Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Ces femmes qui refusent d’enfanter
Introduction
Maud Navarre et Georges Ubbiali
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés : femmes sans enfant ; childfree ; stérilisation ; fécondité ; normes reproductives
Index géographique : France ; Russie ; monde
Index historique : xxie siècle
SOMMAIRE

TEXTE

Durant de nombreux millénaires, la mise en couple et le mariage s’accompagnaient de la procréation d’enfants. Demeurer stérile, pour un couple, correspondait à un drame personnel (cause de répudiation dans les temps anciens) et une réprobation sociale de la part de l’entourage. Certes, des figures sociales de la femme non-féconde existaient au sein des sociétés, cas exceptionnels et valorisés en tant que tels. Que l’on songe par exemple aux religieuses, dont la définition même s’inscrivait dans une norme explicite de non-reproduction. La vie communautaire et l’oblation à la divinité suppléaient en quelque sorte l’absence d’enfantement pour ces femmes. D’autres cas de figures pourraient également être mobilisés, correspondant à ce que Max Weber caractérisait comme une autorité charismatique, figure largement masculine, mais que par exception des femmes pouvaient endosser. C’est ainsi le cas de Jeanne d’Arc, improbable chef de guerre, dont le statut s’est accompagné d’une interdiction de sa fonction reproductive. Pour rares qu’elles soient, ces figures de femmes sans enfants n’en parcourent pas moins la totalité de l’histoire européenne (que l’on songe à la personne de Marie Stuart, magnifiée par le roman de Stefan Zweig [1]).

À l’époque contemporaine, ce cas de femme sans enfant continue de hanter l’inconscient social, par exemple sous la forme de la femme engagée pour une cause. La militante, surtout quand elle se voit confier une tâche de responsabilité au sein du mouvement ou de la structure dont elle participe. Louise Michel incarne sans aucun doute à merveille cette situation, elle dont la dénomination représente un raccourci saisissant de cet état d’absence d’enfant : « La vierge rouge » [2].

Que l’on décentre le regard de la France et l’on voit aussi apparaître ces figures féminines sans descendance : au tournant du xxe siècle, la polonaise juive, Rosa Luxembourg, révolutionnaire et pacifiste, fondatrice du Parti communiste allemand, a consacré sa vie à défendre ses idéaux, non sans avoir une vie sentimentale bien remplie. Pourtant, elle n’a eu aucun enfant. Quelques rares écrits laissent transparaître qu’elle a interrogé son amant à ce sujet, mais l’essentiel des traces écrites et orales laissées par Rosa Luxembourg montre qu’elle était davantage animée par ses idéaux égalitaires et démocratiques que par un souci de maternité. Les multiples liaisons qu’elle a entretenues laissent plutôt penser qu’elle maîtrisait bien sa fécondité et ne voulait pas d’enfant.

En s’engageant pour l’égalité et la défense de la démocratie, ces militantes des xixe et xxe siècle embrassent souvent la cause féministe par la même occasion. Elles se font alors les promotrices d’autres figures de la féminité, moins centrées sur la maternité que sur l’engagement public.

La femme sans enfant est une figure historique qui n’a pas cessé d’exister, y compris de nos jours. Il suffit d’évoquer des personnalités comme Mère Teresa, figure classique de la religieuse, ou encore Arlette Laguiller, sept fois candidate à l’élection présidentielle française, vivant en couple et sans descendance, si ce n’est celle du parti auquel elle revendique d’avoir consacré son existence [3]. Plus récemment encore, Angela Merkel, la physicienne devenue chancelière allemande n’a pas d’enfant. Historiquement, bien que correspondant à des séries singulières et bien souvent marginales, la figure de la femme mariée (ou en couple) sans enfant peut être repérée depuis fort longtemps.

Avec le développement contemporain de la contraception et la maîtrise subséquente du processus reproductif, l’existence de femmes (en couple, indépendamment de la forme de leur union : mariage, union libre, non cohabitation, etc.) sans enfant s’inscrit dans un cadre profondément modifié. En effet, désormais (au moins dans les sociétés développées), avoir un enfant ne relève plus du fatum, mais du choix, permis par le développement des techniques contraceptives. Cette prépondérance du  « désir d’enfant », qui caractérise désormais la venue au monde des nouveau-nés s’accompagne également de la possibilité de ne pas avoir d’enfant. Ce non-désir d’enfant, face inversée du désir et du choix, est désormais un phénomène suffisamment étendu pour être repérable statistiquement.

