Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


La musique psychédélique et la contre-culture des années soixante : une utopie concrète à l’identité protéiforme devenue « réalité globale »
Médecine et neurosciences : le retour des psychédéliques
Bertrand Lebeau Leibovici
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
Le domaine des médicaments de l’esprit a subi une révolution dans les années cinquante avec les premiers neuroleptiques, antidépresseurs et anxiolytiques. Mais ce champ de découvertes semble épuisé. Entre la fin de la guerre et 1966, les travaux sur les psychédéliques furent foisonnants jusqu’à l’interdiction du LSD en 1966. Après un demi-siècle de quasi-disparition, on assiste depuis quelques années à un retour en force de ces substances, tant en médecine que dans les neurosciences. Quelques exemples sont donnés de ces recherches prometteuses.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : retour des psychédéliques, psychiatrie, neurosciences, 5HT2A
Index géographique : monde occidental
Index historique : de l’après-guerre à 2019
SOMMAIRE
I.Années cinquante : la révolution des médicaments de l’esprit
II. Une révolution qui ne tient pas ses promesses
III. Le retour des psychédéliques en médecine
IV. Ce que disent les conventions internationales
V. La grande césure de 1966 : l’interdiction du LSD
VI. Une brève histoire des psychédéliques
VII. Que sont les psychédéliques ? Le récepteur 5HT2A
VIII. Une définition plus large des psychédéliques
IX. Les psychédéliques avant leur interdiction
X. Les obstacles : le cadre légal et l’argent
XI. Quelques domaines actuels de recherche

TEXTE

I. Années cinquante : la révolution des médicaments de l’esprit

Il y a soixante-douze ans, en 1952, la psychiatrie a vécu une authentique révolution avec l’utilisation du premier antipsychotique, le Largactil (chlorpromazine [1]). Il permettait d’interrompre l’activité délirante et hallucinatoire de patients angoissés et agités que rien, jusqu’alors, ne pouvait apaiser. Trois Français, Henri Laborit, Jean Delay et Pierre Deniker se sont illustrés dans cette découverte. De nombreux autres antipsychotiques ou neuroleptiques ont été synthétisés depuis.

Delay travaillait à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et s’intéressait aussi beaucoup à la mescaline, au LSD (en allemand, Lysergsäurediethylamid) puis, à partir de 1958, à la psilocybine. Ces drogues semblaient provoquer des « pharmaco-psychoses », c’est-à-dire des états modifiés de conscience qui miment l’activité délirante et hallucinatoire des patients psychotiques.

L’idée elle-même était ancienne. Elle avait été exposée par Jacques Joseph Moreau de Tours en 1845 dans un livre précisément intitulé Du haschisch et de l’aliénation mentale. À cette époque, Moreau de Tours et l’écrivain Théophile Gautier réunissaient des artistes et des médecins dans le désormais célèbre « Club des haschischins ».

Quoi qu’il en soit, Delay fut l’un des rares à être impliqué tant dans l’étude des neuroleptiques que dans celle des psychédéliques. Ces deux types de drogues sont presque opposés. Ainsi, les neuroleptiques ont la capacité d’interrompre les effets du LSD.

En 1957 apparurent les deux premiers antidépresseurs : un « tricyclique », le Tofranil (imipramine) et un IMAO [2], le Marsalid (iproniazide).

Enfin, en 1960, la première benzodiazépine (BZD), le Librium (chlordiazépoxide), fut mise sur le marché comme anxiolytique, bientôt suivie par le Valium (diazépam) puis par des dizaines d’autres BZD dont les noms sont familiers : Xanax, Tranxène, Lexomil, Séresta, etc.

En moins d’une dizaine d’années, trois découvertes avaient eu lieu concernant des pathologies aussi importantes que les psychoses, les dépressions et les troubles anxieux. L’époque était donc à l’enthousiasme et l’on fêtait la naissance d’une nouvelle discipline : la psychopharmacologie. L’avenir des médicaments de l’esprit s’annonçait radieux !

II. Une révolution qui ne tient pas ses promesses

Il fallut pourtant déchanter et attendre une trentaine d’années avant qu’une nouvelle percée se manifeste – et elle était de moindre importance. A posteriori, on comprend pourquoi : ces découvertes restaient (et restent) le fruit du hasard, et il est capricieux.

