Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


La musique psychédélique et la contre-culture des années soixante : une utopie concrète à l’identité protéiforme devenue « réalité globale »
Le San Francisco psychédélique (1965/1967)
Philippe Thieyre
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RÉSUMÉ
Étant donné son appellation et sa genèse, le psychédélisme est certes indéfectiblement lié aux effets et aux visions provoqués par les psychotropes hallucinogènes, en premier le LSD25 (Lysergsäurediethylamid), mais il est surtout un mouvement globalisant touchant aussi bien aux domaines des arts que de la politique, de la sociologie et des modes de vie. S’il a pu se développer dans d’autres régions, c’est à San Francisco qu’il est né, a pris de l’ampleur et a concentré les énergies au point que la ville en est devenue la Mecque, le lieu de convergence qui, de 1966 à 1969, a attiré la frange de la jeunesse en recherche d’une alternative à l’American way of life. S’y côtoient musiciens, artistes, opposants à la guerre du Viêt Nam, militants des droits civiques, hippies, activistes de toutes sortes, tout ce qui sera englobé sous l’expression de contre-culture, avec en bande-son omniprésente la musique psychédélique.
MOTS-CLÉS
Mots-clés : psychédélisme, contre-culture, un mouvement global
Index géographique : San Francisco
Index historique : 1965/1967
SOMMAIRE
I.Les Acid Tests
1) Le programme MK-Ultra
2) Timothy Leary et Ken Kesey
3) Larsen, fuzz, distorsion, feedback…
II. Les premières manifestations du psychédélisme
1) Trips Festival
2) George Hunter et les Charlatans
3) The Seed
III. Matrix, Fillmore, Avalon, affiches, light shows et free press
1) Le Matrix et le Jefferson Airplane
2) Le Fillmore et l’Avalon Ballroom
3) Les light shows
4) Une communauté de vie et d’idées
5) Le Velvet Underground à San Francisco
6) Les affiches
7) Free press
IV. Le grand rassemblement des tribus
1) Gathering of the Tribes for a Human Be-In
2) Diggers et hippies
V. La fin d’un mouvement
1) Woodstock
2) Altamont et la Charles Manson Family : de mauvais trips

TEXTE

I. Les Acid Tests

1) Le programme MK-Ultra

L’emploi du mot psychédélisme est une référence directe aux visions hallucinatoires provoquées par l’usage du LSD25(Lysergsäurediethylamid, en français, acide lysergique diéthylamide), synthétisé à la fin des années trente dans les laboratoires Sandoz par le chimiste suisse Albert Hofmann, puis produit dans les années quarante [1]. Après les tests réalisés par l’Allemagne, le LSD est considéré comme une arme neurologique potentielle aux États-Unis, son emploi est notamment envisagé lors des différentes tentatives de renversement de Fidel Castro à Cuba. Financées et mises en œuvre par l’armée et la CIA dans le cadre d’un programme sur les armes biologiques et neurologiques appelé MK-Ultra, des expérimentations sur des cobayes ont lieu de 1950 à 1970. Les essais s’effectuent à la fois sur des volontaires et des prisonniers héroïnomanes qui vont être sevrés, puis contraints d’absorber du LSD sans le savoir pendant soixante-dix-sept jours de suite. Les expérimentations auprès des volontaires ne donnent pas tout à fait les résultats escomptés, au contraire même puisque cet hallucinogène, en vente libre jusqu’au 6 octobre 1966, va aider au développement d’une contre-culture antimilitariste. À cette époque, la consommation de marijuana, elle, est prohibée et pénalisable, parfois avec des peines très lourdes, ce qui permettra aux autorités américaines de condamner de nombreux participants aux mouvements contestataires dont Timothy Leary, Ken Kesey ainsi que de nombreux musiciens, en particulier texans.

2) Timothy Leary et Ken Kesey

Au début des années soixante, les expérimentations hors des recherches de l’armée se multiplient, comme le nombre d’initiés. Sur la côte est, le neuropsychologue et professeur à Harvard, Timothy Leary, partage avec ses étudiants sa découverte des champignons hallucinogènes et du peyotl, un cactus dont sera tirée la mescaline, qu’utilisent les Indiens huichols au Mexique lors de leurs cérémonies religieuses, avant de découvrir le LSD. Leary a une vision quasi mystique de la prise de drogue qui permettrait une expansion de la conscience, une autre approche de l’univers et de soi-même. Sa devise, c’est Turn on, tune in, drop out (« Ouvrez votre conscience, branchez-vous, laissez-vous aller sans contraintes »). En 1963, se heurtant à l’incompréhension des parents d’élèves, il est renvoyé de l’université. Continuant à tester les effets du LSD avec des groupes plus restreints dans une grande propriété de Millbrook dans l’État de New York, Leary crée la Psychedelic Review et publie L’Expérience psychédélique [2] (1964) avec Ralph Metzner et Richard Alpert. En décembre 1965, il est arrêté pour possession de marijuana et condamné à trente ans de prison. Il est rapidement libéré avant d’y retourner en 1968, année où il écrit The Politics of Ecstasy [3], puis de nouveau en 1970, avant de s’évader. Il est alors considéré par la CIA comme l’homme le plus dangereux des États-Unis [4].