Toutefois, les femmes qui refusent d’avoir des enfants ne doivent pas être confondues avec celles qui veulent des enfants, mais qui ne peuvent en avoir, faute de disponibilité. Aujourd’hui, certaines femmes préfèrent s’investir prioritairement dans leurs études, puis dans leur carrière professionnelle. Ou encore, au contraire, les situations de vie précaires ou instables d’autres peuvent limiter les possibilités d’enfanter, même si le désir d’enfant existe. Ce phénomène qui se développe dans les sociétés occidentales reste encore peu étudié, certainement moins que les choix plus radicaux et ostensibles des femmes volontairement sans enfants. On ignore encore dans quelle mesure ce retard à l’enfantement peut limiter la descendance finale.

Les pages qui suivent traitent bel et bien des femmes qui n’éprouvent pas le désir de devenir mère. Selon les données fournies par Charlotte Debest [4], demeurer volontairement sans enfant a été, dans l’hexagone, un phénomène, peu étudié tout au long du xxe siècle, laissant ainsi dans l’ombre un processus en cours. Il faut attendre 1995 pour qu’une première évaluation soit proposée par l’Institut national d’études démographiques [5] sur les femmes en couple sans enfant par choix. Laurent Toulemon estime ainsi, sur la base de l’infécondité définitive [6], que moins de 4 % des femmes en couple nées dans les années 1950 sont demeurées sans enfant par choix. Plus récemment, deux grandes enquêtes nationales, ERFI [7] (INED, 2005) et FECOND [8] (INSERM-INED, 2010) ont fourni un large matériau pour actualiser les données disponibles. Debest [9] et Debest et Mazuy [10] confirment les chiffres obtenus quelques années plus tôt, estimant que 3,5 % des personnes en couple (18-50 ans) affirment avoir l’intention de rester sans enfant. Ce chiffre s’élève à 5 % si l’on ne prend pas en compte la situation conjugale de la personne. Le fait que ce phénomène reste largement minoritaire, malgré la liberté acquise grâce aux moyens de contraception, est un précieux indicateur des pressions sociales qui poussent à l’enfantement. C’est l’un des premiers enseignements des recherches sur le sujet.

Le choix d’une vie sans enfant s’avère donc une réalité assez minoritaire, laissant apparemment inentamée la norme reproductive pour les femmes vivant en couple. Pourtant, ces statistiques montrent de manière claire qu’une alternative existe face à l’hyper-injonction sociale à la maternité. C’est cette identité de « femme qui refuse d’enfanter » et les conditions socio-historiques qui permettent de la faire advenir qui font l’objet des différentes contributions qu’on lira dans les pages qui suivent.

Tout d’abord en évoquant l’expérience actuelle que vivent bon nombre de femmes dans le cadre d’un pays en transition post-communiste, l’ancienne URSS, devenue Russie. Tout en signalant les particularités d’un contexte toujours fortement marqué par les politiques publiques en direction des femmes qui caractérisaient l’ancien système soviétique, Veronika Kushtanina insiste sur la brutale évolution de la perception du statut maternel auprès d’un groupe de femmes des classes moyennes supérieures, approche de nature ethnographique croisée avec des données statistiques qui en amplifient la profondeur. Il apparaît assez clairement que malgré des points de départs socio-économiques profondément différents, la dynamique d’évolution sociale tend à rapprocher (au moins pour une fraction d’entre elles) la situation des femmes à l’Ouest et à l’Est du continent. Les comportements non-reproductifs analysés par Veronika Kushtanina s’inscrivent dans des mécanismes similaires à ceux que l’on connaît par ailleurs pour les femmes les plus qualifiées en France, à savoir un temps surinvesti par la carrière professionnelle (incluant l’accession à la propriété), qui laisse d’autant moins d’espace pour la perspective procréative que les rôles de genre les plus traditionnels (s’occuper des parents âgés) pèsent de tout leur poids sur les épaules des femmes russes qu’a observées Veronika Kushtanina.

