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Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-UBE |
Territoires contemporains | |
Miroir du football, un autre sport dans la presse rouge ? (1958-1979) | ||||||
Miroir et la planète football : Stanley Rous et João Havelange face au procureur François Thébaud | ||||||
Paul Dietschy | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||
RÉSUMÉ
En contestant le magistère sportif jusque-là exercé par L’Équipe et France football, Miroir du football offre un autre regard sur la « planète football » des années 1960-1970, et notamment sur les choix opérés par sa gouvernance, incarnée par Stanley Rous et João Havelange, présidents de la FIFA de 1961 à 1974 pour le premier, et de 1974 à 1998 pour le second. Si le dirigeant britannique devient rapidement la bête noire de François Thébaud, rédacteur en chef de Miroir, en raison des conditions d’organisation de la Coupe du monde 1966, qui traduisent une vision passéiste et « européo-centrée » du football mondial, le brésilien va bénéficier d’un traitement plus favorable. Président de la Fédération brésilienne, il incarne a priori une vision plus moderne d’un football international pourtant soumis aux impératifs médiatiques et financiers dans les années 1970. |
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Introduction La presse sportive française a occupé depuis le début du xxe siècle une place privilégiée dans la géopolitique du sport. L’Auto est devenu l’un des titres sportifs les plus influents dont les avis sont craints ou suscitent l’ire de dirigeants étrangers comme Vittorio Pozzo [1]. Le quotidien sportif s’est intéressé au football international en suivant notamment l’évolution de la Fédération internationale de football association (FIFA) depuis sa création à Paris en 1904, ou en donnant un large écho aux grandes compétitions. Dans l’entre-deux-guerres, Jules Rimet, le président français de la FIFA de 1921 à 1954, est régulièrement interviewé par le journal dont il est aussi l’actionnaire alors que, à partir de 1929, l’hebdomadaire Football, dirigé par Marcel Rossini, scrute également avec attention la destinée mondiale du ballon rond. Après que le titre a sombré dans le collaborationnisme sous l’Occupation [2], ce rôle est repris par France football, fondé au sein du groupe Amaury au côté du quotidien L’Équipe, avatar de L’Auto. L’hebdomadaire se fait même l’arbitre de l’excellence footballistique en créant le Ballon d’or en 1956, dont le premier récipiendaire est le Britannique Stanley Matthews. France football a ses entrées dans les arcanes fédérales de la Fédération française de football (FFF) à la FIFA, en passant par l’Union des associations européennes de football (UEFA). La création de Miroir du football en 1960 peut faire vaciller ce magistère journalistique et intellectuel sur le football. En effet, se plaçant très vite comme le concurrent, voire l’antithèse mensuelle de France football, Miroir du football ne se cantonne pas à l’analyse du Championnat de France, à la dénonciation du jeu dur ou à l’éloge du football d’en bas. Son directeur, François Thébaud, se penche progressivement sur l’organisation de la planète football en un temps où l’arrivée des pays du tiers monde au sein de la FIFA, la retransmission télévisée des Coupes du monde et l’émergence du Brésil, marquée autant par les titres mondiaux de 1958, 1962 et 1970, et l’élection de João Havelange à la tête de la FIFA (1974), changent la donne. Envisagée de manière d’abord générique, l’action de la FIFA est ensuite personnalisée dans les décisions et déclarations de son président, le Britannique Stanley Rous (1961-1974). La Coupe du monde 1966 organisée par la Football Association est un moment de focalisation des critiques à l’égard d’une FIFA qui chercherait d’abord à préserver les intérêts des grandes fédérations, Angleterre en tête. Mais c’est aussi l’accélération de la commercialisation et de la médiatisation du football qui est en jeu et, au-delà, sa géopolitique. Avec l’émergence d’un acteur non encore sulfureux du football mondial : le Brésilien João Havelange. I. Une question mineure jusqu’à la Coupe du monde 1966 L’intérêt de Miroir pour la géopolitique propre au football, c’est-à-dire d’abord les luttes de pouvoir entre fédérations, confédérations