Sur la côte ouest, Ken Kesey est étudiant à l’université Stanford de Palo Alto au sud de San Francisco lorsqu’en 1959, il participe aux essais sur le LSD. En 1962, grâce à l’argent gagné avec son roman à succès Vol au-dessus d’un nid de coucou [5], il achète une maison à La Honda dans les montagnes de Santa Cruz. Pour Kesey, le LSD libère l’âme et le corps dans une démarche festive. Sa maison devient un lieu communautaire où vont se dérouler en 1965 les premiers Acid Tests, des happenings libertaires pendant lesquels les participants peuvent exprimer physiquement ce qu’ils ressentent pendant le voyage hallucinatoire, le trip. Kesey est lui aussi condamné pour possession de marijuana, mais échappe dans un premier temps à la prison. Ayant acquis un bus repeint dans des couleurs bariolées, Kesey et la joyeuse troupe qui l’accompagne, les Merry Pranksters, décident de parcourir la Californie et d’organiser des Acid Tests. Parmi les Merry Pranksters, on découvre quelques personnages remarquables. En premier, le conducteur attitré du bus, Neal Cassady, est une figure de la Beat Generation, le Dean Moriarty de Sur la route (1957) de Jack Kerouac, un des livres fondateurs de la contre-culture des années soixante au même titre que Les Portes de la perception (1954) d’Aldous Huxley. Il fait le lien entre deux générations. Participent aussi à l’aventure : Steward Brand, futur créateur du Whole Earth Catalog [6] en 1968, première bible pour une vie alternative et écologique ; Ken Babbs et Hugh Romney alias Wavy Gravy, deux fondateurs de la Hog Farm très présents au festival de Woodstock ; l’acteur, écrivain et cinéaste Paul Krassner. Il ne faut pas oublier non plus les deux principaux fournisseurs de LSD, Augustus Owsley Stanley III, descendant d’une grande famille d’hommes politiques du Kentucky, et son disciple Tim Scully, célèbre pour la grande qualité de son Orange Sunshine. Owsley Stanley investira ses bénéfices dans la conception et la réalisation de systèmes de sonorisation pour le Grateful Dead. Les pérégrinations de ces Merry Pranksters sont racontées dans le roman Acid Test (1968) de Tom Wolfe [7].

3) Larsen, fuzz, distorsion, feedback…

Les Acid Tests se tiennent à peu près une fois par mois. Comme la danse est une forme d’expression privilégiée par les « Acid testeurs », très vite se fait sentir le besoin d’être accompagné par des musiciens. Les groupes qui y jouent prennent eux aussi du LSD, ce qui va complètement modifier leur conception de la musique, à l’exemple des Warlocks qui prendront le nom de Grateful Dead en décembre 1965. Le groupe est formé par des musiciens venus du bluegrass, du folk et du blues qui ont délaissé leurs instruments acoustiques pour passer à l’électrique après les concerts des Beatles et des Rolling Stones à San Francisco. Ceux-ci eurent une influence considérable de même que le virage électrique de Bob Dylan et sa chanson Like A Rolling Stone. Les effets du LSD font éclater les normes en vigueur. Au lieu des deux ou trois minutes usuelles, les morceaux vont s’allonger, s’étirer parfois jusqu’à vingt minutes. N’hésitant pas à improviser, les musiciens utilisent toutes sortes d’effets sonores à leur disposition, larsen, fuzz, distorsion, feedback, etc., avec pour résultat une musique totalement libre et innovante. Cela dit, enregistré en janvier 1966, le disque intitulé The Acid Test [8] est plutôt un témoignage qu’une réelle réussite artistique. Ken Kesey déclame des textes pendant que le Grateful Dead assure un fond sonore dissonant. En revanche, en 1966 paraît une référence majeure pour le développement de nouvelles sonorités : l’album East-West du Butterfield Blues Band, avec les guitaristes Elvin Bishop et surtout Mike Bloomfield dont les extraordinaires solos entremêlent blues, rock, jazz et raga indien [9].

II. Les premières manifestations du psychédélisme

1) Trips Festival

Du 21 au 23 janvier 1966, avec l’aide du promoteur Bill Graham, Ramon Sander, Ken Kesey et Stewart Brand organisent au Longshoreman’s Hall de San Francisco le Trips Festival. Ken Babbs s’occupe de la sonorisation et Owsley Stanley de la distribution de LSD, le tout accompagné pour la première fois de light shows. Cet événement, qui attire plus de 6 000 spectateurs pour le seul samedi, est une des premières manifestations d’un psychédélisme englobant tous les aspects d’une contre-culture artistique et politique qui voit les formations de rock psychédélique jouer dans la rue pour soutenir les manifestants qui s’opposent à la guerre au Viêt Nam et défilent pour l’égalité des droits civiques. En France, jusqu’au début des années soixante-dix, au contraire la scission est totale entre les politiques et les musiciens, les hippies ou les freaks, les militants refusant tout lien avec une musique de drogués. Country Joe & The Fish est une formation dont les liens sont très forts avec les mouvements de contestation, notamment étudiants. De l’autre côté du Bay Bridge, la ville universitaire de Berkeley était un haut lieu du folk protestataire. Dorénavant, les sit-in et les meetings se font au son de guitares stridentes. Joseph/Joe McDonald, dont le prénom lui a été donné en hommage à Joseph Staline, est d’abord beatnik, puis chanteur de folk après avoir servi dans la marine. Traînant autour de l’université, il collabore à un journal gauchiste, Rag Baby, avant de publier son propre fanzine, Et tu, Brute. Après sa rencontre avec le guitariste Barry « The Fish » Melton, en 1966, il change de registre en électrifiant les instruments et en allongeant les morceaux tout en restant une figure de la contestation politique. La pochette de leur premier et superbe album, au titre en parfaite adéquation avec l’air du temps, Electric Music For The Mind And Body (1967), offre quatre images du groupe sur scène avec light shows. L’autre grande thématique du moment est l’idée que tout le monde peut devenir musicien ou écrivain ou ce qu’il a vraiment envie de faire, selon le mot d’ordre du fondateur, en 1967, du Youth International Party (YIP ou les Yippies), Jerry Rubin : Do it – qui sera également le titre de son livre [10]. Cette injonction sera récupérée par le mouvement punk en 1977 sous la formulation Do it yourself.

