Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-UBE
Territoires contemporains


Miroir du football, un autre sport dans la presse rouge ? (1958-1979)
Des stades pour le « beau jeu ». Le stade de football (professionnel) idéal vu par Miroir du football
Philipp Didion
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ

Au cœur de cet article se trouve la question de savoir à quoi devrait ressembler le stade parfait selon un (bi-)mensuel sportif de gauche, qui se voulait anticonformiste et qui considérait le football comme un art. Les caractéristiques mises en avant par Miroir du football au cours des années 1960 et 1970 révèlent que le stade (parfait) avait une fonction cruciale pour le magazine : promouvoir « une autre idée du football » marquée par le progrès et par le football-spectacle. Certains des éléments que Miroir défendait étaient tout à fait réalisables et se sont imposés avec le temps (par exemple, la couverture amovible des grands stades, l’utilisation d’un gazon artificiel ou la construction de stades sans piste d’athlétisme et sans piste cyclable). D’autres, en revanche, étaient utopiques et n’ont pas pu être mis en œuvre (par exemple, l’idée de bannir le « roi supporter » des stades et d’éliminer l’avantage du terrain).

MOTS-CLÉS
Mots-clés : stades, football, supportérisme
Index géographique : Paris
Index historique : années 1960 et 1970
SOMMAIRE
I.Un droit à l’existence : construire, aménager et entretenir les stades
  1) « L’éternel problème des grands stades » et le stade de 100 000 places
  2) « N’y a-t-il pas là de quoi pousser à la révolte les esprits les plus pacifiques ? » : le manque de terrains et la lutte contre la destruction de stades existants
  3) « Le domaine des turfistes intouchable » : hippodromes et stades
II. Les conditions matérielles
  1) « Pour que la supériorité technique puisse s’exprimer » : des conditions idéales de terrain
  2) Contre le « no man’s land entre joueurs et spectateurs » : un stade uniquement dédié au football
  3) Le vétuste et laid stade de Colombes vs « ces gigantesques et modernes cathédrales »
III. Le public
  1) « Le football est de souche populaire » : la composition du public
  2) « La conséquence logique de la conception “réaliste” du football » : la violence, le chauvinisme et les catastrophes
  3) « Hurler en chœur “On a gagné !” constitue leur unique ambition » : l’avènement du « roi supporter » 

TEXTE

Dès le premier numéro régulier de Miroir du football, il a été question du « stade de demain [1] ». À quoi devrait ressembler ce stade parfait ? Quelles étaient les (r)évolutions attendues par les journalistes de Miroir ? Parmi ces développements, lesquels ont été considérés comme particulièrement urgents ? De nombreuses études ont déjà été publiées sur différents aspects des stades en (et hors de) France, par exemple sur l’architecture et la topographie, le comportement et la composition du public, le supportérisme, la violence et les catastrophes liées au stade, la dimension commerciale ou encore la question du patrimoine [2]. Néanmoins, force est de constater que celles-ci n’utilisent pas (ou très peu) Miroir du football comme source [3].

L’objectif de cet article est donc d’analyser le regard de l’équipe de Miroir sur ces dimensions, puisqu’au fur et à mesure, de nouvelles caractéristiques d’un stade parfait imaginé ont été mises en avant par le magazine. Ce sujet est directement lié à la question de la relation entre le football professionnel et le football amateur. Tout à fait dans la ligne du précepte « le football est “un” » selon lequel « il n’y a pas de mur entre le football des petits et celui des grands, mais interpénétration constante [4] », il s’avère que de nombreuses caractéristiques abordées par Miroir concernaient aussi bien les enceintes du football professionnel que les terrains du football amateur [5]. En outre, les articles analysés ici montrent une nette focalisation sur les stades parisiens, même si les terrains en province ont également été évoqués à plusieurs reprises.

Quant au contexte dans lequel il faut replacer les propos des journalistes de Miroir, il correspond aux « décennies de “sportivisation” de la population française [6] », traduites par un besoin nettement accru d’espaces pour pratiquer du sport – une évolution qui s’inscrit dans une perspective européenne du « sport pour tous [7] ». De plus, il s’agit d’une période marquée par de multiples crises que le football français a dû gérer, ce qui ne constitue pas non plus un cas particulier français, mais un phénomène à l’échelle européenne [8].

Cette contribution s’articule autour de trois grands axes. Tout d’abord, il convient d’examiner de près la lutte de Miroir contre la pénurie de terrains et pour un droit à l’existence des stades, petits ou grands. Ensuite, l’accent est mis sur l’analyse des conditions matérielles pour le stade idéal, c’est-à-dire le lieu, la topographie, la pelouse, les conditions météorologiques, etc. Et enfin, cet article aborde le rôle et le poids du public dans le stade parfait imaginé par le magazine.

I.  Un droit à l’existence : construire, aménager et entretenir les stades

Il y a un autre problème vital qui justifie plus que jamais l’existence et le développement du seul mouvement qui défend de manière conséquente les intérêts de tous les footballeurs français […]. Il s’agit de la pénurie des terrains de football qui affecte aussi bien les clubs de province que ceux de la capitale, les minimes, cadets et juniors plus encore que les seniors et les vétérans [9].

1) « L’éternel problème des grands stades » et le stade de 100 000 places

Comme l’indique cette citation introductive, la pénurie des terrains affectait, selon Miroir, toute la France, toutes les classes d’âge et aussi bien le football amateur que le football professionnel. C’est la raison pour laquelle l’une des questions qui agitaient Miroir concernait la réalisation d’un stade de 100 000 places, dont il avait déjà été question dans l’entre-deux-guerres [10]. Miroir – et tout particulièrement François Thébaud – critiquait continuellement « les pitoyables installations sportives [11] » de la France et attendait avec impatience la réalisation de ce stade de 100 000 places qui aurait pu résoudre « l’éternel problème des grands stades [12] » dans l’Hexagone.

Au début des années 1960, le projet de construction d’un grand stade – impulsé surtout par Maurice Herzog, depuis 1958 haut-commissaire à la Jeunesse et aux Sports – revint sur le tapis dans un contexte très favorable : l’instauration de la Ve République, les Trente Glorieuses et la fin de la décolonisation [13]. Le gouvernement prévoyait la création d’un tel stade dans le bois de Vincennes, mais, de nouveau, le projet a finalement été abandonné, du moins temporairement, et la décision a été prise d’agrandir et de moderniser le Parc des Princes dans le cadre de l’aménagement du périphérique parisien à la fin des années 1960.

