Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Histoire documentaire du communisme
Jean Chaintron, l’exercice du pouvoir préfectoral par un communiste
Anna Hihn
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RÉSUMÉ

Jean Chaintron est un militant communiste, permanent du PCF et résistant dans les maquis limousins pendant la Seconde Guerre mondiale. À la libération, il est nommé préfet de la Haute-Vienne le 9 septembre 1944. Il doit alors s’imposer à la préfecture d’un département à l’heure de la mise en place des nouveaux pouvoirs politiques après la chute du régime de Vichy, et des premiers rendez-vous électoraux de l’après-guerre durant lesquels socialistes et communistes s’affrontent en Haute-Vienne. Jean Chaintron doit acquérir une légitimité à son poste tout en continuant à occuper une place de dirigeant politique au sein du Parti communiste français jusqu’à son éviction de la préfectorale le 19 novembre 1947.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : Parti communiste français ; préfet ; Libération
Index géographique : France ; Haute-Vienne
Index historique : xxe siècle ; Libération
SOMMAIRE
I. De l’automne 1944 au printemps 1945 : la nomination et l’installation de Jean Chaintron à Limoges
II. Du printemps 1945 au mois de janvier 1947 : un préfet partisan ?

TEXTE

Le 9 septembre 1944 à l’heure de la libération du territoire français, Jean Chaintron, militant communiste, est nommé préfet de la Haute-Vienne par le Gouvernement provisoire de la République française. Il restera à Limoges jusqu’au 8 janvier 1947, date à laquelle il devient préfet hors-cadre et rejoint le cabinet ministériel de Maurice Thorez [1]. Avec Lucien Monjauvis, préfet de la Loire durant la même période, il est le seul membre du Parti communiste français à avoir occupé un poste de préfet. Comment un militant du PCF devient-il préfet et exerce-t-il sa fonction ? Pour répondre à cette interrogation, plusieurs aspects de la personnalité de Jean Chaintron sont à prendre en considération. Il est nécessaire de s’interroger sur ses intentions politiques, ses rapports avec les mouvements de résistance ainsi qu’avec le PCF et l’influence de ce dernier sur son activité de préfet. Ses compétences administratives et sa légitimité auprès de ses administrés et de ses supérieurs sont également à étudier pour comprendre la façon dont Jean Chaintron habite la fonction préfectorale. Enfin, en tant que préfet de Limoges, il s’installe dans un département qui compte nombre de notables locaux dont l’influence est ancrée dans le territoire et qui doivent conjuguer avec lui. La Haute-Vienne est traditionnellement une terre de gauche depuis le xixe siècle. Dès le début du xxe siècle, elle devient un bastion socialiste. Comparé aux résultats électoraux de la SFIO, le PCF a une influence limitée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La présence des maquis communistes, importants dans la région et sous la direction du célèbre Georges Guingouin, modifie le paysage politique à la libération en permettant aux communistes d’obtenir de nombreux succès électoraux. Les tensions sont alors fortes en Haute-Vienne entre les membres de la SFIO et du PCF symbolisé par Jean Chaintron. C’est dans ce contexte que ce dernier est nommé à la préfecture et il occupe dès lors une place particulière dans le jeu politique troublé de l’après-guerre.

I. De l’automne 1944 au printemps 1945 : la nomination et l’installation de Jean Chaintron à Limoges

Jean Chaintron est né en 1906 [2]. Après avoir obtenu son certificat d’études primaires et un certificat d’études pratiques industrielles, il exerce en tant qu’ouvrier ajusteur à Lyon puis en tant que dessinateur industriel. Dès 1929, il se syndique et adhère ensuite au Secours rouge international par l’intermédiaire duquel il se rend en URSS en 1931. À son retour, il adhère au PCF. En 1935, c’est comme instructeur du Comité Central du PCF qu’il part en Algérie pour aider à la création d’un Parti communiste algérien indépendant. En 1937, il combat quelques mois en Espagne aux côtés des  Brigades Internationales avant de revenir en France où il est élu membre suppléant du Comité Central lors du Congrès d’Arles. Lorsqu’éclate la guerre en 1939, Jean Chaintron est mobilisé. Après la signature de l’armistice, il rejoint Lyon où il devient l’un des trois membres du triangle directeur du PCF pour la zone sud. En mars 1941, il est arrêté puis condamné à mort avant de voir sa peine commuée en travaux forcés. Il quitte son lieu  de détention en Dordogne après l’attaque de la prison par des maquisards FTP le 10 juin 1944. Il peut alors rejoindre la résistance sous le nom de commandant Jean-François et devient le chef d’état-major du colonel Georges Guingouin. C’est à ce titre qu’il participe à la libération de la ville de Limoges le 23 août 1944. Quelques jours plus tard, il est nommé préfet de la Haute-Vienne.