continentales, Comité international olympique (CIO) et FIFA n’est pas immédiat. Le cœur de métier de Miroir est en effet d’abord le jeu. Il s’agit de pourfendre le « béton », dénoncer le jeu physique et violent et promouvoir le jeu offensif, manifestation du « progrès humain ». François Thébaud et son équipe dénoncent aussi ceux qui sont responsables du déclin et du marasme du football français : la FFF, ses présidents et Georges Boulogne, véritable bouc émissaire de la rédaction. C’est dans cette perspective qu’est envisagé le football international évoqué par les reportages de François Thébaud en Amérique latine et par l’éloge du Brésil de Pelé et du Real de Di Stefano. Avec l’arrivée à la rédaction de journalistes comme Faouzi Mahjoub en 1963, les colonnes du mensuel s’ouvrent aussi progressivement à de nouvelles aires géographiques, comme l’Afrique. Toutefois, la FIFA et ses dirigeants apparaissent encore peu même si, en la matière, c’est François Thébaud qui a la main. L’une des premières mentions est à relever dans le récit d’un voyage effectué en Chine par Maurice Vidal, le directeur très orthodoxe en matière de communisme de Miroir-Sprint, signe d’œcuménisme certain, avec Jean Eskenazi, « autre mordu de football [3] », mais qui tient la rubrique football de France Soir. La fédération chinoise s’est alors retirée de la FIFA, « imitant en cela, écrit Vidal, toutes les grandes associations sportives nationales ». En cause, évidemment, la question de Formose et de la double représentation des sportifs chinois communistes et nationalistes dans les compétitions internationales. La première banderille plantée dans le dos de la FIFA consiste dans la dénonciation du manque de courage de ses dirigeants. Chose curieuse, explique Vidal : la FIFA feint de considérer que la Chine figure toujours sur ses tablettes, et continue d’envoyer (irrégulièrement) à Pékin, circulaires et documentation. Cela évite à la FIFA des choix difficiles [4]. De fait, alors que le schisme sino-soviétique n’est pas encore consommé, les équipes du bloc soviétique continuent à venir se produire en Chine. Au regard des statuts de la FIFA, leurs fédérations tutélaires devraient être radiées pour continuer à entretenir des liens avec une association s’étant retirée de la fédération internationale. Celle-ci est alors dirigée par Arthur Drewry, très affaibli par la maladie. Pour cette raison peut-être, le nom du président britannique n’est pas mentionné. En tout cas, en 1961, l’élection de son successeur, Stanley Rous, personnalité pourtant connue non seulement pour ses fonctions de secrétaire de la Football Association, mais aussi de dirigeant de l’UEFA, promoteur de la Coupe des villes de foire, n’est pratiquement pas mentionnée. Pourtant, comme le relève le mensuel à l’occasion de la Coupe du monde chilienne en 1962, reprenant un lieu commun mobilisé aujourd’hui à l’envi par les géopolitologues du football, « aujourd’hui la FIFA dépasse l’ONU par le nombre des nations affiliées [5] ». Miroir rend grâce, dans une formulation exhalant une bonne dose d’idéologie marxiste, à la Coupe du monde, qui aurait permis « à des populations dites sous-développées » de conquérir « une conscience de leur valeur sociale que leurs gouvernements se sont bien gardés de sous-estimer [6] ». Une affirmation sans doute valable pour l’Amérique du Sud, beaucoup moins pour les autres pays représentés à la conférence de Bandung (1955) et dans le mouvement des non-alignés. Mondialiste ou tiers-mondiste, le mensuel se fait également européiste, en plaidant pour un Championnat d’Europe des clubs, débouchant sur un Championnat du monde [7]. C’est ici qu’apparaît celui qui est voué à devenir l’une des bêtes noires de Miroir, de manière presque aussi obsessionnelle que Georges Boulogne : Stanley Rous. Le Président de la FIFA lui-même s’est empressé de lui opposer une Coupe d’Europe des nations qui multipliera les rencontres intersélections dans une épreuve aux contours indécis, diluée dans le temps, dispersée dans l’espace, et qui a peu de chances de passionner les foules, puisque loin de constituer l’élargissement d’une compétition actuelle, elle constitue un rétrécissement de la Coupe du monde [8]. L’affirmation est loin d’être vraie, car Stanley Rous s’était fait, avec son collègue italien Ottorino Barassi, l’adversaire