Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


La musique psychédélique et la contre-culture des années soixante : une utopie concrète à l’identité protéiforme devenue « réalité globale »
De Fausto Romitelli à Lucas Fagin. Actualités du psychédélisme dans la création contemporaine
Damien Bonnec
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
Comment une certaine mouvance du rock’n’roll a-t-elle pu être le modèle de toute une génération de compositeurs de musique contemporaine, proche de cette sensibilité « acid rock » ? Qu’est-ce que le qualificatif de « psychédélique » peut révéler de leurs musiques ? Trois compositeurs forment le corpus de cette étude : Fausto Romitelli (Professor Bad Trip, An Index of Metal), Raphaël Cendo (Corps) et Lucas Fagin (Psychedelic, Overlight). Hormis l’utilisation massive et singulière de la guitare électrique, c’est un ensemble de traits communs qui permet de penser une filiation entre le psychédélisme et les productions de ces trois artistes. Plus précisément, l’étude de leurs œuvres permettra de dégager et de mettre en perspective trois caractéristiques majeures de l’esthétique psychédélique : la distorsion, la saturation et l’extase.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : transe, illusion acoustique, distorsion, saturation, extase
Index géographique : Italie, France, Argentine
Index historique : xx-xxie siècles
SOMMAIRE
I.Une généalogie
II. Un style psychédélique
III. Vers l’extase
IV. Conclusion

TEXTE
Le psychédélisme est souvent abordé du point de vue des musiques dites populaires. Pourtant, les musiques écrites (aussi dites savantes) ont participé à son développement et à son histoire, et ce, malgré les positions radicales, voire dogmatiques, exprimées par la création contemporaine envers la culture populaire (l’ombre d’Adorno y veillait). Il apparaît en effet que le psychédélisme, en tant que courant esthétique, dresse un pont entre ces deux types de musiques, ou mieux : relativise leur séparation. Si l’assimilation du rock s’est faite plus discrète dans les musiques savantes, malgré son imprégnation dans les sociétés occidentales à partir des années cinquante, celle du rock progressif s’est réalisée plutôt rapidement. L’enregistrement et la diffusion grandissante des musiques populaires permettent de comprendre un processus, mais cela serait vite oublier le type de contre-culture porté par ce qui deviendra le psychédélisme. Ce type de musique a favorisé un échange de vues esthétiques et de pratiques entre des acteurs du monde culturel que l’on aurait pu penser éloignés, et qui fut prégnant dans la création savante dès les années soixante-dix. À ce titre, plusieurs groupes ou artistes de culture populaire, mais expérimentaux (Pink Floyd, Franck Zappa) avaient pu tendre la main à la musique dite contemporaine. Mais il faut attendre l’œuvre de Fausto Romitelli pour que les codes du rock soient véritablement intégrés au sein d’un langage de facture savante [1]. Depuis lors, les distinctions entre musiques dites populaires et musiques dites savantes sont devenues de plus en plus poreuses, et le goût partagé pour le psychédélisme en est l’un des signes.

En tentant de dresser une généalogie d’un tel psychédélisme dans les musiques écrites depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à nos jours, il s’agit notamment de comprendre les choix artistiques entrepris ; de saisir ce que le psychédélisme a transformé chez les musiciens savants (dans la forme du concert, dans le choix des instruments utilisés), jusqu’à introduire l’idée d’un psychédélisme instrumental ou, pour le dire autrement, d’une écriture psychédélique mise en œuvre par des moyens instrumentaux, nuançant le recours à l’électronique. Il convient, ce faisant, de mettre au jour « la médiation du psychédélisme [2] » par laquelle la musique savante instrumentale s’est transformée à la fin du xxe siècle. Dès lors, ce texte entend cartographier un ensemble de traits communs qui permettrait de mieux approcher le style psychédélique. Le psychédélisme s’offrira donc ici en une triple réalité : c’est une expérience alternative, une certaine phénoménologie de l’écoute et un style d’écriture.

