Que n’a-t-on, à maintes reprises, souligné la difficulté de travailler
sur le « spectacle vivant »
[1]
et
invoqué l’absence de marques laissées par des représentations éphémères ? A contrario, le constat a aisément pu
être fait que, au-delà de la fragilité des fugitive materialsdu spectacle (les voix, les
intonations, les postures et les gestes), les traces abondaient :
costumes, décors, maquettes, manuscrits, gravures et photographies de scène… au
point qu’un fétichisme de la « relique » autour de tel grand acteur
ou telle grande actrice a pu se développer. Le trop et le trop peu. Sans doute
la vérité se situe-t-elle entre les deux, et il faudra faire avec : des
archives sont bel et bien à disposition, mais pas « la chair et les
viscères » des spectacles. Et ce d’autant plus que, si l’on n’en reste pas
à une définition des archives réduites aux papiers liés à la création (notes de
mise en scène, souvenirs, correspondance), le chercheur peut compter sur de
nombreuses sources : programmes, documents administratifs, livres de
compte, contrats d’employés et encore cahiers de régie, livres de caisse,
souches à billets, livres d’or ou lettres de spectateurs. On peut ajouter tous
les écrits critiques rédigés à propos des spectacles, mais aussi les bulletins
syndicaux et professionnels. Pour la période contemporaine, on pourra compter
sur les ressources liées à la captation audiovisuelle comme les témoignages
oraux. Encore s’agit-il de sources internes au « spectacle vivant ».
Or, il y a belle lurette que les chercheurs traquent leurs sources ailleurs,
dans les rapports de police, au cœur des archives de l’assistance publique des
hôpitaux de Paris
[2]
, des
archives du ministère du travail ou dans les dossiers de justice… Et on n’a là
cité que quelques exemples. En ce sens, les archives du « spectacle
vivant » n’ont rien d’inédit. Or, à la charnière des XXe et XXIe siècles, simultanément mais toujours de manière concertée,
les initiatives et les manifestations se sont multipliées autour de la question
des sources du « spectacle vivant » et de leurs usages. Y aurait-il
un sentiment d’urgence conduisant à se préoccuper des traces de ces
représentations éphémères au moment où les nouvelles technologies offrent des
perspectives inédites de conservation et de consultation ? Peut-être.
Encore convient-il de se demander ce qui se trame derrière cette montée de
l’attention : au-delà de la volonté des institutions d’affirmer leur place
dans le champ de la conservation, sans doute faudra-t-il mettre l’accent sur le
renouvellement des problématiques de recherche.
La montée de l’attention
C’est d’abord par le biais
institutionnel que s’est manifesté ce regain de préoccupation à l’égard des
archives. Il s’agit bien de nouvel essor et non de naissance, tant il est vrai
que l’on n’a pas attendu le début du XXIe siècle pour se préoccuper
des sources liées aux arts du spectacle. Rappelons que plusieurs
collectionneurs privés, érudits et férus de théâtre, avaient réuni dès les XVIIIe et XIXe siècles de vastes collections. Signalons surtout que le
département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale s’est constitué
grâce au souci de collection et de conservation d’Auguste
Rondel (1858-1934), ce polytechnicien, riche banquier et assureur
marseillais, passionné de théâtre. Celui-ci a rassemblé à partir de 1892 une
foule de documents (presse, ouvrages, programmes, brochures, manuscrits et
correspondances, gravures et photographies) autour des divertissements les plus
variés, et précisément des arts considérés comme mineurs tels les arts forains,
comme des formes artistiques émergentes, le cinéma des premiers temps ou le
théâtre radiophonique. André Veinstein, qui prit
entre 1953 et 1970 la direction de la collection Rondel, entrée à la
Bibliothèque nationale en 1934, s’intéressa de très près à la mémoire du
théâtre, à ses dimensions audiovisuelles comme à ses traces photographiques, en
organisant des campagnes systématiques de prises de vue de maquettes et de
costumes, inspiration reprise par ses successeurs
[3]
.
Si, donc, le souci des
archives n’est en rien nouveau, la volonté de fournir de grands repères semble
l’être davantage. En 1997, un répertoire des arts du spectacle voyait le jour.
Disponible en ligne, alimenté par le ministère de la Culture, la BnF et le Centre du théâtre, il permet de localiser de
façon rapide et simple les fonds patrimoniaux, les ensembles documentaires, les
ouvrages et les œuvres d’art consacrés à l’histoire du spectacle en France
[4]
.