2) George Hunter et les Charlatans

Adeptes de ce Do it, les Charlatans sont considérés comme le premier groupe psychédélique. George Hunter, dandy hédoniste, est un brillant touche-à-tout venu de la Californie du Sud. Un des premiers à se revendiquer comme hippie, ce peintre, dessinateur et graphiste organise de temps en temps des happenings mêlant danse et musique électronique. C’est en assistant à un concert des Beatles qu’il décide de monter un groupe en 1964. Seul problème, vite résolu, il ne possède aucune connaissance musicale et ne sait jouer d’aucun instrument. Il apprend plus ou moins les rudiments de l’harmonica, du tambourin et du chant en un temps record tout en commençant sa quête de musiciens. Le premier à le rejoindre est un de ses anciens condisciples du lycée, Mike Wilhelm qui, par bonheur, est un excellent guitariste et chanteur. Suit un bassiste, là aussi très compétent, Richard Olsen, un étudiant en musique à l’université de San Francisco qui vient de se faire virer d’un jazz-band en raison de ses cheveux jugés trop longs. Le batteur, Sam Linde, n’est recruté que sur son look. Il sera vite remplacé par Dan Hicks, à l’origine chanteur et guitariste. Enfin, Hunter recrute un pianiste en allant pointer à l’agence pour l’emploi. Outre ses talents de musicien et de graphiste, Michael Ferguson vit en communauté et avait tenu, les deux années précédentes, une brocante spécialisée sur tout ce qui avait un rapport avec les drogues, y vendant notamment du LSD, à l’enseigne du Magical Theatre for Madmen Only (« Théâtre magique réservé aux fous »), nom d’un cabaret dans le célèbre roman de Hermann Hesse, Le Loup des steppes (1927). Comme Jack Kerouac, Hesse est un auteur important dans les années soixante, en raison de son pacifisme, son humanisme, ses voyages mystiques, sa description des visions hallucinatoires et son attirance pour les religions orientales. Habillés façon western chic avec pistolets à la ceinture, jouant un folk rock électrique, George et ses nouveaux amis obtiennent en juin 1965 une résidence au Red Dog Saloon de Virginia City dans le Nevada, quasiment une ville fantôme depuis la fin de la ruée vers l’or.

3) The Seed

Là, les Charlatans vont doublement devenir le premier groupe psychédélique. Pour annoncer les derniers concerts de juin, George Hunter et Mike Ferguson décident de réaliser eux-mêmes une affiche imprimée en deux versions, l’une sur fond marron, l’autre sur fond blanc. Elle est considérée comme le premier poster de l’ère psychédélique ce qui lui vaudra l’appellation The Seed (« La graine »). Pourtant, pas de couleurs flashy, mais une rupture avec les codes graphiques en vigueur, ne respectant ni un ordonnancement régulier, géométrique, ni une écriture classique. La structure est éclatée en une série de dessins représentant les membres du groupe, avec un lettrage fait main tout en arabesques. Cette écriture va libérer la créativité de nombreux graphistes. D’autre part, le soir du premier concert, pensant qu’il s’agissait d’une simple répétition, les Charlatans ont pris du LSD. Ils doivent quand même monter sur scène et sont donc les premiers musiciens de San Francisco à se produire devant un public payant sous LSD. Malheureusement, par la suite, les Charlatans seront particulièrement malchanceux. S’ils enregistrent un album complet pour Kama Sutra début 1966, seul un 45-tours en est extrait, sans succès, d’autant que le morceau initialement choisi, Codine, est rejeté en raison de paroles faisant référence à la drogue. Un album sortira enfin en 1969, mais réalisé par un groupe dont il ne reste que deux membres originels et bien trop tard pour capitaliser sur leur réputation. Si les autres membres des Charlatans poursuivent une carrière dans la musique, de son côté, George Hunter crée la société de graphisme et de communication Globe Propaganda, qui a conçu de nombreuses pochettes de disques.

III. Matrix, Fillmore, Avalon, affiches, light shows et free press

1) Le Matrix et le Jefferson Airplane

À San Francisco, trois salles de concert vont occuper une place centrale dans l’émergence du psychédélisme. Le Matrix, le Fillmore et l’Avalon Ballroom. Première salle à ouvrir le 13 août 1965, le Matrix possède une histoire tout à fait emblématique et représentative, là aussi, de la volonté du Do it. Marty Balin est un artiste peintre et chanteur avec deux 45-tours pop sans succès à son actif suivis par une période folk avec les Town Criers. En 1965, sentant qu’il se passe quelque chose de totalement inédit à San Francisco, il désire aménager un espace où les musiciens et les artistes pourraient se rencontrer et s’exprimer en toute liberté. En mars 1965, il convainc trois investisseurs, dont Mathew Katz, futur manager un peu escroc de l’Airplane, de racheter un ancien club de jazz devenu entre-temps une pizzeria. Après avoir redécoré l’espace, Balin annonce aussitôt que la meilleure formation de la ville se produira le 13 août dans son club rebaptisé le Matrix. Seulement, la formation en question n’existe pas. Très vite, les musiciens affluent à des auditions qui ne satisfont pas Balin. C’est dans un club voisin haut lieu du folk, le Drinking Gourd, qu’il rencontre le chanteur et guitariste Paul Kantner, puis la chanteuse Signe Toly Anderson et un ami de Kantner, le guitariste soliste Jorma Kaukonen qui avait formé un temps un duo avec Janis Joplin. Un bassiste, Bob Harvey, et un batteur, Jerry Peloquin, complètent la formation qui prend le nom de Jefferson Airplane, un hommage au bluesman Blind Lemon Jefferson. Finalement, le Jefferson Airplane, qui deviendra très vite le groupe le plus populaire de San Francisco, donne son premier concert au Matrix devant une salle archicomble le 13 août 1965. Peu après, Peloquin s’en va, peu en accord avec la consommation d’hallucinogènes des autres membres. Balin n’aimait de toute façon pas son look. À l’inverse, Alexander Skip Spence possède le look. Seul petit détail gênant, chanteur et guitariste rythmique, il venait de postuler pour le Quicksilver Messenger Service et n’avait jamais joué de batterie. Balin lui accorde une semaine d’apprentissage. Le 16 octobre, le groupe est en tête d’affiche du festival A Tribute To Dr Strange avec, en première partie, le Great Society de la chanteuse Grace Slick. Harvey, dont le style ne convient pas, est remplacé à la basse par un vieil ami de Kaukonen, Jack Casady. En août 1966 sort le premier album du Jefferson Airplane, Takes Off, dont la chanson Runnin’Round This World sera retirée des pressages suivants par la maison de disques car elle contient le mot trips, considéré comme une référence au LSD. Signe Anderson, mariée à un Merry Prankster, décide de se retirer après la naissance d’un enfant. Balin et Kantner se précipitent alors pour la remplacer par Grace Slick qui, outre sa voix puissante, sa présence magnétique et son allure d’ancien mannequin, apporte deux énormes hits, Somebody To Love de Darby Slick et sa composition White Rabbit, une des chansons les plus iconiques du rock psychédélique, une version d’Alice au pays du LSD. À San Francisco, la renommée de Slick est plus grande, plus symbolique que celle de Joplin. De son côté, Skip Spence part former Moby Grape, retrouvant sa position de guitariste chanteur. Il réalisera un unique album solo en 1969, Oar, et finira à moitié clochard, le cerveau grillé par les drogues. Balin vendra ses parts du Matrix en 1967 et le club fermera en 1972.