Au regard du profil traditionnel des membres du corps préfectoral, Jean Chaintron présente une singularité sociologique et professionnelle. La détention d’un bagage universitaire et d’une expérience professionnelle dans l’administration est traditionnellement la norme dans le corps préfectoral. Parmi les préfets nommés par le Gouvernement provisoire de la République française à la Libération, 72,6 % [3] d’entre eux possèdent au moins un diplôme d’études supérieures et 58,5 % [4] sont issus de la carrière préfectorale. Jean Chaintron, en tant qu’ancien ouvrier, se distingue de ce profil préfectoral même si l’on ne peut réduire son éducation scolaire et son bagage intellectuel aux seuls diplômes qu’il a pu obtenir. La lecture quotidienne de l’Humanité, les rencontres avec des intellectuels lors de ses activités syndicales et politiques et sa présence lors de formations de l’appareil éducatif du mouvement communiste participent aussi à la formation du militant Jean Chaintron. Par ailleurs, le corps préfectoral nommé à la libération est profondément renouvelé du fait de l’épuration administrative mise en place sous le Gouvernement provisoire. Dès 1943, une réflexion est entreprise sur la nomination des futurs hauts fonctionnaires par la Commission des désignations administratives [5]. Michel Debré en est membre et définit en 1944 les critères de sélection des nouveaux préfets [6]. Ces derniers ne doivent pas forcément provenir du corps préfectoral mais avant tout représenter « l’esprit nouveau de la République [7] ». Il est par exemple nécessaire qu’ils donnent la preuve de leur activité résistante qui leur conférera une valeur patriotique et une qualité de dirigeant auprès de leurs administrés. Cette redéfinition du profil préfectoral explique en partie qu’un militant communiste ait pu occuper une préfecture.

Toutefois, la présence de Jean Chaintron à la préfecture de Limoges va à l’encontre de l’incompatibilité théorique entre une activité militante et le fait d’occuper un poste de préfet. Ce dernier est en effet le représentant de l’État et du gouvernement dans son département. Il dispose de larges compétences administratives parmi lesquelles on trouve le maintien de l’ordre sur son territoire. En tant que représentant du pouvoir central, le préfet est soumis à des exigences de neutralité et d’impartialité dans son activité. Cette loyauté est en théorie incompatible avec une activité militante et l’adhésion à un parti politique. Toutefois, à la Libération, la situation change avec la modification des critères de sélection des nouveaux préfets. L’appartenance politique des candidats est à présent prise en compte, ce qui induit inévitablement une politisation de ces hauts fonctionnaires. Beaucoup de nouveaux préfets sont des militants politiques comme l’indique une liste produite par le ministère de l’Intérieur en 1946. Une majorité d’entre eux sont définis comme « socialistes » ou « socialisants » [8]. La nomination d’un militant communiste s’inscrit donc dans ce mouvement général. Cependant, Jean Chaintron et Lucien Monjauvis sont les seuls à appartenir au PCF qui, malgré sa participation aux gouvernements d’après-guerre, reste le parti qui a dû passer dans l’illégalité en août 1939, qui est lié à une puissance étrangère et qui est soupçonné par certains de vouloir prendre le pouvoir à la Libération. Jean Chaintron se conforme donc à l’image plus politisée des préfets de la libération tout en se distinguant par son appartenance au PCF et par son profil sociologique.

