Introduction :
Les festivals en Europe, XIXe-XXIe siècles, une histoire en construction
Le festival, manifestation culturelle
éphémère inscrite dans un calendrier le plus souvent annuel, s’est
progressivement imposé dans toute l’Europe, et bien au-delà. Les premières
tentatives de cette forme d’organisation et de médiation culturelle, mises en
œuvre dès les années 1830-1840, sont liées au mouvement orphéonique [1], avant d’être
utilisées par la musique savante. Le Festival Beethoven de Bonn (1845), les
Chorégies d’Orange (1869), les festivals de Bayreuth (1876) et de Salzbourg
(1920) deviennent des étapes pour les mélomanes européens. Les festivals
internationaux de Berlin (1951), de Cannes (1946) et de Venise (1932, reprise
en 1946) rythment la saison cinématographique, deviennent des lieux majeurs de
reconnaissance artistique, pour les réalisateurs comme pour les acteurs, et
s’affirment comme des événements médiatiques, suivis par l’ensemble des médias. Les festivals nord-américains de Monterey (1967)
et de Woodstock (1969), les festivals britanniques de l’Ile de
Wight (1968-1970), hauts lieux de la contre-culture, du mouvement hippie et de
la musique pop, frappèrent les contemporains, et seront enregistrés par la
postérité, confortée par les captations filmiques et les éditions des enregistrements [2], comme des repères
de l’histoire culturelle du XXe siècle. Issu du domaine musical, le
festival a été ensuite mobilisé par l’ensemble des secteurs artistiques et
culturels. Les arts de la scène, le spectacle vivant, les différentes formes
musicales et le cinéma constituent des domaines privilégiés. Le Festival
international de Géographie de Saint-Dié (1990), Les Rendez-vous de l’Histoire
de Blois (1998) [3], le Festival
d’Histoire de l’art de Fontainebleau (2011) [4] confirment cependant que la forme festivalière peut s’adapter à des objets
culturels très variés, à la frontière de la médiation culturelle et des
disciplines académiques. Des fêtes traditionnelles, comme la Fête des Lumières
de Lyon [5], s’affichent
désormais comme des festivals. Mais, comme le souligne le politiste Emmanuel
Wallon, « c’est à partir de la fin des années 1960 qu’il s’impose
comme un dispositif des plus évolutifs, adaptable aux exigences, difficiles à
concilier, des différentes classes d’acteurs publics et privés [6] ».
Pourtant, si la fortune du festival dans le paysage des
sociétés européennes contemporaines est indéniable,
l’historiographie sur le sujet demeure somme toute assez peu fournie ; les
historiens ayant été précédés, depuis deux ou trois décennies, par les
économistes, les sociologues et les géographes [7].
Certes, quelques monographies exemplaires – nous pensons notamment à l’Histoire du festival d’Avignon publiée
en 2007 par Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque [8] – traduisent un réel infléchissement dans des perspectives qui se
revendiquent désormais d’une histoire culturelle comprise dans son sens le plus
large [9]. De même, la
création, en 2004, de l’European
Festival Research Project (EFRP), constitué d’un consortium
regroupant l’Université de Montfort (Royaume-Uni), l’Institut d’études
européennes de Paris VIII, l’Université de Leiden (Pays-Bas), l’Observatoire de
Budapest et la Fondation Fitzcarraldo (Italie), souligne l’intérêt grandissant des
sciences sociales et humaines pour les festivals, même si la dimension
historienne n’est pas privilégiée, sans être pour autant totalement ignorée [10].
L’organisation, à l’Université de Strasbourg, d’un cycle de conférences « La
culture en festivals » (octobre 2010-novembre 2011) [11],
et, en avril 2011, d’une journée d’études consacrées à « Festivals, municipalities
and metropolises » dans le cadre du programme junior de la Maison Interuniversitaire des Sciences
de l’Homme Alsace (MISHA) « Vers une “nouvelle” économie des espaces
artistiques et culturels ? », confirment que le festival est en passe de
devenir un véritable objet d’étude pour les sciences sociales [12], au-delà des
études pionnières sur les publics [13]. D’autres réseaux de chercheurs
témoignent de perspectives qui s’affichent comme résolument historiennes.