Le Jefferson Airplane et le Quicksilver Messenger Service représentent les deux courants principaux du rock psychédélique à San Francisco, le San Francisco Sound et l’acid rock. Le premier fonctionne avec deux guitaristes, un soliste et un rythmique, et trois chanteurs mariant voix masculines et féminines, le tout poussé par une puissante rythmique. Il s’agit le plus souvent d’associer un duo vocal, une femme et un homme, pour définir le San Francisco Sound. Le second, l’acid rock, explore de nouveaux territoires sonores par les interactions de deux ou trois guitaristes solistes, improvisant souvent pendant de longues séquences et s’exprimant au mieux sur la scène.

2) Le Fillmore et l’Avalon Ballroom

Le Fillmore Auditorium était à l’origine un music-hall construit en 1912, puis une piste de danse et un circuit pour courses de patins à roulettes avant de redevenir un lieu de concert. D’abord associé avec Charles Sullivan, Bill Graham y organise les spectacles politiques de la San Francisco Mime Troupe avant de se lancer dans l’organisation de concerts gratuits, puis payants à partir du 4 février 1966 avec le Jefferson Airplane en tête d’affiche. Homme d’affaires, gros travailleur et autoritaire, Graham sait gérer une salle de concert tout en comprenant très bien les besoins des musiciens et l’ampleur du mouvement qui se profile. Le Fillmore Auditorium est rebaptisé Fillmore West en mars 1968 lors de la création du Fillmore East à New York. Lorsque Graham ouvre le Winterland, un espace beaucoup plus vaste, le Fillmore propose une dernière série de concerts du 30 juin au 4 juillet 1971.

Ayant vécu son enfance et son adolescence au Texas, vieil ami de Janis Joplin qu’il introduit auprès de Big Brother And The Holding Company dont il est le manager, Chet Helms s’associe en février 1965 avec une communauté hippie de Pine Street, la Family Dog. Ensemble, ils mettent sur pied un mini festival au Longshoreman’s Hall, le 16 octobre 1965, A Tribute To Dr Strange, puis fondent les Family Dog Productions qui proposent des spectacles au Fillmore Auditorium en alternance avec ceux de Graham. Mais rapidement, l’entente entre les deux promoteurs aux parcours, aux physiques et aux conceptions très différents n’étant pas vraiment cordiale, la Family Dog décide de prendre son autonomie en investissant un ancien dancing transformé en salle de concert, l’Avalon Ballroom, qui ouvre ses portes les 22 et 23 avril 1966 avec, à l’affiche, Blues Project et Great Society. L’Avalon recevra ses derniers concerts en novembre 1968.

Nous jouions tous à l’Avalon et au Fillmore et je pense qu’à l’époque, je ne comprenais pas bien ce qui se passait, mais maintenant, je réalise à quel point chacun des deux lieux était unique, aussi magique l’un que l’autre. En 1966/1967, à l’entrée des concerts était régulièrement distribué un fanzine, The Mojo Navigator, édité par Greg Shaw, un très jeune journaliste. Il y publiait plein d’informations et d’interviews, notamment deux déclarations de Country Joe & The Fish et de Big Brother dans lesquelles nous affirmions préférer jouer pour Chet plutôt que pour Bill. C’était une position logique, naturelle : l’Avalon était un endroit chaleureux, accueillant avec le light show et les pulsations de la musique. C’était comme une matrice géante. Chet était doux comme un gros ours, sauf qu’il était très mince, tranquille et cool. Le Fillmore se présentait plus comme une entreprise commerciale. Bill s’attendait à ce que tout marche en temps et en heure. Il avait une voix forte et était exigeant. Et nous, nous étions des stoned-out hippies. Nous préférions le côté doux et rassurant de l’Avalon plutôt que les exigences et les contraintes du Fillmore. Aujourd’hui, je n’ai plus de préférence et je suis vraiment heureux d’avoir joué dans les deux salles d’autant plus que, par la suite, j’ai été ami avec Bill et Chet. À ce moment-là, j’ai compris que Bill, comme Chet, aimait vraiment la musique et que leurs sentiments s’exprimaient seulement de manière différente. Chet désirait que tout le monde se sente chez lui, en famille, ce qu’il a réussi, mais d’un autre côté, c’était un businessman effroyable et peu fiable. Bill, de son côté, voulait proposer des concerts dans les meilleures conditions possibles. Il savait que cela avait un prix s’il voulait assurer sa survie. En fait, ces deux visions étaient importantes et complémentaires. Finalement, il est dommage qu’ils n’aient pas pu continuer à travailler ensemble. Bill me disait juste avant sa mort en 1991 qu’il s’était toujours considéré comme un hippie, comme faisant partie du mouvement et qu’il ne comprenait pas pourquoi les gens ne le voyaient pas ainsi. Il était plus sensible qu’il n’en avait l’air. L’article de Mojo Navigator l’avait pas mal affecté. Quant à Chet, il était sensible et sympa, mais tout à fait nul en ce qui concerne les affaires d’argent. À sa mort en 2005, il était pratiquement fauché, mais plusieurs milliers de personnes ont suivi ses funérailles et nous avons participé à un concert hommage dans le Golden Gate Park. (Barry « The Fish » Melton)