En 1987, une nouvelle classe d’antidépresseurs, les ISRS (inhibiteurs sélectifs de recapture de la sérotonine), fit son apparition avec la mise sur le marché d’un médicament qui devint un phénomène de société : le Prozac (fluoxétine). Son efficacité semblait proche de celle des cycliques et des IMAO, mais son principal intérêt était de présenter beaucoup moins d’effets secondaires et d’interactions médicamenteuses. Alors que ces derniers n’étaient pratiquement utilisés que par des psychiatres, les médecins généralistes se mirent à prescrire le Prozac et tous ses successeurs. Depuis, le nombre de ces ISRS a prospéré et une classe toute proche, celle des IRSNa (inhibiteurs de recapture de la sérotonine et de la noradrénaline), est apparue en 1998 avec l’Effexor (venlafaxine).

À partir de 1996, des antipsychotiques dits « de deuxième génération » furent mis sur le marché parmi lesquels l’Abilify (aripiprazole), le Zyprexa (olanzapine) et le Risperdal (rispéridone) sont les plus prescrits. Là aussi, leur principal intérêt était de présenter moins d’effets secondaires, en particulier des « troubles extrapyramidaux » (qui miment la maladie de Parkinson), que les neuroleptiques de première génération.

Depuis, rien ou presque. En tout cas aucune révolution comparable à celle des années cinquante. Et nul ne sait quand aura lieu la prochaine percée. Mais des polémiques, parfois violentes, se firent jour concernant l’efficacité de nombre de ces médicaments, leurs effets secondaires et leur mauvaise utilisation.

Qu’il s’agisse des BZD dont on finit par découvrir l’important potentiel addictogène, des IRS ou des neuroleptiques de deuxième génération, l’enthousiasme a laissé place à un profond scepticisme.

En 2015, Charles Grob, l’un des représentants les plus renommés des psychedelic studies, résuma ainsi la situation :

Autisme, troubles anxieux, troubles obsessionnels compulsifs, alcoolisme, dépressions résistantes : autant de pathologies pour lesquelles nous n’avons pas de bons traitements [3].

III. Le retour des psychédéliques en médecine

Devant une situation aussi peu reluisante, on se doute bien que s’il existait, par exemple, une substance présentant un effet antidépresseur qui s’installe rapidement ou une autre qui, couplée à une psychothérapie, permettrait une amélioration des PTSD (post-traumatic stress disorder) et une troisième qui aiderait des personnes agonisantes à vivre leur mort avec sérénité, on se précipiterait [4] !

Or ces substances existent ! Elles ont pour nom kétamine, MDMA (méthylènedioxyméthamphétamine, principe actif de l’ecstasy), LSD25, psilocybine… sans oublier le cannabis et les cannabinoïdes. On imagine donc que des recherches et des essais cliniques intensifs ont lieu un peu partout. Mauvaise pioche ! Ces substances (sauf la kétamine) sont placées sous contrôle international parce qu’elles font l’objet d’usages récréatifs et n’ont pas de potentiel thérapeutique. C’est du moins la version officielle telle qu’elle se trouve dans les conventions internationales signées par la quasi-totalité des près de 200 pays représentés à l’ONU (Organisation des Nations unies). Elles sont donc suspectes tout comme le sont, à des degrés divers, ceux qui s’y intéressent.

IV. Ce que disent les conventions internationales

Pourtant l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), qui veille à l’application scrupuleuse des conventions internationales, l’affirme :

Le régime international de contrôle des drogues a été mis en place dans le souci de la santé physique et morale de l’humanité et avec pour objectif de répondre aux besoins médicaux et scientifiques en stupéfiants et substances psychotropes tout en empêchant l’usage illicite des substances placées sous contrôle [5].

Pour comprendre la situation, il faut faire un détour par la Convention unique de 1961 sur les drogues issues de plantes et la Convention de 1971 sur les psychotropes qui définissent quatre tableaux en fonction de la dangerosité supposée et du potentiel thérapeutique.

Le Schedule I comporte les substances présentant un risque grave pour la santé publique et une valeur thérapeutique limitée ou inexistante. On y trouve, entre autres, le LSD, la mescaline, la psilocybine et la MDMA. Voilà qui complique.

