Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Histoire documentaire du communisme | ||||||||||
Les maquis FTP dans les stratégies britanniques et américaines pour la Libération de la France : réévaluer la part de l’anticommunisme (été 1943-automne 1944) | ||||||||||
Raphaële Balu | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||
RÉSUMÉ
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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I. Introduction Il n’est pas rare de lire que les stratégies britanniques et américaines pour les maquis de France se résumaient à la complète ignorance de leurs aptitudes militaires et à la ferme volonté d’empêcher leur accès au pouvoir à la Libération. Cette lecture de l’histoire trouve des faits bien réels sur lesquels s’appuyer : sans aucun doute en effet, les livraisons alliées à la résistance furent insuffisantes et tardives [1]. Dans la relecture mémorielle que le parti communiste français et ses militants devaient faire du conflit durant les années de guerre froide et au-delà, cette donnée occupa une place essentielle [2]. Certains allaient plus loin en accusant à demi-mot les Alliés d’hier au pire d’avoir délibérément privé d’armes la résistance communiste [3], au mieux d’avoir été bernés par les services gaullistes qui s’en chargeaient [4]. On sait les batailles mémorielles qui virent alors le jour pour utiliser à des fins politiques diverses le symbole que représentaient les grands maquis de regroupement décimés par la répression : le Vercors en est un exemple parlant [5]. Malgré ces dissensions, tous s’accordaient généralement pour déplorer l’incurie alliée et ses conséquences dramatiques. Charles Tillon écrivait ainsi dans son ouvrage sur les FTP que : Les Alliés tant attendus vont apparaître brandissant au-devant de leurs armées comme les aigles romaines la loi de subordination aux seuls intérêts de leurs soldats. La résistance française n’entre que bien peu dans leurs plans. C’est ce que montreront les opérations des Glières et du Vercors [6]. L’ouverture des archives de guerre américaines et britanniques permet toutefois de nuancer cette interprétation simplifiée des relations entre maquis français et Alliés : ces documents montrent en effet que les maquis dans leur ensemble firent l’objet d’une véritable réflexion stratégique de la part des Alliés, et ce dès le second semestre de 1943. Au détour de cette recherche générale, il apparaît que la lenteur des jonctions n’avait pas pour principale explication l’indifférence alliée à l’égard des maquis ; on peut toutefois s’interroger sur les critères retenus pour leur intégration militaire. Malgré des liens parfois distendus, les maquis affiliés aux Francs-tireurs et partisans (FTP) participaient de la résistance armée du parti communiste français [7]. Avaient-ils été exclus des plans alliés en raison de critères politiques et dans un même mouvement privés des livraisons d’armes et de matériel ? Avaient-ils, en somme, été mis au ban de la coopération avec les Alliés ? L’intérêt particulier que les documents anglo-américains portent aux maquis communistes traduit certes une certaine méfiance à leur égard. En revanche, rien n’y prouve que l’aide logistique qui leur était portée en ait été amoindrie : pour les maquis FTP comme pour les autres, la preuve des capacités militaires prime généralement sur l’affiliation des organisations résistantes. Dans les plans militaires d’ensemble, les maquis FTP ne font pas l’objet de mises en garde spécifiques; reste à savoir si les consignes ont été nuancées en fonction des situations régionales et locales. Ces archives amènent donc à repenser le questionnement ouvert dans l’après-guerre par les témoignages et à interroger la part de l’anticommunisme dans l’attitude des Alliés britanniques et américains à l’égard des maquis FTP : si la défiance apparaît comme surévaluée, il faut cependant déterminer dans quelle mesure. Cette enquête se fonde d’abord sur les archives des services de renseignement : le Special Operations Executive (SOE) britannique et l’Office of Strategic Services américain (OSS), tous deux créés pendant la guerre en vue de soutenir les guérillas européennes en territoire occupé [8], et qui travaillaient en étroite collaboration avec le Bureau Central de Renseignement et d’Action de la France libre (BCRA), évoqué par Sébastien Albertelli. D’autres institutions cependant prenaient, au sommet, les décisions stratégiques et politiques : les documents émanant des états-majors et les archives diplomatiques permettent ainsi d’accéder aux décisions portant