécanisation agricole. Si les véhicules à moteur obtiennent une position centrale à l’issue de ces batailles, les autres modes de transport se recomposent plus qu’ils ne disparaissent. Etienne Faugier veille par ailleurs à ne pas tomber dans les préjugés d’un anti-automobilisme rural face à une technophilie urbaine. Il rappelle l’importance de la motorisation d’usagers essentiels aux espaces ruraux : le médecin, le curé ou encore l’industrie de la collecte du lait.
À travers ce voyage outre-Atlantique, Étienne Faugier justifie le fait que l’automobilisme est une « révolution ». Les pratiques spatiales, sociales, culturelles et économiques québécoises ont été bouleversées à mesure qu’a été transformé le paysage de ce territoire ordinaire. Si le processus est lent et ne s’accélère véritablement qu’après 1945, le système est solidement ancré, quitte à accepter avec lui le risque qui lui est inhérent. La force de l’enquête tient sans conteste au terrain d’étude novateur et au renforcement de nos connaissances sur le rôle joué par les clubs automobiles. L’ouvrage perd malheureusement sa dimension comparative avec le cas français du Rhône. La comparaison du CAQ avec l’Automobile-Club du Rhône et la différence structurelle en termes d’infrastructures entre la France et la région du Québec sont regrettées. On pourra se référer à la version dactylographiée de la thèse de l’auteur, accessible en ligne. Enfin, si l’auteur exclut logiquement toute exhaustivité, l’étude pourra être prolongée par une lecture plus précise des transformations environnementales de la région de Québec par l’automobilisme[7]. Le présent ouvrage n’en reste pas moins utile à tout chercheur intéressé par l’histoire des mobilités ou l’histoire rurale. Il s’adresse aussi au lecteur amateur qui veut se familiariser avec une autre culture francophone méconnue. Il permettra à tous de prendre du recul sur les tensions contemporaines provoquées par l’automobilisme et ses mondes.
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