V. La grande césure de 1966 : l’interdiction du LSD

Il faut donc reprendre l’histoire depuis le début et jusqu’à la grande césure de 1966 qui vit les laboratoires Sandoz cesser la production de LSD et les États-Unis l’interdire. Cette interdiction aura pour principale conséquence l’interruption des recherches sur les potentialités thérapeutiques du LSD et plus généralement, des psychédéliques, pendant plus de quarante ans. Elle signe aussi l’arrêt d’un vaste domaine de recherches en neurosciences parce que les drogues, et en particulier les psychédéliques, sont des clés précieuses pour comprendre le fonctionnement de l’esprit.

Lorsque le LSD est sorti des laboratoires, il a rencontré la grande révolte de la jeunesse des années soixante, le mouvement hippie, la mobilisation contre la guerre du Viêt Nam, la lutte pour les droits civiques. Et son potentiel de subversion a rapidement été porté à incandescence par des groupes de rock à l’influence planétaire. Comme l’écrit Didier Acier :

Ce passage d’un usage thérapeutique à un usage récréatif et populaire condamne le LSD d’autant plus sûrement que cette consommation s’enracine dans un contexte sociohistorique singulier : indissociable du mouvement hippie, l’acide lysergique diéthylamide catalyse les conflits de valeurs, de classes et de génération qui caractérise l’Amérique des années 1960 [6].

En 1961, le chercheur britannique Michael Hollingshead reçut un demi-gramme de LSD de John Beresford qui l’avait lui-même commandé aux laboratoires suisses Sandoz. Après sa première expérience, Hollingshead contacta Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes et des Portes de la perception, qui le mit en rapport avec Timothy Leary, un professeur de psychologie à Harvard. C’est ainsi que tout a commencé.

Leary (1920-1996) et Richard Alpert (1931-2019) commencèrent à donner du LSD à leurs étudiants. Pour avoir une idée de la suite, il suffit de lire Acid Test de Tom Wolfe, décédé en mai 2018. Et l’on pourrait appeler « syndrome de Leary/Alpert » la sidération qui a saisi les autorités lorsqu’elles ont découvert l’affaire. On peut la résumer ainsi : si l’on ne peut même plus faire confiance à deux respectables professeurs de psychologie de l’une des meilleures universités du monde, à qui peut-on faire confiance en matière de drogues ? Réponse : à personne ! Pour mémoire, Richard Nixon avait affirmé en 1971 que Leary était l’homme le plus dangereux d’Amérique !

VI. Une brève histoire des psychédéliques

La mescaline a été isolée en 1894 par le chimiste allemand Arthur Heffter. Arrêtons-nous un instant sur ce nom : Heffter. En 1993, David Nichols et Dennis McKenna ont créé aux États-Unis le Heffter Research Institute qui, avec la MAPS (Multidisciplinarity Association for Psychedelic Research [7]) et la Beckley Foundation [8], a joué un rôle majeur pour maintenir vivante, dans un contexte défavorable, la recherche sur les psychédéliques. Ces trois fondations co-financent la plupart des recherches sur ce thème dans le monde. Le Heffter Institute a mené des travaux pionniers non pas avec la mescaline, mais avec la psilocybine dans le traitement de l’anxiété et de la dépression chez les patients cancéreux, et dans celui de la dépendance au tabac et à l’alcool. On notera que c’est Humphry Osmond, un psychiatre britannique travaillant au Canada qui, en 1953, fit découvrir la mescaline à Aldous Huxley [9].

La DMT (diméthyltryptamine) a été synthétisée pour la première fois en 1931 par le chimiste allemand Richard Manske. Le LSD a été synthétisé en 1938 et découvert, accidentellement, par Albert Hofmann en 1943. La psilocybine a été isolée en 1958 toujours par Hofmann, à partir des travaux de Robert Gordon Wasson et du Français Roger Heim sur le champignon psilocybe.

VII. Que sont les psychédéliques ? Le récepteur 5HT2A

Bien qu’il en soit le symbole le plus connu, le LSD ne résume pas les substances psychédéliques, littéralement « révélat[rices] de l’âme » – expression utilisée pour la première fois en 1956 par Osmond dans une lettre à Aldous Huxley, puis dans une conférence à l’Académie des sciences de New York.

