Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Histoire documentaire du communisme
Les majoritaires de guerre dans l’après-coup d’un regard
Vincent Chambarlhac
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RÉSUMÉ

La mémoire du majoritaire de guerre, et la potentielle construction de cette figure en objet historique tient au fait communiste. Le majoritaire de guerre, parce qu’il incarne le procès en trahison des élites socialistes, se survit. S’il n’est pas de positivité à cette figure et l’expérience qu’elle porte, elle est borne et conditions de possibilité d’une analyse de la naissance du mouvement communiste en France.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : Parti communiste français ; Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO)
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle ; Première Guerre mondiale
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Comment définir le majoritaire de guerre ?
III. Un récit
IV. Chronologie sur le siècle
1) 1917-1935. La phase d’élaboration du récit
2) 1935-1960. Entre politique et matériaux pour l’histoire
3) 1960-199… : des récits militants à l’oubli historiographique
V. Conclure par un paradoxe

TEXTE

I. Introduction

Le majoritaire de guerre est une figure qui retient peu l’attention de l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Si le majoritaire de guerre appartient à l’histoire politique, son abord reste trop souvent subordonné à des fresques plus amples, comme celle d’Annie Kriegel sur les origines du communisme français, où il compose au mieux un objet secondaire de l’analyse à partir duquel jauger les progrès de la minorité pacifiste, révolutionnaire, puis communiste [1]. Ainsi, le majoritaire de guerre s’appréhende dans l’après-coup d’un regard, celui jeté par les forces politiques sur la Première Guerre mondiale, celui ensuite des historiens. Lue par les gauches, la mémoire du majoritaire de guerre est heurtée, brisée, incomplète. Elle est, pour la SFIO puis le parti socialiste, refoulée, bien que celle-ci soit aussi la mémoire d’une première expérience gouvernementale et de l’apprentissage des réseaux de pouvoir et des conduites politiques au niveau de l’État [2]. Elle est par contre portée, mais déformée, par le mouvement communiste qui sur le siècle lui consacre de multiples brochures et discours tant, éditorialement, l’expérience des majoritaires de guerre vaut repoussoir pour légitimer la naissance, puis le développement, du communisme.

Car, pour le PCF, le majoritaire de guerre est l’une des pièces essentielles du mythe de sa fondation. Elle compose l’envers génétique de sa fondation. On la considérera alors, par analogie, comme une figure de trickster en anthropologie, c’est-à-dire un être folklorique ou de légende, démiurgique et calculateur, capable de tours, apte à trahir, mais par qui tout récit mythique tient, puisqu’il en est un principe actif. L’analyse de ce principe actif dans la fondation de ce récit ouvre alors la voie à une courte chronologie indiquant les phases et la complexité du rapport du mouvement communiste à la figure du majoritaire. L’hypothèse centrale ici, tient à ce que ces usages de la figure du majoritaire la conservent et la figent tout autant, l’intriquant au fait communiste tant dans le discours politique et la production d’une mémoire partisane que dans la production historiographique. En regard de la Grande Guerre, on pourra alors conclure sur un paradoxe historiographique où tout conflue à l’effacement de l’historicité de cette figure.

Le majoritaire de guerre comme trickster du grand récit communiste [3].

II. Comment définir le majoritaire de guerre ?

Techniquement, le « majoritaire de guerre » s’invente par le surgissement de la minorité pacifiste avec la motion de la Haute-Vienne (1915). Le majoritaire de guerre perçoit son socialisme comme un socialisme de l’heure, désignant par là autant le hiatus que fut l’entrée en guerre que le sentiment d’une continuité avec l’identité politique d’avant-guerre. Cette continuité paraît d’autant plus problématique pour l’historien que les suites de la guerre, dont la scission, font écran à sa saisie dans les discours tenus. L’étrangeté du majoritaire de guerre devant le mouvement ouvrier tient à cette mise entre parenthèses des années 1914-1917 lorsqu’elles s’étudient dans la perspective du cycle guerre/révolution. Il faut donc non seulement plonger dans l’œil du conflit pour aborder sa singularité, mais aussi concevoir que sa position tient à la reformulation du socialisme par la guerre, reformulation forclose en 1917. Si le majoritaire de guerre s’invente par le conflit, il structure sa position en empruntant nombre de pratiques de la SFIO d’avant-guerre. Plus que la seule expression du groupe parlementaire et des positions ministérielles, les majoritaires de guerre procèdent d’une recomposition du spectre des tendances socialistes par la guerre [4]. En 1917 avec la perspective révolutionnaire posée comme toujours plus centrale, ce jusqu’au congrès de Tours, obère la modernité des réflexions sur la pratique gouvernementale dans la guerre. La mémoire du majoritaire de guerre devient non le rappel d’une expérience (toujours plus refoulée par la SFIO), mais le signe de l’échec de la Deuxième Internationale face à la guerre et l’argument de la nécessité régénératrice du mouvement communiste. Parce qu’il est figure repoussoir, le « majoritaire » survit à la fois comme un crime et comme une insulte : comme un crime de lèse-révolution, perpétré par ceux qui ont consenti à la guerre, et comme une insulte du langage communiste.