résolu du projet de Coupe d’Europe des nations [9], finalement mis en œuvre après le décès de son promoteur Henri Delaunay dont le nom est donné au trophée de l’épreuve. Preuve que les fonctions peuvent aussi changer les hommes, Rous, avait émis la crainte, lorsque le projet est étudié en 1957, « que l’extension de l’esprit de compétition ne soit pas favorable au développement du football ». Il se demandait même si une telle épreuve n’aurait pas « un caractère trop commercial [10] », une interrogation étrange si l’on se rappelle que Rous avait été l’inventeur et le promoteur, avec le Suisse Ernst Thommen, de la Coupe des villes de foire. Une épreuve qui, tout en prétendant « entretenir et développer l’amitié sportive sur le plan international et contribuer au rapprochement des peuples [11] », inscrivait une compétition de football non plus dans le cadre strict de l’État-nation, mais dans celui de la géographie des échanges commerciaux. En effet, seules les « villes étant le siège d’une foire commerciale et industrielle » pouvaient participer à la nouvelle épreuve. Malgré tout, comme le note la légende d’une photographie de l’Anglais parue dans Miroir, ce dernier se faisait désormais « le plus farouche adversaire des compétitions interclubs, le plus ardent avocat des compétitions intersélections. Il représente l’Angleterre qui eut besoin de quarante-six ans pour admettre l’idée de la Coupe du monde. Mais les faits sont têtus [12] ».II. La Coupe du monde 1966 ou l’anglophobie de Miroir ? L’approche de la Coupe du monde 1966, organisée par la Football Association, permet de concentrer le feu sur Stanley Rous. En juillet 1965, François Thébaud fait le point sur l’organisation de la Coupe du monde 1966 et affirme que « l’Afrique a eu raison ». Il fait allusion à la décision des fédérations de la Confédération africaine de football (CAF) de boycotter les épreuves qualificatives à la Coupe du monde anglaise [13]. Pour quel motif ? La FIFA avait édifié le système de compétition préliminaire sur une répartition continentale laissant une seule place aux fédérations africaines, asiatiques et océaniennes. La dénonciation de ce système particulièrement injuste offre d’ailleurs l’occasion de tailler des croupières au rival France football. Alors que Miroir avait soutenu le bien-fondé du boycott, France football aurait seulement affirmé « hypocritement » qu’il ne s’agissait pas de la bonne méthode. Une attitude qui serait caractéristique d’un hebdomadaire « chez lequel l’art de s’asseoir entre deux chaises cache comme toujours une impuissance congénitale à prendre position sur les problèmes essentiels du football [14] ». Mais à qui profite le crime ? Évidemment à Stanley Rous, car si l’Asie ne s’est pas désistée, les conditions politiques qui pèsent sur le sport – guerre froide et conflit israélo-arabe – rétrécissent la largeur du spectre des qualifiés possibles, favorisant l’Australie. Pour M. Rous, président de la FIFA et citoyen de feu l'Empire britannique, la qualification d'un représentant du Commonwealth est un don du ciel [15]. Mais, revanche de l’histoire pour Miroir, c’est la Corée du Nord, inconnue jusque-là, qui s’est qualifiée et qui brille en éliminant l’Italie avant de mener 3-0 face au Portugal d’Eusebio en quart de finale pour perdre finalement. Et Miroir de célébrer une équipe pratiquant un réjouissant 4-3-3 dont la contribution aurait pu se limiter à un « plan purement moral ». En effet, cette « équipe n’en a pas moins fait, contre l’Italie et ses super-vedettes internationales, la preuve que le football est un jeu d’essence collective et humaine [16] ». Revenons toutefois au mois de mai 1966, à la veille de la Coupe du monde. François Thébaud reproche alors aux dirigeants anglais leur désinvolture. Les membres de la Football Association et du comité d’organisation auraient en effet manifesté leur superbe en refusant « d’analyser les expériences de la Suisse, de la Suède et du Chili en matière d’organisation de la Coupe du monde. On retrouve chez eux en ce domaine le stupide complexe de supériorité qui, sur le plan sportif, fut dissipé le jour où l’équipe d’Angleterre encaissa à Wembley devant la grande équipe de Hongrie la mémorable raclée que l’on sait [17] ». Mais l’Anglais n’est pas seulement prétentieux, il est aussi cupide. La