Il existe une première définition des psychédéliques directement issue des recherches actuelles en neurosciences : ce sont des substances qui interagissent principalement avec un sous-groupe de récepteurs sérotoninergiques appelés 5HT2A (HT signifie « hydroxytryptamine », autre nom de la sérotonine, un neuromédiateur essentiel du système nerveux central, 2 désigne le type et A le sous-type).

Le LSD, la mescaline, la psilocybine et la DMT, l’un des deux composants de l’ayahuasca, possèdent un noyau indole tout comme la sérotonine. Seule la mescaline n’est pas une tryptamine, mais une phényléthylamine (PEA), ce qui la rapproche de la MDMA, le principe actif de l’ecstasy. Cette définition restrictive des substances psychédéliques a le mérite d’insister sur la très grande proximité chimique entre ces différentes drogues et sur le fait qu’elles se lient toutes au récepteur 5HT2A.

VIII. Une définition plus large des psychédéliques

C’est néanmoins une définition plus large du terme « psychédélique » que nous utiliserons. Elle renvoie à un certain type d’états modifiés de conscience. Beaucoup de ces substances ont rejoint le purgatoire du Schedule I, le fameux groupe I des conventions qui, comme on l’a vu, condamne ces drogues comme dangereuses et sans intérêt thérapeutique.

Cette extension peut se faire dans trois directions. La première nous est fournie par la mescaline, dont nous avons indiqué que c’était une phényléthylamine. La plus célèbre des PEA est la MDMA, synthétisée en 1913, qui est clairement un stimulant proche de l’amphétamine. Mais elle a surtout des propriétés décrites comme « emphathogènes » qui la rapprochent de la série LSD, psilocybine, DMT. Disons que c’est la plus psychédélique des amphétamines.

La deuxième extension ira vers la kétamine, une drogue qui ne fait pas partie du Schedule I. Elle est, en effet, largement utilisée en anesthésiologie partout dans le monde. Elle fait aussi l’objet d’une utilisation festive comme drogue « dissociative ». Sur le plan pharmacologique, la kétamine est un antiglutamatergique, c’est-à-dire un antagoniste des récepteurs NMDA (N-méthyl-D-aspartate). Nous reviendrons ultérieurement sur le bras de fer qui a opposé l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’OICS à propos du classement de la kétamine.

Enfin, la troisième extension pourrait légitimement se faire vers le cannabis. Dans toutes les classifications qui prennent pour base la distinction entre stimulants, sédatifs et hallucinogènes, le cannabis est classé dans cette troisième catégorie. Il modifie l’appréhension du temps, de l’espace, des sons, des couleurs et peut donc être légitimement considéré comme un psychédélique. Mais comme c’est un sujet en soi, laissons-le de côté.

IX. Les psychédéliques avant leur interdiction

Entre 1947 et 1970, environ 2 700 études ont été publiées dans la littérature médicale, principalement dans le champ de la psychiatrie, au sujet de troubles qui recouvrent à peu près toute la psychopathologie : schizophrénie, troubles de l’humeur, alcoolisme, etc. [10].

Les thérapies psychédéliques étaient très répandues dans les années cinquante et soixante. On les utilisait, dans le cadre de la psychologie transpersonnelle, pour faciliter les psychothérapies en « ouvrant le champ de la conscience ». Le courant de la psychologie transpersonnelle s’est intéressé aux états modifiés de conscience induits soit par des drogues (peyotl, datura, ayahuasca, amanite, LSD, kétamine, cannabis, etc.), soit par des techniques psychospirituelles (méditation, respiration, yoga, etc.).

Malgré l’interdiction des psychédéliques, quelques chercheurs comme Stanislas Grof, Oscar Janiger, Richard Metzner, Sydney Cohen, Howard Lotsof, Abraham Hoffer ou Humphry Osmond maintinrent vivante cette tradition aux États-Unis, en Israël, en Suisse, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. Comme l’écrit Christian Sueur :

Selon le dosage, les circonstances de la consommation, la structure de la personnalité et de la « disposition psychique » du moment (ce qu’on appelle le set and setting), les substances psychédéliques peuvent causer des modifications profondes de la conscience et de la perception de l’espace et du temps. Elles peuvent également provoquer un « dérèglement positif du moi » (expérience mystique) : loquacité accrue, franchise ; expérience de transe et expérience religieuse/mystique, expérience de l’extase ; concentration méditative [11].