La majorité de la presse sportive a en effet accueilli très positivement l’aménagement du Parc [14]. Cependant l’équipe de Miroir du football s’est montrée plutôt sceptique dès le départ et ne voyait dans le Parc des Princes qu’un ersatz du stade de 100 000 places. Au fur et à mesure et au plus tard au milieu des années 1970, ce scepticisme a fait place à une forte critique des responsables de l’aménagement du Parc – en raison notamment des coûts de transformation élevés, du nombre de places qui restait faible par rapport à d’autres stades internationaux et du mauvais état de la pelouse, comparée à « un champ de patates [15] » par François Thébaud. De manière assez typique pour Miroir, cette critique visait surtout les décideurs « d’en haut », le président de la Fédération française de football (FFF), Fernand Sastre, et le président du Paris Saint-Germain (PSG), Daniel Hechter.

Au lieu de tirer les enseignements de la seule expérience positive qui n’ait jamais été accomplie à Paris depuis l’instauration du professionnalisme [le Racing Club de France], au lieu de donner la primauté à la qualité du jeu, MM. Sastre et Hechter ont préféré le plagiat à l’innovation. Stade tape-à-l’œil et impraticable, politique de vedettes, appel aux supporters constituent l’environnement normal du conformisme tactique. En se plaçant volontairement à la remorque des autres, Paris a conquis dans la hiérarchie du football la place qui lui revient de droit : dans l’arrière-garde [16].

2) « N’y a-t-il pas là de quoi pousser à la révolte les esprits les plus pacifiques ? » : le manque de terrains et la lutte contre la destruction de stades existants

Ce qui était valable pour les grands stades l’était d’autant plus pour les petits stades ou les terrains avec une simple main courante, sans tribunes. Pour Miroir, il était indiscutable que les moyens matériels mis à la disposition des footballeurs français souffraient de la comparaison avec les moyens dans d’autres pays européens [17]. C’est la raison pour laquelle la construction de nouveaux terrains et stades était également l’une des principales revendications pendant « le mai 68 des footballeurs français [18] », initié par l’équipe rédactionnelle de Miroir. Dans une enquête menée à cette occasion, Jean Bouilly a constaté qu’il y avait en région parisienne 131 terrains pour 478 équipes scolaires, 306 terrains pour les 1 318 équipes du football corporatif et au total 790 terrains pour 3 160 équipes, soit en moyenne environ un terrain pour quatre équipes de football [19]. Cette « pénurie de terrains [20] » se faisait sentir aussi bien dans les grandes villes comme Paris que dans les petites villes.

Ce plaidoyer pour la construction de terrains de football allait de pair avec la lutte de Miroir contre la destruction de stades existants. Régulièrement, les journalistes se mobilisaient contre toute sorte de démolition de stades, par exemple pour faire place à des routes – comme le boulevard périphérique – ou des bureaux – c’est notamment le cas pour le boulevard Lannes à Paris [21]. En 1964, le magazine a confié à Maurice Ragonneau, journaliste pour Combat, Le Dauphiné libéré ainsi que Miroir du football et meneur du SCM Neuilly-sur-Marne, une enquête sur l’état des terrains de football à Paris et dans les environs, ce qui a conduit à la conclusion que l’existence de pas moins de 20 terrains en région parisienne étaient sur la sellette. En réaction, Maurice Ragonneau s’est bruyamment insurgé contre cette décision dans Miroir.

Notre pays manque d’installations sportives, et que voit-on ? Des stades disparaître pour faire place à des autoroutes, sans aucune compensation sérieuse ! Dans quelques mois, le stade de l’U.A. 16e -CASG, situé à la Porte de Saint-Cloud, et la tribune Tour de France du Parc des Princes, qui le jouxte, seront démolis pour permettre la prolongation du boulevard périphérique. Le même sort est réservé, un peu plus loin, sur le territoire de Boulogne-Billancourt, au stade de l’ACBB. Plus haut, le stade du CAP-Nord connaîtra le même destin [22].

Mais il faut reconnaître que la plupart des stades continuent à exister [23], sont relogés ou – dans le cas du Parc des Princes – sont modernisés. C’est la raison pour laquelle certaines de ces initiatives contre la destruction de stades peuvent être interprétées comme quelque peu exagérées ou comme une certaine forme de pessimisme.

Or le financement de la construction et de l’entretien de ces stades et terrains s’est évidemment révélé être une question cruciale. Pour Miroir, la solution était pourtant très claire dès le départ : les pouvoirs publics à toutes les échelles (municipale, départementale, nationale) devaient prendre en charge les coûts. En aucun cas, ces coûts ne devraient être compensés par des recettes provenant des paris sportifs [24] – tout à fait dans l’esprit du combat de Miroir contre l’instauration des concours de pronostics en France [25]. Tantôt les municipalités, tantôt le haut-commissaire, puis secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports Maurice Herzog et ses successeurs (surtout François Missoffe, comme ministre de 1966 à 1968, et Pierre Mazeaud, comme secrétaire d’État de 1973 à 1976) firent l’objet de critiques de la part du (bi-)mensuel [26]. De plus, les journalistes du magazine ne cessèrent de dénoncer « l’inertie de la Fédération face au problème des terrains, vital pour [le football] [27] ».

3) « Le domaine des turfistes intouchable » : hippodromes et stades

Périssent les stades destinés aux hommes, pourvu que vivent et prospèrent les sanctuaires du Pari-Mutuel et de son appendice prodige le Tiercé [28].

Une autre facette de ce droit à l’existence est la comparaison entre les hippodromes et les terrains de football, au centre de laquelle se trouve la question provocatrice : « À qui la priorité, à l’homme ou au cheval [29] ? » La critique de Miroir du football pour le sport équestre, déclaré sport des riches et donc favorisé par les pouvoirs publics selon le (bi-)mensuel, s’est surtout focalisée sur le fait que la démolition d’hippodromes n’a pas (ou très rarement) été discutée, contrairement à la démolition de terrains de football.

Que ceux qui tiennent à « encourager la race chevaline » disposent d’espaces qui leur permettent de vivre leurs illusions hebdomadaires ou quotidiennes… soit ! Ce n’est ni le lieu ni le moment d’en discuter. Mais que Paris, capitale de la France, possède sept hippodromes dans sa ceinture – sept domaines immenses, enchâssés dans des cadres somptueux, pourvus d’un gazon admirablement entretenu, que ces hippodromes constituent des propriétés intouchables, alors qu’un à un les quelques stades pelés, crasseux, minables, mais si chers au cœur de tous les footballeurs disparaissent pour cause de travaux d’utilité publique ou de spéculations immobilières, voilà qui donne à penser concernant les promesses, les vantardises, les déclarations officielles [30].

Le fait que la construction du périphérique ne devait pas affecter l’hippodrome d’Auteuil, par exemple, a suscité de vives oppositions de la part de Maurice Ragonneau [31]. Cette approche critique allait de pair avec un jugement négatif – déjà évoqué plus haut – porté sur les paris sportifs (le tiercé et le pari mutuel) et « la sainte alliance […] des partisans des concours de pronostics footballistiques et des turfistes [32] ».