I. Une généalogie

Après trois siècles de rationalisme et un demi-siècle de positivisme, le monde occidental, sous les assauts de l’industrialisation et de la technique, gronde dans ses marges et voit dans le modèle « primitif » une possibilité, l’un des moyens de forger une sensibilité moderne qui compenserait la domination du fonctionnalisme. La « pensée sauvage », le paganisme, le chamanisme, le groupe ou la tribu comme communauté, les rituels, la danse, la transe et les états hypnotiques, avec divers degrés de pertinence et de sincérité, deviennent, pour les artistes et les musiciens, des solutions pour une pensée plus holistique, une vision du monde plus globale, qui fusionne le corps et l’esprit, la raison et la perception. Psychédélique, en somme. Une pensée faisant plus corps avec le monde – avec le monde tel qu’il est ou tel que l’on croit qu’il est. Plus de mise à distance, faire partie du tout, tel était le projet, dans une tentative de nouvelle écologie de « l’être au monde [3] ».

Le contexte dépeint ici par Olivier Sallerin résume bien les tenants de la révolution psychédélique, mais oublie un peu vite que les musiques écrites ont à plusieurs reprises été traversées de préoccupations ésotériques au fil de leurs histoires. Déjà, par le passé, la mystique médiévale [4], le sublime romantique, le mystère théosophique avaient pu nuancer la rationalité à l’œuvre dans ce type de musique. Durant la seconde moitié du xxe siècle, et en particulier à la fin des années soixante, le psychédélisme s’est ainsi imposé pour mettre à mal la culture du contrôle en tant qu’expérience du lâcher-prise. C’est également une nouvelle importance donnée au corps et à la perception, en réaction à des productions marquées par la radicalité du formalisme, voire nourries par l’abstraction des nombres (« L’investigation des mécanismes perceptifs des états hallucinatoires a été l’instrument pour pénétrer dans un univers irréductible au formalisme claustrophobe de la musique savante contemporaine [5] », confesse Romitelli). En ce sens, le psychédélisme est la réplique d’un phénomène esthétique compensatoire, alternatif : il a la valeur d’une contre-culture. En musique dite savante, il faut donc en chercher les manifestations à l’ombre des grands courants du xxe siècle, et notamment le sérialisme [6]. En tant que contre-culture, le psychédélisme entend offrir une alternative à une culture dominante où la raison, l’objectivable, le contrôlable sont bannis et, avec eux, le souci d’une logique discursive, dialectique. En ce sens, c’est moins le langage musical dans ce qu’il a pu avoir de structuraliste qui compte ici, mais son rapport phénoménal au monde. Le psychédélisme est une esthétique qui se fonde sur la perception. En ce sens, il se développe loin des théories prescrivant l’autonomie de l’œuvre d’art : il trace au contraire une ligne de fuite « vers un “au-delà du principe de plaisir”, vers un savoir sur la jouissance dont se détourne le compositeur trop possédé par sa syntaxe [7] ».

Parmi les figures qui ont participé à l’intégration du rock psychédélique au sein des musiques savantes, les noms de Giacinto Scelsi et Karlheinz Stockhausen sont souvent évoqués. Si l’œuvre du premier s’est nourrie en effet d’un ésotérisme, il est difficile d’établir avec force la place singulière du psychédélisme dans son univers poétique. Pour ce qui concerne Stockhausen, même s’il ne s’est jamais exprimé directement sur le psychédélisme en vigueur durant les années soixante-dix, plusieurs études [8] soulignent son importance, sinon l’influence de sa musique chez les krautrockers. Des œuvres comme Stimmung (1968), Hymnen (1969), Mantra (1970) autorisent, par leurs temporalités planantes, par les matériaux utilisés, une analogie avec le psychédélisme. La relation d’imprégnation a sans doute été réciproque. À son tour, Stockhausen a pu fasciner toute une génération de musiciens psychédéliques dont le groupe Can, formé en 1968 sous l’impulsion de quelques anciens élèves.