3) Les light shows

Les light shows font désormais partie intégrante du spectacle, prenant différents aspects selon les méthodes employées. Il ne s’agit pas seulement d’accompagner ou d’illustrer la musique, mais de renforcer la transe et l’extase nées de cette musique, éventuellement de surligner le message politique. Se succèdent ainsi des séries de photographies ou de diapositives alternant entre scènes oniriques et extraits d’actualités projetant inlassablement à la face du public les atrocités de la guerre. D’autres fois s’enchaîne un magma de véritables créations visuelles entremêlant mouvements hypnotiques et couleurs déliquescentes nées d’une matière en fusion par l’intermédiaire de lampes à bulles d’huile et de lampes à vagues. Plusieurs personnes peuvent manipuler simultanément jusqu’à vingt ou trente projecteurs. Très vite, le Jefferson Airplane est aussi réputé pour la qualité de ses light shows, assurés en général par le Glenn McKay’s Headlight, que pour ses prestations scéniques explosives. À partir de 1967, spécialiste du light show et du spectacle multimédia, Brotherhood of Light officiera régulièrement pour le Fillmore, puis pour le Winterland. Ces incroyables créations visuelles font naître des vocations, et d’autres structures, telles que l’Elias Romero light show, l’Abercrombe lights de George Holden, opérant dès 1966, et Little Princess 109, prennent une part importante dans la réussite et l’originalité des concerts à San Francisco. Si Tony Martin assure le premier light show de l’Avalon Ballroom, c’est le nom de Bill Ham, déjà présent auprès des Charlatans au Red Dog Saloon, qui reste associé à ceux de la Family Dog et de l’Avalon sous son nom ou celui de sa compagnie, Light Sound Dimension (L.S.D.).

4) Une communauté de vie et d’idées

Si en 1965 et 1966, la conception des pochettes de disques reste encore très sage, en ce qui concerne les affiches, la révolution graphique est en marche. Jusque-là, les annonces de concerts se présentaient sous forme de blocs d’écritures agrémentés ou pas par des photos de musiciens dont les noms se superposent, la taille des caractères étant proportionnelle à la renommée. The Seed agit comme un révélateur. Les artistes débrident leur imagination dans un esprit libertaire en parfaite osmose avec celui des participants, plus que des spectateurs, aux concerts et aux événements. Malgré des conceptions différentes, au Matrix, au Fillmore et à l’Avalon, Marty Balin, Chet Helms et Bill Graham comprennent qu’il ne s’agit pas seulement de proposer des concerts, mais que musiciens, spectateurs, artistes et Pranksters… font tous partie d’un mouvement global prenant une ampleur inattendue. Nombre d’entre eux vivent dans des maisons communes dans le quartier de Haight-Ashbury. Cette osmose est une des caractéristiques majeures du rock psychédélique à San Francisco, ce qui n’est pas le cas à New York, par exemple.

5) Le Velvet Underground à San Francisco

On pourrait qualifier le Velvet Underground d’anti-hippie et d’anti-punk. Il n’est question ni de Do it, ni de Do it yourself, mais d’un groupe rock aux qualités musicales et littéraires rares, mené par un duo de musiciens très aguerris. Le violoniste, bassiste, pianiste et chanteur gallois John Cale, formé aux musiques classique et avant-gardiste, s’est associé au guitariste, chanteur et principal compositeur new-yorkais Lou Reed. Le Velvet Underground est une formation psychédélique avec toutes ses caractéristiques, mais loin de vanter les vertus libératoires du LSD, ses textes décrivent la faune des rues de New York, l’exclusion, l’attente du dealer, les bad trips, la déchéance. Il ne proclame pas l’amour libre, mais conjugue perversions et sexualité sous les stridences aiguës du violon et les riffs rageurs des guitares dans des shows multimédias intitulés Up-Tight et Exploding Plastic Inevitable Show [11]. Sous la houlette d’Andy Warhol à la Factory, avec l’apport de la hiératique chanteuse allemande Nico, les spectacles sont innovants et arty. Habillés de noir, jouant parfois dos au public, les musiciens ne reçoivent pas un accueil chaleureux à San Francisco. Leurs poses d’artistes maudits n’augmentent pas leur cote de popularité. Pourtant, après un premier passage de trois jours en mai 1966, ils reviendront en 1968 et 1969. Une bonne partie de l’album 1969. The Velvet Underground Live est gravé au Matrix. Cela dit, le rock de San Francisco peut aussi être très sombre, par son sujet et son approche musicale, à l’exemple de Death Sound de Country Joe & The Fish.

6) Les affiches

Marty Balin, Bill Graham et Chet Helms invitent donc de jeunes artistes à concevoir des œuvres en adéquation avec l’ébullition permanente qui enflamme San Francisco. Les résultats de cette politique renversent tous les codes en vigueur d’autant que, contrairement à celui de la pochette de disque diffusée au minimum à plusieurs milliers d’exemplaires, l’art de l’affiche reste artisanal, relativement peu onéreux, aux tirages limités et au traitement quasi individualisé. C’est un objet publicitaire certes, mais sans en respecter les contraintes informatives telles que la lisibilité des dates, des horaires, des lieux, des musiciens invités. Imprimées en sérigraphie, les affiches peuvent associer une multitude de procédés tels que la photographie, le dessin, le collage, la peinture, s’inspirant aussi bien de l’Art nouveau [12] que du pop art, de l’Art déco ou de la bande dessinée. Les affichistes n’hésitent pas non plus à juxtaposer des couleurs réputées incompatibles, à transformer les débordements, les incongruités en œuvres d’art au point parfois de rendre quasiment illisibles ces rectangles de 55 x 35 cm en moyenne.

L’innovation se situe d’abord au niveau du lettrage qui occupe alors la majeure partie de l’espace. L’écriture perd de sa rectitude et de sa lisibilité pour céder la place à des motifs et à des lettres distordues, s’arrondissant, se cabrant. Cet aspect stylistique restera un élément permanent de l’art psychédélique auquel chaque artiste apporte sa touche personnelle. Ces caractères et ces écritures sont toujours utilisés de nos jours. Dans un deuxième temps, la couleur va envahir l’espace, faisant naître des œuvres mémorables comme, en septembre 1966, The Sound. Son auteur, Wes Wilson, n’a pas étudié les beaux-arts dans sa jeunesse, mais l’horticulture. Néanmoins, il réussit là une des œuvres les plus marquantes de la période, figure sensuelle d’une femme entourée d’écritures à peine déchiffrables dans un mélange de violet, de vert et de rouge. À noter qu’une corrélation directe entre l’illustration et le style musical de la programmation n’est pas obligatoire.