Pour limiter ce « favoritisme outrancier [33] » à l’égard du sport équestre tout en palliant le manque de terrains, Miroir proposa d’aménager des terrains de football à l’intérieur des hippodromes. Selon les calculs du (bi-)mensuel, on aurait par exemple pu aménager plus de 100 terrains de football à l’intérieur de l’hippodrome d’Auteuil [34]. En ce sens, l’hippodrome des Bruyères à Rouen a servi de modèle aux journalistes de Miroir [35]. Une fois de plus, les reproches visaient également la FFF : « Qu’a fait la Fédération française de football pour obtenir des pouvoirs publics que les hommes soient aussi bien traités que les chevaux [36] ? »

Le tiercé dominical, voilà au moins un domaine où l’on ne peut guère parler de pénurie et de saturation, puisque tous les « pratiquants » sont « favorablement accueillis », et que la région parisienne ne compte pas moins de 8 hippodromes occupant environ 350 hectares, soit : Auteuil, Chantilly, Enghien, Longchamp, Maisons-Laffitte, Saint-Cloud, Le Tremblay et Vincennes ! Quel luxe ! La race chevaline a bien de la chance d’avoir droit à tant d’égards !… Ce qui nous choque seulement à partir du moment où la race humaine fait les frais de ce favoritisme outrancier. D’autant plus qu’il serait très possible de faire bénéficier les sportifs de ces immenses étendues gazonnées inoccupées sans pour autant léser si peu que ce soit les « intérêts » des turfistes, comme on l’a fait à Rouen [37].

II. Les conditions matérielles

Dès le premier article sur « le stade de demain », Miroir a abordé le problème de « l’environnement géographique du jeu » et les moyens pour réduire au maximum « l’influence d’éléments perturbateurs comme le vent, la pluie, la neige, le gel [38] », et de l’avantage du terrain dans lequel l’équipe de Miroir ne voyait que le fondement du chauvinisme et un obstacle au « beau jeu ».

1) « Pour que la supériorité technique puisse s’exprimer » : des conditions idéales de terrain

Il s’agissait, tout d’abord, de créer des conditions idéales de terrain, c’est-à-dire un espace de dimensions convenables – ni trop grand, ni trop petit afin de « satisfaire aux conditions élémentaires de régularité [39] ». Cela comprenait également un sol pas trop inégal [40]. Pour Miroir, il fallait particulièrement réduire les effets de la pluie, de la neige, du gel et du vent sur un match, et veiller à ce que les conditions atmosphériques soient normales [41]. C’est la raison pour laquelle le (bi-)mensuel optait, dans le meilleur des cas, pour un stade couvert en totalité par une toiture amovible [42].

Selon François Thébaud, sans le respect de ces conditions, la supériorité technique d’une équipe ne pouvait pas s’exprimer efficacement [43]. Au contraire, une forte exposition du stade ou terrain à la pluie, au vent, etc., favoriserait le mauvais jeu et les équipes adeptes du « béton [44] ». Et le journaliste belge Roger de Somer y ajouta :

Plus de grounds pelés, plus bruns que verts. Moins de risques d’accident parce qu’absence de toute aspérité. Plus de faux rebonds et, ce qui me paraît encore plus important pour la régularité d’une compétition, la certitude de trouver en déplacement les mêmes conditions matérielles de jeu que chez soi. Ce serait déjà un sérieux coup porté au légendaire « avantage du terrain » qui n’est que le fondement du chauvinisme. Enfin, ce serait un levier incontestable de progrès sur le plan du football-spectacle [45].

Afin de garantir l’existence d’une surface rigoureusement plane sur laquelle on pouvait également jouer dans un climat humide, le stade parfait devait avoir une pelouse au caoutchouc-mousse, donc un gazon synthétique [46]. En 1965, lorsque Silvio Espina Rey, fonctionnaire des finances espagnol, présenta le gazon synthétique qu’il avait conçu, Roger de Somer ne tarissait pas d’éloges sur cette invention et y voyait le départ d’une prodigieuse évolution dans la technique du jeu.

L’infrastructure du terrain serait en béton et comprendrait le système d’écoulement, puis viendrait le terrain de caoutchouc, fait de rectangles assemblés et qui, grâce à une construction en creux, serait très élastique. Quant aux nombreux canaux prévus dans l’infrastructure, ils ne serviraient pas qu’à l’écoulement des eaux, mais aussi à l’installation d’un système de réchauffement en hiver. […] Le terrain de caoutchouc antidérapant, antineige et antiflaques de Don Silvio Espina Rey peut-il donc résoudre tous ces problèmes [47] ?

Alors que l’on perd la trace du projet de gazon synthétique de Rey, c’est l’entreprise Monsanto qui, au milieu des années 1960, a équipé l’Astrodôme de Houston (Texas) de son tout nouveau ChemGrass alias « AstroTurf » et a ainsi lancé la commercialisation du gazon synthétique, très coûteux à l’époque [48]. Aujourd’hui, les grands stades sont équipés le plus souvent d’une pelouse hybride qui allie gazon naturel et microfibres synthétiques. Dans ce domaine, Miroir, dans les années 1960, a donc anticipé une évolution devenue la norme aujourd’hui.

2) Contre le « no man’s land entre joueurs et spectateurs » : un stade uniquement dédié au football

Afin de garantir la meilleure vue, il était indispensable, selon le magazine, de construire des stades uniquement dédiés au football, c’est-à-dire sans piste d’athlétisme et sans piste cyclable. Dans le calcul de Miroir, seuls le football et à quelques exceptions près, le rugby, pouvaient remplir les grands stades et donc générer des recettes suffisantes. Et cela uniquement si les spectateurs pouvaient avoir une bonne vue sur le terrain et s’ils ne se trouvaient pas trop loin de celui-ci [49]. Dans cette optique, Miroir a protesté avec véhémence contre tout projet d’intégration de pistes d’athlétisme ou de pistes cyclables dans les grands stades lors de travaux de rénovation, par exemple lorsque les responsables ont envisagé la construction d’une piste d’athlétisme pour le Parc des Princes dans la seconde moitié des années 1960.

Un certain M. Marbeuf, conseiller municipal parisien de son état, a confirmé l’étonnante information publiée à cette place dans notre dernier numéro. Sauf intervention supérieure, le Parc des Princes va être transformé en stade d’athlétisme. […] Simple question : à quoi serviront les tribunes du Parc ? Car l’athlétisme n’est pas à la veille de remplir les 12 000 places de Jean-Bouin. Même si l’entrée est gratuite [50].

Régulièrement, le (bi-)mensuel s’est penché sur certains stades et projets de stade en particulier et a analysé leurs qualités ainsi que leurs défauts. Ainsi, Patrick Urbain a passé au crible le Complexe olympique de Lille-Est à Villeneuve-d’Ascq, et plus particulièrement le Stadium Nord à l’intérieur de ce complexe, imaginé par le célèbre architecte Roger Taillibert.

