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Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-UBE |
Territoires contemporains | |
Varia | ||||||
Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, 250 p., 25 euros | ||||||
Lucas Cordier | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
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Faire l’histoire en la filmant fait l’état des lieux de l’écriture filmique sur l’Histoire au temps présent. Ce corpus d’articles sous la thématique de l’histoire filmée rassemble différents auteurs, spécialisés sur différents cinémas, avec comme ligne directrice la mémoire, l’oubli et la transmission. Pour regrouper ces différents articles, la codirection menée par Christian Delage, réalisateur, professeur émérite à l’université Paris 8 et chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), et Claire Demoulin, docteure et maîtresse de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, met en place trois parties distinctes qui essayent de répondre à une question : comment la naissance d’une œuvre d’art coïncide-t-elle toujours perpétuellement avec l’Histoire et comment s’inscrit-elle dedans ? Des questions qui sont au cœur du projet « Un film, une histoire », issu par un partenariat entre le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et l’IHTP, dont Christian Delage est directeur de 2014 à 2021. Après la projection d’un film, sous le regard d’historien, a lieu un débat. Julien Neutres, docteur en histoire de l’EHESS et directeur de la création, des territoires et des publics du CNC de 2015 à 2022, décrit le projet dans la postface de Faire l’histoire en la filmant : « Penser le monde en décryptant les images avec un regard historien et en montrant la puissance de pensée des images. Et donner ainsi tout leur sens, toute leur portée, aux images [1]. » Christian Delage s’est sans cesse questionné sur ce regard du cinéaste-historien. Son approche de l’histoire du présent l’a conduit à démontrer l’importance du cinéma comme dispositif [2], preuve [3] et témoin [4]. De son temps ou du temps des vivants, l’outil cinématographique est interrogé par sa participation à l’écriture de l’Histoire. Est-il un apport positif à celle-ci, ou l’historien doit-il continuellement douter des images qu’il perçoit ? Car tout cinéaste, ou documentaliste, doit avoir une approche cinématographique. Il ou elle utilise des codes filmiques qui transportent le témoignage en récit, et il ou elle doit amener le point de vue de l’individu au collectif, du récit biographique/autobiographique à l’Histoire du présent [5]. Lui-même cinéaste, Christian Delage connaît l’importance du point de vue de la caméra. Cet outil est comme un témoin de l’histoire qui restitue, par exemple, la mémoire de la Shoah, sous plusieurs points de vue : à la fois ses victimes et aussi ses coupables. Il confronte ainsi deux grandes idées : d’abord celle de vouloir filmer et écrire l’histoire avec des archives, des récits ; enfin celle du recul nécessaire du point de vue d’historien face aux outils cinématographiques. L’historien doit se questionner sur les traces filmées (et non filmées) et sur l’histoire qu’a choisie un ou une cinéaste pour décrire un événement de l’Histoire. La codirectrice de cet ouvrage, Claire Demoulin [6], est spécialisée sur l’histoire de cinéastes européens du xxe siècle qui ont émigré à Hollywood et dont les influences sont présentes dans la création cinématographique. Elle fait partie de l’unité de recherche THALIM (Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité, xixe-xxie siècles) et mène, dès 2022, une recherche sur les réseaux entre les cinéastes européens émigrés au sein d’Hollywood. Comme point de départ de ce réseau, elle reprend l’exemple de l’école menée par Max Reinhardt, intitulée « The Workshop for Stage, Screen, and Radio ». Elle s’intéresse particulièrement au lien qui allie l’individu (l’approche artistique) et l’histoire (l’histoire culturelle et l’histoire politique). Pour Faire l’histoire en la filmant, le point de vue du cinéaste étranger questionne : permet-il d’apporter une vision plus objective sur la situation historique d’un pays ? I. Voyager dans l’histoire La première partie, « Voyager dans l’histoire », lie deux thèmes. En premier, celui du voyage effectué par les cinéastes (William Dieterle, Dagmawi Yimer et Michelangelo Antonioni) au sein de pays tels que l’Amérique du Nord, la