Nombreuses sont, par ailleurs, les initiatives récentes de détenteurs de
sources illustrant le souci contemporain d’interroger les sources du
« spectacle vivant ». C’est le cas des départements des Arts du
Spectacle, de la Musique et de l’Audiovisuel de la BnF qui, au-delà de leur tâche de collecte, de conservation et de diffusion,
contribuent à la réflexion sur l’usage de leurs ressources patrimoniales :
ils publient régulièrement des états de leurs fonds, suggèrent des pistes de
recherche, s’associent à des rencontres de chercheurs. Des institutions voient
des inventaires de leurs sources publiés et des journées d’études réunissant
conservateurs, usagers et artistes se dérouler simultanément : ce fut le
cas pour le Théâtre de l’Odéon et la Comédie de Saint-étienne en 2009 ou pour le Festival des Nuits de Bourgogne en 2010. Sur
un plan moins institutionnel, les animateurs d’un site Internet créé depuis
2007 se consacrent à la mémoire des spectacles de théâtre, de danse et d’art
lyrique « présents et passés sans limites de temps ni de frontière » :
ils cherchent à recueillir leurs traces, sous quelque forme que ce soit (fiches
techniques, articles de presse, témoignages, vidéos…)
[5]
.
Au-delà du souci des uns
et des autres – bien compréhensible, à l’heure où les institutions
patrimoniales sont jaugées à l’aune de leurs « performances » –
de s’affirmer comme des acteurs essentiels en matière de conservation, nul
doute que l’essor des techniques de numérisation, les potentialités offertes
par la Toile et l’obligation de travailler en réseau ont accéléré les
réflexions sur la mise en commun de ce patrimoine du spectacle. D’autres
raisons existent : la multiplication des organismes ; la nécessité pour
chacun d’eux d’affirmer sa vocation et de rendre compte auprès des tutelles de
sa politique de mise à disposition des ressources et de diffusion. Ce mouvement
n’a pas manqué d’être accompagné par une sourde inquiétude autour des missions
respectives de chacun. C’est ce dont a bien rendu compte le sociologue Emmanuel
Wallon qui remettait, en 2005, un volumineux rapport sur les centres de
ressources pour les spectacles en France, publié l’année suivante en ligne via le site du ministère de la Culture.
Loin d’en rester à une seule compilation des possibilités de consultation et
des lieux, le sociologue y livrait une réflexion approfondie autour de la
prolifération des centres de ressources, de leurs missions, parfois
enchevêtrées, de leur richesse comme de leurs limites
[6]
.
La question sous-jacente présidant à ce texte était brutale : où
chercher ? Car, si les sources existaient, encore fallait-il savoir où
elles se trouvaient. Or, Emmanuel Wallon démontrait que l’extrême difficulté
tenait moins à la « balkanisation » des sources – comment
pourrait-il en être autrement ? –, qu’à leur inhabituelle dispersion
et leur difficulté de localisation. Difficulté accrue par le fait que, à ce
jour, il n’existe toujours pas d’équivalent des guides de sources consacrés à
la Seconde Guerre mondiale ou à l’immigration.
On donnera un très rapide
aperçu de cette mosaïque afin d’en montrer la complexité. Aux attendues
Archives nationales, départementales et communales, s’ajoutent la BnF, ses différents départements parisiens (musique, arts
du spectacle, audiovisuel), son antenne à Avignon où s’est implantée
l’association Jean Vilar. Les grandes institutions sont à la fois des
établissements de spectacle et des centres d’archives (bibliothèques-musées de
l’Opéra de Paris, de la Comédie-Française et de l’Odéon) tandis que les
établissements de formation disposent de leurs propres modes de conservation
[7]
.
On trouve de nombreuses ressources dans les bibliothèques
[8]
comme dans les musées
[9]
. L’Institut
Mémoire de l’édition contemporaine (IMEC), dépositaire d’archives personnelles
d’auteurs, d’artistes et de metteurs en scène, contribue également à la
conservation des traces du « spectacle vivant ». De son côté,
l’Institut national de l’Audiovisuel s’est particulièrement intéressé, ces
dernières années, au théâtre, en engageant une politique de captation
systématique dans les théâtres publics, en recueillant des fonds de
producteurs, de scénaristes, de décorateurs, et en cherchant à valoriser ses
collections par l’organisation de séances d’études. Ainsi, au cours d’un récent
« Lundi de l’INA » dédié aux fictions dramatiques, la question du
lien entre « spectacle vivant » et télévision était au cœur des
débats
[10]
.