Voici donc brossé à grands traits le plan d’un complexe sportif qui, à première vue, semble exemplaire. Cependant, quelques détails laissent perplexe. Pourquoi n’avoir couvert que la tribune d’honneur dans une région assez pluvieuse ? Pour que les plus fortunés soient les moins mouillés ? Et cette large piste d’athlétisme de huit couloirs qui crée un no man’s land entre joueurs et spectateurs ? M. Notebart, Président de la Communauté urbaine, a personnellement insisté pour que l’on creuse un fossé rempli d’eau aux abords immédiats de la pelouse. Les spectateurs nordistes sont-ils si agressifs qu’il faille construire, outre ce fossé, une grille de protection haute d’un mètre trente [51] ?

Cette position en faveur du « stade de football pur » de Miroir peut être considérée comme en avance pour l’époque, car ce n’est que dans les années 1980 que s’est imposée en Europe l’idée qu’il fallait construire davantage de stades uniquement dédiés au football professionnel plutôt que des stades omnisports. Cependant, cette évolution s’est également accompagnée d’une uniformisation et d’une commercialisation croissantes des stades [52], ce qui n’aurait pas du tout été du goût du magazine.

3) Le vétuste et laid stade de Colombes vs « ces gigantesques et modernes cathédrales »

L’équipe du (bi-)mensuel a particulièrement critiqué le vétuste stade de Colombes : « un stade laid et incommode » avec une « architecture archaïque », des « gradins poussiéreux » très éloignés de la pelouse ; un stade difficilement accessible sans places de parking suffisantes, sans protection contre le vent et donc un « repoussoir décrit par des générations de chroniqueurs » selon Miroir [53]. Dans les années 1960 et 1970, le stade semblait de plus en plus hors du temps, notamment en raison de son éloignement dans la banlieue parisienne et de l’absence de travaux de rénovation. Et c’est aussi la raison pour laquelle les journalistes de Miroir n’ont de loin pas été les seuls qui ont dénoncé l’état de délabrement du stade de Colombes.

Si Colombes a donc servi d’exemple négatif, il y a d’autres stades – surtout des enceintes internationales – que Miroir a mis en avant au fil du temps. C’est ainsi que François Thébaud établit en 1976 une analogie entre les stades de football et les monuments d’architecture sacrée et cita notamment le Maracanã, l’Estadio Azteca, le Camp Nou, le stade Chamartin rebaptisé stade Santiago Bernabéu en 1955, le stade Lénine et le Nepstadion à Budapest [54]. Seize ans plus tôt, dans l’article « Le stade de demain » paru dans le premier numéro de Miroir du football, François Thébaud avait déjà souligné que l’un des meilleurs stades à ce moment-là était le stade Bernabéu à Madrid [55], qui offrait alors la meilleure visibilité et la meilleure protection contre le vent. Et ici, nous retrouvons de nouveau le stade de Colombes comme objet de comparaison et exemple repoussant : « Il suffit de comparer l’horrible arène de Colombes, qui fait le déshonneur du sport français, avec le stade du Real de Madrid, pour comprendre qu’en un quart de siècle l’évolution a été considérable [56]. »

Au début, le stade Dynamo de Moscou a également servi de modèle. François Thébaud a fait en 1960 l’éloge du fait que la première toiture amovible d’un stade devait y être construite et qualifiait cela de « véritable révolution en ce domaine [57] ». Cependant, cette construction n’a jamais vu le jour, ce qui explique pourquoi les futures éditions ne parlaient plus du stade Dynamo, mais de plus en plus du stade Lénine. Les éloges des stades soviétiques révèlent aussi cette certaine proximité de Miroir avec le Parti communiste français – même si le magazine « jouissait d’une autonomie rédactionnelle de facto [58] » et pouvait conserver une certaine liberté de ton pour, par exemple, critiquer « la conception du jeu des équipes de l’Est [59] » sans susciter de réaction de la part de la direction autour de Maurice Vidal. Par conséquent, le fait que les références aux stades russes aient diminué dans les années 1970 pourrait éventuellement être mis en relation avec cette liberté éditoriale de Miroir.

Il est bien connu que le Miroir avait un faible pour l’Amérique (surtout du Sud). C’est pourquoi on trouve également des stades d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale dans la série de ces stades presque parfaits : parmi ces enceintes, c’est le stade Aztèque au Mexique [60], « une réalité grandiose [61] », qui se détache encore. Dans les yeux des journalistes de Miroir, ce « plus beau stade de football du monde [62] » « surclasse tout ce qui a été construit avant [63] ». Le (bi-)mensuel ne tarissait pas non plus d’éloges sur l’Argentine et plus particulièrement sur la ville sportive de Buenos Aires. Des grands stades (comme La Bombonera et l’Estadio Monumental) à la cité sportive des Boca Juniors et aux petits terrains de football, il y avait tout ce que le cœur du footballeur peut désirer. À propos de la capitale argentine, François Thébaud a écrit par exemple, en 1968,

[c]onnaissez-vous une ville capable de mettre à la disposition des spectateurs du football plus de 800 000 places réparties dans une douzaine de stades uniquement consacrés à leur sport ? Connaissez-vous une ville possédant deux arènes d’une contenance supérieure à 100 000 places, deux arènes de 80 000 places et quelques autres de 60 000 à 40 000 places ? Connaissez-vous une ville où il vous suffit de traverser la rue pour passer d’un stade de plus de 100 000 places à un stade de 60 000 ? Connaissez-vous une ville qui semble juger ces installations insuffisantes puisqu’elle projette de bâtir deux autres stades de 150 000 places [64].

Buenos Aires, une ville sportive exemplaire donc, dont la France devait s’inspirer. Mais tout n’y était pas si rose non plus, comme le montrent les violences récurrentes dans les stades argentins ainsi que certains projets de construction non réalisés.

III. Le public

Il s’agit maintenant d’éclaircir le rôle et la composition du public et du supportérisme. Quels devraient être le comportement et la répartition du public dans le stade parfait imaginé par Miroir ? Quel regard le (bi-)mensuel portait-il sur la violence, le chauvinisme et les catastrophes dans et autour des stades ? Quels dangers l’équipe de rédaction du magazine voyait-elle dans le supportérisme ?

1) « Le football est de souche populaire » : la composition du public

Sans surprise, le public incontournable du football était et restait pour Miroir la classe ouvrière. Elle seule, grâce à son expertise et son expérience, pouvait assurer, selon le journaliste à L’Aurore et au Miroir du football, Georges Pradels, un climat sain dans l’enceinte sportive.

Insistons bien, répétons-le : le football est de souche populaire, prolétarienne presque. Sa prospérité exige une politique de la même nature. Il ne faut pas en faire un spectacle réservé à certaines classes sociales plus ou moins aisées sous peine de le voir s’étioler et se dénaturer [65].