III. Un récit

C’est donc dans ce cadre que s’élabore le récit de fondation du PCF où le majoritaire de guerre joue un rôle pivot. La narration s’établit dès la conférence de Zimmerwald [5] pour s’épurer ensuite, se contracter. Quelques citations l’étayent jusqu’en 1932. D’emblée la mise en récit de la conférence de Zimmerwald par le Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI [6]), rapidement constitué en France et qui regroupe une part des minorités pacifistes socialistes et syndicales, vaut matrice. Dès la guerre, la brochure Les socialistes de Zimmerwald et la guerre prend pour cible la majorité dans son ensemble, la distinguant des deux fractions minoritaires (longuettistes et zimmerwaldiens) :

Elle [la majorité] a scellé avec nos ennemis de classe le pacte « d’union sacrée », dont elle s’est montrée le soutien le plus ferme et qu’il n’est plus permis, aujourd’hui, de considérer comme une simple trêve, son caractère de permanence ayant été revendiqué par les représentants les plus notoires du Parti et de la CGT. […] La lutte des classes est chaque jour dénoncée, chaque jour bafouée par des socialistes nationalistes qui entendent lui substituer l’union des classes, compromis décevant et stérile qui est la négation même du socialisme […] [7]

En quelques mots, l’argumentaire est tressé : l’Union sacrée n’est pas une trêve, ni une parenthèse comme l’affirmait Jules Guesde, mais un tournant opportuniste qui vaut « négation du socialisme ». L’implicite est ici dans la trahison en regard des idéaux du socialisme international d’avant-guerre ; ipso facto, la minorité est l’héritière naturelle du socialisme révolutionnaire de la Belle époque.

À l’occasion du 10e anniversaire de la Grande Guerre, en 1924, le discours du PCF, dûment constitué, se précise. C’est l’occasion de ciseler la figure du majoritaire et de dresser le bilan de la majorité, bilan qui n’a pas exactement eu lieu à Tours, le Congrès se tournant davantage sur les possibles révolutionnaires. Une brochure précise le trait, caractérisant les partis socialistes en 1914, mutatis mutandis les majoritaires, comme auxiliaires de la bourgeoisie :

C’est grâce à cet appui des partis socialistes que la bourgeoisie parvint à maintenir les masses dans l’obéissance. C’est grâce à la basse servilité de Scheidemann et d’Hébert, de Renaudel et de Longuet, de Henderson et de Vandervelde, que la bourgeoisie a pu ruiner et épuiser impunément l’Europe, détruisant le fruit d’efforts séculaires […] [8]

Le discours s’est calé et déplacé. Il porte la marque de Tours, englobant l’ensemble des reconstructeurs dans une logique rétrospective de la trahison des chefs. On conçoit là la part de la thématique du Front unique. La majorité n’est plus conçue comme une parenthèse qu’il faut dénoncer mais comme une rupture dans une lutte séculaire, rejetant le PS dans l’orbite de la bourgeoisie, car réformiste. Le social-traître et le social-chauvin se confondent dans la logique du valet (laquais) de la bourgeoisie. Une brochure d’avril 1932 [9], participant des Dossiers de l’agitateur, parachève le trait : la doctrine socialiste est « un marxisme honteux, du confusionnisme ». La question de l’orthodoxie marxiste (en fait marxiste-léniniste) de la SFIO est posée. Elle ne cesse, au titre de la guerre, de toujours reprendre le procès des socialistes.