 

Après sa nomination le 9 septembre 1944, Jean Chaintron doit se faire une place dans la nouvelle organisation des pouvoirs mise en place à la Libération. La situation est instable à la suite de la chute du régime de Vichy. Au niveau départemental, différentes strates de pouvoir se superposent et, dans certains cas, s’opposent. D’un côté, se trouvent les représentants du pouvoir central : les Commissaires de la République à la tête de grandes régions et les préfets qui administrent un département. Leur poste et leurs missions s’inscrivent dans une conception traditionnelle du pouvoir administratif qui préexiste à la Libération même si beaucoup de nouveaux fonctionnaires occupent à présent ces fonctions. De l’autre côté, des comités locaux et départementaux de libération (CDL et CLL) constitués de résistants gèrent les affaires communales et départementales dans les premières semaines de la libération. Ils incarnent une représentation neuve, décentralisée voire révolutionnaire du pouvoir. Leur institution date de la publication des ordonnances des 14 mars et 21 avril 1944 qui les définissent comme des organes consultatifs auprès des préfets [9]. Ils ont toutefois bien d’autres prérogatives dont celles de cordonner et de diriger l’action clandestine pendant la période insurrectionnelle et de représenter temporairement la population auprès des nouvelles autorités avant la tenue d’élections municipales et départementales. Dans le Limousin, Pierre Boursicot est nommé Commissaire de la République le 5 septembre 1944. Quelques jours plus tôt, dans la nuit du 21 au 22 août 1944, le pasteur Albert Chaudier est élu président du Comité départemental de libération de la Haute-Vienne. Ce dernier accepte d’occuper ce poste puisque, malgré une sympathie pour les militants communistes, il ne souhaite pas leur laisser la présidence du comité car leur influence est déjà importante dans cette assemblée locale. Les communistes représenteraient en effet 31 % des membres des CDL au niveau national [10]. Ils y sont les plus nombreux et les plus actifs car ils possèdent des délégués à plusieurs titres dans ces assemblées : Front national, Confédération générale du travail, Union des jeunes femmes françaises ou encore Forces unies de la jeunesse patriotique. À Limoges, le PCF et ses alliés sont effectivement majoritaires au sein du CDL et ont la main sur plusieurs Comités locaux de libération du département [11]. En attendant la nomination de Jean Chaintron, Albert Chaudier occupe également le poste de préfet par intérim. Durant ce court laps de temps, Jean Chaintron assiste régulièrement aux travaux du CDL à Limoges et il y intervient sur des questions de justice militaire et d’épuration en tant que membre de l’état-major départemental des FFI [12].

La nouvelle répartition des pouvoirs à la Libération amène parfois à la création d’une dualité entre les pouvoirs locaux issus de la résistance et le pouvoir central représenté par les préfets et les Commissaires de la République. Ils représentent tous deux des formes de pouvoir issues de la Résistance, mais l’un incarne le cercle dirigeant tandis que l’autre a souvent participé à la résistance dans la localité où il réside et est donc investi de l’intérieur. Cette dualité aboutit à un conflit de légitimité entre ces deux pouvoirs comme c’est par exemple le cas dans les Alpes-Maritimes ou en Haute-Savoie où les préfets ne peuvent occuper leur poste en raison de la résistance des CDL qui contrôlent littéralement la vie politique locale [13]. Cette situation n’est toutefois pas transposable à la Haute-Vienne. Sur tout le territoire français, un grand nombre de CDL a aussi la volonté de participer au pouvoir sans chercher à le contrôler et de travailler en étroite collaboration avec le préfet. C’est ce cas de figure que l’on retrouve dans la Haute-Vienne où Jean Chaintron réussit à faire prévaloir son autorité de préfet à partir du 9 septembre 1944. L’autorité qu’il acquiert dans son département provient principalement de sa participation à la résistance et de son activité de militant communiste qui peuvent être perçues comme un gage d’ordre et de légitimité auprès des comités de libération. Ce statut lui permet de se placer doublement dans l’organisation du pouvoir à la Libération, car il est à la fois le représentant du pouvoir central tout en ayant un profil proche des individus composant le pouvoir local, par son appartenance au PCF comme une grande partie des maquisards du Limousin. Jean Chaintron lui-même rappelle fréquemment son action de résistant dans ses adresses aux pouvoirs locaux ce qui permet d'évoquer un passé commun qui leur confère une légitimité partagée. Ainsi, le 9 décembre 1944 à l'Assemblée des comités de libération du département, il déclare : « [...] Je veux vous en parler, non en tant que préfet s'exprimant au nom du gouvernement mais plutôt comme un camarade de la Résistance qui, étant devenu préfet [...] [14] ». Par ailleurs, il entretient des relations cordiales voire amicales avec Albert Chaudier et il affirme vouloir travailler en commun avec les membres du CDL lorsqu’il leur explique en septembre 1944 : « nous serons ensemble le préfet [15] ». Il participe ainsi à quasiment toutes les réunions du Comité départemental ce qui est aussi une façon de superviser voire de contrôler le travail et les décisions prises au sein de cette assemblée pour qu’elle se cantonne à un rôle consultatif auprès du préfet. L’opposition entre pouvoir central et pouvoir local est donc parfois trop réductrice et ne s’applique pas à la Haute-Vienne où le nouveau préfet est bien accueilli par les assemblées locales issues de la résistance.