Mais contrairement à certaines idées reçues, les journalistes du (bi-)mensuel n’ont pas que protesté contre l’augmentation des prix des places qui, pour Miroir, étaient liées – et ce n’est pas vraiment un point de vue révolutionnaire – à la qualité du jeu [66]. Dans une perspective tout à fait « réaliste », il devait y avoir dans le stade idéal des prix bas pour les « populaires », financés par des « fauteuils » coûteux [67] – donc une « coexistence pacifique ». Cependant, dix ans plus tard (en 1971), ce postulat avait cédé la place à une vision nettement plus pessimiste : la revendication d’une coexistence de différents groupes sociaux dans le stade s’était transformée en une plainte contre la mise à l’écart des ouvriers.

Tout a été fait – méthodiquement – de manière à écarter des tribunes des stades ceux dont le football est le sport naturel : les ouvriers, les gens qui travaillent de leurs mains et trouvent dans le football inventé par leurs ancêtres des agglomérations industrielles de l’Angleterre, le visage de la société fraternelle à laquelle ils aspirent [68].

Pourtant, le (bi-)mensuel voyait des exemples de maintien d’une forte culture ouvrière notamment dans les enceintes de la banlieue parisienne – à l’instar du stade Bauer à Saint-Ouen où, selon Jean Norval, des ouvriers émigrés et français mal payés et des infirmes continuaient à se réunir dans un esprit fraternel dans les « populaires ».

On s’exprime beaucoup en langue arabe, en yougoslave, en portugais autour de nous. Beaucoup de noirs aussi. Les émigrés sont nombreux dans la banlieue ouvrière de Saint-Ouen, Gennevilliers, etc. Nombreux et mal payés. Leur place est derrière les buts où ils côtoient ces autres déclassés que sont les infirmes : paraplégiques aux jambes mortes, poussés dans leur voiture le long du grillage, venus applaudir des gestes qu’ils ne peuvent plus accomplir [69].

Comme mentionné au début, le football français a connu des « années noires » dans les deux décennies à partir de 1960. Au plus tard dans la deuxième moitié des années 1960, cela a également eu un impact massif sur les stades. Une « désertion massive des spectateurs [70] » se faisait sentir. Albert Regnault a qualifié en 1966 les stades parisiens de « cimetières désaffectés [71] ». Pour lui et les journalistes de Miroir, la faute en incombait à « l’organisation sociale, humaine et tactique des clubs parisiens [72] », voire français. Une fois de plus, le magazine dénonça les « tactiques ultra-défensives » de la plupart des clubs français « qui favorisent toutes les formes d’antijeu [73] ». Pour Pierre Lameignère et ses collègues, c’était tout à fait évident que « le béton engendre le jeu dur, la violence [et] que le jeu offensif entraîne automatiquement le respect des lois du jeu, de l’adversaire et des spectateurs [74] ».

2) « La conséquence logique de la conception “réaliste” du football » : la violence, le chauvinisme et les catastrophes

Les journalistes de Miroir se sont également penchés sur les causes et les conséquences de la violence, du chauvinisme et des catastrophes dans et autour des stades de football. Le match entre Reims et l’Austria Vienne comptant pour le premier tour de la Coupe d’Europe en 1962 est l’un des premiers exemples de débordements violents et chauvins dénoncés par le mensuel. Pour François Thébaud, la raison principale de ces débordements résidait dans la composition du public. Pour lui, les responsables étaient les snobs du « Tout-Paris », qui représentaient la majorité des spectateurs lors des grands galas nocturnes au Parc des Princes, alors que le public habituel, les ouvriers connaisseurs, étaient quasiment exclus. Il a ainsi formulé une thèse opposée aux modèles d’interprétation courants de la violence dans les stades. Selon François Thébaud, ce ne seraient pas les ouvriers qui seraient à l’origine des actes de violence, mais les « snobs parisiens ».

Et ceci mérite tout de même une explication. Nous croyons qu’elle réside dans la composition de ce public des galas nocturnes du Parc des Princes, composition dans laquelle le public habituel du football n’entre que pour une très faible part. […] Nous y trouvons l’explication d’un comportement que n’aurait jamais toléré un public qui manifeste son attachement hebdomadaire au football, mais qui ne fut pas anormal de la part des snobs du « Tout-Paris » pour lesquels la distinction entre le sport et la petite guerre ne doit pas sembler évidente [75].

Selon François Thébaud, le public de cette soirée aurait été marqué par un fort chauvinisme, aurait été enclin à un esprit partisan et donc à l’hostilité envers l’adversaire [76]. Tout le contraire d’un climat sain dans le stade. Dans la rubrique « Votre miroir », des lecteurs ont discuté la critique du match stade de Reims-Austria Vienne. Si certains ont approuvé le point de vue de François Thébaud [77], d’autres l’ont contredit.

J’ai été surpris et déçu par votre éditorial sur le chauvinisme et votre article sur Reims-Austria. Je n’aime pas le chauvinisme, cependant il faut constater que c’est lui (à un degré moindre que celui de Reims-Austria bien sûr) qui fait vivre toutes les compétitions sportives intervilles ou internationales. Car s’il n’y avait que les vrais amateurs de football bien joué, indifférents aux équipes qui le pratiquent (comme vous je crois), il n’y aurait pas 40 000 spectateurs, mais 7 000 ou 8 000 [78].

Lors de la catastrophe du stade national de Lima en 1964, qui a fait plus de 300 morts et plus de 500 blessés, François Thébaud a vu – en plus de la conception nationaliste et chauvine du sport – dans la tactique du « béton » un autre élément déclencheur pour les débordements à Lima à la suite d’une décision controversée de l’arbitre [79]. Formulé autrement : seul un stade où le « beau jeu » était pratiqué permettait d’éviter la violence, le chauvinisme et les catastrophes. Dix ans plus tard, cette vision du monde du football était toujours d’actualité pour François Thébaud et l’équipe des journalistes de Miroir.

Tout simplement parce que ces crimes sont la conséquence logique de la conception du football que préconisent ceux qui affectent l’indignation. Partisans du « réalisme », de la recherche du résultat par tous les moyens, du « combat », de « l’engagement physique total », du « prestige national », de la commercialisation sous toutes ses formes, comment pourraient-ils dénoncer les principes dont l’application déchaîne inéluctablement la violence ? Comment pourraient-ils désigner les véritables responsables de la violence qui ne sont pas les joueurs, mais les entraîneurs, les dirigeants, les supporters, et aussi ces journalistes aux yeux desquels le résultat justifie toujours les moyens ? Seuls peuvent mener une lutte sincère et conséquente contre la violence dans le sport ceux qui le considèrent comme un jeu dont le résultat n’a de signification qu’en fonction de la valeur des moyens employés pour l’atteindre, comme un sport où les qualités athlétiques sont au service de la construction et de la création, comme un Art lorsqu’il s’élève au niveau supérieur de l’intelligence et de l’habileté technique [80].