Une quantité impressionnante d’affiches est produite entre 1966 et 1971, aussi bien pour l’Avalon Ballroom que le Fillmore. L’année 1967, entre autres, est marquée par une véritable explosion de créativité. Si Wilson reste un des artistes les plus prolifiques, d’autres imposent leur griffe sur des dizaines d’entre elles : Rick Griffin, qui a commencé par l’illustration de surf, Stanley Mouse et Alton Kelley, trois noms plus particulièrement associés à celui du Grateful Dead ; Victor Moscoso, dont le style mêle Art déco et colorisation psychédélique ; Bonnie Mac Lean, mariée à Bill Graham, aux créations particulièrement oniriques ; Greg Irons, dont l’activité s’intensifiera entre 1969 et 1971 ; Jim Blashield ; Lee Conklin, au dessin fantasmagorique ; Bob Fried ; David Singer ; Norman Orr et George Hunter. Ces petits chefs-d’œuvre ne tardent pas à être décollés des murs, récupérés à l’entrée des concerts, puis achetés, pour un prix modique, dans des boutiques spécialisées comme la Psychedelic Shop créée en janvier 1966 juste avant le Trips Festival, le Berkeley Bonaparte, le Postermat et le Village Music Store. Un temps, Graham a offert une affiche pour tout achat d’un billet en prévente. La production conserve un rythme frénétique avant de diminuer considérablement après la fermeture du Fillmore, en juillet 1971 [13].

7) Free press

Des journaux alternatifs se créent un peu partout mettant en évidence les luttes politiques et l’émergence conjointe de nouvelles philosophies et d’une scène musicale innovante. Le Los Angeles Free Press, le Berkeley Barb, le Fifth Estate à Detroit, le Middle Earth à Iowa City, l’East Village Other et Crawdaddy! à New York, tous parus en 1965, figurent parmi les premières parutions et leur union sert de socle à la fondation de l’Underground Press Syndicate. À San Francisco, à partir de septembre 1966, sous la direction de Michael Bowen et d’Allen Cohen, l’Oracle va se faire l’écho du mouvement psychédélique. La mise en page en est totalement anarchique et brillante, en parfaite adéquation avec l’esprit de l’époque. Les sujets traités offrent un large spectre, de la drogue à l’anarchisme en passant par l’art, la spiritualité, la guerre. On y retrouve des dessins et illustrations de Rick Griffin, de Stanley Mouse comme des articles de Lawrence Ferlinghetti, également propriétaire de la librairie City Lights, d’Allen Ginsberg et d’Alan Watts. Au total, douze numéros seront édités, le dernier en février 1968. À partir de novembre 1967, sous la direction de Jann Wenner et de Ralph Gleason, paraît le magazine Rolling Stone, dont les tirages et la posture le sortiront rapidement de la mouvance underground pour l’intégrer en bonne place dans le circuit traditionnel [14].

IV. Le grand rassemblement des tribus

1) Gathering of the Tribes for a Human Be-In

Précédant le festival de Monterey qui se déroulera en juin, Gathering of the Tribes for a Human Be-In se tient le 14 janvier 1967 dans le Golden Gate Park au bout de Haight Street. L’équipe de l’Oracle [15] est à l’origine de la manifestation, Michael Bowen contribuant également à la réalisation de l’affiche. Le but des organisateurs est de rassembler en un seul lieu, le temps d’une journée, toutes les composantes de la contre-culture à San Francisco pour montrer à quel point le mouvement est global. Par-là, le festival rend également compte de tous les thèmes et revendications inhérents à cette révolte contre l’establishment et la société libérale, puritaine, matérialiste et répressive, prônant à l’inverse la liberté sexuelle, l’évolution personnelle à travers l’expérience de nouveaux univers spirituels, psychiques, sensoriels, soutenant les luttes des Afro-Américains, des femmes, des Indiens, de la jeunesse. S’y côtoient des figures de la Beat Generation tels les poètes Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti, Gary Snyder, Michael McClure, des groupes radicaux, les Diggers, les écologistes, les militants contre la guerre du Viêt Nam, les activistes étudiants, les hippies, sans oublier les prosélytes du LSD, Ken Kesey, Timothy Leary et Jerry Rubin. Toutes les nouvelles formations de la ville assurent la bande-son, notamment le Jefferson Airplane (dont la chanson Won’t You Try/Saturday Afternoon est une ode à cette journée), Quicksilver Messenger Service, Big Brother And The Holding Company, le Grateful Dead. Le service d’ordre et la recherche des enfants égarés ont été confiés, sans aucun incident, aux Hell’s Angels locaux sous la houlette de Chocolate George, la distribution de LSD, le White Lightning produit pour l’occasion, étant assuré par Owsley Stanley. Le Human Be-In est un succès populaire inattendu, une affluence de 3 000 personnes était prévue, il y en eut entre 30 000 et 40 000.

Cet événement, par son retentissement aux États-Unis, marque le début de ce qu’on a appelé le Summer of Love (« l’Été de l’amour ») et 1967 sera l’année de l’explosion planétaire du psychédélisme. San Francisco est devenu la Mecque pour une partie de la jeunesse américaine, un lieu de liberté et de tolérance où tout est possible, surtout un mode de vie différent. Des jeunes affluent tous les jours, par centaines, et s’installent comme ils peuvent, où ils peuvent, si possible dans le quartier de Haight-Ashbury, épicentre du phénomène.