Plus largement, il existe toute une constellation d’artistes (Eliane Radigue, Terry Riley ou encore Brian Eno) qui, liée au monde électronique, a pu faire un pont avec la culture psychédélique. En effet, les sonorités psychédéliques ont beaucoup à voir avec l’essor des nouvelles technologies : par ses sonorités inouïes, sa nervosité, sa résonance et la possibilité d’entretenir presque indéfiniment le son, le son électrique est devenu un marqueur de l’univers psychédélique. Dans Mescalin Mix (1963) – un titre qui fait directement référence à la drogue-clef des psychédéliques –, Riley exploite le principe de boucle. Le piano et la voix sont quant à eux déformés, sans doute ralentis grâce à l’électronique, de telle sorte qu’une impression générale de lenteur s’impose à l’audition. La sonorité du piano s’approche de celle d’un synthétiseur. Précisément, la guitare électrique et le synthétiseur (en particulier le synthétiseur Moog) deviennent peu à peu les paradigmes du son psychédélique, de sorte que plusieurs compositeurs se mettent à intégrer ces nouveaux instruments dans leurs morceaux. C’est le cas, par exemple, de Tristan Murail. Les nouvelles technologies ont en outre permis de créer de nouvelles couleurs, de nouvelles associations entre les timbres. Cette hybridité sonore devait répondre à une ambiguïté perceptive si cruciale dans l’esthétique psychédélique, celle-là même qui est le signe d’un trouble de la conscience de soi qui, transposé en musique, contribue à indéterminer la perception des auditeurs. Car de l’illusion acoustique à l’hallucination acoustique, il n’y a qu’un pas. Et le travail de Jean-Claude Risset dans ce domaine est une étape décisive, perpétuée par les musiques instrumentales de Gyorgi Ligeti [9] (Désordre, 1985) et plus tard, Michaël Levinas [10].

Toutefois, le psychédélisme s’est progressivement émancipé d’une stricte utilisation des outils électriques, pour se lier à une culture instrumentale, propre aux musiciens de tradition savante. C’est dans ces transferts de sonorités que réside l’effort des compositeurs de musique savante, fascinés par ce courant nouveau. C’est aucun doute la musique de Fausto Romitelli qui formalise le mieux une telle appropriation. Cette transposition des sonorités électriques dans le domaine instrumental se fait entendre au détour d’un vibraphone avec archet, dans les bend confiés aux vents ou au moyen des cordes dont la sonorité, plus acide, est obtenue par un jeu près du chevalet, auquel s’ajoutent parfois une pression d’archet plus importante ou encore des trilles qui perturbent une émission nette et pure de la note. Les harmoniques, quant à elles, notamment quand elles sont tenues, figurent ces sons purs. Mais le psychédélique n’est pas réductible à un tel instrumentarium ; c’est bien toute une esthétique, toute une manière de sentir et de percevoir qui est prise pour modèle, le musicien italien référant même directement à la mescaline : « Je pense qu’un certain type de perception, et par conséquent d’écriture, dérivé de l’utilisation de la drogue, a le pouvoir de bouleverser notre parole de compositeur “savant”, notre manière de penser le fait artistique [11]. » Dans chacun de ses entretiens, Romitelli évoque non seulement son rapport à la musique rock, mais spécifiquement à la dimension psychédélique : « J’aime le rock psychédélique des années soixante et du début des années soixante-dix. J’adore le son de Jimmy Hendrix, des Pink Floyd ou du Velvet Underground qui étaient à l’avant-garde de l’époque [12]. » Alessandro Arbo [13] met la lumière sur les titres de Romitelli, qui ont directement à voir avec le psychédélisme. Have Your Trip (1989), Acid Dreams and Spanish Queens (1994), EnTrance (1995), Professor Bad Trip (1998-2000), Trash TV Transe (2002), Green, Yellow and Blue (2003) figurent tous à leur manière un pan de l’esthétique psychédélique.