Dans les premiers mois suivant sa prise de poste, Jean Chaintron est également bien accepté par la population haut-viennoise et bénéficie d’une certaine unanimité à son égard malgré la persistance de la pénurie alimentaire. Cette unanimité transparaît dans la presse quelque soit sa couleur politique y compris dans le périodique socialiste, Le Populaire du centre, réputé pour son anticommunisme durant l’entre-deux-guerres [16]. La montée en puissance du PCF ne semble pas encore apparaître comme menaçante pour les autres forces politiques du département avant les premiers rendez-vous électoraux d’avril 1945. Le 12 septembre 1944, une grande fête est d’ailleurs organisée pour l’installation officielle du préfet à Limoges. Tous les journaux et les personnalités limougeaudes s’accordent sur le caractère grandiose de cette journée et la foule acclame Jean Chaintron avec des pancartes sur lesquelles on peut lire « Honneur au nouveau préfet [17] ». Dans les jours suivants, Jean Chaintron entame une tournée bien accueillie des communes de son département confirmant ainsi sa popularité [18]. Cet état de grâce se termine au printemps 1945, lorsque la mise en place des élections réveille les anciennes rivalités politiques.

II. Du printemps 1945 au mois de janvier 1947 : un préfet partisan ?

Lorsque les premières élections de l’après-guerre s’organisent au printemps 1945, l’unanimité des premiers jours autour du préfet haut-viennois s’efface petit à petit au profit des querelles politiques. Le rôle politique qu’occupe Jean Chaintron au sein du PCF est progressivement critiqué par ses adversaires. Le préfet de Limoges reste en effet un militant politique et un permanent du PCF pendant toute sa période préfectorale. Son appartenance au Comité Central du parti lui donne une posture de dirigeant communiste national qui continue à exercer des fonctions politiques dans les organisations du PCF à Paris malgré la déontologie préfectorale qui implique une certaine neutralité. Il l’explique lui-même dans son autobiographie : « Je parvins à adapter mon style de direction militante avec la vie préfectorale [19]  ». Jean Chaintron continue notamment à se rendre régulièrement aux réunions du Comité Central où il prend la parole à six reprises durant les années 1945 et 1946 [20].

En parallèle, le préfet haut-viennois exerce une mission d’encadrement des militants de la fédération communiste de la Haute-Vienne et milite à leurs côtés. En tant que préfet, il ne peut occuper un poste de direction au sein de la fédération de la Haute-Vienne mais cela ne l’empêche pas d’être considéré à maints égards comme le dirigeant communiste du département à côté des différents secrétaires fédéraux qui se succèdent. Lorsqu’il prend la parole au Comité Central, il intervient pour parler de la Haute-Vienne et particulièrement des résultats électoraux locaux ou de la situation de la fédération communiste. Ce rôle est pourtant habituellement attribué aux secrétaires fédéraux ou aux élus des différents départements représentés. Par ailleurs, il assiste aux réunions nationales du PCF en Haute-Vienne comme lors du grand meeting au Bois de la Bastide organisé près de Limoges le 26 août 1945 pour la venue de Maurice Thorez [21]. Le PCF étant un parti de gouvernement, le préfet peut être ponctuellement présent à des rencontres politiques réunissant des dirigeants communistes. Toutefois, sa venue commence à être problématique lorsqu’elle devient systématique et qu’elle se charge de couleur politique en période électorale. Jean Chaintron assiste également aux conférences et réunions régionales du PCF dans son département. Lors d’une de ces réunions, son nom est acclamé en même temps que celui de Georges Guingouin considérés pour leurs qualités de « communistes et militants de la première heure [22] ». Il est également présent à certaines réunions électorales comme c’est le cas le 12 octobre 1946 à Limoges, date à laquelle il est présent sur l’estrade d’une réunion politique malgré l’interdiction faite sur ce point aux préfets [23].