sur le rôle militaire des maquis et de mesurer les débats qu’elles soulèvent entre Britanniques, Américains et Français libres. La question se pose enfin de l’allié soviétique : l’URSS ne fait pas partie de cette étude, mais on peut se demander si elle entretient des relations avec les maquis FTP et si ces liens éventuels interfèrent dans les relations entre maquis et Alliés anglo-américains. Cela ne semble pas avoir été le cas : comme le soulignait déjà Henri Michel dans les années 1960, l’administration soviétique n’avait ni temps ni ressources à consacrer à l’organisation tactique de la résistance française [9] ; dans un article sur la lutte armée, Michel Narinski a par ailleurs montré, archives russes à l’appui, que l’ex-Komintern, à partir de la fin de 1942, entendait certes renforcer le poids politique du parti communiste français, mais pas contrevenir aux plans de guerre des alliés occidentaux [10]. Pour la période 1943-1945, les documents alliés ne s’inquiètent aucunement d’un contrôle soviétique sur les maquis, même s’il est fait mention de contacts ponctuels [11]. On se limitera ici à la période qui va de l’été 1943 à l’automne 1944, pour intégrer à la fois en amont la mise au point des premières stratégies alliées pour les maquis et, en aval, la démobilisation des maquisards. En effet, si les premiers maquis FTP avaient vu le jour au tournant de 1942 et de 1943 [12] – comme, au reste, les autres maquis – il fallut toutefois plusieurs mois aux Alliés pour traiter l’information qui leur parvenait de France et ce n’est qu’à partir de l’été 1943 que les maquis sont clairement distingués comme des formations résistantes spécifiques. La fin de l’année 1944 correspond quant à elle à la reprise en main du territoire national par le Gouvernement Provisoire de la République Français (GPRF), à la démobilisation des formations résistantes et à l’amalgame à l’armée régulière des maquisards qui veulent poursuivre le combat, en septembre 1944. À la fin du mois de novembre, le retour de Maurice Thorez en France marque le retour dans le rang des communistes [13] : l’histoire des relations entre maquis FTP et Alliés n’a plus lieu d’être. Le contexte militaire en permanente évolution invite à suivre pas à pas la mise en place de ces relations, en montrant dans un premier temps comment les Alliés perçoivent les maquis communistes de France dans la seconde moitié de 1943 et jusqu’au printemps 1944. Les semaines qui précèdent le Jour-J ouvrent une seconde phase, durant laquelle la doctrine d’emploi alliée pour les maquis FTP se précise dans l’urgence. Enfin, un dernier point évoquera la manière dont les consignes globales se traduisent, avant et après le débarquement, sur les terrains du combat clandestin, pour mesurer un éventuel décalage entre théorie et pratique. II. Une première approche alliée des maquis communistes (1943-printemps 1944) Dans les archives britanniques et américaines de 1943, les mentions des FTP ou des maquis FTP révèlent une approche plutôt positive. Les premiers documents alliés sur les maquis français sont produits par les services de renseignement : le SOE britannique et l’OSS américain sont en effet chargés de centraliser et de synthétiser l’information sur les organisations de résistance intérieure, parmi lesquelles les maquis FTP. Ces mêmes services établissent les premières stratégies pour les maquis, organisent les contacts radio, les livraisons d’armes, envoient enfin sur le terrain des hommes chargés de faire le lien avec les maquis, voire de contribuer à leur organisation. Tout au long de 1943 et de 1944, ils produisent donc des rapports destinés à leurs hiérarchies, ainsi qu’aux états-majors des armées régulières, aux services diplomatiques et parfois aux chefs d’État. Ces documents, qui prennent en compte l’ensemble de la résistance intérieure, mentionnent parfois les FTP sans autre forme de précision ; on peut toutefois considérer que les réflexions politiques et militaires qui valaient pour l’ensemble des FTP valaient aussi pour leurs maquis. En septembre 1943, Camille Rayon, alias Archiduc, est envoyé par le BCRA dans la région militaire R2, c’est-à-dire en Provence, avec l’ordre de mission suivant : contribuer à l’organisation de la résistance et à la réception de parachutages. De retour à Londres, il est interrogé par les services britanniques sur la situation régionale et voici ce qui ressort de l’entretien : L’informateur considère que seuls les communistes travaillent vraiment sérieusement. Ils ont toujours été persécutés et cela a contribué à renforcer leur organisation, en