Le récit de fondation du PCF s’est fixé là, dans le fracas des discours et la littérature grise, s’épurant pour construire la majorité socialiste de guerre en figure repoussoir : majoritaire est là insulte, signe d’opportunisme comme de révisionnisme, reprise sur un mode beaucoup plus critique du syntagme réforme/révolution, loin de la synthèse jaurésienne qui prévalait avant-guerre. Ce travail de codification s’est nourri du silence (assourdissant) fait par la SFIO sur cette première expérience de gouvernement : la mémoire de la majorité de guerre est là damnatio memoriae, ce d’autant plus qu’une part de la génération qui la porta s’est éteinte avant le début des années 1930 (Thomas, Sembat, Guesde, Vaillant, etc.). Paradoxalement, c’est par le récit communiste que se conserve la mémoire active des majoritaires de guerre.  Elle échappe à sa dépendance étroite au contexte guerrier.

IV. Chronologie sur le siècle

Ce récit passe le siècle avec ellipses, se complexifiant, mais marquant toujours un lien étroit, et de sujétion, des majoritaires avec la légende des origines du mouvement communiste. On peut distinguer, schématiquement, les trois phases suivantes :

1) 1917-1935. La phase d’élaboration du récit

Elle constitue tout autant un acte d’accusation de la SFIO qu’une ressource systématiquement légitimatrice de la SFIC. La problématique du majoritaire, constamment corrélée à celle de la lutte pacifiste a en outre pour vertu d’unifier dans un seul récit le champ du mouvement communiste – soit le PCF et ses dissidences de gauche – face à un pôle réformiste, et ce malgré la bolchevisation. Au sein de cette première phase, on marquera une gradation conclue en acmé par le discours de Troisième période où ce qui chez les majoritaires se lisait auparavant comme une déviation du marxisme, signifie maintenant l’expulsion de la SFIO hors de la sphère marxiste, à partir de cette expérience. Une citation de Marty ( Le parti communiste français, né et forgé pendant la guerre) l’illustre sans fard :

Pourri par l’opportunisme depuis des années, devenu un parti de simples luttes électorales et de combinaisons parlementaires, tombé ainsi dans une collaboration de classe effrénée avec le gouvernement de la bourgeoisie, le Parti socialiste, imité d’ailleurs par les dirigeants anarchosyndicalistes, était devenu le pourvoyeur de la boucherie impérialiste ! On sait qu’il en fut de même en Allemagne.

Seul, le Parti bolchévik russe, restant fidèles aux décisions des congrès internationaux, osa dire la vérité à la classe ouvrière […] [10]

Cette première période  de cristallisation du récit sur les majoritaires de guerre par les communistes se comprend dans une configuration à trois, plus ample. Au travail propagandiste du mouvement communiste qui voit dans l’invention de ce récit la construction de la légitimité de ses origines, s’ajoute l’action toujours plus à l’extrême-droite d’Hubert Bourgin, promoteur d’un socialisme national, pourfendeur dans ses mémoires des socialistes majoritaires qui, à ses yeux, n’ont pas été assez loin dans l’expérience gouvernementale (Le Parti contre la patrie, 1924). Ces lectures contrastent fortement avec le silence des socialistes eux-mêmes sur cette expérience. Silence lié à l’extinction biologique d’une génération – et notamment le décès d’Albert Thomas après son éloignement au BIT, silence également lié à Jaurès qui, objet d’âpres polémiques entre les partis frères, fait écran par son « martyr » au pari socialiste de la majorité. C’est ainsi parce que Jaurès incarne le pacifisme foudroyé que jamais la SFIO ne s’appesantit sur le politique à l’œuvre dans la question de l’union sacrée.