Chine ou encore l’Italie. En second, celui d’un voyage collectif d’un autre temps. D’abord, il y a une volonté de réattribuer l’histoire d’une vie (Tennessee Johnson), d’un nouveau pays (la Chine de 1972, sous la révolution culturelle), ou encore de restaurer une mémoire oubliée par les témoignages d’émigrés (en Italie). Ce voyage constitue une première approche dans la fabrication de l’histoire du temps présent. Même si Tennessee Johnson vient d’un autre temps, Claire Demoulin explique que le projet filmique dirigé par William Dieterle, sous la production de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), est lié à son actualité historique. Ce qui va impacter la construction narrative du film. Andrew Johnson, le vice-président des États-Unis devenu président après l’assassinat d’Abraham Lincoln, est un homme politique oublié des Américains. Le projet de la MGM est de le réhabiliter au rang d’un idéal, en reprenant les mythes américains d’un « self-made-man » et d’un « common man ». Andrew Johnson a dû exercer ce rôle jusqu’à la suspension de sa place présidentielle – qui, selon le scénario du film, est due à la jalousie de ses collègues politiques. Cette forme de l’homme qui se « reconstruit », qui atteint le mythe de héros ordinaire, est remise en question par les critiques et les historiens dès la sortie en salles aux États-Unis. Pourtant, William Dieterle et les studios MGM ont effectué des recherches historiques approfondies pour ce long-métrage. Les archives retrouvées permettent de témoigner que ce film omet certaines problématiques, plus particulièrement la question raciale. Vient ainsi une réflexion : omettre est un choix. Car du temps de la fabrication du film (1942), Hollywood montre à travers l’histoire d’Andrew Johnson une certaine orientation historique et politique. Oublier un point de vue aussi important que la question raciale est lié à l’histoire contemporaine de sa fabrication. Un film est l’écho de son temps, les choix artistiques et culturels doivent être considérés par l’historien, et Claire Demoulin démontre à travers cet exemple filmique un premier point sur ce que « peut » faire le cinéma : omettre certains moments de l’Histoire. Camille Guigueno est réalisatrice, monteuse et écrit un article sur « Le parcours de Dagmawi Yimer, cinéaste de la migration en Italie [7] ». Pour elle, le cinéaste questionne l’importance de la caméra comme témoin de son temps. Dagmawi Yimer se sent malgré lui réalisateur parce qu’il souhaite écrire l’histoire des autres, c’est-à-dire de ceux qui, comme lui, ont fui l’Éthiopie, son pays d’origine, pour l’île de Lampedusa. Avec l’aide de Giulio Cederna à la coréalisation d’Il deserto e il mare, il revient sur cette île afin d’apporter le témoignage au temps présent de ceux qui ont fui leurs pays. C’est un chemin mêlant autobiographie/biographie, une introspection entre l’individu et le collectif qui, à travers les dialogues, va fabriquer les souvenirs d’un autre temps. Ce sera avec Come un uomo sulla terra qu’il joue un rôle de passeur de témoin. Son troisième film, Soltanto il mare, accentue cet effet. Son cinéma se concentre sur les traces de l’oubli, à la manière de Claude Lanzmann et de la Shoah, où les dialogues permettent de filmer une archive sans qu’elle soit visible. La notion de mémoire est présente, le cinéaste la développe en se plaçant en tant que passeur. Sa place se situe entre le témoin et le « protagoniste » de l’histoire, un double je(u) qui situe Dagmawi Yimer comme l’intermédiaire entre le spectateur et le témoin. En Chine, le cinéaste italien Michelangelo Antonioni est engagé par le pays pour filmer la nouvelle Chine, alors en pleine révolution culturelle en 1972. Il réalise Chung Kuo, Cina, un film qui fera polémique pour la Chine (une image politique qu’elle ne souhaitait pas voir) et pour les critiques (le film n’est pas assez engagé politiquement). Chunchun Wang, doctorante en études cinématographiques à l’université Paris 8, s’interroge : comment un cinéaste étranger peut-il représenter réellement l’histoire de la Chine ? La réponse est complexe, et cette chercheuse [8] essaye d’apporter des éléments de réponse. Michelangelo Antonioni veut montrer, en tant que témoin extérieur, la vie quotidienne des Chinois. Ceci est son intention, mais il est obligé de changer de plan pendant le tournage, car c’est un film de commande et la Chine veut une image précise de son pays. Alors, il