Cette situation s’explique par la vision qu’a le parti communiste de ses préfets qui restent des militants politiques ayant le devoir d’appliquer la politique du parti. Ainsi, lors du Comité Central des 3 et 4 novembre 1945, Maurice Thorez revient sur l’attitude du préfet communiste Lucien Monjauvis dans la Loire. Ce dernier n’a pas accueilli le secrétaire général lors de sa venue à Saint-Étienne car il se trouvait à un banquet d’anciens prisonniers. Maurice Thorez qualifie de « faute politique » le fait que « le préfet communiste de la Loire ne soit pas à Saint-Étienne le jour où le secrétaire général du Parti communiste y vient » alors que c’était son « devoir » de le faire. Il conclut en affirmant « nous ne sommes pas des valets, nous sommes des militants communistes » [24]. Sans connaître les directives données directement à Jean Chaintron, on peut en conclure qu’elles sont probablement identiques à celles transmises à Lucien Monjauvis. Jean Chaintron continue également à verser de l’argent prélevé sur son salaire de fonctionnaire à la trésorerie de son parti comme le ferait un élu communiste. Il le justifie lui-même dans un courrier adressé à la trésorerie du PCF en invoquant l’application « du juste principe d’organisation du parti selon lequel les émoluments d’une fonction telle que la mienne, voire la fonction elle-même, appartiennent au parti et non au militant qui les a reçus [25] ».

Ce manque de neutralité de la part du préfet Jean Chaintron et d’autres membres de la préfectorale oblige le ministre de l’Intérieur à publier des circulaires les 2 août 1945 [26] et 25 septembre 1946 [27]. Elles interdisent aux préfets et Commissaires de la République de participer à des manifestations organisées par des partis politiques. Jean Chaintron reçoit personnellement un courrier du ministre le 24 octobre 1946 [28] et le 12 juillet 1947 [29] pour lui demander des explications suite à l’une de ses prises de parole lors d’une réunion politique. Cette activité politique visible de la part du préfet contribue à envenimer ses relations avec les autres hommes politiques du département.

La Haute-Vienne étant un bastion de la SFIO avant 1939, les socialistes locaux ne voient pas d’un bon œil la présence d’un préfet communiste ni l’influence grandissante du PCF. Plusieurs hommes forts du parti socialiste sont en contact direct avec Jean Chaintron. C’est le cas du socialiste Adrien Tixier qui est nommé ministre de l’Intérieur en novembre 1944. Ce dernier est également originaire de la commune de Folles en Haute-Vienne et décide de s’y implanter politiquement après la libération. En plus des relations hiérarchiques de préfet à ministre, Jean Chaintron est donc également en concurrence politique avec Adrien Tixier dans la même aire géographique. En octobre 1945, il s’installe à la préfecture de Limoges pour préparer sa candidature aux élections cantonales du canton de Bessines-sur-Gartempe. Selon les communistes haut-viennois, cette décision consiste en une « opération de déstabilisation de Jean Chaintron [30] ». Adrien Tixier remporte les élections et devient président du Conseil général avant d’être élu député socialiste de la Haute-Vienne le 21 octobre 1945. Or, Jean Chaintron en tant que préfet se doit d’être présent aux réunions du Conseil Général à Limoges. Adrien Tixier peut dont exercer une double tutelle sur le préfet limousin : en plus des directives ministérielles, il est sur place pour valider ou invalider le travail du préfet au sein de l’assemblée départementale. Jean Chaintron témoigne à ce propos :

Je vous assure qu'il est extrêmement pénible d'être dans une assemblée où il y a vingt-cinq socialistes et trois camarades communistes, et le patron qui siège comme président de ce Conseil général et qui l'autre jour disait alors qu'il était assis au fauteuil présidentiel : « Songez qu'ici encore je suis votre patron [31] ».