À son tour, le travail de Romitelli a fait beaucoup d’émules. Raphaël Cendo connaît bien cette musique (il a d’ailleurs étudié avec Romitelli, à qui Rage of the Heaven City est dédicacé). Lorsqu’il théorise la « perte de contrôle [14] » ou invoque la figure du chamane [15], Cendo perpétue certains codes du psychédélisme jusqu’à se placer dans l’héritage d’une telle esthétique (on pense ici à la fonction du « chamane psychédélique [16] » dont parle Graham St John à propos de l’Australien DJ Krusty). Lucas Fagin, compositeur argentin plus jeune encore, est un autre musicien pour qui le psychédélisme est une manière d’affirmer un nouveau rapport au monde : « L’entrée dans le monde du psychédélisme m’a permis d’aborder une sensibilité personnelle que j’avais besoin d’exprimer depuis longtemps [17]. » Plusieurs de ses œuvres évoquent une affinité avec le psychédélisme ; hormis Psychedelic (2015), dont le titre parle de lui-même, on pense au quatuor à cordes Stroboscopique (2019), ou encore à Glass House (2023) et Overlight (en cours de conception).

II. Un style psychédélique

Les techniques de studio vont ainsi permettre les manipulations sonores susceptibles de produire, pour l’auditeur, des effets relevant de l’alchimie et parfois du mirage. Entre 1966 et 1969, ce fut l’explosion de l’acid rock ou rockpsychédélique, dont le but avoué était de reproduire dans les morceaux les effets sonores perçus sous l’emprise du LSD [18].

Olivier Sallerin voit juste lorsqu’il rapproche et associe les techniques d’écriture des artistes psychédéliques avec les effets des drogues prises (dont la mescaline et surtout le LSD, en allemand, Lysergsäurediethylamid). Ces dernières engendrent parfois des acouphènes, provoquant différents types de crépitements ou de bourdonnements (figurés par les interférences créées par la prise jack dans Trash TV Transe de Romitelli ou par les notes suraiguës et étouffées jouées par la guitare électrique dans Psychedelic de Fagin). Un autre effet de ces drogues est une plus grande acuité sensorielle du sujet. Lorsque la musique tente de faire entendre cette acuité décuplée, elle met en jeu une profusion d’événements musicaux qui s’accompagne la plupart du temps d’une euphorie, perceptible dans la manière dont ces événements s’enchaînent très vite les uns aux autres. C’est ce que font entendre ces traits instrumentaux, tenant dans de petits ambitus, faits de chromatismes retournés presque aléatoires. Ce sont ces mêmes traits qui caractérisent les micromélodies de Romitelli (terme qui, d’un point de vue strictement horizontal, fait pendant aux micropolyphonies ligetiennes), ou qui, puisés dans le Kammerkonzert de Ligeti, ouvrent Psychedelic de Fagin. Parfois, cette vitesse d’exécution est mise au service du discontinu, que cela se retraduise dans une forme faite d’interpolations ou rappelant à l’auditeur l’effet stroboscopique. Cet effet, d’ordinaire visuel, introduit dans le champ du sonore une autre idée de la syncope, provoque un malaise et répond, là encore, à la perception saturée-hallucinée du drogué. En effet, la décomposition du mouvement alors opérée retraduit, aux yeux des corps sains, l’état second du drogué. C’est une perception hachée, chancelante, souvent lumineuse qui doit être rapprochée de celle induite par l’art cinétique d’un Vasarely, mais qui trouve en musique un prolongement dans les interpolations formelles, les effets de vitesse et de miroitement. Dans Stroboscopique, Fagin obtient également cet effet par des vibratos exagérés et légèrement saturés qui font trembler la texture harmonique.