confortant l’implication et le sens de la sécurité de ses membres. Les FTP sont certainement la meilleure organisation à tous points de vue. Lorsqu’il était sur le terrain, l’informateur avait quatre équipes composées de FTP ; tous travaillaient extrêmement bien. […] L’informateur est certain que certains groupes communistes sont en lien avec l’URSS […] [14] Ce rapport d’avril 1944, établi à partir d’informations collectées en septembre 1943, traduit aussi l’orientation des interrogations alliées : il montre assurément que le SOE porte un intérêt particulier aux allégeances des FTP et de leurs maquis, mais aussi que la discipline dont ces derniers font preuve constitue un important argument en faveur de leur intégration aux stratégies alliées. Nombre de documents britanniques et américains vont dans le même sens, en 1943 comme en 1944. C’est que les maquis FTP, habitués à la clandestinité, dispersés en petites unités mobiles [15], réunissent les critères que les Alliés ont progressivement établis pour l’action maquisarde. Les services secrets ne travaillent toutefois pas en vase clos : ils transmettent leurs propositions pour l’intégration stratégique des maquis aux états-majors réguliers, qui prennent les décisions finales en vue des débarquements. On peut donc se demander si ces états-majors, qu’ils soient britanniques, américains, ou interalliés, ont établi des critères politiques que n’auraient pas retenus les services de renseignement. Les consignes générales ne montrent ni déperdition d’intérêt pour les maquis au niveau du haut-commandement militaire, ni regain de méfiance à l’égard des maquis FTP. Les états-majors réguliers se saisissent de la question à la fin de 1943, après un patient travail des services de renseignements pour les convaincre de l’intérêt stratégique que peuvent présenter la résistance française et ses maquis. Tout au long des opérations, la réflexion sur l’intégration stratégique des forces irrégulières françaises se poursuit et il apparaît en définitive que lorsque les affiliations politiques de ces forces inquiètent les états-majors, c’est principalement parce qu’ils craignent leurs répercussions sur l’efficacité militaire des maquis. Divers documents attestent là encore cette primauté du stratégique. En novembre 1943, alors qu’une des nombreuses crises entre France libre et Alliés battait son plein, le Major-Général Baker, un officier américain qui appartenait l’état-major interallié chargé des opérations à venir en France et en Europe, s’offusque de ce que les considérations politiques et diplomatiques viennent entraver l’action militaire. Voici ce qu’il écrit alors : Voilà qui est intéressant. À grands frais d’efforts et de matériel, et au prix de notre programme de bombardements (pour ne rien dire des pertes humaines), nous avons prêté assistance aux groupes de résistance français en leur livrant fournitures et munitions […]. Tout cela reposait […] sur l’espérance qu’à l’arrivée du Jour-J, ces groupes de résistance rejoindraient le combat dans le cadre des opérations anglo-américaines. Il apparaît désormais que ces groupes de résistance doivent devenir les rouages d’une machinerie politique et que, en place de se joindre à notre effort militaire, leur rôle doit être : (1) de protéger les centrales électriques, l’équipement industriel, etc. […] (2) de préparer la reprise en mains de l’administration des régions françaises qui pourraient être libérées. Nos plans pour les opérations en France envisageaient la pleine coopération des groupes résistants et leur action directe contre les forces allemandes. Devons-nous les annuler ?? Si tel est le cas, devons-nous persévérer dans notre assistance aux groupes résistants [16] ? Ce document, même s’il ne concerne pas spécifiquement les maquis FTP, montre que l’approche des formations résistantes par l’état-major interallié est en premier lieu stratégique. Dans cette phase qui précède le débarquement, on peut conclure que le facteur communiste n’est pas ignoré par les Britanniques et Américains : il est pris en compte et évalué, comme en témoigne la collecte d’informations sur les FTP. Il n’est toutefois pas surévalué : le volume finalement restreint des documents concernant les FTP et leurs maquis le montre, de même que leur place dans ces documents, puisque le sujet est majoritairement traité au sein de memoranda plus larges sur la résistance intérieure. Cette attitude ne va pas sans provoquer de heurts avec les Français libres et d’autres composantes de la résistance intérieure et extérieure, qui entendent attirer l’attention des