S’y superposent – et c’est l’objet central du rapport d’Emmanuel Wallon
– des centres de ressources spécialisés, surtout destinés aux
professionnels
[11]
. En 1986,
l’IRMA a vu le jour pour les musiques actuelles. Entre 1992 et 1993, c’était au
tour du Centre national du Théâtre et de Hors les murs pour les arts de la rue
et de la piste. Le Centre national de la danse (1998) et la Cité de la musique
(créée en 1992 et ouverte en 1995) complètent le dispositif. Enfin, il faudrait
mentionner l’existence de nombreuses structures spécialisées
[12]
.
Comme pour les centres de ressources dédiés à tel ou tel secteur artistique,
l’une des préoccupations majeures consiste, pour les chercheurs, à se demander
quel usage ils peuvent avoir de ces lieux d’abord conçus pour aider les
professionnels.
On n’a effectué là que le
tour institutionnel des archives. C’est, bien sûr, sans compter sur la
profusion des archives privées des hommes et des institutions (que l’on songe
aux festivals dont certains conservent jalousement leurs « papiers »)
que les chercheurs devront aussi débusquer. Encore ne suffit-il pas de
constater que les spectacles, même éphémères laissent des empreintes qu’il faut
s’affairer de suivre. Le danseur Dominique Dupuy constatait que l’existence de
traces de pas de tel ou tel ballet ne préjugeait pas de leur compréhension :
non seulement parce qu’il faut comprendre la notation adoptée mais aussi parce
que ces « écritures » qui nous renseignent sur les pas ne nous disent
rien de ce qu’il y a entre les pas
[13]
…
Artistes, archivistes et usagers
Dans un tel contexte, rien d’étonnant à ce que les chercheurs se soient,
à leur tour, souciés de porter leurs réflexions autour des archives et de leurs
usages. On notera là que le travail se partage entre disciplines :
historiens de l’art, littéraires, historiens, sociologues, philosophes
conjuguent leurs efforts, de manière plus ou moins dispersée, pour réfléchir
sur l’articulation entre les sources disponibles et les enjeux de l’écriture de
l’histoire, qu’il s’agisse de celle des institutions, des répertoires ou des
publics
[14]
.
En 2009 et 2010, deux rencontres s’inscrivent dans cette perspective.
L’une est axée sur l’opportunité pour la France de se doter d’un musée pour le
« spectacle vivant »
[15]
.
On s’y est demandé si confiner les arts du spectacle au musée ne faisait pas
courir le risque du lugubre, du poussiéreux, du solennel, du fétichisme. À
l’inverse, on s’est interrogé sur le choix de favoriser les attributs du
« spectacle vivant » (recours à des performances, à des
représentations, à des événements spectaculaires...) ne faisait pas courir le
danger d’abandonner le caractère de médiation pédagogique propre à
l’institution muséale. L’observation d’un nombre important de musées-théâtres
édifiés un peu partout dans le monde, et particulièrement en Russie, a conduit
à une autre série de réflexions : plus attachés à un édifice particulier
qu’à l’ensemble de la pratique théâtrale, ils semblent surtout destinés à
célébrer un lieu ou un homme (musée-appartement de
Meyerhold, Musée du Théâtre Bakhruchine ou Musée du
Théâtre d’Art à Moscou…). Dès lors, on se demanda comment concevoir un musée
dédié à l’acte et au jeu théâtral. L’impasse, même, fut suggérée : la
diversité des œuvres, des styles, des traditions nationales ne rend-elle pas
impossible toute tentative de muséification ? Finalement, la volonté de
consacrer un musée au spectacle en France, sur le modèle d’une Cité, pose plus
de problèmes qu’elle n’en résout. Comment échapper, notamment, à des approches
très esthétiques souhaitées par les professionnels qui privilégient la
transmission des œuvres et des mises en scène ? à ce titre, l’échec du projet imaginé par Bernard Jaunay au Théâtre de la Gaîté lyrique, au-delà de toutes
les considérations financières, administratives et politiques, reflète la
difficulté de penser un musée qui prenne en compte toutes les dimensions du
théâtre. Son initiateur avait, en effet, imaginé un lieu ouvert à la fois sur
l’histoire et les techniques spectaculaires. Quant aux obstacles auxquels s’est
heurtée l’actrice et metteure en scène Catherine Bazaine lorsqu’elle a souhaité
élargir la diffusion de ses expositions consacrées à l’histoire du théâtre, ils
renvoient à l’embarras qui saisit le monde artistique devant les initiatives à
vocation pédagogique, tout comme à l’extrême difficulté à convaincre les
institutions. Sans compter que d’autres questions se sont aussi posées :
comment exposer le sacré et figurer les rituels ? Comment rendre compte de
l’événement spectaculaire ? Bref, et pour reprendre la formule de Georges Banu, le musée apparaît à la fois comme « impératif
optatif, impératif déceptif ». Plus largement, au sein de ce colloque, le
Théâtre a occulté très souvent la place des autres arts de la scène. À l’heure
où les arts considérés comme mineurs ont acquis leur légitimité artistique et
où les métissages sont nombreux, ce parti pris n’a pas été sans provoquer la
discussion.