Aussi, ce type de délire lié à la consommation de drogues hallucinogènes fait naître chez certains sujets des « boucles temporelles », des sensations de déjà-vu qui se répètent plusieurs fois. Précisément, il semble que les musiciens psychédéliques jouent volontiers de ce jeu de boucles, que cela soit à l’aide d’outils technologiques – le tapeloop, par exemple, ou encore la pédale looper du guitariste électrique, comme dans Trash TV Transe – soit, plus largement, en les composant (c’est un des aspects du style musical de Romitelli). Ces boucles réfèrent non seulement à l’état halluciné, mais introduisent, en miroir, un caractère hypnotique à la musique. Et si les musiques psychédéliques s’ancrent dans « l’hypnose de la répétition », comme le remarque Olivier Sallerin, elles emportent aussi l’auditeur « dans le planant, le flottant [19] ». Autrement dit, ces musiques induisent un autre type d’écoute de la part de l’auditeur : une écoute flottante, adirectionnelle, soit que la musique est d’un « calme halluciné [20] », planant et minimal, soit qu’elle provoque une impression de désorientation. Ce genre d’impression est dû à des réalités paradoxales : une chose, pourtant fixe, est rendue mouvante par l’effet des drogues. L’esthétique psychédélique trouble la perception du proche et du lointain. En musique, cela se concrétise par des jeux d’accélérés et de ralentis, ou encore par des effets de crescendos et decrescendos sur une note ou un accord fixe (tous parents de l’effet doppler). On pense alors à la surface de la mer, avec ses flux et ses reflux (qui sont une conséquence de la flottaison), en sorte que l’écoute flottante induite par l’écriture psychédélique peut être également dite « écoute océanique », en paraphrasant Romain Rolland : c’est-à-dire une écoute où les impressions d’écoute fusionnent entre elles, hors de toute dialectique temporelle. Comme la mescaline ou le LSD, la musique psychédélique engendre un autre rapport à l’espace et au temps.

C’est que les drogues psychédéliques troublent la perception du réel, elles la déforment. Dans la musique des psychédéliques – Romitelli en tête –, cela se concrétise par une vision synesthésique du monde et divers types de distorsions. On pense d’abord à la distorsion du timbre, telle qu’elle s’obtient à la guitare électrique par bend ou en tirant le bas de vibrato, situé près du chevalet, ou encore par une série de pédales qui transforment le son d’entrée. Ces traitements du son deviennent un modèle [21] de composition pour les musiciens psychédéliques. Ces glissés seront intégrés au vocabulaire des instrumentistes (aux cordes et à la flûte en particulier ; voir Professor Bad Trip) puis orchestrés instrumentalement par Romitelli. Ces distorsions de hauteurs ont des implications dans la conduite du geste autant que dans la forme même de l’œuvre : en s’altérant, le timbre formalise une nouvelle couleur, une nouvelle idée musicale. Cette distorsion (qui s’apparente au principe d’anamorphose) est un procédé souvent utilisé par Romitelli, dans la lignée de la forme-processus des spectraux. Ces anamorphoses se font entendre au sein des répétitions motiviques qui ne sont jamais littérales, mais évoluent sensiblement occurrence après occurrence. La distorsion d’un son-phénix qui, tout en se détériorant, fait naître de nouvelles perspectives. La distorsion du son implique donc avec elle une distorsion temporelle (obtenue par VariSpeed ou plus simplement écrite). On en trouve un exemple paradigmatique dans Green, Yellow and Blue, mesures 58 à 66. Durant ce passage, l’écriture de l’ensemble est construite autour d’une tenue de la guitare électrique, légèrement glissée. Tous les instruments de l’ensemble accélèrent leur scansion harmonique, sauf la phrase descendante des violons qui, fondue à l’intérieur de l’ensemble, décélère d’une manière tout à fait paradoxale, le tout stabilisé par une pédale de do# aux cordes graves.