Alliés sur le danger communiste. Exclus de la préparation du débarquement de Normandie, ces derniers n’ont pas les moyens logistiques d’une politique indépendante à l’égard des FTP et, à plusieurs reprises, ils se plaignent de l’aveuglement allié sur la résistance communiste. En novembre 1943, René Massigli, Commissaire aux Affaires étrangères du Comité français de libération nationale (CFLN), se plaint auprès du Foreign Office britannique de ce que les livraisons d’armes sont réparties sans discernement, en particulier dans le Sud-Ouest et dans la région de Bordeaux. Il incrimine les réseaux britanniques sur le territoire français, qu’il juge trop peu au fait de la politique nationale, et qui auraient sans le vouloir renforcé par leurs livraisons le pouvoir d’agents communistes infiltrés dans la résistance locale. Pour Massigli, cette stratégie britannique ouvre la voie à une prise de pouvoir communiste dans les villes et villages libérés : l’exemple corse, plutôt positif pour les Alliés, est moins concluant pour les gaullistes [17]. D’autres intercesseurs français vont dans le même sens. En mars 1944, Michel Brault, ancien chef du Service National Maquis, exprime ses craintes dans une lettre personnelle qui est transmise au service politique de l’état-major interallié. Très méfiant à l’égard de de Gaulle, il n’en craint pas moins les communistes. Il dit sa surprise en découvrant que les Alliés ne partagent pas son horreur du « bolchevisme » – et même que certains Américains craignent davantage une dictature gaulliste. Il comprend finalement la décision de Roosevelt de laisser les états-majors libres de traiter avec toutes les mouvances politiques de la résistance comme une manière de renforcer la démocratie [18]. Il est vrai que la position américaine est ambiguë : en février 1944, un rapport de l’OSS transmis à l’état-major interallié note ainsi que l’influence croissante des communistes sur les maquis français contribue à en développer les capacités militaires, mais implique une montée des tensions politiques et sociales en France. Le rapport mentionne que le but des communistes est la prise du pouvoir, mais affirme également que leur montée en puissance pourrait en définitive avoir raison de l’influence gaullienne – ce qui apparaît comme plutôt positif [19]. Dans la seconde moitié de 1943 et au début de 1944, les rapports alliés sur la situation politique française font donc une place à la résistance communiste ; l’affiliation politique reste subordonnée à des objectifs militaires plus immédiats, en particulier pour ce qui concerne les maquis FTP. On peut dès lors se demander si, à l’approche du débarquement, il y a un changement dans le ton des archives alliées, et si les consignes concernant les maquis FTP traduisent une appréhension croissante à l’égard de ces formations. III. Les maquis FTP dans les stratégies alliées à l’approche du débarquement Dans les premiers mois de 1944, l’approche du Jour-J pose une série de questions qui, si elles ne sont pas nouvelles, sont devenues plus urgentes, concernant le type d’action que l’on peut attendre des maquis, le moment de leur action et, enfin, une possible insurrection nationale et ses conséquences dans la stratégie alliée. Dès 1943, les Américains d’abord, les Britanniques ensuite s’étaient prononcés pour une action à terme, coordonnée avec les débarquements. L’enjeu était surtout la sécurité des maquisards : il ne fallait pas que les maquis, en particulier les maquis FTP qui entendaient contribuer au second front pour alléger la tâche de l’URSS en Europe, ne s’exposent par une action d’envergure ou prématurée à une répression qui les décimerait. À l’approche du débarquement, les archives alliées expriment la crainte que les Allemands ne fassent courir de fausses rumeurs de débarquement pour que les formations résistantes se découvrent, et tout particulièrement les FTP [20]. Ici, l’action immédiate inquiète en raison de la menace immédiate qu’elle fait peser sur la sécurité des maquis FTP davantage que parce qu’elle compromettrait les stratégies d’ensemble. Il faut dire que le Komintern comme le PCF avaient fait passer la consigne que les actions résistantes ne devaient pas entraver l’action alliée. Comme le notent les Alliés, les maquis FTP se distinguent souvent par leur discipline et leur efficacité ; or, le massacre du maquis des Glières, regroupé dès février-mars 1944, les avait conforté dans leur stratégie, si ce n’est de l’action à terme, du moins d’actions brèves suivies d’un repli rapide. Une réunion avait d’ailleurs été tenue à Londres le 7 