Les musiciens, dont la plupart vivent en communauté, ne sont pas en reste et les majors du disque partent à la pêche miraculeuse en y envoyant leurs meilleurs découvreurs de talents. Ceux qui ne sont pas choisis se contenteront de labels locaux ou d’autoproductions. Devenant une référence, le format 33-tours leur permet de se libérer du cadre contraignant des 45-tours formatés pour les passages radio. Dorénavant les morceaux peuvent durer trois ou vingt minutes selon l’inspiration.

2) Diggers et hippies

Les Diggers [16] sont l’émanation d’un collectif du quartier de Haight-Ashbury. De tendance anarchiste, ils ont emprunté leur nom à une confrérie anglaise du xviie siècle qui prônait un monde libéré de la propriété, fondé sur une économie égalitaire, sans argent. Au départ, le noyau central des Diggers est constitué d’acteurs improvisateurs issus, pour la plupart, d’une scission de la Mime Troupe intitulée l’Artists Liberation Front. Leur première action est d’ouvrir des boutiques dans lesquelles ils distribuent gratuitement de la nourriture récupérée la plupart du temps, réappropriée parfois ou fabriquée, comme le pain. Des commerçants amènent aussi leur contribution en offrant leur surplus et les musiciens ne sont pas en reste.

Nous avons joué pour les Diggers. Je me souviens, en particulier, d’un concert gratuit dans le Golden Gate Park. On leur donnait aussi de l’argent ou des marchandises. Ainsi, un jour, la marque Levi-Strauss a voulu recruter Country Joe & The Fish pour une pub. Nous étions tracassés à l’idée de nous vendre. Finalement, nous avons résolu nos problèmes de conscience en demandant 10 000 paires de Levis pour les Diggers en échange de notre prestation et en insistant sur le fait que leurs usines du Sud devaient employer des ouvriers sans distinction de race et pratiquer l’intégration. (Barry « The Fish » Melton)

Les Diggers s’occupent également des sans-abris, proposent des transports et des cliniques gratuits. Ces free clinicsdonneront naissance à un réseau de soins très efficace, essayant notamment de traiter au mieux les abus de drogues en croissance exponentielle. Dans le magazine Digger Papers sont mises en exergue des maximes comme Do your own thing. Enfin, ils mettent en scène des spectacles thématiques mêlant théâtre, musique et lecture comme Death of Money. Les Diggers comptent en leur rang quelques membres éminents comme Emmett Grogan, auteur de Ringolevio, activiste notoire et radical, l’acteur Peter Coyote, le sculpteur La Mortadella, et le poète et romancier Richard Brautigan, dont le style d’écriture entre surréalisme, onirisme, fantasmagorie et satire sociale est en parfaite connexion avec son époque. Par ailleurs, ce dernier est étroitement lié à un des groupes favoris des Diggers, Mad River, cinq musiciens fraîchement débarqués de l’Ohio en 1967. Leur premier album paru en 1968, Mad River, propose des titres aussi emblématiques et remarquables que High All The Time, Amphetamine Gazelle, War Goes On ou Eastern Light. Il possède également la particularité d’avoir été enregistré sous Acid et pas tout à fait à la bonne vitesse par des ingénieurs du son légèrement dépassés. Il est dédié à Richard Brautigan qui récite un texte sur leur deuxième opus, Paradise, Bar And Grill (1969).

Le fait de jouer sous LSD peut être bénéfique ou désastreux surtout si le public n’est pas dans le même état que les musiciens. Guitariste et chanteur accompli, formé au blues par T-Bone Walker, Jimmy Reed et Howlin’ Wolf sur scène à douze ans, Steve Miller n’a pas toujours une vision très positive des formations psychédéliques.

À l’automne 1966, j’ai mis toutes mes affaires dans la camionnette la moins chère du marché et, sans un rond, j’ai pris la route vers la nouvelle Mecque de la musique, San Francisco. Les débuts furent financièrement difficiles, mais, après quelques piges en tant qu’accompagnateur, je n’ai pas eu de mal à trouver des musiciens pour former le Steve Miller Blues Band. L’année suivante, nous servions de backing band pour Chuck Berry sur son Live At Fillmore Auditorium, nous avions trois morceaux sur la BO du film Revolution et nous étions à l’affiche du festival de Monterey. Grâce à mes expériences passées, je préférais attendre d’avoir de bonnes conditions pour signer avec un label. Trop contents d’être remarqués et impatients d’enregistrer un disque, la plupart des groupes de San Francisco acceptaient n’importe quoi. Il faut quand même préciser que leurs managers étaient, en général, des dealers qui se fichaient pas mal du reste et que leurs prestations scéniques étaient souvent bordéliques, chaotiques, à l’image de celles du Grateful Dead qui passait déjà les dix premières minutes de son show à essayer de s’accorder tout en s’engueulant. Pour moi, Country Joe & The Fish et le Quicksilver Messenger Service étaient les meilleurs groupes. (Steve Miller)

Les hippies, eux, désirent instaurer un mode de vie alternatif à la société de consommation basé sur l’autonomie de la production, l’autosuffisance et le respect de la nature dans le cadre d’un habitat communautaire, qu’il soit rural ou urbain. Pacifistes, ils ont la plupart du temps été caricaturés sous l’expression flower power, avec tuniques bariolées et fleurs dans les cheveux. Pourtant, le terme regroupe des visions et des pratiques très diverses.

V. La fin d’un mouvement

1) Woodstock

En octobre 1967, les Diggers mettent en scène un happening, Death of Hippie, pour signifier la fin d’une époque. C’était un peu prématuré. Si, musicalement, le rock psychédélique a continué à produire des disques jusqu’au début des années soixante-dix avant de laisser la place à ses rejetons, le progressif, le hard rock, le jazz-rock, le glam, en tant que mouvement global et dominant, le psychédélisme se termine fin 1969 après les festivals de Woodstock et d’Altamont.