3) « Hurler en chœur “On a gagné !” constitue leur unique ambition » : l’avènement du « roi supporter »

Tout cela culmina dans la critique de Miroir vis-à-vis de l’avènement du « roi supporter [81] » qui ne venait pas pour regarder le football, mais pour encourager inconditionnellement son équipe. Pour François Thébaud, les raisons de l’avènement de cet actif esprit partisan étaient, d’une part, « la dégradation de la qualité du jeu » et d’autre part, « la renaissance de l’esprit régionaliste provoquée par la centralisation et le développement des capitales au détriment des provinces ». Dans l’avènement du « roi supporter », il voyait « une manifestation de l’influence toute puissante du milieu social sur le sport en général et le football en particulier [82] ». Le changement dans la composition du public, que Miroir avait perçu et qui a été décrit précédemment, a eu pour effet – selon Daniel Watrin – de transformer un chauvinisme plutôt sentimental et naïf en un chauvinisme dit « réaliste [83] » et le football en une guerre qui n’était plus alors que l’affaire des « rois supporters » – une vision, il faut le dire, assez pessimiste.

Mais on peut se demander pourquoi l’ignorance et la mauvaise foi rencontrent un écho aussi complaisant dans une grande partie du public du football. Il faut constater d’abord que la composition du public des stades s’est sensiblement modifiée ces dernières années. Devant la profonde dégradation de la qualité du jeu, un grand nombre de spectateurs préfère – nous en avons beaucoup de témoignages – céder la place à des gens qui, faute de trouver dans les spectacles indigents qui leur sont offerts les joies qu’ils recherchaient, ont découvert dans le chauvinisme le plus primaire un moyen de défoulement, vivement encouragé par les pouvoirs dirigeants, tant pour des raisons financières que politiques. Ces « supporters » n’ont que faire de la défense en ligne ou du béton. Hurler en chœur « On a gagné ! » constitue leur unique ambition. Mais quand « ils ont perdu », il leur faut trouver une explication ou plutôt un bouc émissaire [84].

L’une des rares lueurs d’espoir fut le public de Lens. Pour Robert Ichah, un public fidèle, raisonnable, accueillant, chaleureux et connaisseur qui n’avait rien d’artificiel [85]. Après le retour au professionnalisme et la reconstruction du club, l’équipe du magazine voyait dans le Racing Club de Lens un club modèle – non seulement en raison d’un public censé être issu du bassin minier, représentant de l’aristocratie ouvrière, mais aussi en raison de la politique du club, qui misait plutôt sur les jeunes joueurs, sur une gestion saine et surtout sur des prix d’entrée modérés au stade Félix Bollaert.

On voit donc, dans la montée de la jeune équipe, une identification locale. Le fruit du travail et du talent. Rien d’artificiel. En outre, le prix des places pratiqué modère l’expression du chauvinisme. Un spectacle médiocre déçoit le spectateur lensois, mais ne lui donne pas l’impression d’avoir été volé. Quand un public n’établit pas une comparaison indignée entre ses propres revenus et celui que l’on sert à de mauvais acteurs, son dépit ne dépasse pas les limites du raisonnable. À Lens, il arrive que l’on soit mécontent. On n’est jamais révolté… Connaissance du jeu, indulgence pour les ratés, mentalité collective portant à apprécier le bon côté des choses (les agents lensois se déplacent pour indiquer une entrée : cette particularité mérite d’être soulignée, car elle témoigne que ces agents viennent au spectacle, non au boulot) : le public lensois mérite un coup de chapeau [86].

Conclusion

Toutes ces caractéristiques du stade idéal étaient donc liées et avaient un seul objectif aux yeux des journalistes de Miroir : promouvoir « une autre idée du football », marquée par le progrès et par le football-spectacle. Pour cela, il fallait créer toutes les conditions nécessaires pour permettre le « beau jeu » : autoriser la construction de grands et petits stades, protéger les terrains contre tout élément perturbateur, notamment les éléments naturels, éliminer l’avantage du terrain, créer un climat sain dans les enceintes, permettre à un public amateur et connaisseur, et surtout aux ouvriers, d’assister aux matchs, etc.

Même si Miroir a combattu durement la conception « réaliste » du football et qu’on lui a souvent reproché une vision utopiste de ce sport, donc jamais réalisable, on peut situer le stade parfait imaginé par les journalistes du magazine entre « utopie » et « réalisme » : utopique, parce que certaines revendications de Miroir (comme la lutte contre le « roi supporter » ou l’élimination de l’avantage du terrain) étaient très difficiles ou même impossibles à mettre en œuvre ; réaliste et progressiste, car nombre de revendications de Miroir se sont révélées incontournables au fil du temps (comme la couverture des grands stades, l’utilisation de gazon artificiel ou la construction de stades uniquement dédiés au football) – même si beaucoup d’entre elles doivent être replacées dans le contexte d’une commercialisation accrue du football.

Si l’on regarde l’évolution chronologique des prises de position sur les stades et les terrains dans les articles étudiés, on ne peut cependant que constater un pessimisme croissant des journalistes. Il semble que la situation se soit détériorée et que le football-business ait gagné du terrain. Dans l’ensemble, il s’agit d’un curieux mélange entre la projection d’un monde (de football) meilleur, une focalisation sur une forme de modernité d’une part, et une attitude de plus en plus résignée et nostalgique d’autre part, que l’on peut surtout déceler dans les articles des années 1970.

AUTEUR

Philipp Didion
Assistant scientifique (Wissenschaftlicher Mitarbeiter)
Institut d’histoire, Université de la Sarre, Sarrebruck (Allemagne)