Une autre journée d’études intitulée « Archives et spectacle
vivant : panorama, perspectives et usages historiens » obéissait à une
logique plus strictement historienne
[16]
.
Elle était née d’un double constat : celui du besoin éprouvé par les
chercheurs travaillant sur ce champ d’avoir une vue globale, au-delà des bases
de données et relevés de ressources existants, des fonds disponibles et d’avoir
une meilleure connaissance des considérations présidant à l’archivage des
documents ; parallèlement, celui d’un besoin ressenti par les
professionnels chargés de la collecte, de l’inventaire et de la valorisation
des fonds de mieux faire connaître la spécificité de leur travail, leurs
priorités et, éventuellement, les obstacles auxquels ils se heurtaient. Plus
largement, il s’agissait moins de se livrer à une tentative d’inventaire que de
confronter trois regards : celui des producteurs d’archives (on
s’interrogea sur le sens que pouvait avoir, pour un créateur, le fait de
« laisser ses archives » ?), celui des responsables de leur
conservation et de leur diffusion (on se posa moins la question de « qui conserve » que du «
comment ? » et des usages qu’ils imaginaient aux archives qu’ils
avaient eux-mêmes classées), celui des usagers (leurs choix, leurs approches,
leurs bonheurs et leurs déceptions).
Du côté des producteurs de sources, c’est-à-dire surtout des artistes, la
variété des attitudes a été soulignée. Méfiance, résistance, volonté de
contrôle, mais aussi préoccupation forte à l’égard des archives, voire de construire
des spectacles grâce à elles : autant de cas de figure existent autour de la
question de la dépossession sans qu’une ligne directrice puisse être clairement
établie
[17]
.
Si l’on se tourne du côté des détenteurs institutionnels d’archives, on
retiendra, outre leur volonté de souligner combien était variés les fonds
disponibles (les sources audiovisuelles ont beaucoup été évoquées
[18]
),
l’acuité de leurs questionnements autour des priorités de conservation. Que
garder des archives comptables et administratives ? Que faire des
maquettes, des costumes et des accessoires ? Faut-il accueillir
systématiquement les fonds de tel comédien, tel chanteur ou tel
technicien ? Doit-on privilégier le regroupement ou, au contraire,
favoriser la logique de déconcentration territoriale ? Que choisir de garder
pour les périodes récentes ? La question du périmètre est ici centrale.
Quant à celle de la diffusion, elle est en partie considérée comme résolue
aujourd’hui par la mise en œuvre de campagnes systématiques de numérisation. Il
n’en demeure pas moins que de
nombreuses sources demeurent, pour les chercheurs, inaccessibles (enregistrements
de voix sur 78 tours, décors…). Enfin, pour tous ces professionnels, la
valorisation des fonds est apparue comme un enjeu décisif. C’est sans doute ce
qui explique la volonté de multiplier autour d’eux les expositions et les
journées d’études
[19]
.
Archives et écriture de l’histoire
De manière sans doute plus inédite, on s’interrogea sur la manière de
faire histoire. Sont alors intervenus les troisièmes acteurs : les
chercheurs eux-mêmes qui, chacun à sa façon, ont montré comment ils faisaient
usage de leurs sources : qui d’insister sur les archives de la censure et
sur ce qu’elles disaient de la production théâtrale du temps, en l’occurrence
le XIXe siècle (Odile Krakovitch), qui
d’insister sur les spectacles du Second Empire et les salles qui les
accueillaient (Jean-Claude Yon), qui de montrer comment utiliser les cahiers de
notation des marionnettistes (Raphaèle Fleury), qui
enfin d’insister sur les archives syndicales et professionnelles (Aurélien Poidevin), pour ne citer que quelques exemples.
Ce que ces chercheurs ont montré rejoint une série d’évolutions récentes
en matière d’histoire des spectacles. Longtemps, l’histoire des œuvres et des
mises en scène s’est construite autour des écrits des théoriciens et des
analyses des dispositifs scéniques. Désormais, l’histoire du « spectacle
vivant » s’appuie davantage sur la recherche des multiples facteurs qui
pèsent sur la constitution des spectacles. Pas seulement esthétiques, les
déterminations peuvent être techniques, politiques, économiques, idéologiques
[20]
.