Le Woodstock Music & Art Fair, qui, les 15, 16 et 17 août, fait transhumer près de 500 000 migrants vers les terrains de Max Yagur, frappe les esprits et devient l’emblème des festivals. Trois jours de paix et de musique. Toutefois, pour de nombreux observateurs, ce festival marque à la fois l’apogée, par le nombre incroyable de participants, l’esprit libertaire de la foule et son retentissement, et la fin d’un mouvement. Il n’est plus vraiment question de parler de contre-culture, la société marchande s’empressant de récupérer le phénomène. Avec l’arrivée d’une gloire aussi soudaine qu’universelle, les groupes et leurs managers entrent dans une nouvelle ère, réclamant de plus en plus d’argent et de moyens pour leurs prestations. Le temps de l’underground, celui des concerts réalisés contre un paquet de marijuana ou une rémunération symbolique, est fini pour les artistes les plus encensés. Deux des rares musiciens à être restés fidèles à leurs idéaux sont John Cipollina, le formidable guitariste du Quicksilver Messenger Service, et Barry Melton.

2) Altamont et la Charles Manson Family : de mauvais trips

Pour clore leur tournée américaine, les Rolling Stones décident d’offrir à leurs fans californiens un concert gratuit, l’Altamont Speedway Free Festival qui, après bien des tergiversations, se tient le 6 décembre 1969 sur le circuit automobile d’Altamont au nord-est de San Francisco. Sont notamment prévus, en première partie, le Grateful Dead et le Jefferson Airplane. Dès le début du festival, tout se passe mal. La structure organisatrice, rapidement débordée par une affluence estimée à 300 000 spectateurs, est incapable de gérer les arrivants d’autant que, sur les conseils du Grateful Dead, qui gardait en mémoire la gestion parfaite du Gathering of the Tribes, les Hell’s Angels sont chargés du service d’ordre et sont défrayés en bières, en marijuana et en speed. Un climat de tension et de violence latente s’installe. Les échauffourées prennent de l’ampleur lors du passage de l’Airplane, malgré les interventions des chanteurs Marty Balin et Grace Slick qui n’hésitent pas à s’interposer lors d’un début de tabassage. Les Rolling Stones égrènent les accords de Under My Thumb pendant que, sous leurs yeux, Meredith Hunter, sous l’effet de la méthamphétamine, se heurte aux Hell’s Angels et meurt après avoir reçu plusieurs coups de couteau. À la fin de cette journée, on dénombrera quatre morts. En cinq mois, les rêves de paix de « l’Été de l’amour » semblent soudainement bien lointains. Le concert d’Altamont en sonne le glas. Le LSD et ses petits fabricants cèdent la place à l’héroïne, beaucoup plus rentable pour les mafias.

En ce mois de décembre 1969, un événement va amplifier le désastre d’Altamont : l’arrestation de Charles Manson et de sa « Famille » après l’assassinat de l’actrice Sharon Tate, femme du réalisateur Roman Polanski, et de quatre de ses amis. Les meurtres sanguinaires s’étaient déroulés un soir de juillet, juste un mois avant Woodstock. Manson est un musicien rejeté et le gourou d’un culte sataniste prédisant une guerre entre races qui n’épargnera que ses disciples réfugiés dans le désert [17]. Grand consommateur de LSD et autres substances hallucinogènes, il vagabondait entre San Francisco et Los Angeles à bord d’un bus déglingué qui ne rappelle que de très loin celui de Ken Kesey et de ses Merry Pranksters. C’est la face noire des hallucinogènes, le bad trip loin de l’ouverture de la conscience chère à Timothy Leary et Ken Kesey.

AUTEUR
Philippe Thieyre
Journaliste, auteur, éditeur

ANNEXES

NOTES


[1] Albert Hofmann, LSD, mon enfant terrible, Montpellier, Gris Banal, 1989.
[2] Timothy Leary, Ralph Metzner, Richard Alpert, The Psychedelic Experience. A Manual Based on the Tibetan Book of the Dead, New York, University Books, 1964.
[3] Timothy Leary, La Politique de l’extase, Paris, Fayard, 1973.
[4] Timothy Leary, Mémoires acides, Paris, Robert Lafond, 1984.
[5] Ken Kesey, One Flew Over the Cuckoo’s Nest, New York, Viking Press, 1962.
[6] Transposé en France pour Le Catalogue des ressources, en cinq tomes, le premier aux éditions Librairie Parallèles, 1975, les suivants Parallèles & Alternatives.
[7] Tom Wolfe, Acid Test, Paris, Seuil, 1975.
[8] Ken Kesey, The Acid Test, Sound City, 1966.
[9] Philippe Thieyre, Le rock psychédélique américain 1966-73, volumes1-2, Paris, Parallèles, 1991-1993-2000.
[10] Jerry Rubin, Do It, Paris, Seuil, 1971.
[11] Victor Bockris, Gerard Malanga, Up-Tight. The Velvet Underground Story, London, Omnibus, 1983. Nat Finkelstein, Andy Warhol. The Factory Years 1964-1967, New York, St. Martin’s Press, 1989.
[12] Philippe Thieyre, « Psychédélique, les affiches de concerts », dans Philippe Thiébaut [dir.], Art nouveau revival. 1900. 1933. 1966. 1974, Paris-Anvers, Musée d’Orsay-Snoeck, 2009, p. 148-167. Philippe Thieyre, « Électrique, les pochettes de disques », dans ibid., p. 168-192.
[13] Paul D. Grushkin, The Art of Rock. Posters from Presley to Punk, New York, Abbeville Press, 1987.
[14] Jean-Pierre Bouyxou, Pierre Delannoy, L’aventure hippie, Paris, Les éditions du lézard, 1995. Jean-François Bizot, Free Press La contre-culture vue par la presse underground, Paris, Actuel Panama, 2006.
[15] Allen Cohen, The San Francisco Oracle Facsimile Edition, Oakland (CA), Regent Press, 1991.
[16] Alice Gaillard, Les Diggers. Révolution et contre-culture à San Francisco (1966-1968), Montreuil, L’Échappée, 2009.
[17] En mars 1970 sortira l’album Lie. The Love And Terror Cult comprenant des enregistrements de 1967 et 1968.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Philippe Thieyre, « Le San Francisco psychédélique (1965/1967) », dans La musique psychédélique et la contre-culture des années soixante : une utopie concrète à l’identité protéiforme devenue « réalité globale », Éléonore Willot [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 13 mai 2024, n° 20, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Philippe Thieyre
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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