compétition, et Miroir le relève avec raison, est la première édition de la Coupe du monde à être marquée par « l’esprit extraordinairement mercantile ». De fait, l’édition voit l’apparition d’objets publicitaires dont Football magazine, le supplément mensuel de France football, concurrent évident de Miroir, fait la publicité. On sait que trois ans plus tard, Pif, autre titre de la presse communiste, cède à la vogue des gadgets. D’ailleurs, ce n’est pas la vente de ce que l’on n’appelait pas encore des goodies qui inquiète Miroir. De fait François Thébaud concède bien volontiers : Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que [le comité d’organisation] exige des droits sur les objets publicitaires ou les « souvenirs » que des commerçants mettent en vente à l’occasion de la grande compétition sportive. Mais les droits de propriété sur l’aspect sportif de la compétition ont des limites, car la Coupe du monde appartient d’abord aux sportifs de tous les pays affiliés à la FIFA, qui ont fait, et feront le succès sportif, mais aussi le succès financier de la manifestation [18]. Plus grave encore, le jeu qui va être pratiqué n’inspire guère confiance. À la veille de l’épreuve, Miroir fait peu de crédit aux techniciens. Outre leur incertitude, peut-on lire, les sélectionneurs et entraîneurs de toutes les équipes présentent une caractéristique commune : ils prennent leurs dispositions pour participer à des combats sans merci où l’habileté technique et l’intelligence tactique cèderont le pas à la force et à la résistance (on n’ose dire ouvertement à la force brutale). Certains envisagent cette perspective avec résignation. D’autres avec cynisme [19]. La prédiction n’était pas fausse. L’Angleterre l’emporte, certes de manière spectaculaire après sa victoire 4 buts à 2 en finale contre la RFA, mais au terme d’une compétition marquée par la violence et la blessure de Pelé. À l’heure du bilan, en août 1966, le jugement est sans appel. Stanley Rous, président anglais de la FIFA, a mené la compétition à sa guise, sans se soucier des règlements qu’il avait contribué à élaborer. Avec un certain cynisme, il a mis tout en œuvre pour éliminer les Sud-Américains, et il est arrivé à ses fins. Il a obtenu la finale anglo-saxonne qu’il voulait. Cet ancien arbitre d’une Fédération qui « reconnut » la Coupe du monde 20 ans après sa première réalisation s’est avéré plus efficace que Pelé lui-même [20]. Sans doute, le général de Gaulle qui avait à peine annoncé au gouvernement américain la sortie des forces françaises du commandement intégré de l’OTAN se serait reconnu dans une condamnation sans appel reprenant les poncifs antibritanniques : le cynisme dont les Anglais ont fait montre depuis au moins Napoléon, leur solidarité sans faille avec les pays anglo-saxons, leur mépris des peuples latins. Et pourtant, Stanley Rous était considéré comme un dirigeant europhile dont la femme était d’origine française. Lui-même, dans ses mémoires, regrette que la Football Association n’ait pas été « plus étroitement associée à la FIFA » dans les années 1930. Il écrit même qu’il avait établi ses propres connexions avec des leaders de la FIFA afin de pouvoir autant que possible travailler dans un but commun, « même si nous n’étions pas officiellement membres [21] ». Stanley Rous serait par conséquent à ranger dans ces représentants du football britanniques (clubs, entraîneurs, joueurs) qui ne se seraient pas repliés dans un splendide isolement, mais auraient au contraire recherché des contacts à l’étranger, en premier lieu en Europe [22]. III. Rous et Havelange : l’Ancien face au Moderne ? Telle la déesse Némésis, François Thébaud continue à poursuivre de sa vindicte Rous. Au premier semestre 1974, la campagne pour l’élection à la présidence de la FIFA lui offre un nouvel angle d’attaque, car le vieux président veut se représenter une quatrième fois surtout pour préserver les intérêts britanniques. Mentionnant l’âge de l’Anglais, candidat à sa réélection à plus de 80 ans, le rédacteur en chef rappelle : Il est vrai que si Stanley Rous a été ennobli par la reine après la Coupe du monde 1966, ce qui lui permet de faire précéder son patronyme de la particule « Sir », on a tout lieu de penser qu’il a rendu au pouvoir politique de son pays des services qui dépassent le domaine du