Depuis 2008, le réseau de recherche international et interuniversitaire Projet European Film Festival, animé par
Caroline Moine (Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), Robert
Frank et Sylvie Lindeperg (Université de Paris I Panthéon Sorbonne), a impulsé
une recherche sur l’histoire des festivals internationaux de cinéma en Europe,
des années 1930 aux années 1980 [14].
Le colloque de Dijon [15],
organisé par la MSH de Dijon, le Centre Georges Chevrier et le CIMEOS, qui
s’est tenu à l’université de Bourgogne les 3 et 4 février 2011, avait
l’ambition de participer à cet infléchissement, et avait été conçu comme un
moment de réflexions et de débats ; étape préliminaire au colloque
international Pour une histoire des
festivals, organisé à Paris en novembre 2011 par le Centre d’histoire
sociale du XXe siècle de l’université de Paris I
Panthéon-Sorbonne et le Centre d’histoire culturelle des sociétés
contemporaines de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines [16]. A l’échelle locale,
le partenariat avec les Archives départementales de la Côte-d’Or s’est traduit,
lors du colloque de Dijon, par une table-ronde sur la question des archives des
festivals [17], et par la visite,
au Palais des Archives, de l’exposition consacrée au Festival des Nuits de
Bourgogne [18].
La perspective choisie par cette livraison de Territoires contemporains, qui constitue
les actes de ce colloque, est pluridisciplinaire : les collègues qui ont
répondu à nos sollicitations sont certes historiens au sens académique, mais
aussi géographes, musicologues, civilisationnistes, sociologues et politistes.
Cette configuration témoigne, dans une certaine mesure, de l’émergence au sein
du paysage académique français d’ « études culturelles »,
structurées autour d’objets communs, mais avec une sensibilité soutenue pour la
question de l’évolution dans le temps des phénomènes culturels étudiés, et une
inscription assumée au sein des sciences sociales [19].
Le jeu des échelles, de l’international au local, des Etats aux collectivités
locales, des capitales culturelles aux villes moyennes est au centre des
questionnements. La micro-histoire, sous la forme de monographies de festivals,
voisine dans ce volume avec des approches à l’échelle d’une capitale
– ici Berlin – ou d’un Etat, en l’occurrence l’Irlande.
L’étude comparée, comme celle des festivals pop à l’échelle franco-britannique,
souligne l’importance des paramètres nationaux, en terme de politiques
culturelles ou de la représentation des opinions publiques par rapport à ces manifestations,
souvent contestées, non pas seulement pour des raisons esthétiques, mais pour
la mise en danger de l’ordre public. L’objet festival se prête particulièrement
bien à l’analyse croisée des échelles. C’est aussi un biais commode afin de
mesurer, ici à l’échelle de l’Europe, les phénomènes de circulations des
acteurs, des créations, des modèles et des pratiques culturels.