2) 1935-1960. Entre politique et matériaux pour l’histoire

On note une disjonction du récit communiste sous l’effet du tournant antifasciste de 1934. Le récit est repris par les dissidences pacifistes qui en usent contre le PC depuis le pacte Laval/Staline. Dans cette logique, le récit communiste se voit critiqué par la production de pièces d’archives sur la lutte pacifiste [11]. Malgré le positivisme de la méthode employée, la figure du majoritaire sert de repoussoir/étalon en creux, ce d’autant qu’elle implique l’opportunisme et la déviation que l’on peut aisément, par analogie, appliquée au « Sac au dos » du PCF… [12]. Cette lecture dissidente survit à la Seconde Guerre mondiale. Elle fait retour avec l’invention du Cercle Zimmerwald en 1951 qui tente à nouveau de réactualiser la question de l’union sacrée aux feux naissants de la Guerre froide. L’atonie, puis la disparition du Cercle augure d’un déplacement significatif : le second tome de L’histoire du mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale est achevé en 1959, il est publié ainsi que le premier dans la collection « documents et témoignages » de l’École pratique des hautes études. Il acquiert ainsi l’évidence positiviste du matériau historique, constituant après coup pour Antoine Prost et Jay Winter un classique de l’histoire ouvrière du premier conflit mondial [13].

Au sein du PCF, on note une ellipse du récit, hors, semble-t-il, la courte période du pacte germano-soviétique, qui permet pour un court temps de renouer avec le récit matriciel. Le PCF retrouve celui-ci d’abord dans sa condamnation du projet travailliste défendu par Léon Blum contre Guy Mollet, pour le contrôle de la SFIO (projet lu comme l’aboutissement du réformisme confus des majoritaires de guerre, désorbité du marxisme – lecture proche de celle défendue au cours de la Troisième période), ensuite dans la Guerre froide. C’est dans ce contexte que paraît l’ouvrage de Jean Fréville, La nuit finit à Tours, aux Éditions Sociales en 1950, condensé militant du récit communiste sur les majoritaires, dans la logique de formation politique de base du militant communiste. Dans cette logique, le retour au récit des origines vaut situation et légitimité dans le champ politique français.

La complexité de cette seconde période procède d’un double mouvement : celui d’abord d’une permanence à éclipse du  récit sur le majoritaire de guerre. Ces éclipses sont à la fois l’effet des lignes politiques successives du mouvement communiste comme celui d’une progressive disparition de la mémoire de la Grande Guerre dans l’espace public, mémoire recouverte par le second conflit mondial, réactivée mais à la marge par le contexte de Guerre froide. C’est dans cet effacement mémoriel qu’il faut ensuite situer la translation du récit tramé par Alfred Rosmer et une part des dissidences de gauche du PCF du politique au documentaire, dans une logique qui accompagne la mutation d’une histoire militante à une histoire scientifique du mouvement ouvrier, dont les prodromes se devinent dans l’activité de l’IFHS comme, plus particulièrement, de Jean Maitron. Le  couplage qui s’amorce là se renforce dans la séquence suivante. Précisons qu’en l’état, le majoritaire est toujours le trickster d’un récit dont le protagoniste principal est la minorité, prélude à la fondation du PCF.

3) 1960-199… : des récits militants à l’oubli historiographique

Cette dernière séquence chronologique complexifie davantage la question des majoritaires de guerre. Aux logiques militantes du PCF et de ses marges dissidentes s’intrique étroitement le poids d’une historiographie clivée, entre une histoire scientifique du parti communiste dominée par les travaux d’Annie Kriegel, la relative marge d’autonomie dont disposent les historiens communistes depuis le Congrès d’Argenteuil en 1966, et une historiographie de la Grande Guerre d’abord sociale, ensuite culturelle où l’histoire politique est marginale, sinon absente.