Il faut s’arrêter un instant sur le set and setting, que l’on pourrait traduire par « le psychisme et le contexte ». Prenons un exemple. On peut consommer de la MDMA, du LSD ou de la psilocybine dans une rave party et danser toute la nuit sur une puissante musique techno. Mais on peut aussi utiliser ces drogues dans un lieu calme, seul ou avec un psychothérapeute, bercé par une douce musique. Et il ne se passera pas du tout les mêmes choses. On peut également tenter de résoudre un problème que l’on connaît bien et sur lequel on bute, ce que fit Kary Mullis qui découvrit ainsi la polymerase chain reaction (PCR), l’un des plus puissants outils d’analyse de l’ADN, ce qui lui valut le prix Nobel de Chimie en 1993.

X. Les obstacles : le cadre légal et l’argent

Même si les essais des années cinquante et soixante n’avaient pas toujours une rigueur exemplaire et/ou portaient sur des effectifs trop petits, il est frappant de constater que les pionniers de l’époque avaient commencé à explorer la majorité des domaines de recherches d’aujourd’hui.

Ces recherches sur les propriétés thérapeutiques des psychédéliques connaissent une impressionnante renaissance même si elles continuent de se heurter à deux grands types de difficultés.

La première est l’accès légal à des substances inscrites au Schedule I. Ainsi, aux États-Unis, il faut la double autorisation de la Drug Enforcement Administration (DEA) et de la Food and Drug Administration (FDA) pour avoir accès à la substance et mener des essais cliniques. Et ce n’est donc pas un hasard si les pays les plus dynamiques sont souvent ceux qui ont construit des politiques de drogues plus intelligentes que la moyenne. La France n’en fait hélas pas partie, alors que de Jacques Joseph Moreau de Tours au xixe siècle à Jean Delay, Roger Heim ou Claude Olievenstein (qui consacra sa thèse au LSD en 1967) au xxe siècle, les Français participaient alors à cette formidable aventure.

La seconde difficulté porte sur le nerf de la guerre : les essais cliniques coûtent extrêmement cher quand ils répondent aux exigences modernes de scientificité, idéalement en double aveugle versus placebo et avec un nombre suffisant de personnes pour atteindre la significativité statistique.

Les laboratoires pharmaceutiques ne sont pas, ou pas encore, intéressés : d’une part, ces molécules sont depuis longtemps dans le domaine public ; d’autre part, et contrairement aux traitements chroniques, une ou quelques prises suffisent souvent. Mais rien ne dit que ce désintérêt est définitif. Il est ainsi facile d’imaginer la commercialisation de microdoses de LSD sous des galéniques innovantes tels des patchs par exemple.

XI. Quelques domaines actuels de recherche

    MDMA

Aux États-Unis, un essai de phase III, c’est-à-dire qui précède l’autorisation de mise sur le marché, est mené dans le cadre de psychothérapies avec MDMA dans les PTSD. Ce syndrome qui associe des troubles du sommeil, des cauchemars et des épisodes d’anxiété aiguë qui peuvent être provoqués par un simple bruit, affecte 200 000 vétérans américains de retour d’Afghanistan ou d’Irak. Voilà qui prouve que les drug warriors américains savent être pragmatiques quand il le faut…

    Kétamine

La kétamine est un cas extrêmement intéressant. L’OICS a tenté à plusieurs reprises d’obtenir son classement en raison de ses utilisations récréatives. L’OMS s’y est systématiquement opposée, car la kétamine est largement utilisée comme anesthésique et c’est parfois le seul dans les pays pauvres. L’Organisation a fini par donner à la kétamine le statut de « médicament essentiel ». Et l’OICS a dû renoncer à son stupide projet.

Par ailleurs, des essais ont actuellement lieu pour lutter contre les dépressions résistantes aux traitements habituels. Et même si la dépression n’est pas résistante, les antidépresseurs, y compris sous forme de perfusions, mettent environ quinze jours avant d’agir. La kétamine, au contraire, a un effet très rapide dès les premières vingt-quatre ou quarante-huit heures. On comprend combien elle peut être utile dans des situations où il existe un risque élevé de passage à l’acte suicidaire. L’effet antidépresseur de la kétamine s’épuise assez vite, mais le relais peut alors être pris par des traitements classiques.

