« La dignité n’est pas une valeur cotée à la Bourse des transferts. » C’est par cette formule frappante que François Thébaud clôt son éditorial du numéro 183 de Miroir du football de décembre 1972 qu’il consacre à la grève des joueurs du 3 décembre 1972 – la première en Europe –, organisée par l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP) à la suite des tentatives de remise en cause du contrat à temps par les dirigeants du football français.

Il convient de citer ce passage dans son intégralité :

Que les animateurs de l’UNFP et les joueurs reprennent aujourd’hui à leur compte [le mot de dignité] ne saurait que réjouir tous ceux qui savent que la défense des intérêts des salariés passe par la reconnaissance préalable de leur dignité d’homme. Cette « valeur non cotée à la Bourse des transferts », mais qui doit restituer au football la noblesse que les marchands d’esclaves lui ont fait perdre.

Ces lignes, qu’on jugerait à tort d’un lyrisme suranné, témoignent au contraire de la force de conviction qui les a fait coucher sur le papier de ce puissant éditorial intitulé : « Ce mot auquel les joueurs ont donné un contenu vivant. » Car elles soulignent le sens profond dans lequel s’inscrit la lutte syndicale des footballeurs pour l’instauration du contrat à temps et qui est, au-delà de la défense des intérêts d’une corporation, le combat pour la dignité humaine.

C’est à ce titre que Miroir du football, et avec lui Miroir-Sprint ont, dès les années 1960, lié l’instauration du contrat à temps à l’abolition du système des transferts afin que les footballeurs professionnels soient dotés d’un statut qui leur garantisse les droits reconnus aux autres travailleurs par le droit du travail.

Si dans son éditorial François Thébaud met entre guillemets la formule « valeur non cotée à la Bourse des transferts », c’est parce qu’il rappelle qu’il l’avait déjà employée dans un précédent éditorial daté de… décembre 1963 à propos de l’affaire Kopa dont il convient de rappeler sommairement les faits. Dans un article paru dans France Dimanche, le plus célèbre footballeur français de l’époque dénonçait le système dit « du contrat à vie » qui liait les joueurs professionnels à leur club jusqu’à 35 ans, sauf si le club d’origine décidait de les transférer à un autre club, situation pour laquelle Kopa a utilisé le mot d’esclave (« les joueurs sont des esclaves »).

L’emploi de ce terme par la star du football français, qui plus est le mieux payé, a frappé les esprits au point qu’il demeure aujourd’hui connu de beaucoup de ceux qui s’intéressent au football. Généralement, on attribue la paternité de cette formule à Kopa. En réalité, dans le numéro de Miroir du football du mois d’août 1961, un long article très fouillé de Jean Norval relatif au statut du joueur professionnel utilisait le terme, et ce, dès son intitulé : « Statut du joueur professionnel ou l’esclavage en 1961 » et qui faisait l’analyse suivante :

Les footballeurs professionnels constituent un MARCHÉ à l’intérieur duquel les prix s’établissent suivant la stricte théorie de l’offre et de la demande. Que des HOMMES en plein xx^e siècle sont l’objet d’un contrat COMMERCIAL de l’espèce la plus courante. Le postulat d’esclavage posé par le contrat à vie est donc maintenu et renforcé par la pratique des transferts.

Jean Norval terminait son article ainsi :

Parmi les réformes indispensables […] l’institution du contrat à temps – réclamée depuis longtemps par Miroir-Sprint et Miroir du football – est la plus pressante […]. La parole, ici, n’est pas aux « petits », qui seraient victimes d’une impitoyable répression. Elle est aux « ténors », qui n’ont pas de rétorsion à redouter. Il leur faut surmonter l’égoïsme.

Comme s’il avait lu cet article, c’est précisément ce qu’a fait le « ténor » Kopa en donnant son interview retentissante. Mais, contrairement à ce que pensait Jean Norval, Kopa fut victime d’une réelle rétorsion de la part des dirigeants du football. Il fut tout simplement sanctionné de six mois d’interdiction d’équipe de France avec sursis pour atteinte à l’image du football français ! Cela précipita la fin de sa carrière internationale.

C’est précisément à cette indignité dont fut victime Kopa que répond l’éditorial de François Thébaud, en soulignant sa dignité et son courage exemplaires, invitant les autres joueurs à se ranger à ses côtés :

Aux joueurs professionnels de choisir entre Verriest-Guérin [les sélectionneurs de l’équipe de France qui ont évincé Kopa], porte-drapeau des pouvoirs dirigeants et Kopa, le joueur qui n’a pas hésité à risquer un prestige inattaquable, voire ses intérêts matériels, pour donner aux joueurs l’exemple de la dignité et du vrai courage.