Jean Le Bail, élu secrétaire de la fédération SFIO en Haute-Vienne en novembre 1944, entretient également des relations conflictuelles avec Jean Chaintron. Il n’a pas participé à la résistance, est connu pour son anticommunisme virulent et devient le leader des socialistes haut-viennois après la mort d’Adrien Tixier en février 1946. Il est élu député de la Haute-Vienne le 2 juin 1946. Son objectif est de libérer la Haute-Vienne de l’influence communiste et de restaurer la prépondérance socialiste dans les assemblées locales. Jean Le Bail utilise alors le périodique socialiste local, Le Populaire du centre, comme tribune pour attaquer ouvertement le préfet. Les critiques portent dans un premier temps sur des questions administratives, telles que la pénurie de viande. Lorsque les tensions politiques s’accroissent au moment des élections, les griefs administratifs deviennent un prétexte pour lancer des accusations toujours plus nombreuses envers Jean Chaintron sur le terrain politique. Les attaques portent notamment sur son manque de neutralité [32] qui est également souligné dans une moindre mesure dans le périodique La Liberté du centre sous l’influence du Mouvement républicain populaire. Les polémiques entretenues par Jean Le Bail et Jean Chaintron conduisent à une « dramatisation [33] » constante de la vie politique. Par exemple, au mois de juillet 1946, plusieurs controverses se succèdent en quelques jours. Le 16 juillet 1946, lors de la fête nationale, Jean Le Bail refuse en public de serrer la main du préfet [34]. Une semaine plus tard, le président socialiste de l’Assemblée nationale constituante, Vincent Auriol, se rend à Limoges pour une cérémonie à la mémoire de Jean Jaurès. Il rend visite au préfet comme le veut l’usage. Jean Le Bail interprète ce geste comme un désaveu de son attitude et refuse de participer à la cérémonie tout en faisant courir des menaces de démission de son poste de député pendant deux jours [35]. Jean Chaintron se défend dans les rapports mensuels qu’il envoie au ministre de l’Intérieur en décrivant Jean Le Bail comme une personnalité peu appréciée par ses camarades socialistes et en lui imputant le recul de la SFIO aux élections de novembre 1946 [36].

Face aux élus socialistes, plusieurs personnalités communistes haut-viennoises se tiennent aux côtés de Jean Chaintron : Georges Guingouin résistant et maire de Limoges à partir de mai 1945 ou encore Marcel Paul, ministre communiste de la production industrielle et élu député de la Haute-Vienne le 21 octobre 1945. L’année 1946 est celle de l’apogée des tensions entre socialistes et communistes de la Haute-Vienne. Les campagnes électorales successives des années 1945 et 1946 ont accentué la concurrence entre les deux partis. Elle se manifeste entre les militants de base mais aussi entre les hommes forts des organisations politiques parmi lesquels se trouve Jean Chaintron. Au-delà des polémiques ponctuelles sur son absence de neutralité ou sur les difficultés administratives, Jean Chaintron doit également affronter une affaire sérieuse pouvant compromettre sa place à la préfecture au mois de mai 1946. Les socialistes décident de mettre en place une manoeuvre pour faire chuter le préfet lors d’une réunion du Conseil général à Limoges. C’est dans cette assemblée locale que Jean Chaintron est en contact direct avec une grande partie des notables du département et notamment socialistes car le Conseil général est à majorité socialiste. Les élus de la SFIO refusent le 2 mai 1946 de se réunir et publient en ce sens une délibération expliquant que :

La majorité sociale a toujours considéré et considère plus que jamais que les fonctions d’un préfet représentant le gouvernement dans un département sont incompatibles avec la position du militant, membre du directoire d’un parti politique. […] [Le préfet] ne peut, de ce fait, remplir le rôle administratif qui lui est confié avec toute l’indépendance désirable. […] [Elle décide] de ne pas siéger à la séance d’ouverture de la présente par mesure de protestation, et elle réclame un préfet qui fera de l’administration départementale et non plus de la politique partisane [37].