sport. Tout le monde sait comment il contribua grâce à sa connaissance approfondie des ressources diplomatiques de l’arbitrage à donner à l’équipe d’Angleterre la Coupe du monde en 1966 et à noyer provisoirement dans le délire nationaliste (England! England!) les inquiétudes de l’opinion publique anglaise, provoquées par la crise économique déjà menaçante [23]. Rous aurait donc contribué à faire oublier les déboires du gouvernement travailliste dirigé par Harold Wilson ! L’attribution de la Coupe du monde 1966 à l’Angleterre qui pouvait paraître comme un juste hommage à l’inventeur du jeu, selon Thébaud, lui valut le ressentiment de l’Amérique latine. Et, pour se faire pardonner, Rous aurait donné en échange la Coupe du monde 1978 à l’Argentine. Le président de la Confédération brésilienne des sports, João Havelange [24], vaut-il mieux aux yeux de Thébaud ? Il a déjà un avantage sur l’Anglais, car il est parfaitement francophone puisque son père est un ingénieur belge émigré au Brésil. Il n’apparaît toutefois pas sous son meilleur jour en juillet 1966. Le directeur de Miroir du football le met même « dans le même sac » que Stanley Rous, celui de « ces dirigeants prêts à “couvrir” de leur autorité la mise en œuvre de “tous les moyens [25]” ». Car, selon Miroir, « quand M. Havelange, président de la Confédération brésilienne déclare : “Nous ne repartirons qu’avec la Coupe du monde”, cela ne vaut guère mieux ce que dit Stanley Rous, président de l’organisme international : “L’Angleterre doit arriver en finale sous peine de perdre la face [26]” ». Le portrait s’améliore et se précise lors de la Coupe du monde 1970, le « Mundial de la résurrection [27] » selon Miroir. L’homme sait séduire jusqu’à François Thébaud qui l’interviewe avant l’édition mexicaine de la World Cup. Premier point positif, même si Rous avait mené une carrière de professeur d’éducation physique, ce qui ne se voyait guère plus sous son solide embonpoint, Havelange est un sportif, la « cinquantaine robuste et sportive ». C’est aussi un capitaliste, mais qui entretiendrait un rapport sain avec le football. Le personnage d’abord. M. Havelange ne vit pas de l’exploitation du sport. Il dirige la plus grande compagnie de transports du Brésil, la « Cometa » qui emploie 16 000 ouvriers et employés, utilise des milliers de cars, plus de 300 garages reliés par des systèmes électroniques ultramodernes [28]. Le sport n’est donc qu’un apostolat pour le PDG Havelange qui doit, sur son temps libre, rendre visite à plus de 150 organismes affiliés à la CBD (Confederação Brasileira de Desportos), au prix de 5 heures de sommeil par nuit. C’est aussi un homme aux goûts simples, comme en témoigne son bureau fédéral que l’on fait visiter à Thébaud. Cette pièce dépourvue de tout confort, occupée comme le plus souvent par le directeur du « Département de coordination des Sports » semble d’ailleurs le seul lieu de réception, le reste des locaux étant occupé par les 23 employés d’administration de la CBD [29]. Dans son entreprise de séduction réussie, Havelange dispose d’un argument de poids. Il dit être candidat à la présidence de la FIFA sur la demande des pays sud-américains. Ce sacrifice sur l’autel du panaméricanisme serait aussi justifié par les compétences qu’il propose de mettre au service du football. Des compétences qui ne peuvent déplaire au « progressiste » Thébaud. Mes origines et ma connaissance de l’Europe, des pays de l’Est, de l’Afrique, me désignent, affirme-t-il, comme le trait d’union entre les continents dont la FIFA devrait être l'incarnation. Conclusion de Thébaud : Nous avons quitté M. Havelange avec l’impression que ses propos n’étaient pas de ceux que les personnages officiels réservent habituellement aux intervieweurs professionnels. Nous n’avons pas fait état de certaines confidences, qui honorent notre revue sur la dernière Coupe du monde. Elles seraient d’ailleurs un peu écartées du sujet de ce reportage [30]. En tout cas, l’offensive de charme a fonctionné. Dans un « grand reportage » au Brésil publié en mai 1971, Thébaud peut encore écrire : Cet homme de 54 ans, dynamique, solide (il reste un sportif pratiquant) possède manifestement les caractéristiques requises pour diriger le football international dans sa situation actuelle. Brésilien d’origine belge et de culture