    LSD et psilocybine

Le LSD et la psilocybine permettent d’affronter la fin de vie de manière plus sereine, plus détachée. Des essais sont en cours avec la psilocybine dans le traitement de l’anxiété et de la dépression chez des patients cancéreux. Le grand pharmacologue David Nutt s’est élevé contre l’utilisation lourde des opiacés en fin de vie et proclame, haut et fort, que tout comme Aldous Huxley, il prendra du LSD lorsque son heure sera venue.

    Migraines et algies de la face

Les grandes migraines et algies de la face sont si douloureuses que certains patients préfèrent se suicider. La psilocybine, le LSD et la DMT semblent avoir de remarquables effets sur cette redoutable pathologie.

    Propriétés anti-addictives

Les propriétés anti-addictives des psychédéliques constituent un vaste champ de recherches, qu’il s’agisse de la psilocybine dans la dépendance au tabac et à l’alcool ou de l’ibogaïne, une tryptamine, dans la dépendance à l’alcool et aux opiacés.

Or, comme le notait le Lancet dans un éditorial de 2015, les psychédéliques sont des drogues « sans dangers physiologiques et très faiblement addictives ».

Nous allons, pour conclure, aborder deux questions très passionnantes : les microdoses de LSD d’une part et d’autre part, les travaux d’imagerie sous LSD.

    Les microdoses de LSD

Ces microdoses sont à la mode. On raconte qu’elles font fureur dans la Silicon Valley. Elles ne relèvent, à proprement parler, ni du thérapeutique ni du récréatif, mais se situent dans un domaine intermédiaire que l’on pourrait désigner comme « le bien-être ». De quoi s’agit-il ?

On rappelle que le microgramme est un millionième de gramme ou un millième de milligramme et que la plupart des substances psychoactives sont dosées en milligrammes sauf… le LSD. Un trip de LSD est le plus souvent dosé entre cent et deux cents microgrammes. Une microdose est divisée d’un facteur dix : entre dix et vingt microgrammes. Une telle dose ne provoque pas d’état modifié de conscience ou, pour le dire autrement, pas d’effet de « défonce ». Cette microdose est prise un jour sur trois ou quatre. James Fadiman, qui est un des grands spécialistes de la question, décrit ainsi les effets attendus : une bonne humeur, une fluidité de la pensée, une créativité augmentée, un effet anti-procrastination.

Fadiman s’appuie sur les rapports de volontaires qui s’auto-administrent la drogue. Le LSD provient du marché clandestin et les doses sont approximatives. Voilà qui, hélas, retire tout statut « scientifique » à ce travail. Mais il est impossible, en l’état actuel de la législation, de faire autrement. Reste que les microdoses ont un bel avenir devant elles. Albert Hofmann pensait d’ailleurs que le microdosing était le domaine le moins exploré dans le champ des psychédéliques.

On notera le paradoxe : le LSD, la drogue du chaos mental dans la fantasmagorie habituelle, devient un outil pour être plus performant.

    Le LSD et le « réseau du mode par défaut »

Il existe dans le cerveau au repos, lorsque notre cognition n’est pas dirigée vers un objectif spécifique, une activité cérébrale intense et soutenue dans des régions spatialement éloignées.

Marcus Raichle l’a baptisé « réseau du mode par défaut », en anglais default mode network (DMN), pour signifier que le cerveau fonctionne même lorsque l’on ne fait rien. Par exemple, quand on est « dans la lune », que l’on rêvasse, que l’imagination élabore des scénarios sur l’avenir ou revient sur des événements du passé, etc.

En 2017, Robin Carhart-Harris, un jeune chercheur de l’équipe de David Nutt à l’Imperial College de Londres, a publié la toute première étude d’imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle et de magnéto-encéphalographie chez vingt personnes ayant consommé soixante-quinze microgrammes de LSD. Cette étude a été soutenue par la Beckley Foundation d’Amanda Feilding.

Les images montrent que le cortex visuel du cerveau, qui normalement reçoit et traite les informations des yeux, commence, sous l’effet du LSD, à communiquer avec une large gamme d’autres régions cérébrales. Cela signifie que ces régions, qui normalement ne sont pas impliquées dans la vision, contribuent soudain au processus visuel. Cela renvoie aux synesthésies qui font « voir les sons et écouter les couleurs ».