Finalement la grève ne permet pas de limoger le préfet mais une nouvelle affaire éclate un mois plus tard. Le Conseil général se réunit à nouveau au complet le 25 juin 1946. Durant cette séance, Jean Chaintron est une fois de plus attaqué. On lui reproche la mauvaise gestion d’un asile départemental situé à Naugeat dont les conditions de vie des malades seraient inacceptables [38]. Les élus départementaux reprochent à Jean Chaintron son inaction dans cette affaire malgré des alertes de la part du syndicat du personnel de l’établissement. Le préfet est accusé de lâcheté et répond vigoureusement à ses adversaires ce qui provoque un esclandre dans l’assemblée largement relayé par la presse locale [39]. L’affaire s’atténue dans les jours suivants et n’aura pas permis aux socialistes d’obtenir immédiatement le limogeage du préfet haut-viennois.

 

Ces différentes polémiques rendent toutefois instable la place de Jean Chaintron à la préfecture de Limoges et participent à sa chute et à son éviction. En septembre 1944 lors de sa nomination, son appartenance au Parti communiste pouvait être considérée comme une source de légitimité en raison de l’importante contribution des communistes à la résistance intérieure et de la participation du PCF au Gouvernement provisoire. Toutefois, au fil des mois et avec le retour à la normale de la vie politique française, cette affiliation devient source de polémiques et de déstabilisation pour le préfet. Le 8 janvier 1947, Jean Chaintron est nommé préfet hors cadre. Cette décision intervient pendant le court laps de temps durant lequel les communistes sont temporairement absents du gouvernement en décembre 1946. Elle est le résultat de nombreuses lettres envoyées par des socialistes hauts-viennois aux différents ministres de l’Intérieur, qui appartenaient tous à la SFIO durant cette période, pour faire partir Jean Chaintron de Limoges. Édouard Depreux leur donne finalement raison pour apaiser les polémiques. Le 24 janvier 1947, Maurice Thorez alors vice-président du Conseil, décide d’affecter Jean Chaintron au poste de directeur de son cabinet ministériel. C’est comme militant et cadre communiste qu’il est appelé à cette fonction mais aussi en tant qu’ancien préfet ayant acquis des connaissances techniques et administratives à la préfecture de Limoges. Cet épisode reste toutefois limité dans le temps avec l’éviction des ministres communistes du gouvernement le 5 mai 1947. Jean Chaintron retourne alors à des activités strictement militantes et politiques. Il est évincé définitivement des cadres de l’administration préfectorale le 19 novembre 1947 en même temps que Lucien Monjauvis.