Pour les traquer, rien ne vaut un travail de défrichage systématique des
diverses sources évoquées plus haut.
Plus avant la « chaîne de production » du spectacle se retrouve
au cœur des analyses historiennes : au-delà du « personnage » de
l’auteur et du metteur en scène, on s’intéresse alors au directeur ou
producteur, au régisseur et au décorateur, à la costumière et à la maquilleuse…
L’examen de cette fourmilière du spectacle ne doit pas occulter le fait que de
fortes hiérarchies existent entre les différentes fonctions : il s’agira
de les mettre en évidence. Tout comme on pourra pointer des combinaisons
intéressantes : le poids de personnalités (les directeurs Jules Claretie à la Comédie-Française ou Jacques Rouché à
l’Opéra), des couples inédits tels le metteur en scène Jean Vilar et le
décorateur Léon Gischia, le rôle du collectif (troupes, bandes, compagnies,
ateliers…)
[21]
.
Ces angles d’attaque renouvelés incitent, à leur tour, à lire autrement les
sources disponibles. C’est aussi le cas des réflexions autour de la circulation
médiatique : le « spectacle vivant » ne peut se concevoir, à
partir de la fin du XIXe siècle, que dans le cadre de systèmes
complexes mêlant caf’conc’ et music-halls, édition de
la chanson et industrie discographique, cinéma, radio puis télévision
[22]
.
Ainsi, j’avais tenté de démontrer, il y a quelques années, en examinant par le
menu les conditions techniques de mise en place d’un spectacle, combien l’une
des mises en scène emblématiques du Front populaire, Naissance d’une cité de Jean-Richard Bloch joué en 1937 à Paris au
Vélodrome d’hiver, n’avait de sens que prise dans sa dimension de spectacle
total. Pas seulement pièce de théâtre, elle était aussi danse et compétition
sportive, revue de music-hall et cirque, spectacle politique et rassemblement
sportif, le tout au son d’un orchestre et des chœurs, avec force usage de
haut-parleurs, de projecteurs et de sons enregistrés
[23]
.
L’analyse des factures, des listes de fournitures, des listes d’intervenants
comme des cahiers de régie se révéla, dès lors, indispensable.
À rebours de « l’ocularocentrisme »,
on rend surtout grâce aujourd’hui aux traces sonores des spectacles afin de
redonner toute sa place à « la réalité sonore structurelle de la
représentation, scène et salle confondues »
[24]
.
Ces recherches – il faut signaler là le rôle décisif de Madeleine Mervant-Roux – s’opèrent dans le sillage des
recherches de Pierre Schaeffer (Traité
des objets musicaux, 1966), R. Murray Schafer (The Tuning of the
world, 1977), autour des analyses de Rick Altman (Silent film sound, 2004) Michel Chion (Le Son,
2004) ou de Jonathan Sterne, figure de proue des Sound Studies aux États-Unis (The Audible Past,
2003). Loin d’être anecdotiques, elles tendent à redéfinir la théâtralité ou le live trop souvent appréciés à la
seule aune de la co-présence des acteurs et des spectateurs
[25]
. Ce
faisant, c’est une invite à porter son attention à d’autres types de sources. À
titre d’exemples, celles d’un « proto-théâtre » diffusé par le
phonographe (Patrick Feaster), celles invitant à
penser le succès du théâtrophone et du théâtre
radiophonique (Melissa Van Drie), celles aussi
conduisant à réfléchir au métissage des formes entre le théâtre et le
pré-cinéma (Stéphane Tralongo). Dans le prolongement
de ces travaux autour du son du théâtre, un très récent colloque international
accordait une belle place à ces archives sonores aujourd’hui encore peu
étudiées et aux questions d’intermédialité
[26]
.
Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, on ne peut qu’être frappé par
la simultanéité des initiatives prises autour de la question des archives du
« spectacle vivant » et de leurs usages. Négativement, on y verra une
inquiétude, un embarras, une fragilité. Positivement, on la lira comme le signe
d’une forte vitalité de la recherche et d’une nette volonté de la part des
acteurs de partager la réflexion. Qu’on le veuille ou non, que cela émane ou
non d’actions concertées, il n’en demeure pas moins que ces interrogations croisées
contribuent à affermir des positions institutionnelles. Et peut-être, et
surtout, à consolider le champ d’études du « spectacle vivant ».
Cette synergie constitue donc un véritable atout, même s’il faut prendre garde
à ne pas s’y laisser enfermer.
Pascale Goetschel
Université de Paris I Panthéon Sorbonne