février 1944 pour décider d’un message destiné aux maquisards des Glières. Elle avait rassemblé des représentants politiques et militaires de la France libre, du BCRA, du SOE, de l’OSS. Voici le message, approuvé par tous, qui est envoyé aux Glières à l’issue de cette réunion : Le but des Allemands est de déclencher une insurrection et un combat prématuré. Ils chercheront à vous accrocher pour vous détruire. L’heure n’est pas venue d’accepter ce combat. Sachez vous décrocher [sic]. Sachez, suivant le cas, éviter ou rompre le combat. Dispersez-vous pour vous reformer ensuite en vue de harceler l’ennemi à bon escient et au moment venu. La mobilité des maquis est un élément essentiel. L’augmentation des effectifs armés, suivant la consigne déjà donnée, est souhaitable, mais elle ne doit en aucun cas diminuer votre mobilité. Vous devez même, si c’est nécessaire, être en mesure de changer complètement de région […] [21] Le débarquement approchant, le moment de l’action des maquis FTP préoccupe moins les Alliés, du moment que les maquisards s’en tiennent à la mobilité, aux actions rapides et à la dispersion immédiate. En revanche, la nature de l’action à terme pouvait les inquiéter, pour au moins deux raisons. D’une part, l’état-major interallié craignait les conséquences humaines et stratégiques d’une insurrection nationale incontrôlée au moment du débarquement. D’autre part, le déclenchement de l’action réunissait les conditions d’une prise de pouvoir communiste à l’échelle locale, régionale, ou même nationale. Cette dernière considération n’était bien sûr pas absente des débats alliés. En cette matière aussi, les Alliés cherchent prioritairement à tirer le meilleur parti possible, au plan stratégique, de toute situation qui pourrait advenir. Un document de fin avril 1944 fait ainsi diverses projections, sans mentionner en propre la résistance communiste [22]. Il en ressort clairement que les maquis occupent une place à part dans la stratégie alliée : ils sont mentionnés séparément, sans précisions sur leurs diverses affiliations politiques ou organisationnelles. Les maquis sont clairement considérés comme des forces militaires d’appoint, et non comme des civils susceptibles d’une insurrection désordonnée : les réflexions sur l’insurrection nationale concernent les « masses », tandis que les maquis sont évoqués dans un autre paragraphe, destinés à un autre niveau d’action. Une place particulière est d’ailleurs accordée aux maquis du Sud-Ouest, que l’on espère en mesure de libérer des zones entières – et ce malgré les préventions gaulliennes quant à la surreprésentation des maquis FTP dans cette région. Un facteur d’explication important en est sans doute le précédent corse, qui revient régulièrement dans les archives alliées sur les maquis, sur les FTP, et sur l’insurrection nationale. Lorsque l’île avait été libérée, à la fin de 1943, les Alliés s’étaient en effet félicités de la manière dont s’était articulée l’action des armées régulières, de la résistance FTP et de l’insurrection populaire [23]. Il apparaît donc assez clairement dans les archives alliées que les maquis FTP n’ont pas fait l’objet de consignes générales qui auraient visé à entraver leur action. Est-ce à dire que l’anticommunisme cédait entièrement le pas à la stratégie dans les institutions américaines et britanniques, comme le déplorait Michel Brault en mars 1944 ? Il n’y a pas de réponse univoque à cette question parce que, sur le terrain, les consignes laissaient la place à l’interprétation individuelle des agents. IV. Les agents parachutés comme principal lien entre Alliés et maquis FTP Reste à étudier la manière dont les stratégies ont été appliquées, localement, par les hommes envoyés sur le terrain. L’absence de consigne générale sur l’attitude à adopter à l’égard des maquis FTP ne signifiait pas nécessairement qu’ils seraient intégrés de fait aux stratégies locales des agents alliés ou français libres envoyés en France occupée. Pouvait-on identifier un décalage entre le discours et la pratique alliée dans le traitement des maquis communistes ? Y avait-il eu une évolution dans le temps, qui se serait traduite par une exclusion croissante des FTP, de peur qu’ils ne se saisissent du pouvoir à la Libération ? Plusieurs facteurs ont joué. D’abord, sur le terrain, l’aide qui était apportée aux maquis FTP était largement tributaire des relations entre les agents alliés parachutés et les chefs maquis – de même, une fois encore, que pour les autres maquis. Une source anonyme, revenue de France et interrogée par l’OSS et le SOE sur l’armement de