française, parlant couramment quatre langues, ses origines elles-mêmes le désignent comme la personnalité capable d’établir un pont en raison de l’importance de l’Afrique dans la formation historique du peuple brésilien. Il paraît infiniment plus qualifié que l’Anglais Stanley Rous, pour aider sans arrière-pensée la promotion du football africain si riche de possibilités avec les autres continents [31]. La séduction, voire la fascination est telle que Thébaud met en avant son statut de businessman, « un argument qui doit peser très lourd aux yeux des dirigeants des Fédérations nationales et des Confédérations continentales qui, en grande majorité, font partie ou aspirent à faire partie de cette classe sociale [32] ». Havelange a en outre « fait ses preuves en matière de diplomatie ». Le propos se fait toutefois plus nuancé lors de la Coupe de l’Indépendance organisée en 1972 pour célébrer les 150 ans de l’indépendance du Brésil, compétition à laquelle sont invitées l’équipe de France et une équipe d’Afrique coachée par Rachid Mekhloufi. Si, comme l’écrit Thébaud, « la Coupe de l’Indépendance a servi la cause du football, malgré ses lacunes et ses défauts », Havelange a commis quelques erreurs, « celle de sous-estimer l’importance des calendriers dans l’organisation du football européen » et celle « de croire que les Fédérations européennes » seraient « alléchées par les gros cachets qu’il proposait à leurs équipes représentatives allaient sacrifier les compétitions nationales ou internationales sur l’autel de la Coupe de l’Indépendance [33] ». Sans parler de l’influence de Rous, cet impératif empêchait la participation de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Italie, pour ne pas évoquer « des nations comme l’Espagne, la Hongrie, la Hollande, voire la Suisse et la Belgique qui auraient pu enjoliver l’affiche ». La querelle entre l’ancien Rous et le moderne Havelange connaît son dénouement le 11 juin au Palais des Congrès de Francfort. Havelange l’emporte haut la main et Rous manie l’humour noir devant les fleurs distribuées aux membres du Comité exécutif sortant : « Des fleurs pour eux, une couronne mortuaire pour moi. [34] » Mais, peut-être parce qu’il est porté au pouvoir, Havelange commence à susciter un peu de méfiance. Certes, le nouveau président élu évoque dans la conférence de presse une Coupe du monde à vingt équipes, quatre places de plus qui bénéficieraient au tiers-monde du football. Mais son refus catégorique, écrit Thébaud, de toucher aux prérogatives de la Grande-Bretagne, représentée par quatre fédérations au sein de la FIFA et quatre équipes dans la Coupe du monde, est déjà en contradiction avec les propos lors de la dernière Coupe d’Afrique des nations [35]. Et puis il y a une campagne à l’américaine menée à coups de voyages en avion, de publication de brochures sur papier glacé et de multiples promesses. Certes, on jugera M. Havelange à ses actes. Mais la puissance des moyens utilisés au cours de sa campagne électorale incite à se poser beaucoup de questions quant aux forces qui l’ont appuyé et aux objectifs qu’il poursuit. Conclusion Envisageant la géopolitique de la planète football de 1960 à 1974, François Thébaud parle peu de l’UEFA, même s’il pourfend les manifestations de chauvinisme suscitées par les Coupes d’Europe, prétendant que « si l’Union européenne existait », le match « Reims-Austria » disputé le 15 novembre 1962 et émaillé d’incidents « serait rejoué et la Coupe d’Europe remplacée par le Championnat d’Europe [36] ». Ce thème du chauvinisme et de la violence sportive à l’aube d’une décennie qui voit la naissance de nouvelles formes de soutien organisé et musclé n’est pas réservé à l’Europe. Il est aussi à l’origine d’un relatif désenchantement de Thébaud à l’égard du football sud-américain, notamment lors des matchs de Coupe intercontinentale [37]. Reste la question du regard « idéologique » sur la planète football. Alors que l’URSS avait rejoint le giron de la FIFA depuis 1947 [38], obtenant même un poste de vice-président pour Valentin Granatkin et le statut de langue officielle pour le russe, la critique des instances internationales ne peut plus être celle des années 1930 et de la dénonciation des fédérations « bourgeoises ». L’œuvre de la Coupe du monde universaliste est reconnue, mais elle serait