Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Histoire documentaire du communisme
Thierry Maulnier et le communisme, des années trente à la Libération
Ludovic Morel
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RÉSUMÉ

De son engagement au côté d’une Jeune Droite d’inspiration maurrassienne dans les années 1930 à ses préoccupations des années 1970 et 1980 pour une civilisation occidentale en crise, l’anticommunisme constitue l’une des postures politiques persistantes de Thierry Maulnier. Loin d’obéir à une logique primaire, Maulnier essaie d’élever l’anticommunisme à un niveau philosophique plus élevé. De plus, son anticommunisme s’adapte à la conjoncture politique et aux différents visages que le communisme lui-même donne à voir. Dans la période retenue ici, des années 1930 à la Libération, Maulnier axe son discours sur trois idées principales : la dénonciation du communisme comme « parasite idéologique » du capitalisme et sa ressemblance avec les totalitarismes fascistes, la lutte contre une Internationale communiste qu’il accuse de vouloir déclencher la guerre et la recherche d’une alternative concrète au communisme et au capitalisme.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : maurrassisme ; Jeune Droite ; totalitarisme ; fascisme ; anticapitalisme
Index géographique : France ; URSS
Index historique : xxe siècle ; Seconde Guerre mondiale
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Le communisme, au miroir du fascisme
III. Le communisme, fauteur de guerre
IV. De l’anticommunisme au capitalisme pour tous
V. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

Thierry Maulnier étant un intellectuel à peu près aussi inconnu aujourd’hui qu’il était connu de son vivant, il paraît utile de présenter rapidement son parcours, afin de comprendre la galaxie idéologique dans laquelle il s’inscrit. Il débute sa carrière en 1930, dans les rangs et les colonnes de l’Action française, et s’impose rapidement comme l’un des jeunes espoirs du mouvement, brillant disciple de Maurras dont il est proche, et même son possible successeur pour la plupart des jeunes maurrassiens. Dans la galaxie de l’Action française, il évolue plus précisément dans une frange qui s’est donnée elle-même, au début des années trente, le nom de « Jeune Droite », et que les historiens ont depuis rangé dans la catégorie des « non-conformistes des années trente [1] », ou plus récemment, avec Olivier Dard, des « nouvelles relèves spiritualistes [2] » des années 1930. Spiritualistes parce que, face à la crise économique des années 1930, face à l’apogée des régimes totalitaires et la technicisation de la société européenne, ils développent un discours spiritualiste, en aspirant à la recherche d’un nouvel humanisme, fondé en quelque sorte sur une révolution des valeurs intellectuelles et morales. Jean de Fabrègues, Robert Brasillach, Maurice Bardèche, Jean-Pierre Maxence, Jacques Laurent, Jean-François Gravier, Claude Roy, pour citer les plus connus d’entre eux, font partie de ce courant. Sous l’Occupation, Maulnier se montre immédiatement favorable au maréchal Pétain, en soutenant la mise en œuvre d’une Révolution strictement nationale, c’est-à-dire d’une révolution correspondant au génie national français et qui se garde des imitations ou des influences étrangères ; à savoir les totalitarismes fascistes, le communisme ou encore le système démocratique anglo-saxon. Sa devise est alors celle de Maurras, « la France seule », ce qui se traduit par l’application d’une stricte neutralité entre les belligérants dans ses textes de l’époque, notamment pour L’Action française et Le Figaro – il réussit en effet à écrire en même temps dans ces deux journaux. Mais, au fur et à mesure que le soutien du régime de Vichy à l’Allemagne s’affirme, il évolue vers une neutralité de plus en plus bienveillante à l’égard des Alliés.

L’Occupation et l’Épuration entraînent une rupture profonde dans son parcours. Il quitte définitivement l’Action française et prend ses distances avec le militantisme. Il se consacre essentiellement au théâtre, à la critique dramatique et surtout au journalisme en poursuivant principalement sa collaboration dans ce bastion du conservatisme libéral qu’est Le Figaro jusqu’à sa mort en 1988. Au plan intellectuel, il s’inscrit dans une perspective européiste et atlantiste, en défendant la reconquête par les nations européennes et par la France de leur puissance et souveraineté perdues au lendemain de la guerre, grâce à la construction d’une Europe fédérale. Après la décolonisation, qu’il combat vigoureusement, il s’établit sur une position de plus en plus élevée, d’où il s’efforce de comprendre la crise du monde contemporain et ce qu’il perçoit comme le déclin inéluctable de la civilisation occidentale. Dans ce parcours [3] fait de ruptures, mais aussi de continuités fortes, la dénonciation du communisme est une constante. Cet anticommunisme, que Simone de Beauvoir décrivait en 1955, dans un texte sur « La pensée de droite aujourd’hui [4] », comme une sorte d’anticommunisme de classe, émanant d’un intellectuel bourgeois ayant peur d’être liquidé, est toutefois loin d’être aussi primaire que la manière dont il a été présenté par ses adversaires. L’anticommunisme, on le sait, est en effet souvent taxé par ses adversaires d’être primaire, systématique ou viscéral. Chez Maulnier, l’anticommunisme est au contraire réfléchi et il se nourrit de la fréquentation assidue des œuvres de Marx et Engels, mais aussi de Lénine, Trotsky et Henri Lefebvre. Il prend également des formes différentes en fonction des époques, et de la manière dont le communisme lui-même se donne à voir.

II. Le communisme, au miroir du fascisme

Dans la période qui nous intéresse, du début des années trente à la Libération, le regard qu’il porte sur le communisme est lié à celui qu’il porte sur cette autre tentative de résolution de la crise des années trente qu’est le fascisme. Chez le jeune révolutionnaire de droite qu’est alors Maulnier, l’anticommunisme s’affirme comme la combinaison de deux dispositions antithétiques : d’un côté, une fascination pour la jeunesse soviétique, son énergie dans l’action, son volontarisme et un certain nombre de vertus dont la jeunesse française devrait s’inspirer comme le sens de la souffrance, de la privation et de l’effort – cette fascination est d’ailleurs valable pour toutes les jeunesses des régimes totalitaires – ; de l’autre côté, une répulsion pour un système politique qui est totalement contraire à l’esprit français, à la vision classique, humaniste que Maulnier a de la France. Il ne faut pas oublier en effet qu’il est maurrassien et bien entendu monarchiste, et qu’il défend à ce titre un humanisme qui se présente comme un mariage entre les deux traditions classiques, antique et française.

Pour Maulnier, le communisme consacre le triomphe de la masse et de ses valeurs vulgaires. Il est l’une des formes de la massification de la politique et de la société, caractéristique de la modernité. Maulnier dénonce ainsi le collectivisme qui, dit-il, « fait l’homme semblable à l’animal de troupeau [5] », et l’asservissement de l’individu par la communauté. Il constate que l’homme, dans le régime soviétique, ne vaut rien par lui-même, mais qu’il se définit par sa fonction, par le service qu’il rend à la collectivité et dans l’accomplissement de la révolution. L’homme nouveau soviétique n’est rien d’autre qu’un homme domestiqué, un esclave formé pour agir dans une direction fixée par l’État et ne possédant plus aucune autonomie d’action ou de pensée. Aux yeux de Thierry Maulnier, le communisme apparaît donc comme un collectivisme plébéien, anti-aristocratique, qui sacrifie les valeurs les plus hautes de la civilisation humaniste européenne, au profit d’une médiocrité généralisée. Il ne s’agit pas par ailleurs, d’un dévoiement du communisme par la révolution stalinienne. Cet état de fait résulte bien, selon lui, de l’accomplissement de la théorie marxiste. Ainsi, au lieu d’aider le prolétariat à revendiquer une place dans la société dont il était spolié par la classe détentrice du capital, le marxisme a au contraire, pour Maulnier, conduit le prolétariat à vouloir être le seul maître et à imposer à la société tout entière des conditions de vie analogues à celles qui lui ont été imposées par le capitalisme. Les cultes de la production, du travail, du machinisme auxquels se voue la société soviétique, sont la preuve du lien organique qui relie le communisme à la civilisation technicienne de l’ère moderne des masses.

Il en découle que, pour Maulnier, le communisme est un capitalisme poussé à son stade ultime d’exploitation de l’individu et des masses. C’est, dit-il, un « parasite idéologique » du libéralisme et du capitalisme. Car, dans le régime communiste,

la puissance économique [peut] bien, une fois la révolution faite, s’exercer théoriquement au profit de tous et non pour le profit de quelques-uns, elle n’en comporterait pas moins la destruction ou la subordination à l’activité économique de toutes les formes lentement élaborées de la vie sociale et de toutes les valeurs de civilisation [6].

Il n’y a clairement aucun progrès pour l’individu à être opprimé par tous dans une société collectiviste, au lieu d’être opprimé par une classe de privilégiés dans la société capitaliste. Pour Maulnier, l’URSS n’est donc qu’une copie plus parfaite, plus aboutie, c’est-à-dire encore plus efficace et inhumaine, de la société capitaliste et fordiste qu’il abhorre.

Mais dans son effort pour comprendre le communisme et les raisons de son succès, Maulnier va plus loin. Dès 1933, il perçoit le communisme, selon l’analyse qu’il fait de l’URSS, comme un mouvement moral et religieux. La force du régime soviétique est d’avoir créé, sur les dépouilles des anciennes valeurs religieuses, un culte de substitution pour emporter l’adhésion fanatique et sans contrepartie des masses. Le communisme se présente encore comme une religion nouvelle par l’utilisation habile qu’il fait des mythes et des symboles – mythe de la violence révolutionnaire, de l’énergie, de la jeunesse, du travail, mythe égalitariste... Maulnier s’inscrit ici dans le débat naissant sur l’interprétation du communisme et des fascismes comme religions séculières [7].

Tous ces caractères qu’il attribue au communisme – l’asservissement des individus à la communauté ou à la collectivité, la consécration des masses, l’utilisation de la propagande et du mythe pour créer une religion nouvelle capable de mobiliser les masses – Maulnier les voit également à l’œuvre dans les totalitarismes de droite, le national-socialisme et le fascisme. Comme le communisme, le nazisme et le fascisme sont des avatars de la modernité technicienne. Ils sont tout à la fois les produits de la crise du monde moderne et des tentatives pour trouver une solution à cette crise. Ils constituent cependant des solutions imparfaites parce qu’ils introduisent une sorte de rupture civilisationnelle avec la tradition humaniste classique, gréco-latine ou chrétienne. En fait, pour Thierry Maulnier, le totalitarisme soviétique et le totalitarisme fasciste ou nazi partagent un même lien organique avec la démocratie. Ce sont des formes paroxystiques de démocratie. Il parle en effet de « démocratie unanimiste, substituée à la démocratie parlementaire ou majoritaire [8] », pour souligner le caractère dangereusement absolutiste de leurs idéologies et de leur fonctionnement interne. Pour lui, les totalitarismes consacrent certes la fin de la démocratie libérale, mais aussi l’évolution de la démocratie vers une nouvelle « forme autoritaire et mystique [9] », encore plus dangereuse. On est assez proche ici des analyses de l’Israélien Jacob Talmon sur la « démocratie totalitaire [10] », parues en 1952.

L’anticommunisme, alors très particulier, de Maulnier utilise donc principalement les ressorts de l’antimatérialisme, l’antidémocratisme, l’antitolitarisme, l’antisoviétisme, l’anticollectivisme, associés parallèlement à une défense des élites et de l’aristocratie, assurément logiques pour un intellectuel maurrassien. Dès le milieu des années trente, il pose également le principe de la ressemblance entre le communisme soviétique, le fascisme et le nazisme, et participe ainsi de ce que Bernard Bruneteau a appelé « l’affirmation du principe de comparabilité [11] » entre le communisme, le nazisme et le fascisme qui se développe durant l’entre-deux-guerres. Enfin, Maulnier introduit une dernière dimension, chronologique ou « historico-génétique [12] », dans sa comparaison des deux formes de totalitarismes. Il construit, dès cette période et bien avant Ernst Nolte, une forme d’enchaînement causal qui mène du capitalisme – ou de la démocratie libérale – au fascisme, par un ensemble de réactions et de compétitions entre les différentes communautés humaines. Le fascisme est un phénomène de réaction au communisme.

III. Le communisme, fauteur de guerre

La période qui s’ouvre en 1935-1936 apporte quelques évolutions dans l’anticommunisme de Maulnier. Il se teinte en effet d’une dimension plus polémique et obsessionnelle, qui transparaît notamment dans ses articles pour la revue Combat et le journal L’Insurgé. Il s’agit de deux nouveaux supports créés par la Jeune Droite dans l’optique de tirer à boulets rouges sur le Front populaire et le virage patriotique et républicain du PCF. Adapté au nouveau contexte politique, le discours de Maulnier s’étend désormais à la dénonciation, largement répandue et très classique au sein de l’Action française et des droites radicales, des communistes comme fauteurs de guerre, et à l’assimilation du Parti communiste au parti de l’étranger, à une cinquième colonne agissant contre les intérêts de la France. Ces propos sont motivés tour à tour par le Pacte franco-soviétique d’assistance mutuelle entre les deux pays que Maulnier et la Jeune Droite considèrent comme une déclaration de guerre à l’Allemagne, mais encore par la remilitarisation en représailles de la Rhénanie, la guerre d’Espagne et la montée en puissance de l’antifascisme. À partir de 1935-1936, Maulnier analyse systématiquement l’évolution de la politique – aussi bien intérieure qu’internationale – à travers le prisme de l’anticommunisme.

Concrètement, Maulnier accuse l’URSS de manipuler les démocraties occidentales pour qu’elles fassent la guerre aux régimes fascistes à sa place. L’objectif est simple : faire ainsi triompher la révolution en France et en Allemagne. Le premier stade consiste, pour l’URSS, à se lier aux démocraties occidentales au moyen de la Société des Nations et de l’assistance mutuelle contre l’agresseur inscrite dans le pacte franco-soviétique. Le second stade consiste à exploiter et à envenimer les rivalités entre les nations européennes, et à pousser la France contre l’Allemagne. Pour Maulnier, la guerre d’Espagne, que l’URSS tente de transformer en un conflit européen, s’inscrit dans cette stratégie. Dès lors, il n’a de cesse de dénoncer le parti de la guerre ou le parti des Soviets, dans lequel il range les communistes, bien entendu, mais aussi un grand nombre de socialistes, les radicaux et quelques personnalités de la droite.

C’est que, pour lui, « l’URSS n’est pas un État comme les autres, mais un système d’ingérence dans les affaires intérieures des autres États [13] », grâce à l’Internationale communiste et à ses soldats, les membres des partis communistes nationaux. Le PCF est donc une organisation au service d’un gouvernement étranger et ses actes lui sont dictés par les nécessités de la politique extérieure de ce même gouvernement. S’il fallait d’ailleurs trouver une preuve à la duplicité des communistes français, ce serait, affirme Maulnier, le soutien qu’ils apportent au milieu des années trente à un régime républicain qu’ils combattaient auparavant.

La conséquence de cet anticommunisme – qu’il serait préférable d’ailleurs de qualifier d’antisoviétisme – c’est un refus très net d’envisager une guerre contre l’Allemagne et l’Italie, car il n’est pas question de faire la guerre pour les Soviets ; de faire une guerre où, dit-il, la victoire de la France « serait aussi la victoire de ses répugnants alliés [14] ». Dans le cas précis de Maulnier, l’anticommunisme, auquel il faut sans doute ajouter une peur physique de la guerre et la volonté de ménager à tout prix une Allemagne dont les Maurrassiens redoutent la réaction, conduit en droite ligne au pacifisme et à sa prise de position – courte dans le temps mais réelle – en faveur des accords de Munich en 1938.

Enfin, l’émergence du phénomène antifasciste, qui constitue le fondement de l’unité opérée au sein du Front populaire, alimente l’anticommunisme militant de Maulnier, par une sorte de réflexe anti-antifasciste. Avec ses camarades de la Jeune Droite, Lucien Rebatet, Jean-Pierre Maxence, Claude Roy et Robert Castille, avec Maurice Pujo également et Louis Darquier de Pellepoix, il fonde en février 1936 un Comité national de vigilance de la jeunesse, qui a vocation à contrebalancer l’influence du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, avec beaucoup moins de succès toutefois. Luttant contre « l’internationale du marxisme et l’internationale du fascisme […], le capitalisme international et la puissance des financiers [15] », contre les fauteurs de guerre qui tentent d’entraîner la France dans la « croisade en faveur des soviets [16] », ce comité à l’existence éphémère, encadré par l’Action française, use et abuse de la rhétorique anticommuniste, tout en brouillant encore un peu plus le débat politique qui oppose antifascisme et anticommunisme. Durant cette période, qui court de 1935 à 1938, le discours se fait donc beaucoup plus violent : quand il s’emporte dans ses articles, Maulnier insiste sur la nécessité d’anéantir le communisme en Europe, et plus particulièrement en Espagne.

IV. De l’anticommunisme au capitalisme pour tous

L’évolution de la conjoncture internationale met cependant rapidement fin à ce type de déclarations tonitruantes. À l’approche de la guerre et sous l’Occupation, le pragmatisme reprend le dessus sur l’idéologie et la passion. L’anticommunisme de Maulnier se fait beaucoup plus intellectuel et se présente alors principalement sous les aspects de l’antimarxisme. En 1939, et il s’agit là d’une différence notable entre Thierry Maulnier et la Jeune Droite d’un côté, et l’Action française de l’autre, l’URSS n’est plus envisagée comme un ennemi, mais comme un allié potentiel, qu’il faut tout de même utiliser avec prudence et dans un rôle très circonscrit. Cette attitude est liée à la crainte – justifiée par la suite des événements – de voir l’URSS se tourner vers une alliance avec l’Allemagne [17]. La volonté est d’arrimer l’Union soviétique à la France.

De la même manière, sous l’Occupation, Maulnier se garde bien d’attaquer les communistes ou d’applaudir, comme le font certains de ses camarades de la Jeune Droite – Jean-Pierre Maxence ou l’équipe de Je Suis Partout par exemple –, à la croisade contre le bolchevisme que mène la France aux côtés de l’Allemagne avec la création de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme. Il y a deux explications à cette attitude. La première est liée à la stricte neutralité entre les deux camps en guerre que Maulnier considère comme impérative pour la préservation de l’indépendance française. La tâche du régime de Vichy consiste, selon lui, à achever cette révolution nationale qui doit permettre à la France de retrouver son rang parmi les grandes nations à la fin de la guerre, et non à prendre une part active à la guerre en soutenant forcément l’un des deux camps et l’idéologie qui l’accompagne. La seconde explication réside bien entendu dans une volonté de ne pas attaquer une nation et des hommes qui figurent dans le camp de la Résistance et des futurs vainqueurs.

Dès lors, le meilleur moyen pour lutter contre le communisme n’est pas de combattre l’URSS, mais de lui enlever ses raisons d’être, de lutter contre le système qui lui a donné naissance, et de mettre fin à la misère prolétarienne. Au-delà du communisme ou à travers le communisme, la cible est donc le capitalisme et la solution de Maulnier réside dans une révolution de la structure économique et sociale, dont il espère sans trop d’illusions à partir de 1942, la mise en œuvre par le régime de Vichy. L’attention que Maulnier porte depuis longtemps à la question économique – et qui trouve pendant l’Occupation une première forme de réponse argumentée – dérive clairement de son opposition au communisme. En fait, cette réflexion est l’aboutissement d’une lecture intensive des écrits de Marx et de ses successeurs, dont le résultat devait être au départ la publication en 1939 d’un ouvrage sur Les penseurs marxistes, qui paraît finalement quelques années après la guerre, sous le titre de La pensée marxiste [18]. L’analyse qu’il conduit en 1939 des principales théories de Marx sur la valeur travail, la plus-value, la lutte des classes, se retrouve dans une série d’articles publiés sous l’Occupation dans le journal Le Jour, puis dans un ouvrage rédigé à la même période et publié à la Libération : Violence et conscience [19]. Les propositions de Maulnier sont neuves parce qu’elles rangent au placard le vieux corporatisme d’Action française, dont il dresse le constat d’échec sous le régime de Vichy. Le collectivisme n’est pas non plus une solution pour lui car il ne change pas le statut du travailleur et se contente de transférer la propriété de l’entreprise capitaliste à la collectivité. Pour résumer très rapidement sa proposition, il s’agit de créer un système dans lequel le travailleur est rémunéré pour la totalité de son travail, c’est-à-dire que la plus-value, qui profitait autrefois au capitaliste, reste au travailleur. Celui-ci perçoit donc une rémunération pour subvenir aux besoins de sa famille, et un revenu sous la forme de capital à investir dans l’entreprise où il travaille ou dans l’économie nationale, ce qui permet d’assurer dans le même temps le progrès et le renouvellement des technologies. Ainsi, grâce à ses investissements productifs – au travers de sociétés d’investissement par exemple – chaque travailleur doit devenir rapidement propriétaire d’une partie de la richesse nationale. Il s’agit d’une forme de capitalisme pour tous, de capitalisme intégral, qui a également été imaginée, avec des développements assez proches, dans les milieux gaullistes de gauche et dans les milieux catholiques au cours des années 1960 [20].

À la Libération donc, l’anticommunisme de Maulnier débouche sur une solution pour aller plus loin que le communisme. Contrairement à la participation soutenue par de Gaulle par exemple, qui obéissait à des calculs semblables, cette solution ne rencontre aucun succès. L’ouvrage est boudé par le milieu intellectuel auquel appartient Maulnier. Paradoxalement, il reçoit le meilleur accueil dans les milieux marxistes, où Maurice Merleau-Ponty et Claude Roy par exemple perçoivent Maulnier comme un intellectuel animé par un véritable esprit marxiste dans ses analyses, mais s’arrêtant en chemin pour retrouver ses réflexes de classe, lorsqu’il s’agit de passer aux solutions concrètes [21].

V. Conclusion

Au total, ce parcours sur quinze années démontre que l’anticommunisme de Maulnier a plus d’un trait d’originalité. Mais l’originalité n’est pas signe d’efficacité. En matière de résultats, l’échec de cet anticommunisme, d’idées plus que d’actions, est évident. Il faut attendre la guerre froide pour que Maulnier, grâce à sa tribune dans Le Figaro, ses articles pour La Table Ronde et ses pièces de théâtre inspirées de la situation politique [22], rencontre une audience plus conséquente dans le public. C’est l’époque, à la charnière des années 1940 et 1950, où son anticommunisme se concentre sur l’utilisation de la terreur dans les régimes communistes, en poussant plus loin les intuitions d’avant-guerre sur le totalitarisme. Il s’agit là aussi d’un thème plus facile à comprendre pour le grand public, que ses analyses de philosophie politique du marxisme. Il est par ailleurs frappant de voir à quel point la conjoncture politique alimente la forme que prend son anticommunisme. La variété des anticommunismes de Maulnier est sans doute liée à la variété des visages avec lesquels le communisme lui-même se présente. « C’est un mot qui joue à cache-cache avec la réalité qu’il recouvre [23] », écrit-il. Et la réalité, c’est précisément ce que l’anticommuniste se fait fort de dévoiler au public.

Enfin, l’obsession de Maulnier à vouloir analyser, combattre, anéantir ou dépasser le communisme démontre aussi à quel point il est convaincu que cette conception du monde est l’une des grandes forces qui ont déterminé l’histoire des hommes au vingtième siècle. Maulnier est un anticommuniste tout contre Marx, au sens où il est totalement opposé à lui, mais aussi paradoxalement très proche parfois de certaines de ses théories. Et qu’un anticommuniste aussi féroce que Maulnier se soit parfois inspiré lui-même du marxisme, c’est sans doute la preuve une fois encore de la force de l’idée communiste.

AUTEUR
Ludovic Morel
Docteur en Histoire, Université de Lorraine

ANNEXES

NOTES
[1] Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969. Sur une histoire de la Jeune Droite, consulter : Nicolas Kessler, Histoire politique de la Jeune Droite (1929-1942). Une révolution conservatrice à la française, Paris, L’Harmattan, 2001.
[2] Olivier Dard, Le Rendez-vous manqué des relèves des années 30, Paris, PUF, 2002.
[3] Pour en savoir plus sur l’itinéraire politique et intellectuel de Thierry Maulnier, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat d’histoire : Ludovic Morel, Thierry Maulnier. De la Jeune Droite révolutionnaire à l’ordre établi ?, Université de Lorraine, thèse d’histoire, 2013, 2 volumes.
[4] Reproduit dans Simone de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, 1972, p. 83-184.
[5] Thierry Maulnier, « Jeunesse russe », La Revue Universelle, 1er août 1933, p. 363.
[6] Thierry Maulnier, Au-delà du nationalisme, Paris, Gallimard, 1938, p. 182.
[7] Sur ce sujet, se reporter à : Emilio Gentile, Les religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005 ; Didier Musiedlak, « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et de ses limites », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 108, octobre-décembre 2010, p. 71-84.
[8] Thierry Maulnier, « Le fascisme et son avenir en France », La Revue Universelle, 1er janvier 1936, p. 23.
[9] Thierry Maulnier, « La Révolution aristocratique », La Revue française, 25 août 1933, p. 535.
[10] Jacob L. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966.
[11] Bernard Bruneteau, « Affirmation du principe de comparabilité – Bolchevisme-Nazisme-Fascisme, 1923-1940 », dans Stéphane Courtois (dir.), Quand tombe la nuit. Origines et émergence des régimes totalitaires en Europe, Lausanne, L’Âge d’homme, 2001, p. 261-279.
[12] Sur les théories de Nolte, se reporter à : Ernst Nolte, La guerre civile européenne : national-socialisme et bolchevisme, 1917-1945, Paris, Perrin, 2011 ; Ernst Nolte, Les fondements historiques du national-socialisme, Monaco, Éditions du Rocher, 2002 ; François Furet, Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Paris, Hachette Pluriel, 2000.
[13] Thierry Maulnier, « La première condition de la paix. Aider l’Espagne à se libérer de Moscou », L’Insurgé, 6 octobre 1937.
[14] Thierry Maulnier, « Il faut refaire un nationalisme en dépit de la nation », Combat, n° 14, avril 1937.
[15] Tract du Comité national de vigilance de la jeunesse.
[16] Ibid.
[17] Voir Thierry Maulnier, « Les nouvelles conditions imposées à l’action politique en France VI. Un fascisme minimum ? », Combat, n° 35, mai 1939.
[18] Thierry Maulnier, La Pensée marxiste, Paris, Fayard, 1948.
[19] Thierry Maulnier, Violence et conscience, Paris, Gallimard, 1945.
[20] On pense par exemple à la réforme pancapitaliste du gaulliste Marcel Loichot et aux travaux de l’ancien animateur de la Jeune droite d’inspiration catholique, Louis Salleron.
[21] Claude Roy, « Descriptions critiques », Poésie 47, décembre 1947, p. 8-25 ; Maurice Merleau-Ponty, « Autour du marxisme », Fontaine, janvier-février 1946, p. 311-331, reproduit dans Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996.
[22] Par exemple : Thierry Maulnier, Jeanne et les juges, pièce en deux parties. Précédée de : Un procès d'abjuration, Paris, Gallimard, 1991 (1951, 1952, 1990) ; Thierry Maulnier, La Maison de la nuit, précédé de La Politique ou la pitié, Paris, Gallimard, 1991 (1954). Traduction italienne : La casa della notte, Milano, 1955 ; La condition humaine, d’André Malraux, adaptation de Thierry Maulnier, dans L’Avant-Scène Théâtre, n° 107, 1955. Traduction allemande : So lebt der Mensch, Frankfurt, S. Fischer, 1958. Traduction espagnole : La condición humana, México, Universidad nacional autonoma de México, Dirección genera de difusión cultural, 1971.
[23] Thierry Maulnier, Le Sens des mots, Paris, Flammarion, 1976, p. 34.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Ludovic Morel, « Thierry Maulnier et le communisme, des années trente à la Libération » dans Histoire documentaire du communisme, Jean Vigreux et Romain Ducoulombier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 3 mars 2017, n° 7, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Ludovic Morel.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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