III. Vers l’extase

Les musiques psychédéliques font grand cas du mouvement, de la vitesse, de la surcharge d’informations aussi (il faut se rappeler de l’effet stroboscopique). À l’inverse, à certains moments, ces musiques se caractérisent par une simplicité de moyen, un calme déroutant. Ces deux manières de faire musique (ivresse et sérénité) sont bien moins opposées qu’on pourrait le penser. L’une et l’autre sont deux facettes d’une même poétique : celle de l’extase. En effet, ces moments dynamiques où la perception est mise à mal – par ces rafales hypnotiques qui participent à un style hallucinogène – permettent la mise en œuvre de l’extase : ils la font advenir. Et c’est précisément la fonction des moments calmes, littéralement planants, que de figurer ces moments extatiques, où le sujet est emporté à l’extérieur de lui-même – sonorité clinique d’un corps anesthésié, annulé, voire dépassé. L’excitation psychédélique s’affirme donc comme la condition d’une tenue hors de soi, d’une impersonnalité acquise. Le mouvement extérieur s’intègre au sujet et prend la forme d’un mouvement intérieur qui altère l’individu, le transforme. Le psychédélisme est intrinsèquement lié à un tel mouvement, à un tel transport – à ce qu’il est convenu d’appeler un trip (« la culture psychédélique […] lié[e] intimement à l’idée de la transe, de la possession, de la sortie de soi-même [22] »). Étrangement, ce transport vers une autre réalité se réalise le plus souvent non seulement par la surcharge d’informations, mais peut-être surtout par la répétition du même : parce qu’il n’y a plus rien à entendre, l’auditeur lâche prise – l’écoute perd de sa focale, devient flottante et permet, ce faisant, une autre forme de conscience et de rapport au monde. Ce mouvement qui tient à la fois du devenir et de la répétition s’illustre parfaitement dans la spirale. On peut penser à l’œuvre d’Alexander Scriabine qui, déjà, faisait une spirale de ses formes musicales, des formes qui étaient la condition de sa quête d’absolu. De la même manière, quand Jean-Luc Plouvier rend compte des « spirales descendantes [23] » du dernier Romitelli, c’est pour bien caractériser l’hypnotisme qui se joue dans cette musique. La spirale, c’est la forme (dis)tordue par excellence. C’est la forme-type des paradoxes et des illusions acoustiques si chères à Risset, Ligeti ou Levinas. La spirale, c’est aussi une certaine manière de penser l’union et la réunion (la spirale fusionne la multiplicité en son centre). Elle figure ce sentiment d’unité, qui est aussi « sentiment d’unité avec les autres [24] », et permettrait en ce sens d’approcher cette « réconciliation » que prône depuis peu Cendo.

Rapprochant dans la même phrase « la musique rock psychédélique des années soixante à la pratique séculaire de la transe chez les soufis du Turkestan [25] », Romitelli entend apparenter le psychédélisme à des rites plus archaïques qui, grâce à la transe, accèdent à une forme de transcendance, échappant à la trivialité du monde. « Tous deux, l’état mystique et celui que procure le LSD, transcendent la réalité [26]. » Plus généralement, tous les auteurs psychédéliques ont, comme le soulève Pierre Albert Castanet, développé une esthétique « de près ou de loin liée à la transcendance [27] ». Cendo est un compositeur connu aujourd’hui pour avoir formalisé, avec son comparse Franck Bedrossian, une pratique et une pensée de la saturation musicale. Aussi, quand il défend dans ses œuvres et ses discours la perte de contrôle, c’est pour mieux signifier l’indétermination de l’expérience sonore. Il s’agit alors de refuser le monde tel qu’il s’offre à nous, pour instaurer, à travers l’art et la musique, de nouvelles sensations. En ce sens, le psychédélisme entend faire accéder l’auditeur à une altérité radicale, à laquelle s’adosse un travail autour de l’inouï (terme que l’on retrouve dans la bouche de toute une tradition française après Olivier Messiaen). Cette altérité transcendante se lie aussi chez Cendo à l’idée d’un « hors-son », terminologie qui tient sans doute du « hors-temps » xénakien (qui, pour rappel, renvoie pour le compositeur-architecte à un temps abstrait et synchronique propre à l’existence virtuelle du musical). Il y avait d’ailleurs dans l’acception xénakienne du hors-temps quelque chose à voir avec l’extatique, à concevoir que la conquête du hors-son est une manière pour la musique d’accéder à sa totalité, de se donner dans son entièreté : « Toute musique, dans sa nature hors-temps, peut être livrée instantanément, plaquée. » Il s’agit alors, par l’art psychédélique, d’« habiter ce temps qui est hors du temps [28] ». Chez Cendo, le « hors-son » renvoie aussi à l’idée d’un son qui serait en excès, au-delà de sa condition première. Non pas une extériorité donnée qui s’imposerait à nous, mais une extériorité conquise en particulier par les processus de transes. Le hors-son serait alors l’allégorie d’une autre réalité, voulue supérieure, qui se lie étroitement aux phénomènes d’émergence. C’est ce que le chef d’orchestre Sergiu Celibidache appelait lors de ses séminaires la « quatrième octave » ou encore le « son astral », une terminologie qui s’inscrit par sa connotation mystique dans le psychédélisme, en sorte que la musique psychédélique soit le pendant ésotérique d’un « voyage astral ». Dans son effort de transcendance, le psychédélisme permettrait donc d’accéder à l’absolu.