Au sein du mouvement communiste, la parution du Manuel d’histoire du PCF (1964), puis la réédition de La nuit finit à Tours par Jean Fréville pour l’édition du cinquantenaire (1970), comme Né du feu (1960) semblent indiquer la pérennité du récit. Les dissidences, notamment maoïstes, usent de ce même récit pour combattre le « révisionnisme » du PCF, puis l’inflexion que représente la question du Programme commun. On prendra comme indices de cette conjoncture éditoriale la publication des écrits d’André Marty chez Norman Béthune, maison maoïste, en 1972. C’est alors au nom de ce récit canonique que se constitue la mise en accusation du PCF. Mais l’essentiel de la période tient à l’impact des travaux d’Annie Kriegel sur les origines du communisme français. Sa thèse (Mouton, 1964) forge la possibilité d’une histoire scientifique du communisme autour de la centralité de la notion de greffe. Bénéficiant d’archives jamais exploitées, Annie Kriegel travaille la question de la guerre et de la minorité pacifiste dans la perspective d’une greffe accidentelle du bolchevisme sur le corps du mouvement ouvrier français ; les socialistes zimmerwaldiens furent ce greffon. La démonstration place au second plan la majorité socialiste, sa déréliction progressive mesure les progrès de la minorité, rend compte des conditions de possibilité de la greffe. Il y a là une déconstruction du récit communiste sur la guerre qui suscite la réponse des historiens communistes. Les travaux des Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, puis la parution en 1976 d’ Une histoire du réformisme en France depuis 1920 aux Éditions sociales (au plus fort de l’Union de la Gauche) interpellent alors différemment la question des majoritaires. Dans le chapitre inaugural du premier tome, Le temps des scissions, Jean Charles leur donne plus de consistance par un procédé rétrospectif, partant du Congrès de Tours et de larges citations, pour revenir à l’expérience séminale de la guerre et conjurer l’hypothèse de l’accident. Si son propos ravaude une trame connue – celle d’un « opportunisme endémique » des directions sociales-démocrates dès avant 1914, celle de leur ralliement à la bourgeoisie [14], il construit celle-ci à partir de la centralité du Congrès de Tours, dans les termes d’une histoire universitaire critique de la majorité de guerre reconstituée à partir de la majorité de Tours. L’objectif alors est de lire dans la majorité de guerre l’essence même du réformisme, que la scission rend explicite. Le heurt de ces deux approches historiographiques emprisonne la question de la majorité de guerre dans la lecture de Tours. Il n’est plus vraiment nécessaire d’user du majoritaire comme trickster. Le terme logique de cette suite historiographique est alors la publication des actes du Congrès de Tours aux éditions sociales (1980), laquelle semble valoir clôture documentaire des controverses sur le récit de fondation du PCF. Les affrontements historiographiques se déplacent ensuite sur la question du PCF dans la Seconde Guerre mondiale. La majorité socialiste de la Grande Guerre est un objet obsolète tant politiquement qu’historiographiquement. L’hypothèse d’une fondation accidentelle se renforçant politiquement du poids intellectuel croissant de la deuxième gauche, perçu comme un contrepoids au marxisme de la première gauche au sein du PCF [15]. Ce mouvement qui accompagne le reflux du PCF dans la vie politique, comme sa dénonciation comme « parti totalitaire » en démocratie contribue à escamoter la figure du majoritaire. Dans les usages de l’histoire telle que pratiquée sur le front intellectuel par la deuxième gauche, le réformisme qu’elle prône choisit ses références dans le long xixe siècle et l’extrême-gauche. La Grande Guerre parce qu’elle porte la question d’octobre 1917, parce qu’elle implique la matrice totalitaire, est exclue de ce champ de référence [16]. Les majoritaires sont historiquement invisibles.

Cette « invisibilisation » du majoritaire de guerre tient à la conjugaison d’approches renouvelées de la Grande Guerre. Les années 1970 voient se développer une histoire sociale du premier conflit mondial, à hauteur d’hommes, par l’attention portée aux témoignages écrits – ainsi que le symbolisent les Carnets de Louis Barthas par Rémy Cazals [17]. Si, un temps, la thématique de l’autre front abordée par le Mouvement social [18] pouvait laisser prévoir une approche des majoritaires de guerre, il n’en sera rien : l’histoire politique du conflit se marginalise, elle apparaît appartenir à un premier âge historiographique, l’histoire sociale en constituant le second. Celui-ci se heurte à partir de 1998 à une histoire culturelle du conflit à partir des propositions de l’Historial de Péronne où les notions de consentement, de culture(s) de guerre écrasent la singularité du ralliement des socialistes à l’Union sacrée, le pari qui en découle [19]. À ce jeu, le majoritaire de guerre n’existe plus, et ce qui s’apprécie alors n’est plus son rôle de trickster mais le poids de la brutalisation, notion empruntée à l’historien George L. Mosse [20], dans le processus de fondation des « totalitarismes ». C’est au prisme de la violence que l’analyse s’effectue. L’intérêt porté à la figure du majoritaire de guerre est depuis historiographiquement résiduel.