trahie par un dirigeant comme Stanley Rous – nous n’avons pas évoqué ici la question de la non-radiation de la fédération sud-africaine dénoncée par Thébaud [39], une affaire qu’Havelange finit par résoudre en 1976. La « tête de Turc » Rous se prête autant à la dénonciation du jeu dur, du sort fait aux pays du Sud que d’une anglophobie manifeste. Thébaud semble se laisser prendre à la séduction de João Havelange dont la figure est associée à son amour du Brésil et son admiration pour Pelé. Séduit par ce véritable personnage de roman, Thébaud ne se montre pas non plus totalement naïf et a vite senti derrière Havelange l’odeur du pouvoir et de l’argent. Sans compter que, dans l’affaire du match-retour de barrage de la Coupe du monde 1974, devant opposer au mois de novembre 1973 la sélection chilienne à son homologue soviétique, dans un stade de Santiago où le sang des prisonniers torturés et exécutés après le coup d’État du général Pinochet le 11 septembre avait à peine séché, Havelange « n’a pas pris position [40] ». |
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![]() Paul Dietschy |
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[1] Archivio di Stato di Torino, Archivio Pozzo, lettre de Jacques Goddet à Vittorio Pozzo datée du 11 juin 1938. À la veille du quart de finale France-Italie de la Coupe du monde 1934, Pozzo aurait manifesté « une grande colère contre l’AUTO », affirmait que ses articles concernant les azzurri seraient une « farce » et réservé l’accueil le plus froid à ses envoyés.
[2] Cf. Bernard Prêtet, Sports et sportifs français sous Vichy, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2016.
[3] Miroir du football, décembre 1960.
[4] Ibid.
[5] Miroir du football, avril 1962.
[6] Ibid.
[7] Miroir du football, juillet 1962.
[8] Miroir du football, mai-juin 1966.
[9] Disputée sous cette dénomination en 1960 et 1964, la compétition prend le nom de Championnat d’Europe des nations en 1968 et finalement d’Euro en 1980. Sur son histoire, cf. Paul Dietschy, « L’Euro de l’européisme à la commercialisation de la nation », Pôle Sud, 2017, no 47, p. 25-39.
[10] Archives UEFA, congrès, procès-verbal de la troisième Assemblée générale de l’UEFA les 28 et 29 juin 1957 à Copenhague.
[11] Archives FIFA, Coupe des villes de foire, règlement.
[12] Miroir du football, mai-juin 1966.
[13] Sur cette affaire, cf. Paul Darby, Africa, Football and FIFA. Politics, Colonialism and Resistance, London, Frank Cass, 2002 ; Paul Dietschy, David-Claude Kémo-Keimbou, Le football et l’Afrique, Paris, EPA, 2008.
[14] Miroir du football, août 1965.
[15] Miroir du football, juillet 1965.
[16] Miroir du football, août 1966.
[17] Miroir du football, mai 1966.
[18] Ibid.
[19] Miroir du football, juin 1966.
[20] Miroir du football, août 1966.
[21] Sir Stanley Rous, Football Worlds, London, Faber & Faber, 1978, p. 92.
[22] Matthew Taylor, The Association Game. A History of British Football, Harlow, Pearson Education, 2008, p. 163.
[23] Miroir du football, février 1974.
[24] Sur la carrière et l’ascension de João Havelange vers la présidence de la FIFA, cf. Luiz Guilherme Burlamaqui, The Making of a Global Fifa: Cold War Politics and the Rise of João Havelange to the Fifa Presidency, 1950-1974, Berlin, De Gruyter, 2023.
[25] Miroir du football, juillet 1966.
[26] Ibid.
[27] Miroir du football, juillet 1970.
[28] Miroir du football, janvier 1970.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Miroir du football, mai 1971.
[32] Ibid.
[33] Miroir du football, juillet 1972.
[34] Miroir du football, juin 1974.
[35] Ibid.
[36] Miroir du football, décembre 1962.
[37] Cf. Paul Dietschy, Histoire du football, Paris, Perrin, 2010, p. 277-278.
[38] Sylvain Dufraisse, Une histoire sportive de la guerre froide, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2023, p. 35.
[39] Miroir du football, mars 1973.
[40] Miroir du football, février 1974.
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![]() Pour citer cet article : Paul Dietschy, « Miroir et la planète football : Stanley Rous et João Havelange face au procureur François Thébaud », Olivier Chovaux et Karen Bretin [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 29 septembre 2025, n° 21, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. |
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