Pour Carhart-Harris, le DMN contrôle et réprime la conscience. Il représente l’ego. Or le LSD provoque une « dissolution de l’ego ».

Le DMN se désintègre sous l’influence du LSD permettant une augmentation de la communication entre des réseaux qui sont habituellement strictement séparés. Cela produit une connectivité plus intégrée à travers le cerveau qui peut être associée à des modes de fonctionnement plus fluides.

Avec le LSD, les réseaux neuronaux perdent en partie leur intégrité. Les systèmes cérébraux deviennent moins ségrégés, et les différents réseaux commencent à se fondre les uns dans les autres. Globalement, le cerveau devient plus connecté, et il opère de manière plus flexible.

On notera, là aussi, que ce qui est habituellement décrit comme un fonctionnement défectueux, déficitaire, chaotique est ici présenté sous les espèces de la fluidité, de la connectivité et, finalement, d’une forme supérieure d’ordre.

Nous avons rapidement présenté ces travaux parce qu’ils sont novateurs, mais aussi pour montrer que les recherches sur les psychédéliques ne concernent pas seulement la médecine, mais aussi les neurosciences. Et peut-être, à l’avenir, les relations interpersonnelles et la vie sociale.

Cela prendra certainement du temps, mais un jour les psychédéliques auront toute leur place, qui sera éminente, parmi les médicaments de l’esprit. L’aventure est multiple : médicale et scientifique, mais aussi politique et « sociétale ». Le thème est devenu mainstream et c’est une bonne chose. Il n’est pas de semaine sans qu’un article de la presse quotidienne ou hebdomadaire n’aborde cette question.

Comme en matière de cannabis qui, à bien des égards, ouvre la voie, les révisions déchirantes sont en marche et les pionniers des années cinquante et soixante seront un jour fêtés pour leur curiosité, leur absence de préjugés, leur refus de céder à des diktats sans fondement et pour leur courage [12].

AUTEUR
Bertrand Lebeau Leibovic
Médecin addictologue
Csapa de l’hôpital de Montfermeil (93) et Service de Maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Saint-Antoine (75012, Paris)

ANNEXES

NOTES


[1] Jean Thuillier, Les dix ans qui ont changé la folie, Paris, Robert Laffont, 1981.
[2] IMAO signifie inhibiteur de la monoamine oxydase, une enzyme qui inactive les monoamines comme la sérotonine, la dopamine ou la noradrénaline.
[3] Stéphanie Chayet, « Trips sur ordonnance », Le Monde [en ligne, art. réservé aux abonnés], 12 mars 2015, disponible sur https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2015/03/12/la-psychiatrie-psychedelique-est-de-retour_4591485_4497186.html, page consultée le 05/03/2024.
[4] Ben Sessa, The Psychedelic Renaissance, London, Muswell Hill Press, 2017.
[5] Organe international de contrôle des stupéfiants, Rapport 2014, New York, Nations Unies, 2015, p. 9, § 38. En ligne : https://www.incb.org/documents/Publications/AnnualReports/AR2014/French/AR_2014_F.pdf.
[6] Didier Acier, « LSD : le retour de l’enfant terrible », dans Henri Bergeron, Renaud Colson [dir.], Les drogues face au droit, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 41.
[7] Fondée aux États-Unis en 1986 par Rick Doblin.
[8] Fondée en Grande-Bretagne en 1998 par Amanda Feilding.
[9] Michael Pollan, Voyage aux confins de l’esprit, Lausanne, Quanto, 2019.
[10] Ben Sessa, The Psychedelic Renaissance, op. cit.
[11] Christian Sueur, « La recherche sur les capacités thérapeutiques des substances hallucinogènes », Chimères, 2017, no 91, p. 124. En ligne : https://www.cairn.info/revue-chimeres-2017-1-page-120.htm&wt.src=pdf.
[12] David Nutt, Drugs Without the Hot Air. Minimising the Harms of Legal and Illegal Drugs, Cambridge, UIT Cambridge, 2012.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Bertrand Lebeau Leibovici, « Médecine et neurosciences : le retour des psychédéliques », dans La musique psychédélique et la contre-culture des années soixante : une utopie concrète à l’identité protéiforme devenue « réalité globale », Éléonore Willot [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 mai 2024, n° 20, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Bertrand Lebeau Leibovici
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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