va tenter d’écrire l’histoire de la Chine, qu’il pense pouvoir filmer, en essayant d’enregistrer les petites subtilités du quotidien sans que les producteurs le voient. Le cinéaste italien ne peut pas filmer les témoignages réels des Chinois, il tente ainsi de faire parler les images par elles-mêmes. Malgré les contraintes, il cherche la « substance [9] » de l’image : une image derrière une autre. Pour l’historien, cela l’interroge sur l’image qu’il perçoit. Il analyse les images pour chercher une forme de vérité historique. L’article conclut ainsi sur la question de l’irréprochabilité de l’historien, qui doit recontextualiser continuellement des images qui ont voyagé dans le temps. II. Sortir de la guerre La deuxième partie, « Sortir de la guerre », se concentre sur d’autres catégories d’images reçues que l’historien doit examiner avec prudence, celles fabriquées pour raconter le récit d’une histoire de guerre : l’archive (Mémoires de nos pères de Clint Eastwood), l’image en direct (images tournées lors de la guerre en Irak en 2003) et les images artistiques qui recréent une mémoire oubliée (le cas de la cinéaste Paula Markovitch). Toutes ont en commun cette recherche d’une histoire du temps présent issue des traumatismes, des archives et de la mémoire de guerre. Antoine Rocipon [10] analyse Mémoires de nos pères de Clint Eastwood (2006) sous le prisme du « mal d’archive [11] ». Le film s’inspire d’une photographie de six Marines qui plantent un drapeau sur un mont sur l’île Iwo Jima. Pour le cinéaste, il y a ce besoin de reproduire une mémoire à travers une image cinématographique. Au-delà de cette volonté de filmer un temps perdu, il cherche à recréer un traumatisme oublié. Pour Antoine Rocipon, Clint Eastwood recompose un troisième temps de l’histoire : après la première image (l’archive) succède une deuxième (le long-métrage), qui amène nécessairement à la dernière image (l’avenir). L’historien fait face à différentes temporalités : le passé (l’image), le présent (le film), l’avenir (le spectateur). Clint Eastwood est perçu comme un « passeur ». Alain Zind [12] questionne les images filmées par les soldats de la guerre en Irak à travers le regard de l’image en direct. Selon lui, la caméra est inscrite dans l’histoire. Elle essaye de se dissoudre dans l’anonymat afin de ne faire qu’un avec son temps. De plus, l’avantage du plan séquence est de suivre en direct l’événement : pour le spectateur, le but est de ressentir l’image en temps réel. Quelques formats d’images sont interrogés par Alain Zind sur cette question de « suivre » un événement historique en direct, comme la « helmet cam » (la caméra qui se situe sur le casque du soldat), ou encore le plan-véhicule (les caméras embarquées à l’avant d’une voiture) ; l’auteur analyse les conséquences de ces prises de vues. La « helmet cam » manque de « neutralité », car le spectateur ne perçoit qu’un seul angle de vue, celui d’un soldat. Le plan-véhicule peut exposer une neutralité plus juste puisqu’il n’y a ni point de vue ni artifice. Au cœur de l’action, l’image parle à elle-même. Ainsi, lorsque celles-ci sont rassemblées, elles ne donnent aucun contexte ni aucun sens au montage, elles forment « une mosaïque [13] » : une histoire et un récit qui définissent un choix d’écriture et de réalisation. Il y a un désir d’archiver en direct l’histoire de la guerre grâce à la caméra, mais l’historien doit ainsi faire face aux images collectives qui dépendent de choix individualistes. Marion Cairault, professeure agrégée d’histoire et doctorante en histoire à l’université Paris 8 et à l’IHTP, rédige un article sur le cinéma de Paula Markovitch à partir d’un souvenir que la réalisatrice a vécu lors d’un tournage (Angeles, 2022). Marion Cairault, présente quelques jours pendant ce tournage, assiste au « climax » du film. Elle s’inscrit ainsi dans un quatrième temps de l’historien : celui d’être présent lors de la fabrication des images [14]. Elle insiste sur un point important : celui du temps de l’élaboration des images, et donc d’un tournage. Et si, pour connaître véritablement la création des images d’histoires, l’historien devait être au cœur des tournages ? Car un tournage comporte à lui seul une histoire [15]. Cet article met en avant l’effet du « climax » du film, en évoquant une situation complexe entre les différents membres de l’équipe technique. Paula Markovitch est une cinéaste qui reconstitue, par