Trois thèmes ont été retenus afin d’appréhender l’histoire
des festivals. Le premier concerne le rôle des politiques publiques de la
culture dans leur mise en œuvre, et la manière dont les pouvoirs publics, des
Etats aux collectivités locales, insèrent ces festivals dans des dispositifs
administratifs et discursifs qui ont pu varier selon les lieux et les
époques : soutien à la création artistique issue d’initiatives privées ou
d’institutions publiques, volonté de rendre accessible la culture à un plus
grand nombre, défense d’une identité culturelle, participation au rayonnement
culturel, outil de la diplomatie culturelle, animation de la vie culturelle
urbaine, souhait de renforcer l’attraction culturelle d’un Etat ou d’une ville
dans une logique où se combinent l’événementiel culturel, l’attraction
touristique [20], et les ressources
de l’économie créative. Pendant l’été 2003, l’annulation, en France, des
festivals à la suite de la « crise » des intermittents du spectacle a
rendu visible, aux yeux des médias et des élus locaux, l’étroite articulation
entre les questions culturelles et économiques pour les villes concernées. A la
suite de l’annulation du festival d’Avignon, le président de l’Union des
métiers de l’hôtellerie de Vaucluse en appelle à une aide de l’Etat pour une
ville « classée en zone de catastrophe culturelle », et estime le
préjudice à 35,5 millions d’euros. « Les édiles locaux, souligne Alain
Bertho, deviennent des sortes d’entrepreneurs urbains. Ils peuvent investir
dans des infrastructures utiles à cette dynamique productive. Ils doivent aussi
donner une visibilité aux ressources de leur ville : l’événement culturel, et
notamment le festival, est un outil de cette visibilité [21] ». La « festivalisation » de la vie culturelle, particulièrement
sensible à l’échelle des capitales et des métropoles, est une tendance lourde
qui structure l’organisation des saisons et des calendriers culturels. Si le
soutien à la création s’affiche dans la longue durée et si les
instrumentalisations politiques – et pas seulement dans la
conjoncture de la « Guerre froide » – sont récurrentes de
la part des démocraties libérales comme des régimes autoritaires, et relèvent
des logiques de la diplomatie culturelle, le discours de la démocratisation
culturelle s’estompe, sans s’effacer totalement, au profit de logiques qui font
la part belle aux justifications économiques, de la « régénération urbaine [22] » à
« l’économie créative [23] ». A ce
titre, l’histoire des festivals ne fait pas exception, et participe des grandes
tendances qui orientent, depuis un demi-siècle, l’histoire de l’Etat providence
dans les domaines artistiques et culturels [24].
L’histoire comparée a le mérite de permettre d’affiner les chronologies, d’une
situation nationale à l’autre, et de mieux saisir les transferts culturels qui
se jouent à l’échelle de l’Europe. A l’heure d’une réforme profonde des
politiques publiques de la culture, les festivals font d’ailleurs l’objet, de
la part de certaines collectivités locales, d’une réflexion renouvelée, fondée
sur le recours aux sciences sociales, qui interroge le sens et les formes des
interventions publiques [25].
Le jeu des échelles confirme un fait majeur, perceptible à
l’échelon européen : la multiplication du nombre des festivals, très
nette au cours des années 1980 et 1990, véritable « festivalomanie [26] », accompagne
la territorialisation croissante des politiques culturelles, et traduit leur
institutionnalisation au sein des politiques impulsées ou soutenues par les
collectivités territoriales, dans le cadre d’une concurrence qui combine les
échelles nationales et internationales [27]. En France, à
partir des années 1980, la forme festivalière, encouragée par les collectivités
territoriales [28], la généralisation
progressive des logiques partenariales [29],
et le régime de l’intermittence constituent une configuration clef de
l’économie artistique, particulièrement dans certains secteurs, comme ceux de
la musique ancienne [30] et des arts de la
rue [31].
Le second thème vise à mieux comprendre le rôle que jouent
les festivals dans le processus de création. Les artistes et, plus largement
les professionnels de la culture, se sont appropriés la forme festivalière à
différents niveaux : construction d’un lieu éponyme dédié à un créateur
comme Bayreuth pour l’œuvre de Richard Wagner ; lieux et moments de
productions de nouvelles créations comme le festival d’Avignon ; lieux de
découvertes de nouveaux talents ; moment de la reconnaissance médiatique
et artistique ; lieux où se structurent les mouvements et les offres qui
scandent le marché de l’art et des œuvres ; lieux de circulation des
œuvres et des productions à l’échelle nationale et internationale. Le caractère
saisonnier, prégnant pour le public des festivaliers, l’est aussi pour les
professionnels des secteurs culturels, artistes et producteurs, diffuseurs et
critiques, programmateurs et administrateurs culturels, élus et responsables
des institutions culturelles.