V. Conclure par un paradoxe

À l’issue de cette courte traversée du xxe siècle au regard des majoritaires de guerre, un paradoxe. Leur mémoire, et donc la potentielle construction de cette figure en objet historique tient au fait communiste, tant politiquement qu’historiographiquement ensuite. Le majoritaire de guerre, parce qu’il incarne le procès en trahison des élites socialistes, se survit. S’il n’est pas de positivité à cette figure et l’expérience qu’elle porte, elle est borne et conditions de possibilité d’une analyse de la naissance du mouvement communiste en France. On saisit là tout l’après-coup d’un regard politique sur la Première Guerre mondiale à partir du PCF.

AUTEUR
Vincent Chambarlhac
Maître de conférences
Université de Bourgogne-Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

ANNEXES

NOTES
[1] Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité (1914-1918), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2008.
[2] Vincent Chambarlhac, « Un majoritaire de guerre », dans Vincent Chambarlhac, Thierry Hohl et Bertrand Tillier, Léon Rosenthal. Militant, critique et historien d’art, Paris, Hermann, 2013, p. 195-208.
[3] On entendra le concept de « grand récit » dans l’acception des travaux de Marc Angenot, principalement Les grands récits militants des xixe et xxe siècles : religions de l’humanité et sciences de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2000 ; et Le marxisme dans les grands récits. Essai d’analyse du discours, Paris-Québec, L’Harmattan-Les Presses de l’Université Laval, 2005.
[4] Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier, op. cit.
[5] Du 5 au 8 septembre 1915 à Zimmerwald, des délégués socialistes  demeurés internationalistes se réunissent, cherchant à proposer une alternative à la politique d’union sacrée des partis socialistes belligérants.
[6] Julien Chuzeville, Militants contre la guerre, Paris, Spartacus, 2014.
[7] CRRI, Les socialistes de Zimmerwald et la guerre, Comité pour la reprise des relations internationales, Paris, 1929 p. 8-9. Disponible sur Pandor : https://pandor.u-bourgogne.fr/.
[8] Dixième anniversaire du carnage impérialiste, Paris, Librairie de l’Humanité, Petite Bibliothèque communiste, 1924, p. 4.
[9] Le Parti socialiste et la guerre, les dossiers de l’agitateur, n° 9.
[10] Norman Béthune, 1972.
[11] On songe à L’histoire du mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale, paru en 1935 et qui se lit comme une critique de la lecture communiste du mouvement pacifiste. Cf. Vincent Chambarlhac, « 1914-13… Une mémoire brisée ? Entre marginalisation et fidélité, le combat des pacifistes de la Grande Guerre dans les années 30 »,  Aden-Paul Nizan et les années Trente, revue du GIEN, n° 7, octobre 2008, p. 37-58.
[12] Vincent Chambarlhac, « 1914-13… Une mémoire brisée ? Entre marginalisation et fidélité, le combat des pacifistes de la Grande Guerre dans les années 30 », Aden-Paul Nizan et les années Trente, revue du GIEN, n° 7, octobre 2008, p. 7-58.
[13] Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p 175-176.
[14] Vincent Chambarlhac, « Les deux cultures. L’histoire du socialisme dans l’affrontement partisan », Contretemps, n° 17, 1er semestre 2013. En ligne : http://contretempslarevuepapier.blogspot.fr/2015/02/un-article-de-vincent-chambarlhac.html.
[15] Histoire du réformisme en France depuis 1920, Paris, Éditions sociales, tome I, 1976, p. 28.
[16] Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil, 1977.
[17] Patrick Fridenson, Jean-Jacques Becker, et Serge Berstein (dir.), 1914-1918 : L’autre front, Cahiers du « Mouvement social », Paris, Éditions Ouvrières, 1977.
[18] Rémy Cazals (éd.), Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, Paris, La Découverte, 2003 (1978).
[19] Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier, op. cit.
[20] George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette, 1999.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Vincent Chambarlhac, « Les majoritaires de guerre dans l’après-coup d’un regard » dans Histoire documentaire du communisme, Jean Vigreux et Romain Ducoulombier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 3 mars 2017, n° 7, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Vincent Chambarlhac.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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