ANNEXES

NOTES


[1] François Thébaud, « Le stade de demain. Utopie ? Non. À peine une anticipation », Miroir du football, janvier 1960, no 1, p. 17-20.
[2] Voir par exemple Dietmar Hüser, Paul Dietschy, Philipp Didion [dir.], Arènes du sport – Cultures du sport – Mondes du sport. Perspectives franco-allemandes et européennes dans le « long » xxe siècle, Stuttgart, Franz Steiner, 2020 ; Michaël Delépine, Le bel endormi. Histoire du stade de Colombes, Neuilly, Atlande, 2022 ; Robert W. Lewis, The Stadium Century. Sport, Spectatorship, and Mass Society in Modern France, Manchester, Manchester UP, 2017.
[3] Pour une première approche aux idées et protagonistes du Miroir, cf. Laurent Grün, « Le Miroir du football vs France football dans les années 1960. Cheveux longs contre idées courtes ? », dans Philippe Liotard [dir.], Le sport dans les Sixties. Pratiques, valeurs, acteurs, Reims, EPURE, 2016, p. 33-50. Voir également les autoportraits dans François Thébaud, Le temps du Miroir : une autre idée du football et du journalisme, Paris, Éditions Albatros, 1982 ; Alain Leiblang, Faouzi Mahjoub, François-René Simon, Les enragés du football. L’autre Mai 68, Paris, Calmann-Lévy, 2008, en particulier p. 19-21, 46-51.
[4] François Thébaud, Le temps du Miroir, op. cit., p. 138.
[5] C’est la raison pour laquelle le terme « professionnel » est mis entre parenthèses dans le titre de l’article.
[6] Patrick Clastres, Paul Dietschy, Sport, culture et société en France du xixe siècle à nos jours, Paris, Hachette, 2006, p. 159-192.
[7] Cf. Stefan Scholl, « Die Europäische Sport für Alle-Charta (1975/76) in ihrem historischen Entstehungskontext », Themenportal Europäische Geschichte [en ligne], 2016, disponible sur www.europa.clio-online.de/essay/id/fdae-1694, page consultée le 26/07/2024.
[8] Cf. Philipp Didion, « Krise(n) in dynamischen Zeiten. Der westdeutsche Spitzenfußball in den langen 1960er-Jahren », FuG – Zeitschrift für Fußball und Gesellschaft, 2024, vol. 6, no 1, p. 9-23, en particulier p. 17-19.
[9] N.N., « Une victoire des footballeurs. L’abrogation du décret Herzog », Miroir du football, novembre 1968, no 112, p. 27.
[10] Pour une analyse de l’histoire des différentes tentatives de construction d’un tel stade, cf. Michaël Delépine, « Le grand stade en France au xxe siècle. Un enjeu national ? », dans Francis Démier, Elena Musiani [dir.], Les nations européennes entre histoire et mémoire, xixe-xxe siècles, Paris, PU de Paris Nanterre, 2017, p. 241-255.
[11] N.N., « La reprise de volée. Le stade de Knokke », Miroir du football, juin 1966, no 81, p. 16.
[12] Ibid.
[13] Cf. Michaël Delépine, « Le grand stade en France au xxe siècle », art. cité, p. 251-254.
[14] Cf. ibid., p. 254 ; N.N., « Grâce à l’intervention foudroyante de Me Chiarisoli, la France possède déjà (sur maquette) le stade le plus moderne in the world », Miroir du football, septembre 1968, no 110, p. 35.
[15] François Thébaud, « Le double fiasco de Paris », Miroir du football, mars 1975, no 237, p. 3.
[16] Ibid.
[17] Cf. François Thébaud, « Les structures, qu’est-ce que c’est ? », Miroir du football, juin 1973, no 195, p. 18.
[18] Cf. Alfred Wahl, « Le mai 68 des footballeurs français », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1990, no 26, p. 73-82 ; Alain Leiblang, Faouzi Mahjoub, François-René Simon, Les enragés du football, op. cit., p. 76-77.
[19] Cf. Jean Boully, « Ce que veulent les footballeurs : 2. Des stades, des terrains… préserver ceux qui existent, en créer de nouveaux », Miroir du football, juillet 1968, no 108, p. 10.
[20] Ibid.
[21] Cf. Francis Le Goulven, « Le Parc des Princes pour qui ? », Miroir du football, janvier 1972, no 160, p. 5-7, ici p. 7.
[22] Cf. Maurice Ragonneau, « Pour ne pas être à la rue, les footballeurs devront-ils descendre dans la rue ? », Miroir du football, février 1964, no 51, p. 18-20, ici p. 20. Voir à ce sujet aussi le projet de thèse de Tristan Muret, L’invention d’un espace sportif. Les quartiers des Portes d’Auteuil et de Saint-Cloud dans l’entre-deux-guerres, Université de Franche-Comté, projet de thèse en histoire, en cours depuis 2023.
[23] Ce fut le cas, par exemple, du stade Jean-Bouin, qui accueillait le Club athlétique des sports généraux (Paris et l’UA 16) ainsi que l’Union athlétique du 16e (UA16), et du stade municipal de Boulogne-Billancourt (aujourd’hui stade Le Gallo), qui accueillait notamment l’Athlétic Club de Boulogne-Billancourt (ACBB).
[24] Cf. N.N., « Profession de foi », Miroir du football, décembre 1960, no 12, p. 5 ; Jean Boully, « Jouer au football à Paris… Oui, mais où ? VII. 350 hectares de pelouse pour les chevaux », Miroir du football, mai 1968, no 106, p. 24.
[25] Cf. François Thébaud, Le temps du Miroir, op. cit., p. 77-78.
[26] Par exemple N.N., « La reprise de volée. Qui aime bien… », Miroir du football, octobre 1965, no 72, p. 20 ; Francis Le Goulven, « De Hampden Park à Paris-Sud », Miroir du football, mai 1976, no 265, p. 3.
[27] N.N., « Une victoire des footballeurs », art. cité. Voir aussi François Thébaud, « Devant l’offensive des footballeurs, les replis élastiques des dirigeants de la 3F. Les faits… », Miroir du football, août 1968, no 109, p. 18.
[28] François Thébaud, « À qui la priorité ? À l’homme ou au cheval ? », Miroir du football, décembre 1964, no 61, p. 18-19, ici p. 18.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Maurice Ragonneau, « Pour ne pas être à la rue », art. cité, p. 18.
[32] N.N., « Faute de terrains, mais pourquoi ? », Miroir du football, janvier 1965, no 62, p. 16.
[33] Jean Boully, « Jouer au football à Paris », art. cité.
[34] Cf. N.N., « Faute de terrains », art. cité.
[35] Cf. François Thébaud, « À qui la priorité ? », art. cité, p. 18.
[36] N.N., « Votre miroir. Lettre d’André Rousset (Versailles) », Miroir du football, janvier 1969, no 114, p. 4.
[37] Jean Boully, « Jouer au football à Paris », art. cité.
[38] François Thébaud, Le temps du Miroir, op. cit., p. 31.
[39] Jean Boully, « Peut-on jouer sur n’importe quel terrain ? », Miroir du football, janvier 1974, no 209, p. 26-27, ici p. 26.
[40] Cf. François Thébaud, « Le stade Léonard qui défie toutes les tempêtes », Miroir du football, avril 1961, no 16, p. 15.
[41] Par exemple ibid. ; François Thébaud, « Le stade de demain », art. cité, p. 17.
[42] Cf. François Thébaud, « Le stade de demain », art. cité, p. 20 ; Georges Pradels, « Démodé avant d’être construit. Tel est notre stade-serpent-de-mer », Miroir du football, janvier 1961, no 13, p. 21-22, ici p. 22.
[43] Cf. François Thébaud, « Le stade Léonard », art. cité.