la fiction, des oublis de son passé : elle développe chaque fiction à travers un passé qui confronte à la fois horreur et destruction (causée par la guerre, la perte, etc.). Paula Markovitch souhaite retrouver, à travers ses acteurs, les émotions contrastées qu’elle a ressenties enfant. Ce paradoxe est marqué par la volonté de la cinéaste de faire ressurgir des émotions enfouies dans une histoire passée et celle de reproduire son histoire par une fiction qui ne pourra qu’effleurer son traumatisme. Marion Cairault témoigne de l’importance de voir et d’assister à un tournage pour un historien, car cela apporte une vision complète des images reconstituées par les cinéastes. III. Composer avec une mémoire empêchée Quatre articles s’intéressent au récit d’une histoire oubliée ou traumatique. D’abord, l’œuvre Guernica de Pablo Picasso est analysée sous un regard d’historien-cinéaste. Puis, le regard de spectateur fait face à une histoire qu’il souhaite oublier : celle du fascisme italien dans Le Conformiste de Bernardo Bertolucci. Par ailleurs, le long-métrage Après la guerre d’Annarita Zambrano revient sur une histoire empêchée et débattue encore de nos jours et enfin, l’histoire d’un génocide, celui des Khmers rouges, est vue par le prisme du cinéma. En prenant l’exemple de Guernica de Pablo Picasso, Lydie Delahaye, peintre et maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, questionne la mémoire d’un événement. L’image de cette peinture représente une mémoire collective de ce qu’est, à un instant précis, la guerre d’Espagne. Il n’y a pas de trace filmée et peu de récits journalistiques de cette guerre. L’historien s’interroge ainsi sur l’importance de cette œuvre en tant qu’objet artistique et historique. À travers la réalisation de films documentaires, certains cinéastes réfléchissent à cette liaison entre l’objet d’art et l’objet historique (Guernica de Robert Joseph Flaherty [1949] ; Guernica d’Alain Resnais [1950] ; Parole dipinte – Incontrare Picasso de Luciano Emmer [1954]). Chacun représente un point de vue différent de Guernica en tant qu’objet d’art et objet d’histoire. Robert Joseph Flaherty tente de filmer les « fantômes » qui traversent l’œuvre, Luciano Emmer se concentre sur l’aspect intimiste et humaniste de l’œuvre, tandis qu’Alain Resnais cherche à retracer une archive esthétique et politique. Thibault Guichard, doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis [16], écrit un article à propos du roman Le Conformiste d’Alberto Moravia, œuvre traitant du mouvement fasciste adaptée au cinéma par Bernardo Bertolucci. Ce sujet est filmé à travers le regard de deux auteurs qui confrontent deux types de mémoire, intime et collective : mémoire de la dictature et de la post-dictature, maintenue pour la même thématique, celle du temps. Tel un « portraitiste », le romancier écrit à propos de l’Italie fasciste de son enfance. Il instaure l’image d’une dictature qui perdure et pose un regard personnel sur un destin tragique qu’il interroge plutôt qu’il ne critique. À l’inverse du roman, la structure du film, aux formes surréalistes et poétiques, fait appel à l’inconscient du spectateur [17]. Le cinéaste travaille sur son propre parcours psychanalytique, en mettant en scène des images métaphoriques dans un but bien précis. Bernardo Bertolucci projette le spectateur dans sa mémoire, grâce à l’usage du flashback, avançant l’idée d’un temps qui semble se répéter constamment. Malgré le souhait actuel des Italiens d’oublier le passé, le cinéaste, en tant qu’intermédiaire, capte le regard de ce public pour faire appel à leurs souvenirs dans le but de toujours se rappeler de l’histoire qui lutte contre un retour du fascisme. Monica Lanzoni, doctorante [18], utilise principalement dans son article l’exemple filmique d’Après la guerre d’Annarita Zambrano (2017). La guerre du titre est celle des années de plomb en Italie. Ce film remet sur le devant de la scène ce souvenir, en particulier celui de la recherche des « 300 Italiens » partis en France sous la doctrine Mitterrand. Le long-métrage questionne. Doit-on revenir sur le choix de cette doctrine ? Est-ce que les Italiens exilés en France peuvent (et doivent) revenir en Italie ? Est-ce que les Italiens militants veulent (et peuvent) oublier leur passé ? Monica Lanzoni explique que : « Cette histoire s’écrit pendant qu’elle est filmée, précisément parce que l’histoire n’est pas encore terminée [19]. » La cinéaste allie fiction et réalité afin de prolonger l’idée d’une histoire qui s’étend dans le temps, et qui ne doit pas être oubliée. Maxime Gasnault, titulaire d’un master en études cinématographiques de l’université Paris 8 et à l’IHTP, s’interroge sur « La fabrique audiovisuelle des mémoires du génocide au Cambodge, 1978-1996 ». À travers trois exemples de films, il tente d’éclaircir les mémoires sur le génocide causé par les Khmers rouges : Kampučija’ 78, de Nikola Vitorović (1978) ; Kampuchea – Sterben und Auferstehen de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann (1980) ; Bophana, une tragédie cambodgienne de Rithy Panh (1996). Le reportage yougoslave de Nikola Vitorović est la première source visuelle collective qui a émané dans la télévision en 1978. Il montre un présent contradictoire. Il confronte les regards officieux (des Khmers rouges) et officiels (les images des villes et des campagnes, le peuple [20]). Kampučija’ 78 interroge la question de la mémoire collective qui semble être absente. Selon le film, la « responsabilité » est multiple et géopolitique. Le dernier film du corpus, Bophana, de Rithy Panh, présente l’outil cinématographe comme objet de mémoire. Sorti en 1996, le film expose la volonté de l’État du Cambodge d’oublier le passé du Khmer rouge. Le cinéaste traite de la mémoire du pays à travers l’histoire du personnage de Bophana. Il questionne l’oubli de la mémoire, qui se situe entre le présent et le passé. Maxime Gasnault reprend ainsi la théorie de Paul Ricœur : ce sont les souvenirs qui font la mémoire. L’histoire se fabrique à travers elle : elle est « l’attestation [21] ». ***
En postface, Julien Neutres fait un appel d’espoir dans le but d’éduquer les spectateurs, dès leur plus jeune âge, afin qu’ils apprennent à voir à travers les images ainsi qu’à les interpréter. Cet appel d’espoir touche aussi les films. Les cinéastes ne doivent pas arrêter de créer des œuvres de mémoire, outils de l’histoire. En restant au cœur de l’actualité, ces films permettent d’engendrer un travail de réflexion autour de l’histoire actuelle, de nos mémoires collectives, et de questionner nos sociétés. En conclusion, de filmer l’histoire tout en la filmant. Cet ouvrage scientifique questionne les images cinématographiques en tant que sources historiques et reflets de la mémoire. Différents historiens s’interrogent sur l’histoire du temps présent [22]. Cependant, comme le rappelle l’introduction, les sources transdisciplinaires apportent des éléments de réponses. Les œuvres cinématographiques historiques et/ou mémorielles sont étudiées, dans cet ouvrage, par le prisme du droit [23], de l’histoire de l’art [24] ou encore, de la philosophie [25]. Ces nombreuses références permettent de compléter des observations intéressantes sur l’impact des images sur la mémoire, les archives et les oublis. Le titre Faire l’histoire en la filmant prend ainsi tout son sens. Un film se construit en plusieurs étapes : l’écriture, les choix de mises en scène et le montage. La forme du film, et ses intentions, ne sont-elles pas à questionner autant que le fond du récit ? Un film ne peut retranscrire tout ce qu’on peut « faire » pour raconter l’histoire d’un événement, d’une personne, etc. Il y a des choix, et ce sont ces choix de « faire » l’histoire qui amènent les historiens à se questionner sur les intentions des cinéastes qui présentent, à travers leur objectif, une approche historiographique. D’où le choix probable, en première de couverture, de cette photographie de tournage du long-métrage de Michelangelo Antonioni qui filme au présent une nouvelle Chine. À travers l’œil du cinéaste, il tente de filmer l’histoire au présent, avec une caméra qui se projette vers l’avenir. |
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![]() Lucas Cordier Doctorant en histoire de l’art Université Bourgogne Europe Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin » (LIR3S) |
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[1]
Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, p. 231.
[2]
Voir ses films d’archive sur la seconde guerre mondiale et son dernier ouvrage, Filmer, juger. De la Seconde Guerre mondiale à l’invasion de l’Ukraine (2023).
[3]
Comme le démontre son essai La vérité par l’image. De Nuremberg au procès Milosevic (2006), ou encore son film sur Berlin, de la réunification à l’unité, tourné lors de la chute du mur de Berlin.