AUTEUR
Anna Hihn

ANNEXES

NOTES
[1] CAC Fontainebleau, dossier personnel de fonctionnaire de Jean Chaintron, dossier du ministère de l'Intérieur, 19920076/3.
[2] Jean Maitron, « Chaintron Jean », dans Jean Maitron et Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 51 volumes, Éditions de l'Atelier, 1964-2011.
[3] Luc Rouban, Les préfets de la République 1870-1997, Les cahiers du Cévipof, n° 26, janvier 2000, p. 16.
[4] Ibid., p. 57.
[5] Charles-Louis, Foulon, Le pouvoir en province à la Libération, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1975, p. 69.
[6] Michel Debré, « Témoignage de Michel Debré », dans Le rétablissement de la légalité républicaine, Paris, Complexe, 1994, p. 166.
[7] Charles-Louis Foulon, op. cit., p. 63.
[8] Archives nationales, Série F1a, ministère de l'Intérieur, note sur l'appréciation des rapports de préfet, 1946, F1a 3265.
[9] Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent : le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1993, p. 48.
[10] Charles-Louis Foulon, « Prise et exercice du pouvoir en province à la Libération », dans La Libération de la France, actes du colloque international tenu à Paris le 28 et 31 octobre 1974, Paris, Éditions du CNRS, 1976, p. 511.
[11] Archives nationales, Série F1a, composition des Comités départementaux de libération, liste des membres des CDL transmises par les préfets en réponse à une circulaire en date du 15 septembre 1944, composition du CDL de la Haute-Vienne, F1a 3240.
[12] Albert Chaudier, Limoges, 1944-1947, capitale du maquis, Paris, Lavauzelle, 1980, p. 30.
[13] André Kaspi, La libération de la France, juin 1944-janvier 1946, Paris, Perrin, 2004, p. 174.
[14] Archives privées de Jean Chaintron, discours de Jean Chaintron préfet de la Haute-Vienne le 9 décembre 1944 à l'Assemblée des Comités de libération du département.
[15] Archives privées de Jean Chaintron, discours au Comité de Libération de la Haute-Vienne, 11 septembre 1944.
[16] Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, Le Populaire du centre (numérisé), dimanche 5 novembre 1944.
[17] Bibliothèque nationale de France, Le Centre libre, mercredi 13 septembre 1944, FOL- JO- 3314.
[18] Bibliothèque nationale de France, La Liberté du centre, mercredi 25 octobre 1944, FOL- JO- 2810.
[19] Jean Chaintron, Le Vent soufflait devant ma porte, Paris, Seuil, 1993, p. 253.
[20] Lors des séances du Comité central des 21-23 janvier 1945, 18 mai 1945, 3 et 4 novembre 1945, 20 et 21 avril 1946, 15 et 16 juin 1946 et 27 novembre 1946 ; Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Archives du Parti Communiste français, 261 J 2/3, 2/4, 2/6, 2/8, 2/10, 2/13, Interventions de Jean Chaintron aux Comités Syndicaux du PCF.
[21] Archives départementales de la Haute-Vienne, Série 186W, note des RG de la Haute-Vienne, « meeting organisé au Bois de la Bastide », 27 août 1945, 186W 3/11.
[22] Archives départementales de la Haute-Vienne, Série 186W, note des RG de la Haute-Vienne, « discours de M. Citerne », 19 avril 1945, 186W 1/104.
[23] Archives départementales de la Haute-Vienne, Série 985W, note des RG de la Haute-Vienne, « réunion électorale organisée par le PC le 12 octobre », 13 octobre 1945, 985W 369.
[24] Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Archives du PCF, Comité Central des 3 et 4 novembre 1945, 261 J 2/6, interruption de Maurice Thorez pendant l'intervention de Jean Chaintron.
[25] Archives privées de Jean Chaintron, lettre de Jean Chaintron à la trésorerie centrale du PC, 23 août 1946.
[26] Archives nationales, Série F1c, circulaire n° 623 du ministre de l'Intérieur aux CR et aux préfets, 2 août 1945, F1cII 107B.
[27] CAC Fontainebleau, dossier personnel de fonctionnaire de Jean Chaintron, circulaire du ministre de l'Intérieur aux préfets, 25 septembre 1946, 19920076/3.
[28] Ibid., lettre du ministre de l'Intérieur au préfet de la Haute-Vienne, 24 octobre 1946, 19920076/3.
[29] Ibid., lettre du ministre de l'Intérieur à Jean Chaintron, 12 juillet 1947, 19920076/3.
[30] Pascal Plas, « 1944, Adrien Tixier et la Haute-Vienne », dans Gilles Morin et Pascal Plas (dir.), Adrien Tixier 1893-1946, l'héritage méconnu d'un reconstructeur de l'État en France, Histoire & mémoires, Éditions Lucien Souny, 2012, p. 189.
[31] Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Archives du PCF, Comité Central des 3 et 4 novembre 1945, intervention de Jean Chaintron, 261 J 2/6.
[32] Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, Le Populaire du centre (numérisé), mercredi 5 juin 1946.
[33] Pascal Plas, op. cit., p. 187.
[34] Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, Le Populaire du centre (numérisé), mercredi 24 juillet 1946.
[35] Archives nationales, Série F1a, direction générale de la sûreté nationale, RG de Limoges, activité politique, 22 juillet 1946, F1a 3353.
[36] Archives Nationales, Série F1c, rapport mensuel du préfet de la Haute-Vienne, novembre 1946, F1cIII 1233.
[37] CAC Fontainebleau, dossier personnel de fonctionnaire de Jean Chaintron, ministère de l'Intérieur, communication téléphonique, délibération de la majorité socialiste du CG de la Haute-Vienne, 2 mai 1946, 19920076/3.
[38] Bibliothèque nationale de France, La Liberté du centre, vendredi 28 juin 1946, FOL- JO- 2810.
[39] Ibid.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Anna Hihn, « Jean Chaintron, l’exercice du pouvoir préfectoral par un communiste » dans Histoire documentaire du communisme, Jean Vigreux et Romain Ducoulombier [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 3 mars 2017, n° 7, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Anna Hihn.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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