Pourtant, insiste Emma Tillich, sous un angle bien différent, les institutions médicales opposent le poids de leurs traditions et des normes sexuées les plus convenues aux femmes qui souhaitent se faire stériliser de manière définitive, alors qu’elles sont encore en âge de pouvoir biologiquement se reproduire. Si l’on ne sait pas grand-chose du rapport à leurs partenaires, aspect qui mériterait d’être prolongé, pour ce groupe de femmes étudiées (se reconnaissant comme childfree), la volonté de ne pas avoir d’enfant (et donc de faire usage de la stérilisation) apparaît comme une forme de déviance que l’encadrement médical qu’elles fréquentent (psychologue, gynécologue, etc.) se charge de rappeler à l’ordre normatif de la préservation des capacités reproductives (« conserver sa fertilité »). Être femme en « sacrifiant » ses capacités reproductives demeure bien un impensé suscitant la réprobation de l’entourage de ces femmes aux choix radicaux.

Anne Gotman, dans le prolongement de ses travaux sur l’héritage [11], s’interroge sur ce que recouvre cette volonté exprimée par certaines femmes de ne pas assurer de descendance. Elle inscrit ce mouvement dans le cadre d’une avancée vers plus d’égalité entre les hommes et les femmes. Dessinant le portrait (au-delà du strict cadre hexagonal) de ces femmes, elle essaie également d’inscrire ce non-désir d’enfant dans un cadre psychique-psychologique des plus stimulants, en lien avec le « passif familial », qui pourrait constituer ainsi une autre piste explicative à ce mouvement marquant selon elle un pas supplémentaire vers l’émergence d’individus modernes.

Issus de communications présentées à l’occasion de la journée d’études annuelle « Actualité des études de genre », organisée dans le cadre du Centre Georges Chevrier-UMR CNRS-uB 7366 (université de Bourgogne), les différents textes qu’on lira dans les pages qui suivent ne prétendent pas  épuiser les questionnements suscités par la reconnaissance de l’existence de femmes qui assument leur statut sans volonté d’engendrer. De nombreuses autres pistes demeurent à approfondir. Pour en citer quelques unes, la question de la négociation au sein du couple et par conséquent, de manière plus large, la manière dont les relations conjugales interfèrent avec le non-enfantement volontaire ; quelles figures de la féminité indiquent les childfree dans leur potentiel de renouvellement de la place des femmes au sein de la société ; inscrite dans la modernité occidentale, au sein des milieux les plus éduqués, cette évolution se limitera-t-elle à ce milieu social ou sera-t-elle amenée à s’élargir ?). Si ces questions demeurent à ce jour, à notre connaissance, non documentées et explorées par les sciences sociales, en tous les cas cet ensemble que nous proposons propose un premier état des travaux sur ce sujet.

AUTEUR

Maud Navarre
Docteure en sociologie
Université de Bourgogne Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366

Georges Ubbiali
Maître de conférences
Université de Bourgogne Franche-Comté, Centre Georges Chevrier-UMR 7366


ANNEXES

NOTES
[1] Stefan Zweig, Marie Stuart, Paris, Livre de poche, 1962.
[2] Xavière Gauthier, La vierge rouge. Biographie de Louise Michel, Paris, Éditions de Paris, 2013.
[3] Arlette Laguillier, C’est toute ma vie, Paris, Plon, 1998.
[4] Charlotte Debest, Le choix d’une vie sans enfant, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
[5] Laurent Toulemon, « Très peu de couples restent volontairement sans enfant », Population, n° 4-5, 1995, p. 1079-1109.
[6] Indicateur qui mesure la proportion de femmes en fin de vie féconde (après 50 ans) qui sont restées sans enfant, quelles qu’en soient les raisons.
[7] Études des relations familiales et intergénérationnelles.
[8] Fécondité, contraception et dysfonctions sexuelles.
[9] Charlotte Debest, « Quand les “sans-enfant volontaires” questionnent les rôles parentaux contemporains », Annales de démographie historique, n° 125, 2013, p. 119-139.
[10] Charlotte Debest et Magali Mazuy, « Rester sans enfant. Un choix de vie à contre-courant », Populations et sociétés, n° 508, 2014.
[11] Anne Gotman, Hériter, Paris, PUF, 1988.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Maud Navarre et Georges Ubbiali, « Introduction », dans Ces femmes qui refusent d’enfanter, Maud Navarre et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 décembre 2018, n° 10, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Georges Ubbiali et Maud Navarre.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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