[4]
Il encadre avec Guillaume Mazeau le séminaire « Médiations de l’histoire » et il collecte les témoignages des victimes des attentats de novembre 2015.
[5]
Cette approche de cinéaste-historien est au cœur de son exposition Filmer les camps. John Ford, Samuel Fuller, George Stevens. De Hollywood à Nuremberg (2010).
[6]
Docteure de l’université Paris 8 en études cinématographiques. Sa thèse, soutenue en 2021, s’intitule Hollywood Transatlantique. Traversées visuelles, culturelles et sociales dans les films biographiques de William Dieterle (1936-1942) et est codirigée par Christian Delage et Suzanne Liandrat-Guigues.
[7]
Elle a écrit un mémoire nommé Un cinéma à bonne distance : filmer la migration en Italie depuis les années 2000, encadré par Vincent Amiel, pour son master cinéma de l’université Paris 1.
[8]
Dont les travaux de recherches portent sur l’histoire de l’Italie à travers le prisme du cinéma.
[9]
Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, p. 89.
[10]
Docteur de l’université Paris 8 en études cinématographiques et professeur de lettres et d’histoire en lycée professionnel.
[11]
Le chercheur reprend principalement les travaux de Jacques Derrida (Mal d’archive : une impression freudienne, 1995), mais aussi ceux de Christian Delage et Vincent Guigueno (L’historien et le film, 2004), Siegfried Kracauer (L’histoire. Des avant-dernières choses, 2006) et Georges Didi-Huberman (Quand les images prennent position, 2009).
[12]
Réalisateur, docteur en études cinématographiques de l’université Paris 8 et chargé de communication et de valorisation scientifique à l’IHTP.
[13]
« La forme mosaïque dilue ainsi l’instantanéité de l’enregistrement pour le maintenir dans une forme descriptive, détachée, comparable au temps de l’imparfait. » (Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, p. 129.)
[14]
Reprenant ainsi les recherches de Gwenaële Rot (Planter le décor. Une sociologie des tournages, 2019).
[15]
Certains cinéastes ont réalisé des films sur des tournages, par exemple La Nuit américaine de François Truffaut (1973) ou encore le récent Making of de Cédric Kahn (2023).
[16]
Sa thèse en histoire contemporaine, soutenue en 2021 à l’université Paris 8, s’intitule Résister au fascisme sans perdre son âme, 1921-1937. La propagande antifasciste dans les milieux du socialisme libéral : presse, réseaux et modalités d’action de « Giustizia e Libertà » et est dirigée par Marie-Anne Matard-Bonucci.
[17]
Thibault Guichard reprend les recherches psychanalytiques d’Henri Bergson, Sigmund Freud et Gilles Deleuze.
[18]
Sa thèse, sous la direction de Marie-Anne Matard-Bonucci de l’université Paris 8, s’intitule L’exil et le refuge en France des anciens militants d’extrême gauche qui ont participé à la lutte armée en Italie.
[19]
Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, p. 211.
[20]
Une nouvelle fois, une image en cache une autre, comme avec l’exemple du film de Michelangelo Antonioni.
[21]
Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, p. 215.
[22]
Tels que Marc Ferro (Cinéma et histoire, 1977), Antoine de Baecque (De l’Histoire au cinéma, 1998, codirigé avec Christian Delage ; L’histoire-caméra, 2008), Georges Didi-Huberman (Images malgré tout, 2003), Christian Delage et Vincent Guigueno (L’historien et le film, 2004), ou encore les historiens Paul Ricoeur (La mémoire, l’histoire, l’oubli, 2000) et Siegfried Kracauer (L’histoire. Des avant-dernières choses, 2006).
[23]
Nathalie Goedert, Ninon Maillard (Le droit en représentation[s], 2017) ; Peter Goodrich (Judicial Uses of Images. Vision in Decision, 2023).
[24]
Thomas Schlesser (Faire rêver. De l’art des Lumières au cauchemar publicitaire, 2019).
[25]
Gilles Deleuze (L’image-mouvement, 1983 ; L’image-temps, 1985).
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![]() Pour citer cet article : Lucas Cordier, « Christian Delage, Claire Demoulin [dir.], Faire l’histoire en la filmant, Paris, CNRS Éditions, 2024, 250 p., 25 euros », Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 21 février 2025, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Lucas Cordier Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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