Le troisième thème concerne la question des publics. Les
deux contributions, qui relèvent d’approches plutôt socio-démographiques pour
l’une, davantage socio-ethnologiques pour l’autre, constituent un véritable
défi méthodologique pour les historiens. Cerner le public dans toutes ses
dimensions demeure essentiel pour qui a l’ambition de restituer, dans le temps
et l’espace, l’intégralité de l’expérience festivalière. Les propositions de
Jean-Louis Fabiani, construites à partir d’une analyse des publics des
festivals de Cannes et d’Avignon, qui invitent à considérer le festival dans le
cadre théorique de l’espace public habermasien, ouvrent également de nombreuses
pistes, et devraient permettre de renouveler le questionnaire, au-delà de la
saisie des pratiques sous leur caractérisation socio-démographique [32]. A dire vrai, la
question du public, espéré ou réel, objet de stratégie de démocratisation ou
client d’une offre marchande, traverse l’ensemble des contributions de ce
volume, du festival dijonnais Why Note dédié à la musique contemporaine, du
festival Novosonic consacré aux musiques actuelles issues des réseaux
indépendants, et porté par un centre culturel universitaire, aux festivals pop
des années 1970. Après la Seconde Guerre mondiale, les festivals de cinéma (Cannes,
Venise et Berlin notamment) jouent un rôle essentiel de passeurs entre les
nouvelles cinématographies, dites « Nouvelles vagues », et les
producteurs et diffuseurs, ainsi que le public des pays européens. Là
aussi, le jeu des échelles est sans doute essentiel, de l’international au
national, du national au local. La circulation des publics mériterait une
analyse socio-historienne spécifique, et ne concerne pas seulement les élites
européennes, et les festivals les plus renommés. Les motivations peuvent
varier, se combiner à l’occasion : consommation élitiste d’une culture
savante, loisirs en période estivale ou dans des lieux touristiques, mode de
vie spécifique en privilégiant les formes de contre-culture, à l’écart, ou non,
des logiques marchandes portées par les industries culturelles. Lieu de
rencontres, pouvant susciter débats et forum [33],
espace festif et de convivialité recherchée ou suscitée, la forme festivalière
continue pourtant de prospérer alors même, que depuis les années 1970,
l’individualisation des pratiques culturelles s’accentue, portée par les
évolutions technologiques qui gouvernent les formes de la consommation
culturelle [34]. L’histoire des
pratiques festivalières, saisie à l’échelle individuelle ou collective, reste
indissociable, et étroitement articulée, à celle de la démocratisation des
loisirs, du tourisme culturel et de l’accroissement des circulations et des
mobilités.
Le festival est à considérer à la fois comme un lieu de la
médiation culturelle, un espace des pratiques et des sociabilités culturelles,
et un élément central de l’économie des arts et de la culture. Cette forme
spécifique mérite, à l’image des travaux consacrés ces dernières années aux concerts [35], une mise en
perspective historique. La diversité reste de mise, mais cette situation, qui
doit susciter des recherches en combinant paramètres nationaux et secteurs
culturels, ne doit pas décourager l’analyse au service de l’écriture d’une
histoire culturelle de l’Europe [36],
en articulant histoire comparée, histoire croisée et histoire connectée [37].
Philippe Poirrier
Université de Bourgogne,
Centre Georges Chevrier
[2] Woodstock, film musical de Michael Waldleigh, sorti en salles
en 1970, reçu l’Oscar pour le meilleur documentaire. Il est présenté au
festival de Cannes la même année, mais hors compétition. Une version plus
longue, intitulée Director’s cut,
sortira en 1994. Un triple album est édité en mai 1970, Woodstock : Music from the Original Soundtrack and More, et
sera réédité en double CD en 1994. Un double album, Woodstock Two, sort un an plus tard, en juillet 1971, et sera
réédité en 1994, et en double CD. Pour les 25 ans du festival, un quadruple
album (en CD) est encore édité, avec un certain nombre d'inédits.
[3] Voir la plaquette du 10e anniversaire :http://www.rdv-histoire.com/IMG/pdf/livret_les_rendez-vous_de_l_histoire.pdf.http://festivaldelhistoiredelart.com/.
[7] Voir J. Elfert, Bibliography on festival related
literature, EFRP, 2006. En ligne :
http://www.efa-aef.eu/en/activities/efrp/.
[8] Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque, Histoire du festival d’Avignon, Paris,
Gallimard, 2007.
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