[44] Sur la querelle tactique entre « béton » et « ligne », cf. François Da Rocha Carneiro, « Béton et ligne. Controverses tactiques autour de l’équipe de France de football des Sixties », dans Philippe Liotard [dir.], Le sport dans les Sixties, op. cit., p. 51-64.
[45] Roger de Somer, « Joe Maca (23 ans d’expérience aux USA). La qualité du spectacle, condition du développement du football », Miroir du football, mars 1971, no 144, p. 34-35, ici p. 34.
[46] Cf. François Thébaud, « Le stade de demain », art. cité, p. 20 ; Georges Pradels, « Démodé avant d’être construit », art. cité, p. 22.
[47] Roger de Somer, « La pelouse en caoutchouc est-ce le départ d’une prodigieuse évolution dans la technique du jeu ? », Miroir du football, juin 1965, no 67, p. 20.
[48] Cf. Robert C. Trumpbour, Kenneth Womack, The Eighth Wonder of the World. The Life of Houston’s Iconic Astrodome, Lincoln, University of Nebraska Press, 2016, p. 132-139.
[49] Cf. Georges Pradels, « Démodé avant d’être construit », art. cité, p. 21.
[50] N.N., « La reprise de volée. 35 000 places pour l’athlétisme », Miroir du football, février 1967, no 90, p. 16.
[51] Patrick Urbain, « Lille en marche vers la réalisation du “grand rêve européen” ? », Miroir du football, janvier 1974, no 209, p. 14-15, ici p. 14.
[52] Cf. Michaël Delépine, « Uniformisation des stades du football européen », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], 2020, disponible sur https://ehne.fr/fr/node/12508, page consultée le 26/07/2024.
[53] Jean Norval, « Au derby parisien de Colombes. 62 000 places, 8 000 spectateurs », Miroir du football, novembre 1971, no 155, p. 16. Sur l’histoire du stade de Colombes, cf. Michaël Delépine, Le bel endormi, op. cit.
[54] François Thébaud, « La fièvre de la Coupe d’Europe et le football », Miroir du football, février 1976, no 258, p. 3.
[55] Sur l’histoire du stade Bernabéu, cf. Julian Rieck, « Das Estadio Santiago Bernabéu. Heimspielstätte Real Madrids und Bühne für die Welt », dans Dietmar Hüser, Paul Dietschy, Philipp Didion [dir.], Arènes du sport, op. cit., p. 197-223, en particulier p. 200-208.
[56] François Thébaud, « Le stade de demain », art. cité, p. 17. Voir aussi Federico Vacares, « Santiago Bernabéu : Le Real a besoin de ses 125 000 spectateurs et d’un grand stade », Miroir du football, juin 1964, no 55, p. 29.
[57] François Thébaud, « Le stade de demain », art. cité, p. 20.
[58] François Thébaud, Le temps du Miroir, op. cit., p. 114. Sur les relations entre le Parti communiste français, les Éditions J et l’équipe rédactionnelle de Miroir du football, voir ibid., p. 112-134.
[59] Ibid., p. 115.
[60] Sur l’histoire du stade Aztèque, cf. Jean-Christophe Meyer, « Regards croisés sur l’Estadio Azteca. “Géosymbole” du Mexique et antre des dieux cathodiques du football », dans Dietmar Hüser, Paul Dietschy, Philipp Didion [dir.], Arènes du sport, op. cit., p. 177-195.
[61] N.N., « Le Mexique a déjà le plus beau stade de football du monde », Miroir du football, février 1966, no 75, p. 30-33, ici p. 30.
[62] Francis Le Goulven, « Parmi les meilleurs joueurs du Tournoi olympique », Miroir du football, décembre 1968, no 113, p. 30-32, ici p. 30.
[63] N.N., « Le Mexique a déjà le plus beau stade », art. cité, p. 30.
[64] François Thébaud, « Argentine, une tête trop grosse, mais qui commence à réfléchir », Miroir du football, février 1968, no 103, p. 25-31, ici p. 26.
[65] Georges Pradels, « Pour remplir les stades beaucoup de places moins chères et quelques places… plus chères », Miroir du football, mars 1961, no 15, p. 8.
[66] Cf. Jean Norval, « Vu des populaires », Miroir du football, novembre 1969, no 124, p. 11 ; N.N., « Les bases d’un professionnalisme assaini et viable », Miroir du football, octobre 1963, no 47, p. 13.
[67] Cf. Georges Pradels, « Pour remplir les stades », art. cité.
[68] François Thébaud, « Les bas-fonds », Miroir du football, novembre 1971, no 155, p. 3.
[69] Jean Norval, « Vu des populaires », art. cité.
[70] Georges Pradels, « La chute du FC Rouen, c’est la révolte du spectateur ! », Miroir du football, février 1968, no 103, p. 6.
[71] Albert Regnault, « Les beaux dimanches du football parisien », Miroir du football, novembre 1966, no 87, p. 20.
[72] Ibid.
[73] Francis Le Goulven, « Jamais le dimanche », Miroir du football, mars 1969, no 116, p. 17-18, ici p. 17.
[74] Pierre Lameignère, « Pourquoi cette explosion de violence ? », Miroir du football, juin 1966, no 81, p. 9-11, ici p. 10.
[75] François Thébaud, « Si l’Union européenne existait, Reims-Austria serait rejoué et la Coupe d’Europe remplacée par le Championnat d’Europe », Miroir du football, décembre 1962, no 37, p. 17-19, ici p. 19.
[76] Cf. François Thébaud, « Pas de concession au chauvinisme », Miroir du football, décembre 1962, no 37, p. 3.
[77] Par exemple N.N., « Votre miroir écrit par des lecteurs pour les lecteurs. Lettre de René-Jacques Ravelli (Tegucigalpa, Honduras) », Miroir du football, janvier 1963, no 38, p. 4.
[78] N.N., « Votre miroir écrit par des lecteurs pour les lecteurs. Lettre de Bernard Lasseigne (Avignon, Vaucluse) », Miroir du football, janvier 1963, no 38, p. 4.
[79] Cf. François Thébaud, « 328 morts à Lima ! Une terrible leçon pour les apprentis sorciers du chauvinisme et du réalisme », Miroir du football, juillet 1964, no 56, p. 20.
[80] François Thébaud, « La violence et les hypocrites », Miroir du football, mai 1974, no 216, p. 3. Le football devait donc plutôt être un art dans lequel il s’agissait d’utiliser les capacités athlétiques pour la construction et la création, cf. François Thébaud, Le temps du Miroir, op. cit., p. 31-32.
[81] Cf. François Thébaud, « L’avènement du roi supporter », Miroir du football, août 1971, no 149, p. 5-7.
[82] Ibid., p. 7.
[83] Daniel Watrin, « L’implacable logique du “réalisme” », Miroir du football, septembre 1972, no 151, p. 23.
[84] François Thébaud, « Savoir ce que l’on dit et ce que l’on veut », Miroir du football, septembre 1974, no 225, p. 3.
[85] Cf. Robert Ichah, « Le public de Lens ou le chœur impatient », Miroir du football, février 1977, no 283, p. 14-16, ici p. 16.
[86] Ibid., p. 15-16.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :

Philipp Didion, « Des stades pour le « beau jeu ». Le stade de football (professionnel) idéal vu par Miroir du football», Olivier Chovaux et Karen Bretin [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 29 septembre 2025, n° 21, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Philipp Didion
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944


OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins