Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Histoire documentaire du communisme
Des déportés aux marges de la mémoire collective : les communistes arrêtés durant le pacte germano-soviétique
Lucie Hébert
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RÉSUMÉ

Parmi les communistes déportés dans les prisons et les camps de concentration du Reich, certains ont été arrêtés durant le pacte germano-soviétique, c'est-à-dire avant que le parti communiste clandestin ne s'engage dans la lutte armée contre l'occupant. Le cas de ces déportés étant peu connu, on peut s'interroger sur la reconnaissance qu'ils ont obtenue après-guerre. L'étude des statuts de déporté qui leur sont attribués dévoile le décalage entre les déportés et leur famille qui tendent à demander le statut de déporté résistant et les pouvoirs publics qui tendent à leur attribuer celui de déporté politique. Le statut de déporté résistant est attribué selon un cadre législatif restreint mais aussi selon un distinguo entre activité résistante et activité politique qui repose sur une définition partielle et partisane de la Résistance. Si des déportés, des familles crient à l'anticommunisme, certaines demandes et certaines attestations de résistance sont toutefois discutables.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : Parti communiste français ; déportation ; pacte germano-soviétique ; statut de déporté ; Résistance ; mémoire
Index géographique : France
Index historique : xxe siècle ; Seconde Guerre mondiale
SOMMAIRE
I. Introduction
II. Une minorité reconnue comme déportés résistants
III. Une attribution restrictive
IV. Une définition restreinte et partiale de la Résistance
V. Des représentations subjectives
VI. Des attestations de résistance sujettes à caution
VII. Conclusion

TEXTE

I. Introduction

Après la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939, le parti communiste français s'aligne rapidement sur la politique extérieure de Moscou et refuse de participer à une guerre qu'il qualifie désormais d'« impérialiste ». Le parti communiste français ainsi que toute activité communiste se retrouvent interdits (décret-loi du 26 septembre 1939). À la fin de la IIIRépublique, et plus encore sous le régime de Vichy, les mesures à l'encontre des communistes s'enchaînent. Les communistes qui continuent de militer sont alors arrêtés, ainsi que ceux qui sont suspectés de le faire ou qui sont susceptibles de le faire [1] (c'est le cas des anciens militants, des personnes qui fréquentent les milieux communistes ou qui manifestent des sympathies vis-à-vis des idées communistes [2]).

Après la rupture du pacte germano-soviétique par l'entrée des troupes allemandes en URSS le 22 juin 1941, le parti communiste français entre dans la lutte armée contre l'occupant. Le 21 août 1941, Pierre Georges (futur colonel Fabien), militant des Jeunesses communistes, abat un soldat allemand à Paris. D'autres attentats suivent, les sabotages se multiplient. Les communistes sont alors la cible des représailles allemandes : plusieurs otages communistes sont fusillés puis des déportations par mesure de répression sont mises en place. Le convoi du 6 juillet 1942 déporte plus de mille militants du parti communiste ou de la CGT à Auschwitz. Près d'un tiers d'entre eux ont été arrêtés entre août 1939 et le 20 juin 1941 d'après l'étude de Claudine Cardon-Hamet [3]. Des communistes, arrêtés depuis l'interdiction du parti communiste, depuis le début de l'Occupation, qui croupissent dans les prisons et les camps d'internement, se retrouvent ainsi pris dans les déportations de représailles. Ils sont aussi touchés par les autres politiques de déportation telles que les convois massifs du début de l'année 1943 visant à fournir de la main-d’œuvre au  Reich, l'évacuation des prisons après le Débarquement en Normandie… Bien qu'ils aient été arrêtés avant que le parti communiste ne s'engage dans la lutte armée contre l'occupant, certains sont envoyés par l'occupant dans les camps de concentration, les prisons du Reich ou de Belgique. Leur parcours est méconnu, les déportations étant souvent assimilées au génocide des juifs et à la répression à l'égard des résistants [4]. Ces communistes semblent oubliés ; quelle reconnaissance ont-ils donc obtenue après-guerre ?

L'étude des statuts de déporté qui leur sont attribués donne un aperçu de la reconnaissance qui leur a été accordée. Deux statuts de déporté sont créés après-guerre : le statut des déportés et internés de la Résistance (loi du 6 août 1948) et le statut des déportés et internés politiques (loi du 9 septembre 1948) [5]. Ces deux statuts permettent notamment aux déportés ou, en cas de décès [6], à leur famille, de bénéficier d'une pension. Le statut de déporté résistant est plus avantageux (jusqu'à l'alignement des bénéfices des deux statuts dans les années 1970) et plus honorifique. Les résultats ici présentés sont issus du dépouillement de 774 dossiers de demande de statut concernant des communistes français arrêtés en France (à l'exclusion de l'Alsace-Moselle), entre septembre 1939 et juillet 1941 [7]. Ces dossiers sont conservés par le service historique de la Défense au sein de la Division des archives des victimes des conflits contemporains (DAVCC) à Caen. Ils comprennent, outre les demandes des déportés ou de leur famille, les décisions d'attribution, les recours éventuels, des documents de l'époque et des enquêtes menées après-guerre pour établir quelle a été l'activité des personnes et se prononcer sur le statut à leur accorder.

II. Une minorité reconnue comme déportés résistants

De notre échantillon, il ressort que la grande majorité des communistes arrêtés durant le pacte germano-soviétique, 82 %, obtiennent le statut de déporté politique, ou pour quelques-uns celui d'interné politique. Ce dernier est principalement attribué aux communistes du Nord-Pas-de-Calais envoyés à la citadelle de Huy en Belgique [8] (dans les années 1970, ils sont reconnus comme déportés).

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Statuts obtenus
Résultats sur un échantillon de 774 communistes arrêtés de septembre 1939 à juillet 1941 en France, à l'exclusion de l'Alsace-Moselle, puis déportés (DAVCC, Caen, dossiers statuts)

Seuls 18 % sont reconnus comme déportés résistants. Beaucoup obtiennent ce statut pour avoir participé à la révolte des détenus de la centrale d'Eysses les 9, 10, 11 décembre 1943 et/ou les 19 et 20 février 1944 (43 % de ceux qui ont obtenu le statut de déporté résistant étaient détenus à la centrale d'Eysses à ces dates). Dans un premier temps, le statut de déporté résistant leur est rarement accordé, la commission nationale des déportés et internés résistants estime que leur déportation n'est pas due à leur action mais à l'évacuation générale des prisons dans la crainte d'un débarquement allié. La commission remet même en cause l'homologation de leur action au titre des Forces françaises de l'intérieur [9]. Ce n'est que dans les années 1980 qu'elle révise favorablement les demandes de ces détenus [10]. D'autres obtiennent le statut de déporté résistant pour avoir participé à la grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais de mai-juin 1941. Ce titre leur est d'abord refusé, au motif qu'il s'agit d'une action syndicale et non d'un acte de résistance (cf. infra). Ce n'est qu'en 1964 que la commission nationale des internés et déportés résistants décide d'accorder le statut de déporté résistant aux mineurs grévistes, mais uniquement aux organisateurs et aux meneurs [11]. Le statut de déporté résistant est aussi accordé à un petit nombre qui a commis des actes contre l'occupant (principalement à partir de mai 1941) (cf. infra). Enfin, il est accordé de manière plus libérale lors de réexamens tardifs. La reconnaissance comme déporté résistant se fait donc principalement de manière tardive. Elle s'avère aussi difficile à obtenir. Au moins 81 % des communistes reconnus déportés résistants ont d'abord essuyé un ou plusieurs refus. Les demandeurs doivent parfois mener un combat de longue haleine et aller en justice pour obtenir gain de cause. C'est le cas d'un couple de militants qui demande le statut de déporté résistant en octobre 1950 et qui ne l'obtient que grâce à son opiniâtreté en novembre 2003 (après six recours et deux requêtes au tribunal administratif). Tous ne réussissent pas à obtenir satisfaction : plus de la moitié des personnes qui demandent le statut de déporté résistant (52 % [12]) ne l'obtiennent pas. D'autres demandent le statut de déporté politique après avoir tenté en vain de faire homologuer leur activité au titre de la Résistance intérieure française ou des Forces françaises de l'intérieur.

Pourquoi une majorité demande-t-elle le titre de déporté résistant et ne l'obtient-elle pas ?

III. Une attribution restrictive

La loi n'accorde pas le titre de déporté résistant à tous les déportés qui ont résisté mais uniquement à ceux qui ont été arrêtés ou déportés en raison d'un acte de résistance qu'ils ont commis (article 2 de la loi du 6 août 1948). L'article R. 319 du Code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre précise que le demandeur doit prouver « l'existence du lien de cause à effet entre l'acte qualifié de résistance […] et la déportation ou l'internement » [13]. Sont ainsi exclus ceux qui ont résisté durant leur détention, leur déportation ou après leur libération [14]. Le titre est aussi refusé à tous les militants clandestins, quelle que soit leur activité, s'ils ont été arrêtés en tant que communistes (sans qu'aucun autre fait leur soit reproché). Le ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre Raymond Triboulet explique : « J'ajoute que les déportés dits ‟politiques” sont la plupart du temps des résistants, mais dont l'arrestation n'est pas due à un acte de résistance militaire aux Allemands (condition exigée des déportés résistants) [15]. » Lors des arrestations de représailles ou des arrestations préventives, des communistes sont arrêtés parce que leur nom figure sur des listes de communistes (listes souvent établies à partir d'un fichage datant d'avant-guerre). Par exemple, lors de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne, de peur que les communistes ne se soulèvent contre lui, l'occupant fait arrêter plus de mille communistes en zone occupée (Aktion Theoderisch [16]. Pour cela, il utilise des listes de communistes fournies par l'administration française. Le titre de déporté résistant est ainsi refusé à un militant avant-guerre qui continue son action dans la clandestinité et qui est arrêté le 22 juin 1941, le ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre François Tanguy-Prigent explique : « Il ne s'agit pas, en effet, d'avoir ‟résisté” quelque forme qu'ait pris cette résistance, il faut avoir été appréhendé en raison de l'accomplissement d'un des actes qualifiés de résistance à l'ennemi […]. Tel n'est pas le cas en ce qui concerne Monsieur Beaujard qui selon plusieurs pièces du dossier cotées 17 et 18, a été déporté en raison de son appartenance avant 1939 à un parti politique [17]. »

D'autre part, les actes commis à l'origine de l'arrestation ou de la déportation, doivent être reconnus comme des « actes qualifiés de résistance à l'ennemi », actes listés dans l'article R. 287 du Code des Pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre [18]. Quels sont les actes reconnus comme actes de résistance ? Et quels sont les actes commis par les militants clandestins durant le pacte germano-soviétique ?

Hebert_activites_militants_clandestins
Activité des militants clandestins
Résultats sur un échantillon de 400 communistes arrêtés de septembre 1939 à juillet 1941 en France, à l'exclusion de l'Alsace-Moselle, puis déportés (DAVCC, Caen, dossiers statuts)

L'article R. 287 du Code des Pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre reconnaît l'élaboration et la diffusion de tracts ou journaux clandestins comme un acte de résistance. Dans notre échantillon, entre 48 % et 70 % des communistes participent à la propagande. Elle se fait principalement par tracts et journaux (parfois se sont des slogans inscrits au mur ou criés dans les files d'attente, des drapeaux rouges accrochés ou des manifestations). Parmi les actes de résistance admis, figurent également la fourniture d'un local pour des réunions, la fabrication de pièces d'identité, l'hébergement de résistants traqués, le passage de la ligne de démarcation pour des résistants recherchés. Entre 11 % et 19 % organisent des réunions, prêtent un local, assurent des liaisons, aident des camarades recherchés (hébergement, faux papiers, passage de la ligne de démarcation), collectent de l'argent. Sont aussi considérés comme actes de résistance, les actes commis contre des soldats allemands, les sabotages et les actes portant atteinte au potentiel de guerre ennemi. Dans notre échantillon, entre 3 % et 14 % attaquent des soldats allemands, sabotent des installations ou la production et entre 7 % et 15 % participent à la grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais de mai-juin 1941 [19]. Ces actions sont toutefois rarement attestées par plusieurs témoignages ou une enquête policière. Au final, parmi les communistes arrêtés depuis l'armistice, au moins 54 % (selon l'estimation basse) ont une activité clandestine.

Mais le parti communiste clandestin n'étant pas reconnu comme une organisation de résistance au titre des Forces Françaises Combattantes, des Forces Françaises de l'Intérieur ou de la Résistance Intérieure Française, l'activité exercée en son sein n'est pas reconnue comme une activité résistante. Les militants clandestins étant arrêtés en vertu du décret-loi du 26 septembre 1939 qui dissout le parti communiste, le titre de déporté résistant leur est alors refusé au motif qu'ils ont été arrêtés pour avoir exercé une activité politique illégale (et non une activité résistante). De la même manière, de nombreux communistes du Nord-Pas-de-Calais, arrêtés puis déportés pour avoir participé à la grève des mineurs de mai-juin 1941, se voient refuser le titre de déporté résistant au motif que leur activité était syndicale (et non résistante). Le ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre François Tanguy-Prigent répond : « la participation à la grève patriotique des mineurs, c'est-à-dire à une action de caractère syndical et professionnel qui, tout en étant, du fait des circonstances, dirigée contre les Allemands n'en constitue pas pour autant une activité résistante au sens de l'article R. 287 » [20]. Cette grève dépasse pourtant le cadre syndical habituel : les revendications, à l'origine salariales, se tournent rapidement contre l'occupant, la grève nuit à la production allemande, les mineurs font face à une répression allemande sévère. Pour Étienne Dejonghe, « c'est une véritable ambiance de guerre qui s'instaure dans le bassin [minier], au sens propre du terme [21] ».

IV. Une définition restreinte et partiale de la Résistance

Les commissions d'attribution de statut et le ministre des Anciens combattants qualifient l'activité des militants clandestins de politique alors que la majorité des déportés et de leur famille la présentent comme résistante. Derrière cette divergence, c'est la question de la définition de la Résistance qui se pose. Il y a plusieurs perceptions de la Résistance, y compris parmi les historiens [22]. En ce qui concerne l'attribution du titre de déporté résistant, c'est la définition du législateur qui prime. Celle-ci, par nature limitative, est également partiale. La définition de la qualité de résistant et l'élaboration des statuts de déporté après-guerre n'échappent pas aux enjeux politiques et mémoriels d'alors [23] : gaullistes et communistes se concurrencent pour faire valoir leur engagement dans la Résistance, devenu source de légitimité politique à la Libération [24]. Le parti communiste défend une acception large de la notion de Résistance, comme un mouvement patriotique multiforme, mais la définition retenue par le législateur correspond davantage à la vision militaire et élitiste de de Gaulle : la Résistance est définie avant tout comme un phénomène militaire et menée dans le cadre d'organisations reconnues. La résistance civile, les actes isolés, la dimension politique et idéologique du combat tendent à être ignorés [25].

De plus, cette définition partielle et partiale de la Résistance est accentuée par une application partisane des textes : les commissions sont particulièrement rigoureuses vis-à-vis des communistes. Olivier Wieviorka parle de « sévérité accrue » à leur égard, et même de « gestes mesquins », d' « approche pour le moins sectaire » [26]. La principale association de déportés, la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP), d'obédience communiste, est minoritaire dans les commissions départementales. Serge Wolikow constate que : « [la FNDIR, deuxième association de déportés] dont les effectifs sont bien plus faibles que ceux de la FNDIRP, dans un rapport d'environ un à dix, obtient cependant une représentation notable dans les commissions départementales d'attribution de cartes de résistant, dans les offices départementaux des Anciens combattants » [27]. La FNDIRP est même parfois complètement absente des commissions [28].

Nombreux sont les déportés, les proches qui s'offusquent de ne pas obtenir le statut de déporté résistant (35 % déposent un recours) et s'estiment victimes de la partialité, de l'anticommunisme des commissions. Un déporté écrit ainsi au ministre des Anciens combattants Vincent Badie : « La vérité c'est que j'ai eu le grand tort aux yeux de certains membres de la commission nationale des déportés et internés résistants d'appartenir au Parti Communiste Français, d'être un élu du Parti Communiste depuis mai 1935 et sans doute, circonstance aggravante, d'être resté fidèle quelles qu'aient pu être les épreuves subies à mes idées politiques. C'est la seule vérité [29]. » La FNDIRP parle d'un « scandale des cartes DIR [déporté interné résistant] » qu'elle ne cesse de dénoncer à travers son journal Le Patriote Résistant [30]. Pour elle, les communistes à qui le statut de déporté résistant est refusé sont des « spoliés de la carte DIR [31] », victimes de « discriminations [32] », de « rejets arbitraires [33] », de « considérations partisanes [34] », d'« agissements discriminatoires et partisans de la Commission DIR [35] », de « discriminations à caractère politique [36] », etc.

Cependant, le regard des déportés, des familles ainsi que celui de la FNDIRP ou du parti communiste n'est pas objectif non plus.

V. Des représentations subjectives

En effet, la perception des déportés, des familles est influencée par l'épreuve qu'ils ont subie et le besoin d'y mettre un sens. Les souffrances endurées peuvent être interprétées comme la conséquence (et donc la preuve) d'un engagement dans la Résistance. Une veuve s'indigne ainsi de ne pas obtenir le statut de déporté résistant pour son mari mort à Sachsenhausen : « Je pensais que le fait même d'avoir été résistant de la première heure, d'avoir subi au moins pendant six semaines les rigueurs de la cellule, l'internement pendant dix-huit mois au camp de Compiègne, les souffrances de la déportation en Allemagne pour finir au four crématoire était suffisant pour obtenir la carte de déporté résistant [37]. » De même, les déportés et les familles réinterprètent les faits passés en fonction de l'interdiction du parti communiste et des conditions dans lesquelles certains continuaient de militer : l'illégalité, la clandestinité, la répression les conduisent à assimiler leur action à de la résistance. Par exemple, un déporté, arrêté en novembre 1939, condamné et emprisonné pour infraction au décret-loi du 26 septembre 1939, maintenu administrativement en détention à la fin de sa peine, réclame le statut de déporté résistant, arguant : « je pense que le fait d'être retenu en détention par les autorités françaises et allemandes prouve que ces autorités nous considéraient comme des résistants potentiels » [38]. Cette assimilation de la répression subie à la résistance explique probablement que plusieurs communistes arrêtés à la fin de la IIIe République demandent le statut de déporté résistant ou tentent de faire homologuer leur activité au titre de la Résistance Intérieure Française.

Le parti communiste, la FNDIRP tendent également à présenter l'ensemble des victimes de la répression comme des résistants. L'ensemble des déportés sont ainsi assimilés à des résistants pour lesquels ils revendiquent en vain un statut unique. Après l'adoption du statut de déporté politique, le Patriote Résistant titre : « Le statut des déportés ou l'art de diviser [39] », car pour la FNDIRP, les déportés sont « unis comme dans la Résistance, unis comme au camp [40] ». Ce discours œcuménique, sous-tendu par une acception large de la notion de résistance, n'est pas sans arrière-pensée. Le parti communiste cherche à grossir ses propres rangs et notamment à intégrer les communistes arrêtés durant la fin de la IIIe République [41]. Le parti communiste met en avant sa participation à la lutte armée et le lourd tribut qu'il a payé au travers des otages fusillés. Il présente son engagement comme continu, dans la suite de son combat antifasciste des années 30, espérant ainsi faire oublier l'épisode du pacte germano-soviétique et se poser en pionnier face à l'homme du 18 juin [42]. Dans cette rhétorique, il y a peu de place pour les militants arrêtés durant la période ambiguë du pacte germano-soviétique. Les représentations des déportés et des familles sont probablement aussi influencées par le discours du « parti aux 75 000 fusillés » tendant à assimiler les victimes communistes à des résistants.

VI. Des attestations de résistance sujettes à caution

On peut se demander dans quelle mesure les attestations de résistance participent à cette bataille mémorielle. La FNDIRP s'offusque que les communistes arrêtés avant mai 1941 qui ont un certificat d'appartenance au Front national (ou une attestation d'activité) n'obtiennent pas le statut de déporté résistant. Le mouvement Front national (de lutte pour l'indépendance de la France), lancé en mai 1941 par le parti communiste, est reconnu comme un mouvement de la Résistance intérieure française [43]. L'appartenance à un mouvement de la RIF est considérée comme un acte de résistance par l'article R. 287 du Code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre. Si le 1er mai 1941 est officiellement sa date de création, le ministre de la Défense Jules Moch reconnaît que l'activité peut être homologuée avant : « certains membres du Front National, comme d'ailleurs des autres mouvements de la RIF, ont vu leur activité reconnue avant la date officielle de création. […] Les personnes ainsi reconnues au titre de la RIF reçoivent un certificat d'appartenance qui détermine la durée de leurs services […]. La signature du liquidateur apporte la garantie de la qualité de Résistant de l'intéressé pour toute la durée de ses services, même si cette activité est antérieure à la date officielle de création du Mouvement [44]. » Le ministre précise toutefois : « les Résistants dont les services ont été homologués avant cette date [mai 1941] constitueront des cas d'exception, comme d'ailleurs très rares ».

Or ces cas ne semblent pas si rares. Dans notre échantillon, la moitié des communistes arrêtés entre l'armistice et fin avril 1941 ont un certificat d'appartenance au Front national ou une attestation d'activité au sein de ce mouvement. Plusieurs attestations (16 %) inscrivent l'activité des militants dès juin, juillet, août 1940 dans le cadre du Front national. Elles soulignent notamment les liens entre les premières actions des communistes et la formation ultérieure du Front national (avec parfois l'expression « période pré-Front national ») [45]. Si le Front national ne s'est évidemment pas créé de toutes pièces en mai 1941, la filiation quasi-systématique avec l'activité des communistes durant le pacte germano-soviétique, alors même que les groupes ont pu être décimés entre temps par la répression, semble parfois hasardeuse. Par exemple, un conseiller municipal de Maisons-Alfort arrêté le 25 juillet 1940 fournit une attestation qui déclare : « Monsieur B. participa à la formation de notre mouvement par la distribution des premiers tracts appelant à la résistance contre l'occupant. Il fut arrêté le 25 juillet 1940 après avoir pris part à une attaque armée par un groupe de résistants sur la mairie de Maisons-Alfort [46]. » Il s'agit en fait d'une intervention des élus communistes déchus de leur mandat pour réclamer leur place à la mairie. Ils sont arrêtés au sortir de cette manifestation par la police française. Deux autres conseillers municipaux d'Alfortville, arrêtés le même jour à l'issue d'une action similaire, possèdent une attestation d'activité au sein du Front national qui déclare, pour l'un, qu'il a été arrêté pour « activité anti-allemande », pour l'autre, qu'il a été arrêté pour « diffusion de tracts contre les Allemands » [47]. Certaines attestations qui inscrivent l'activité des militants du début de l'Occupation dans le cadre du Front national paraissent contestables. Elles semblent plus répondre à la volonté de faire oublier la ligne suivie durant la période du pacte germano-soviétique et de grossir les rangs du Front national, que de rendre compte objectivement de l'activité des individus [48].

VII. Conclusion

L'attribution restrictive et subjective des statuts de déporté, d'une part, et, d'autre part, le discours du parti communiste qui met en avant son engagement dans la lutte armée et jette un voile sur sa période ambiguë vis-à-vis de l'occupant, nuisent à la reconnaissance accordée aux communistes arrêtés durant le pacte germano-soviétique. L'arbitraire qui s'est abattu sur les anciens communistes ou sur ceux qui étaient simplement suspectés de l'être, la spécificité de l'activité clandestine des militants durant le pacte germano-soviétique ne sont pas mis en avant. Les communistes déportés arrêtés durant le pacte germano-soviétique restent aux marges de la mémoire tant collective que communiste.

AUTEUR
Lucie Hébert
Doctorante
Université de Caen, CRHQ-UMR 6583

ANNEXES

NOTES
[1] En mars 1940, le ministre de l'Intérieur Albert Sarraut fait état de 3 400 communistes arrêtés. (Denis Peschanscki, La France des camps. L'internement 1938-1946, Paris, Gallimard, 2e édition, 2008, p. 93). Henry Rousso note que jusqu'en juin 1941, le régime de Vichy procède à l'arrestation de près de 5 000 militants en zones nord et sud (Henry Rousso, Le régime de Vichy, Paris, PUF, 2007, p. 70).
[2] Lucie Hébert, Des déportés aux marges de la mémoire collective : les communistes arrêtés de septembre 1939 à juillet 1941, Université de Caen Basse-Normandie, mémoire de master 2 d’histoire, 2013, p. 65-71.
[3] Claudine Cardon-Hamet, Mille otages pour Auschwitz. Le convoi du 6 juillet 1942 dit des « 45 000 », Paris, Graphein, 2e édition, 2000.
[4] Jean Quellien, « Motifs d'arrestation et de déportation », dans Bernard Garnier, Jean-Luc Leleu et Jean Quellien (dir.), La répression en France 1940-1945, Caen, CRHQ-CNRS Université de Caen Basse-Normandie, 2007, p. 163.
[5] Journal officiel du 8 août 1948 et journal officiel du 10 septembre 1948, disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr.
[6] Dans notre échantillon, 51 % rentrent de déportation et 12 % sont libérés par les autorités allemandes. Leur taux de survie élevé peut s'expliquer par les nombreuses libérations concernant les mineurs grévistes du Nord-Pas-de-Calais, des convois et des destinations moins meurtriers, la solidarité entre communistes, leur jeunesse (la majorité a moins de 40 ans), leur expérience de la détention en France (plus de la moitié sont détenus plus de deux ans en France avant d'être déportés). Pour l'ensemble des déportés par mesure de répression (et non dans le cadre d'un génocide), arrêtés en zones occupées, 48 % rentrent de déportation et 2 % sont libérés par les autorités allemandes (Fondation pour la mémoire de la déportation, Livre-mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression et dans certains cas par mesure de persécution 1940-1945, Paris, Tirésias, 2004, tome 1, p. 53).
[7] Les communistes arrêtés en juillet 1941 sont pris en compte afin d'inclure la vague d'arrestations préventives menées suite à l'invasion de l'URSS (Aktion Theoderisch).
[8] Le statut d'interné politique est aussi attribué à des personnes décédées durant le transport, déportées à Louvain ou à Aurigny (cas peu nombreux dans notre échantillon).
[9] Lors de sa réunion du 24 septembre 1952, la commission nationale des déportés et internés résistants déclare : « le transfert en Allemagne des détenus de la maison centrale d'Eysses a visé la totalité des détenus et non spécialement ceux dont la participation à la rébellion des 19 et 20 février aurait été établie. […] En outre, […] cette rébellion a eu pour motif la menace de déportation qui pesait sur les détenus et […] ni à cette date ni au jour de la déportation massive, les membres du bataillon FFI d'Eysses n'ont effectué d'actes de résistance contre les Allemands ou la milice. […] Les déportés de la maison centrale d'Eysses ne sauraient se prévaloir du titre de déporté résistant du seul fait de leur appartenance au dit bataillon FFI ». La commission demande aussi la révision éventuelle de l'homologation du bataillon d'Eysses, vœu déjà émis en mars 1951. DAVCC, Caen, dossier statut.
[10] Procès-verbal de la réunion de la commission nationale des déportés et internés résistants du 24 juin 1983. Office national des anciens combattants et victimes de guerre, Caen.
[11] Le 31 janvier 1964, la commission nationale des déportés et internés résistants prend cette position suite à la décision du Conseil d’État du 4 mai 1962 qui confirme le jugement du tribunal administratif de Lille du 15 février 1961 annulant le refus d'accorder le statut de déporté résistant à un mineur gréviste. DAVCC, Caen, dossier statut.
[12] 50 % des déportés, 56 % des ayants-droit demandent en vain le statut de déporté résistant.
[13] Disponible sur Legifrance.
[14] Il y a effectivement des libérations. Elles concernent pour l'essentiel des communistes du Nord-Pas-de-Calais arrêtés en représailles suite à la grève des mineurs de mai-juin 1941, à des manifestations ou des sabotages commis en juillet 1941 (ils sont libérés de Huy ou de Sachsenhausen). Elles peuvent s'expliquer par le besoin de mineurs qualifiés (Fondation pour la mémoire de la déportation, Livre-mémorial, op. cit., tome 1, p. 266).
[15] Réponse du ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre Raymond Triboulet à un déporté en 1961. DAVCC, Caen, dossier statut.
[16] Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944), Paris, Tallandier, 2010, p. 271.
[17] Réponse du ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre François Tanguy-Prigent du 3 septembre 1956 au pourvoi introduit par la veuve d'un déporté au tribunal administratif de Caen. DAVCC, Caen, dossier statut.
[18] Disponible sur Legifrance.
[19] Étienne Dejonghe, « Chronique de la grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais (27 mai-9 juin 1941) », dans Jean-Pierre Rioux, Antoine Prost et Jean-Pierre Azéma (dir.), Les communistes français de Munich à Châteaubriant (1938-1941), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1987, p. 249-265.
[20] Réponse du ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre François Tanguy-Prigent en mai 1956 au pourvoi introduit par un mineur gréviste au tribunal administratif de Lille. DAVCC, Caen, dossier statut.
[21] Étienne Dejonghe, « Chronique de la grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais », op. cit., p. 249.
[22] Pierre Laborie, « Qu'est-ce que la Résistance ? », dans François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 29-34.
[23] Olivier Wieviorka, « Les avatars du statut de résistant en France (1945-1992) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 50, avril-juin 1996, p. 55-66. Annette Wieviorka, « Les statuts des déportés », Déportation et génocide. Entre la mémoire et l'oubli, Paris, Hachette, 1992, p. 141-157.
[24] Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 2e édition, 1990, p. 29-42.
[25] Olivier Wieviorka, La mémoire désunie. Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours, Paris, Seuil, 2010, p. 52-54. Olivier Wieviorka, « Les avatars du statut de résistant en France », op. cit., p. 55-66. Dans cet article, Olivier Wieviorka note que, dans les années 1980, la définition du résistant évolue vers une prise en compte de l'engagement volontaire, du combat contre le totalitarisme et de la résistance civile (p. 64-66).
[26] Olivier Wieviorka, La mémoire désunie, op. cit., p. 104 et p. 106.
[27] Serge Wolikow, Les combats de la mémoire. La FNDIRP de 1945 à nos jours, Paris, Le cherche midi, 2006, p. 234.
[28] Par exemple, l'ensemble des sièges titulaires de la commission départementale des Alpes maritimes est attribué en 1951 à des représentants de la FNDIR. Olivier Lalieu, « Le statut juridique du déporté et les enjeux de mémoire », dans Tal Bruttmann, Laurent Joly et Annette Wieviorka (dir.), Qu'est-ce qu'un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre mondiale, Paris, CNRS éditions, 2009, p. 343-344.
[29] Lettre d'un déporté envoyée en 1955 au ministre des Anciens combattants Vincent Badie, suite au refus de lui attribuer le statut de déporté résistant. DAVCC, Caen, dossier statut.
[30] Les articles du Patriote Résistant (PR) dénonçant ce scandale sont récurrents, en voici quelques titres : « En finir avec le scandale des cartes ! » (n° 147, octobre 1952, p. 4), « Notre grande enquête sur le scandale des cartes DIR » (n° 57, mars 1953, p. 3), « Cartes DIR. Notre acte d'accusation fait éclater le scandale » (n° 184, février 1955, p. 3).
[31] « Ce qui reste déterminant : l'action des spoliés de la carte DIR », PR, n° 170, mars 1954, p. 1.
[32] « Faisons le point sur nos revendications », PR, n° 211, mai 1957, p. 7.
[33] « Le voile se déchire sur le scandale des cartes DIR », PR, n° 167-168, décembre 1953-janvier 1954, p. 4.
[34] « La carte DIR doit être attribuée en fonction des mérites et non des considérations partisanes », PR, n° 147, octobre 1952, p. 7.
[35] « Le Conseil d’État a condamné les agissements discriminatoires et partisans de la Commission DIR », PR, n° 188, juin 1955, p. 7.
[36] « Révision des rejets de cartes DIR, une réponse qui confirme », PR, n° 258, avril 1961, p. 3.
[37] Lettre d'une veuve de déporté. DAVCC, Caen, dossier statut.
[38] Lettre d'un déporté demandant en 2002 le réexamen de son dossier en vue d'obtenir le statut de déporté résistant. DAVCC, Caen, dossier statut.
[39] PR, n° 61, septembre 1948, p. 1.
[40] Banderole affichée lors du congrès de la FNDIRP de 1962. PR, supplément au n° 271, mai 1962, p. 4.
[41] Annette Wieviorka, « Les statuts des déportés », op. cit., p. 146-149.
[42] Jean-Pierre Besse, « PC : le mythe des 75 000 fusillés », dans La répression en France, op. cit., p. 357-362. Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, Le sang des communistes. Les Bataillons de la jeunesse dans la lutte armée, automne 1941, Paris, Fayard, 2004. Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, L'affaire Guy Môquet. Enquête sur une mystification officielle, Paris, Larousse, 2008.
[43] Homologation des mouvements ou groupes de la Résistance intérieure française, première liste établie le 20 février 1948. Journal officiel du 21 février 1948. Disponible sur Legifrance.
[44] Lettre du 26 juillet 1950 du ministre de la Défense nationale Jules Moch au ministre des Anciens combattants. DAVCC, Caen, dossier statut.
[45] DAVCC, Caen, dossiers statut.
[46] DAVCC, Caen, dossier statut.
[47] DAVCC, Caen, dossiers statut.
[48] Certaines attestations sont peut-être aussi délivrées par complaisance pour aider les déportés ou leur famille à contourner les difficultés de la loi et obtenir ainsi le statut de déporté résistant. Des attestations, initialement peu détaillées, sont ainsi remplacées, après un refus d'accorder le statut de déporté résistant, par des attestations plus circonstanciées.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Lucie Hébert, « Des déportés aux marges de la mémoire collective : les communistes arrêtés durant le pacte germano-soviétique  » dans Histoire documentaire du communisme, Jean Vigreux et Romain Ducoulombier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 3 mars 2017, n° 7, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Lucie Hébert.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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