Force de vie, ce que l’on dénomme psychédélisme reste et doit demeurer un agent du désordre, et non un supplétif à l’anesthésie collective. Il favorise l’exacerbation des sens et l’éclosion d’idées visionnaires, restaure l’alliance entre le savoir et le pouvoir d’agir, concilie la quête de jouissance et l’exigence de la connaissance, incite à tendre l’oreille vers l’impossible et à réhabiliter l’immatériel comme élévateur autant que révélateur de l’existence. Mais avant tout, il permet d’accéder à une intuition de l’absolu. Car l’absolu, tel que le démontre Quentin Meillassoux, « n’est pensable qu’à refuser le principe de raison [29] ».

IV. Conclusion

La musique psychédélique, telle qu’elle s’est imposée à la fin des années soixante dans l’industrie musicale, est peu à peu devenue un modèle pour une frange de la production savante. Outre le fait d’avoir intégré un certain instrumentarium, fait de sonorités électriques évocatrices, les compositeurs ont également eu à cœur de transposer à même leur musique un certain nombre de procédés qui permettent de dépeindre, voire de susciter des effets hallucinogènes. C’est ce à quoi participent les formes spiralées, les formules hypnotiques, le caractère flottant aussi, de ces musiques. L’esthétique psychédélique serait alors une manière de conjuguer deux versants de ce qu’il convient de nommer l’artificiel ; une artificialité entendue d’abord au sens de la technique (et donc des usages de l’industrie au service de la culture), mais aussi comprise du point de vue des drogues comme d’un substitut à la nature (on pense alors aux « paradis artificiels » de Charles Baudelaire). C’est cette double réalité qui fait du psychédélisme l’esthétique même de l’artifice.