la résistance, répondait en ces termes : Il me semble que pour des raisons politiques, il serait judicieux de pourvoir la France en armes. La seule inquiétude est de savoir si ces armes feront l’objet d’un usage effectif au moment de l’invasion. Ici [24], les organisations communistes ne sont pas fiables. Il nous semble que la distribution des armes devrait dépendre des avis des officiers britanniques et américains. Ils décideraient quels groupes seraient dignes de confiance pour user des armes reçues uniquement dans le but de s’acquitter des tâches qui leur ont été confiées. Si ces précautions n’étaient pas prises, il est tout à fait possible que la distribution d’armes n’entraîne davantage de difficultés pour les Alliés après la Libération de la France que de bénéfices au moment du débarquement [25]. En définitive, si les états-majors décidaient quelles régions devaient être le plus approvisionnées, c’étaient bien les agents envoyés sur le terrain qui répartissaient les armes parachutées entre les différents maquis. Ce rôle essentiel contribue à expliquer la multiplicité des situations locales : la répartition des armes dépendait de leurs convictions politiques mais aussi et surtout de leurs affinités personnelles. Au fil des rapports de terrain, les archives montrent des agents qui arment indifféremment les maquis FTP et les autres [26] ; d’autres, qui se félicitent tout particulièrement de l’efficacité des FTP ; d’autres encore, qui font rapport sur rapport sur leurs mésententes avec les FTP – mésententes qui peuvent être aussi bien occasionnées par un agent anticommuniste que par des chefs méfiants à l’égard des agents anglo-américains ou de la France libre. Certains agents enfin prennent fait et cause pour un groupe dans les querelles locales de résistants, tandis que d’autres jouent les intermédiaires entre maquis FTP et FFI [27]. Même si la stratégie primait, il est évident que les services alliés n’étaient pas dénués d’arrière-pensée politique [28]. Bien au contraire, il apparaît qu’une coopération réussie avec les maquis – communistes ou non – était finalement perçue comme le meilleur moyen de les contrôler la Libération venue. Nombre d’agents soulignent ainsi dans leurs rapports leur emprise sur les maquisards ; si les enjeux en sont avant tout militaires, on ne saurait en ignorer la dimension politique, qui prend de l’importance à mesure que la Libération se profile [29]. La latitude accordée aux agents du terrain admet une exception défavorable aux maquis FTP. Ainsi, l’agent britannique Roger Landes, envoyé dans la région de Bordeaux, affirme dans un rapport du 30 septembre 1944 que : Certains éléments communistes ont essayé de prendre contact avec moi, mais fidèle aux instructions reçues, j’ai refusé de les voir [….] D’autre part […], j’avais ordre de mettre à la disposition du commandement interallié les troupes que j’avais armées. Au 6 juin, seuls les groupes que j’avais armés sont entrés en action [30] Toujours dans un large Sud-Ouest, son homologue Georges Starr, envoyé dans le Gers, est en mauvais termes avec les maquis FTP et ne cache pas son anticommunisme – même s’il reconnaît leur efficacité et organise son maquis en suivant leur modèle [31]. Hormis le dossier personnel de Roger Landes, aucun des documents consultés ne confirme toutefois l’existence de consignes contre l’armement des maquis communistes. Or, la plupart des archives alliées examinent les questions stratégiques et politiques sans détours, surtout lorsqu’il s’agit de documents internes. Il semble donc que la consigne mentionnée par Roger Landes constitue une exception régionale ; une telle adaptation ne fait pas loi, puisque d’autres agents au contraire coopèrent avec les FTP. Deux éléments diplomatiques se combinent vraisemblablement pour expliquer cette particularité. D’une part, les Alliés entendent ménager toutes les forces politiques susceptibles de jouer un rôle dans la France libérée et ne peuvent ignorer les mises en gardes des gaullistes concernant l’armement des FTP du Sud-Ouest [32]. D’autre part, pour s’assurer la non-belligérance de l’Espagne franquiste, il leur faut empêcher les maquisards FTP frontaliers de poursuivre leur combat en Espagne. Or, parmi les FTP, les antifranquistes espagnols sont très actifs et très représentés dans un large Sud-Ouest. Plus la Libération de la France progresse, plus les papiers alliés font état de cette situation qui va à l’encontre de leurs arrangements diplomatiques [33]. Plusieurs contre-exemples locaux et régionaux qui témoignent d’une coopération efficace entre maquis FTP et Alliés confirment que la proximité de la frontière espagnole a contribué à entraver le processus dans le Sud-Ouest [34]. V. Conclusion En définitive, aucun des documents consultés n’accrédite la thèse selon laquelle les Britanniques et les Américains auraient donné des consignes d’ensemble pour entraver l’action des maquis FTP sur le territoire français. Il semble que les compromis en vue de la Libération l’aient emporté, pendant les années de combat, sur l’anticommunisme, et que la crainte à l’égard des maquis FTP de France n’ait pas été si marquée qu’on a pu le croire. Les considérations politiques n’étaient certes pas absentes de la guerre ; mais elles avaient amené les Alliés à maintenir des relations avec toutes les forces politiques susceptibles de peser dans le gouvernement de la France libérée. Sur le terrain enfin, la qualité des liens avec les maquis FTP dépendait largement de l’agent allié parachuté. En l’absence de consigne générale défavorable aux maquis FTP, les situations locales connaissent donc une infinité de déclinaisons, tenant essentiellement aux relations que les agents alliés avaient été capables d’établir avec les maquis de leurs secteurs et plus rarement à un contexte régional particulier. Dès l’été 1944 cependant, différents acteurs de la coopération commençaient à en rejeter les échecs sur les seuls alliés. Tandis que le BCRA entendait faire porter à l’amateurisme britannique la responsabilité des démantèlements de réseaux résistants [35], le PCF faisait campagne à l’Assemblée consultative et dans la presse en accusant conjointement BCRA et SOE d’avoir privé d’armes les maquis communistes ; en mars 1945, le Foreign Office devait y répondre par un démenti officiel [36]. |
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AUTEUR Raphaële Balu Université de Caen, CRHQ-UMR 6583 - DMPA (Ministère de la défense) |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Arthur L. Funk, « De Gaulle, Eisenhower et la Résistance en 1944 », Espoir, n° 79, mars 1992 ;
Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « Une stratégie militaire pour la Résistance : le Bloc Planning et
l’insurrection nationale », Espoir, n° 150, mars 2007
[2]
On en prendra pour exemple cette citation d’entretien avec un militant du PCF né en 1939 : « Les Anglais ont fourni des
armes à certains maquis qui étaient sous le contrôle de l’Intelligence Service mais les maquis purement patriotiques FTP ou
FFI ont eu beaucoup de mal à avoir un armement important… on n’a jamais voulu nous donner d’armes… parce que nous
étions communistes…», dans Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, FNSP,
1994, p. 198. Voir aussi Maquis de Corrèze, par 120 témoins et combattants, Paris, Éditions Sociales, 1971,
p. 533 sq., qui évoque « les coucous de juillet » et la tardive arrivée des armes et missions
envoyées par les Alliés et la France libre.
[3]
Ibid.
[4]
Ce second argument étant par exemple récurrent dans Charles Tillon, Les FTP, la guérilla en France, Julliard, 1966
p. 204-205.
[5]
Gilles Vergnon a montré comment gaullistes et communistes s’en étaient disputé l’héritage symbolique dans Le Vercors. Histoire et mémoire d’un maquis, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002, p. 125 sq. On
trouvera une interprétation communiste de cette querelle dans Fernand Grenier, C’était ainsi (souvenirs), Paris,
Éditions Sociales, 1959, p. 200 sq.
[6]
Charles Tillon, Les FTP, la guérilla en France, op. cit, p. 172. L’analyse, là encore, est récurrente dans
l’ouvrage.
[7]
Cf. Roger Bourderon, « Francs-tireurs et partisans français », dans François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Laffont, 2006, p. 188-190.
[8]
Cf. Michael R. D. Foot, Des Anglais dans la Résistance. Le Service secret britannique d’action, Paris, Tallandier, 2008 (éd.
angl. : 1966), Fabrizio Calvi, OSS : la guerre secrète en France, 1942-1945 : les services secrets américains, la Résistance et la Gestapo, Paris,
Hachette, 1990.
[9]
Henri Michel, « Les Alliés et la Résistance en Europe, rapport général de la deuxième conférence
internationale d’histoire de la Résistance des 26-29 mars 1961 », rapport dactylographié, p. 53.
[10]
Mickhail Narinski, « L’URSS, le Komintern et la lutte armée en France », dans François Marcot (dir.), Lutte armée et maquis, colloque international de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 361-372. Voir aussi
Robert Frank, « Identités résistantes et logiques alliées », dans La Résistance et les Français. Nouvelles approches, Cahiers de l’IHTP, n° 37, décembre 1997, Paris,
CNRS, 1997, p. 79.
[11]
Les archives du PCF provenant de l’ex-Institut marxiste-léniniste de Moscou, conservées aux Archives Départementales de
Seine-Saint-Denis sous la cote 3 MI/6 et consultées pour un complément d’information, ne mentionnent pas non plus un tel
contrôle.
[12]
Roger Bourderon, « Le PCF dans la lutte armée : conceptions et organisations » dans François Marcot (dir.), Maquis et lutte armée, op. cit., p. 137.
[13]
Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de la
FNSP, 1993, p. 180.
[14]
The National Archives
(TNA, Kew Gardens) : HS6/402 : Interrogation of Archiduc, 26/4/1944.
[15]
Sur le modèle fameux des « gouttes de mercure » décrites par Charles Tillon dans Les FTP, la guérilla en France, op. cit, p. 117 sqq.
[16]
National Archives and Records Administration
(NARA, Washington DC) : RG 84, UD 2485, box 5, Letter from R.W. Barker (Major General, GSC, COSSAC) to William Philipps, nov. 1943.
[17]
TNA, HS 8/897/83, Telegram from Resident Minister in Algiers to FO London, 8/11/1943.
[18]
NARA, RG 84, entry UD 2483, box 1 : Correspondence 1943-1944. Letter from Jérôme to Lewis Einstein, March 26th, 1944.
[19]
NARA, RG 84, entry UD 2486, Box 20 : OSS London to Kittredge and William Philipps, 22 Feb. 1944 (Report: Political situation in France).
[20]
TNA, FO 660/9 : Cypher from Resident Minister in Algiers to FO-London (3/04/1944).
[21]
NARA, RG 226, entry 190, box 441 : Memorandum, 8/2/1944.
[22]
NARA, RG 84, UD 2485, box 4. “Resistance by the general public in France. 25 April, 1944” (Memorandum du SHAEF).
[23]
Par exemple NARA, RG 226, entry 190, box 440 : “Report on certain actions in Corsica with a view to subsequent action in France”, 27/11/1943.
[24]
La région n’est pas précisée.
[25]
NARA, RG 84, entry UD 2486, box 20 : From OSS London to Kittredge and William Philipps. 22 Feb. 1944 (France: Political situation in France).
[26]
Comme, dans les Ardennes, la mission interalliée Citronnelle. Cf. Service Historique de la Défense (SHD, Vincennes), 19P/05.
[27]
Pour ce dernier cas : TNA, FO 660/383. Cypher from FO, London to British Representative, Algiers – 29/6/1944. Pour un
échantillon des situations voir NARA, RG 226 entry 190, box 454 : OSS, Field station files, Paris-SO (rapports de
jedburghs).
[28]
David Stafford, Britain and European Resistance, 1940-1945. A survey of the Special Operations Executive, London and Basingstoke, Macmillan
Press, 1980, p. 8-9.
[29]
Voir par exemple NARA, RG 226 entry 190, box 454 : OSS, Field station files, Paris-SO (rapports de Jedburghs).
[30]
TNA, HS 9/880/8 : Roger Landes – Personal File. Report, 30/9/44.
[31]
IWM (Imperial War Museum, Londres) Personal File – Georges Starr.
[32]
TNA, HS 8/897/83, Telegram from Resident Minister in Algiers to FO London, 8/11/1943.
[33]
Par ex. : TNA, FO 371/41907. Telegram from US Embassy, Madrid to FO, London, 12/09/1944.
[34]
Pour la Dordogne : Marie-Thérèse Viaud, « Problèmes stratégiques et tactiques des maquis de
Dordogne », dans François Marcot, Maquis et lutte armée, op. cit., p. 257-267. Pour le Limousin, Fabrice
Grenard, Une légende du maquis : Georges Guingouin, du mythe à l'histoire, Paris, Vendémiaire, 2014, p. 245 sq.
[35]
TNA, FO 660/383, Telegram from FO, London to British Representative, Algiers, 10/7/44.
[36]
TNA, FO 371/49146. Letter from Duff Cooper to Georges Bidault, 12/3/1945.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Raphaële Balu, « Les maquis FTP dans les stratégies britanniques et américaines pour la Libération de la France : réévaluer la part de l’anticommunisme (été 1943-automne 1944) » dans Histoire documentaire du communisme, Jean Vigreux et Romain Ducoulombier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 3 mars 2017, n° 7, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Raphaële Balu. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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