AUTEUR
Damien Bonnec
Enseignant contractuel
Nantes Université

ANNEXES

NOTES


[1] Si le psychédélisme est devenu une référence poétique et stylistique pour un certain pan des productions dites sérieuses, c’est peut-être parce qu’il y a été lié, dès ses débuts. La place du poète Henri Michaux est en ce sens fondamentale, lui qui fut consommateur de mescaline (l’une des drogues associées au psychédélisme).
[2] Jean-Luc Plouvier, « Chute libre : souvenirs et remarques sur mon travail avec Fausto Romitelli », Circuit. Musiques contemporaines, 2014, vol. 24, no 3, p. 33.
[3] Olivier Sallerin, « De l’électronique à l’acid. Une histoire des musiques-drogues », dans Fabrice Flahutez, Miguel Egaña [dir.], Arts drogués. Expériences psychotropiques et création artistique, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2013, p. 96, disponible sur https://books.openedition.org/pupo/8263, page consultée le 17/01/2023.
[4] Voir d’ailleurs le lien effectué entre la gnose médiévale et le psychédélisme dans Antoine Santamaria, Le rock des années soixante. Une vision gnostique du psychédélisme, Paris, L’Harmattan, 2022.
[5] Fausto Romitelli, « Professor Bad Trip : présentation », dans Alessandro Arbo [dir.], Le corps électrique. Voyage dans le son de Fausto Romitelli, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 135 ; « […] il faut mettre de nouveau le corps au centre de l’expérience musicale. La musique, c’est aussi et avant tout peut-être les réactions physiologiques du corps » : Fausto Romitelli, « Produire un écart. Entretien avec Éric Denut », dans Alessandro Arbo [dir.], Le corps électrique, op. cit., p. 166.
[6] L’intérêt primordial accordé aux structures, à l’écriture et à ses jeux de combinatoires est à l’opposé de l’approche sensible, phénoménale du psychédélisme.
[7] Jean-Luc Plouvier, « Chute libre : souvenirs et remarques sur mon travail avec Fausto Romitelli », art. cité, p. 24.
[8] Uwe Schütte, The Cambridge Companion to Krautrock, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, p. 267 ; Ulrich Adelt, Krautrock. German Music in the Seventies, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2016, p. 12.
[9] « J’imagine qu’à une époque où les échanges ou les ponts entre des musiciens venus de différents horizons (du point de vue des esthétiques ou des logiques de production) étaient plus fluides, les pièces de Ligeti ont probablement eu une influence importante chez des musiciens assumés comme appartenant au psychédélisme. » Lucas Fagin, courriel personnel du 16 novembre 2022.
[10] Lire à ce sujet Philippe Lalitte, « Textures et paradoxes auditifs dans les œuvres récentes de Michaël Levinas », dans Muriel Joubert, Pierre Albert Castanet [dir.], La musique de Michaël Levinas. Vers des contrepoints irréels, Château-Gontier, Aedam Musicae, 2020, p. 257-271.
[11] Fausto Romitelli, « Entretien avec Véronique Brindeau », dans Alessandro Arbo [dir.], Le corps électrique, op. cit., p. 158.
[12] Fausto Romitelli, « L’insurgé. Entretien avec Omer Corlaix », dans Alessandro Arbo [dir.], Le corps électrique, op. cit., p. 155.
[13] Alessandro Arbo, « Écouter avec les images », dans Alessandro Arbo [dir.], Anamorphoses. Études sur l’œuvre de Fausto Romitelli, Paris, Hermann, 2015, p. 27.
[14] Raphaël Cendo, « Les paramètres de la saturation », dans Pascal Ianco [dir.], Franck Bedrossian. De l’excès du son, Champigny-sur-Marne, 2E2M, 2008, p. 31-37.
[15] Raphaël Cendo, Du sens et du non-sens d’être encore vivant, Paris, Maison Ona, 2020, p. 12-14.
[16] Graham St John, « Spiritechnies. Liminalité et techno-chamanisme dans la psytrance », dans Sébastien Baud [dir.], Anthropologie du corps en transe, Paris, Connaissances et Savoirs, 2016, p. 272.
[17] Courriel personnel du 16 novembre 2022.
[18] Olivier Sallerin, « De l’électronique à l’acid. Une histoire des musiques-drogues », art. cité, p. 98.
[19] Olivier Sallerin, « De l’électronique à l’acid. Une histoire des musiques-drogues », art. cité, p. 100.
[20] Fausto Romitelli, « Professor Bad Trip : présentation », art. cité, p. 136.
[21] Jacopo Conti, « Un bruit assourdissant de musique métallique. La guitare électrique comme modèle », dans Alessandro Arbo [dir.], Anamorphoses, op. cit., p. 43-66.
[22] Fausto Romitelli, « Produire un écart. Entretien avec Éric Denut », art. cité, p. 166.
[23] Jean-Luc Plouvier, « Chute libre : souvenirs et remarques sur mon travail avec Fausto Romitelli », art. cité, p. 24.
[24] Guy Morin, Aux sources du psychédélisme, Laval, Presses de l’université de Laval, 2008, p. 48-49.
[25] Fausto Romitelli, « Pour une pratique visionnaire. Entretien avec Danielle Cohen-Levinas », dans Alessandro Arbo [dir.], Le corps électrique, op. cit., p. 147.
[26] Guy Morin, Aux sources du psychédélisme, op. cit., p. 48.
[27] Pierre Albert Castanet, « Préface », Antoine Santamaria, Le rock des années soixante, op. cit., p. 8.
[28] Fausto Romitelli, « Attaquons le réel à sa racine. Entretien avec Danielle Cohen-Levinas », dans Alessandro Arbo [dir.], Le corps électrique, op. cit., p. 144.
[29] Julien Bécourt, « Après le psychédélisme : dépasser l’entendement », Audimat, 2018, 10, p. 65-66.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Damien Bonnec, « De Fausto Romitelli à Lucas Fagin. Actualités du psychédélisme dans la création contemporaine », dans La musique psychédélique et la contre-culture des années soixante : une utopie concrète à l’identité protéiforme devenue « réalité globale », Éléonore Willot [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 mai 2024, n° 20, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Damien Bonnec
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins