Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Ces femmes qui refusent d’enfanter | ||||||||||||||||||||||
« Pour mes trente ans je me fais stériliser. » Stérilisées et sans enfant : une utilisation déviante de la contraception ? | ||||||||||||||||||||||
Emma Tillich | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||
RÉSUMÉ
Cet article se focalise sur les femmes sans enfant et présente une utilisation singulière de la contraception : non pas pour « avoir un enfant comme on veut, quand on veut », mais pour choisir de ne jamais en avoir. L’enquête ethnographique se penche sur l’appréhension de cette pratique tant par les médecins que par les femmes stérilisées ou en voie de l’être. Demande déviante pour les médecins qui régulent fortement l’accès à cette méthode, cet acte est pourtant approprié comme un élément constitutif de la « culture childfree ». Le sujet invite à se pencher sur le discours de ces femmes, qui, s’il est « déviant » n’en est pas moins révélateur d’une générale aspiration à la libre disposition de son corps depuis la fin du xxe siècle ainsi que d’une place toujours plus grande réservée à l’autocontrôle de ses « pulsions », ici reproductives. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||||||||||||
I. Introduction : une situation paradoxale Plusieurs questions peuvent être abordées à propos du non-désir d’enfant : les déterminants sociaux du choix, sa stigmatisation, ou la revendication naissante des femmes « sans-enfant par choix » à être reconnues. Une dimension, pourtant indispensable dans l’affirmation contemporaine de ce choix, a cependant été oubliée dans l’analyse : la contraception. Comment, en pratique, contrôle-t-on sa fertilité afin de ne jamais enfanter ? Cet oubli laisse inexplorée la question de l’utilisation de la contraception, non pour avoir un enfant comme on veut, quand on veut, mais pour choisir de ne jamais en avoir. C’est cette question qui est en jeu dans la présente étude, qui n’en traite évidemment qu’une partie : la contraception des femmes sans enfant ne se résume pas à la stérilisation et, selon les sociologues spécialistes du sujet, peu de femmes sans enfant font ce choix radical [1]. Le présent article présente une réflexion issue de notre mémoire de Master 1 sur la stérilisation volontaire des femmes sans enfant (cf. l’encadré « Matériaux et méthodes »), sous la direction de Dominique Memmi sociologue et politiste, directrice de recherche au CNRS. Nous entendons par stérilisation une méthode contraceptive définitive, qui vise à mettre fin à la fertilité d’une personne. C’est une pratique légale en France depuis la loi du 4 juillet 2001 sur la contraception. Une distinction s’impose tout d’abord : celle de la stérilisation et de la castration, pas toujours évidente pour le sens commun qui assimile parfois stérilisation et mutilation. Cependant, la stérilisation est une intervention chirurgicale à seule visée de suppression de la fertilité, et non pas un retrait, souvent à caractère punitif, des organes de procréation dans leur intégrité, qui constituerait effectivement une castration. Il y a deux méthodes principales de stérilisation volontaire dite « féminine » [2]. La première est la méthode cœlioscopique : l’abdomen est ouvert avec deux micro-incisions après avoir été gonflé par des gaz, puis est insérée une micro-caméra – un endoscope – par le nombril, pour permettre de ligaturer les trompes, y poser des clips ou encore en couper une partie (« salpingectomie »). Une deuxième méthode, aujourd’hui retirée du marché en raison d’un scandale sanitaire [3], s’effectuait par hystéroscopie, c’est-à-dire en passant par le vagin. Il s’agissait de la méthode Essure, qui consiste à placer des ressorts dans les trompes de Fallope afin de les boucher. Malgré cet aboutissement technique, ces méthodes de stérilisation restent peu connues, peu présentées aux patientes et, parfois, nous le mentionnions, associées à une mutilation voire à une castration. Cette pratique n’a longtemps rien pu être d’autre qu’un oxymore : comment décider volontairement d’être stérile dans un monde où la stérilité était frappée de honte, l’infertilité chargée d’opprobre ? Le fait qu’on puisse penser une stérilité « volontaire » est, selon nous, dû à l’avènement d’une société où les individus ont des « droits reproductifs », et spécialement les femmes : droit donc aux méthodes anticonceptionnelles et à « un corps à soi » [4]. Ces droits sont symptomatiques d’une société où, depuis à peu près les années 1960, la non-maternité devient une option qui s’offre aux individus, à défaut d’être un choix pleinement accepté [5]. La stérilisation n’est cependant pas « une méthode contraceptive comme une autre » selon une gynécologue interrogée par nous en février 2017. Elle constitue en effet, pour la plupart des médecins interrogés sur le sujet, un « choix grave », une décision qu’on ne prend pas à la légère, et nombreux sont ceux qui s’opposent à la « banalisation » d’un acte pourtant libéralisé par le droit [6]. Reflet de cette réticence, le taux de stérilisation féminine reste faible : 3 % des 35-39 ans, 8,5 % des 40-44 ans, 12,2 % des 45-49 ans sont stérilisées selon l’enquête FECOND de l’INED-INSERM, en 2013. L’accès à cette méthode « pas comme les autres » semble être encore plus difficile pour certaines. Profitant d’une petite émergence médiatique du thème de la stérilisation, mais aussi du non-désir d’enfant, des femmes sans enfant prennent la parole. Elles racontent leur « parcours du combattant » pour accéder à la stérilisation, décrivent des médecins réticents, voire « insultants », vis-à-vis de ce choix de vie. Quelques émissions ont porté spécifiquement sur le sujet, dont le web-documentaire « J’ai décidé d’être stérile » interrogeant trois femmes plutôt engagées pour la reconnaissance de ce choix, qui rapportent leurs difficultés pour accéder à la stérilisation [7]. Cette réticence française contraste pourtant avec l’ampleur du phénomène au niveau mondial. Aujourd’hui méthode de contraception la plus employée dans le monde (World Contraceptive Use, 2017, http://www.un.org/en/development/desa/population/publications/dataset/contraception/wcu2017.shtml), la stérilisation concerne un couple marié d’âge reproductif sur cinq et plus d’un couple sur trois dans certains pays (Chine, Corée du Sud, États-Unis). La situation contraste également avec d’autres pays européens comme la Belgique et les pays scandinaves, où la stérilisation est beaucoup plus répandue. Cette situation pose donc question. Comment se fait-il, à l’heure où le choix de non-maternité constitue une option possible, que l’opération soit si confidentielle, et surtout refusée à certaines catégories de femmes, à commencer par les femmes sans enfant, comme si l’on s’opposait à cette réalisation pratique du non-désir d’enfant ? Comment les exclues de l’accès à cette méthode arrivent-elles tout de même à se faire stériliser ? Comment un tel acte est-il justifié et qui sont finalement ces femmes qui veulent se lancer dans ce « parcours du combattant » ? Pour répondre à ces questions, un parti-pris a donc été adopté : celui de la focalisation sur les femmes sans-enfant stérilisées. Nous partions de l’hypothèse d’un effet-loupe sur ce que nous voulions observer : l’acceptabilité d’un acte qui questionne à la fois le médecin dans son rôle de thérapeute et la société dans son ensemble sur les normes procréatives, ainsi que les stratégies de résistance d’individus qui s’organisent pour obtenir l’accès à cette méthode réservée à certaines femmes.
Matériaux et méthodes
Nous avons mené une enquête essentiellement ethnographique, auprès de gynécologues pratiquant ou non la stérilisation (cinq gynécologues exerçant en clinique ou en hôpital public ont été interrogés) et de femmes stérilisées ou aspirant à l’être : onze femmes sans enfant ont été interrogées, ainsi que deux femmes ayant eu des enfants). Nous avons pu observer deux consultations pour stérilisation en suivant une enquêtée dans son parcours. Nos enquêtées avaient entre vingt et cinquante-et-un ans, deux étaient en couple non-cohabitant, une séparée et dix en couple hétérosexuel. Parmi les enquêtées sans enfant, toutes sauf une appartenaient aux groupes de revendication « childfree ». Trois étaient cadres en entreprise, une professeure de théâtre, une autre professeure des écoles, deux secrétaires médicales, deux auto-entrepreneures à leur compte. Une autre suivait des études dans le secteur médical, une était sans-emploi diplômée d’un Master d’histoire, une autre encore était chauffeure de poids-lourd. Notre ethnographie s’est poursuivie en ligne, par l’observation systématique des publications de divers groupes Facebook childfree (personnes se revendiquant sans enfant par choix), dont un nombre conséquent traite du sujet de la stérilisation volontaire. Nous avons doublé cette enquête ethnographique de la consultation de la littérature médicale au sujet de la stérilisation, mais aussi du dépouillement du fonds Ménie Grégoire de Tours. Nous nous sommes intéressée aux lettres de femmes écrivant à Ménie entre 1975 et 1979 au sujet de la stérilisation, lui confiant doutes, revendications et interrogations. II. Un univers de déviance par rapport à une norme implicite 1) Une pratique fortement régulée La stérilisation semble être la pratique contraceptive dont l’accès est le plus fortement régulé en France, alors même qu’elle a longtemps été impensée par le droit. Précisons tout de même que si sa légalisation est exceptionnellement tardive, l’opération était pourtant pratiquée de longue date depuis les années 1940, dans un certain flou juridique [8]. Permettons-nous un petit détour par la littérature médicale avant de présenter les résultats de notre enquête. Celle-ci, si elle parle bien d’un « choix » de la femme, évacue assez vite la question de la volonté de la patiente dans la décision. Premièrement parce qu’elle évoque peu le mot et le concept : Stérilisation chirurgicale de la femme. Techniques, résultats, séquelles [9], La stérilisation à visée contraceptive [10], « La stérilisation tubaire. Indications, techniques, résultats et conséquences » [11] sont autant de titres qui mettent l’accent sur la technicité de l’acte. Ces ouvrages commencent à être publiés dans les années 1970 – ce moment de reprise en main radicale des destins corporels [12], où la pratique est sûrement repensée. Cependant, il n’existe aucun ouvrage complet récent sur la stérilisation, excepté le premier cité, datant de 2004 [13] : peut-être la stérilisation n’a-t-elle alors été que peu repensée à l’aune du choix volontaire de la femme, pourtant mis en valeur par la loi de 2001. La régulation de la stérilisation se fait selon deux modalités. La première est un mode de régulation plutôt autoritaire, symbolisé par exemple par le refus catégorique et peu motivé de stérilisation (« Je me suis fait traiter de folle », raconte ainsi F3, 35 ans, professeure des écoles). Une autre modalité, plus courante dans nos entretiens, est celle du « gouvernement par la parole » [14], c’est-à-dire un mode de gouvernement qui passe essentiellement par, comme son nom l’indique, la parole, la discussion, plus largement l’interaction entre soignant et soigné. Pour résumer, ce mode de gouvernement vise à faire comprendre la bonne décision au patient, plus qu’à prendre la bonne décision. Il s’agit d’une orientation « douce » des conduites. L’accent est mis sur la nécessité de faire consentir le patient aux décisions du praticien ; ainsi ce gouvernement produit-il « un sujet qui opine ». Cette modalité passe ici essentiellement par des entretiens à caractère biographique qui mènent une enquête sur la psyché de la patiente afin de déterminer son aptitude à se faire stériliser. « La bonne pratique de la stérilisation tubaire est celle qui ne met pas les patientes dans la situation de regretter cette décision », affirme-t-on dans un ouvrage récent sur le sujet [15]. Aussi l’enjeu principal de cette discussion à caractère psychologique est-il souvent de sonder le risque de regret : Dr 5 : Après y a toujours ce problème de se dire : est-ce que, quand elle va avoir 38 ans-39 ans, qu’elle sera accomplie professionnellement, elle va pas se dire... Parce que y a aussi ce souci-là c’est qu’à 38 ans on n’est pas accomplie professionnellement... Et qu’on peut se dire : c’est dommage en fait j’aurais bien aimé avoir un bébé [...] Q : Est-ce que vous seriez en désaccord avec une vision un peu plus décentrée qui dirait bah... si la femme regrette c’est pas grave, c’est son choix ? Dr 5 : C’est le rôle du médecin en termes de ce qui peut et ce qui va se passer [de gérer le risque de regret]. C’est lui dire que c’est possible qu’elle regrette d’avoir pas eu d’enfant. Faut juste l’informer. Pour qu’elle ait une information claire, loyale, tout ça. Ces entretiens sont confiés aux médecins qui posent explicitement des questions biographiques recommandées par la littérature, ou explicitement délégués à des psychologues, voire au service psychiatrique de l’hôpital comme en témoigne une praticienne qui affirme y renvoyer les cas « complexes » (Dr 2). Cette régulation trace donc, en creux, le portrait d’une femme stérilisable, définie par un certain nombre de critères. Il est possible de les classer en deux catégories : des critères positifs (être capable de se faire stériliser sans regretter) et des critères négatifs (ne plus être capable de supporter ou de gérer sa fertilité). Parmi les critères positifs, citons d’abord la condition d’âge et de nombre d’enfants, qui est la condition principale, majeure, de refus ou d’acceptation de l’intervention. Globalement, la femme « stérilisable » a plus de 35 ans, voire 40 ans pour certains gynécologues, et a déjà eu plusieurs enfants. Si la femme est nullipare, l’intervention n’est généralement pas pratiquée avant 40 ans, selon trois gynécologues interrogés. Pour les deux autres, qui semblent résumer la position de bien d’autres, l’intervention ne se pratique pas avant 30 ans au moins. Étrange correspondance entre l’âge de la stérilisation et l’âge moyen à la première maternité (29 ans en France), comme si la trentaine était une sorte d’âge de raison permettant à l’individu de faire un choix éclairé sur son désir d’enfant. Une autre condition est la stabilité de la vie de couple. Beaucoup de questions portent sur la possibilité d’une séparation surtout chez les femmes jeunes, supposées plus concernées. Citons par exemple une gynécologue : « On ne sait pas si la femme jeune elle ne peut pas rencontrer quelqu’un cinq ans, dix ans après, c’est risqué parce qu’il y a les aléas de la vie, parce qu’on ne sait jamais ce qu’il peut arriver » (Dr 2). Au fondement de ces conditions, se trouve bien le risque de regret, fortement mentionné par les médecins. Cette conception se fonde – en partie – sur certaines études statistiques citées par la littérature médicale, qui indiquent que plus une femme est jeune et moins elle a d’enfants, plus elle risque de regretter l’intervention. En pratique, le médecin se fait gestionnaire du risque de regret, conçu comme partie intégrante de son rôle professionnel. Les critères négatifs sont le fait de ne pas pouvoir supporter sa fertilité – avoir une maladie qui rend la grossesse dangereuse, par exemple – ou de ne pas pouvoir la gérer – par exemple, dans le cas des avortements à répétition. Citons le cas d’une enquêtée de 20 ans stérilisée à 19 ans (F11, étudiante), sans enfant, qui avait avorté quatre fois depuis ses 14 ans à cause d’un problème « d’hyperfertilité » [16]. Le contraste avec les autres femmes enquêtées est flagrant : elle n’a eu aucune difficulté pour se faire stériliser et n’a eu besoin de rencontrer que deux médecins acceptant de pratiquer l’intervention [17]. 2) Refuser sa fertilité : une demande déviante Les femmes sans enfant qui aspirent à se faire stériliser sont donc déviantes au regard de ces critères, ce qui expliquerait la réaction parfois violente de certains praticiens à l’égard. Mais de quelle déviance s’agit-il ? Par rapport à quelles normes la définir ? Deux réponses paraissent possibles. Premièrement une déviance à la norme procréative : ne jamais devenir mère. Cette réponse est la plus évidente et est formulée en premier lieu par les enquêtées qui appartiennent souvent aux groupes de revendication « childfree ». Elles dénoncent et s’opposent à une société fondamentalement « pro-nataliste », dont les médecins se font selon elles l’écho. Une enquêtée, par exemple, relate que sa gynécologue lui avait déconseillé la pose d’un Dispositif intra utérin (stérilet) qui ne laisserait selon elle pas assez de place aux « surprises de la vie ». De manière plus violente, certaines femmes ont relaté s’être fait traiter d’égoïstes, de « folles » par leurs médecins (F3, F5, F13). Cependant, même si elle n’a pas disparu, cette pression à la maternité semble s’affaiblir, aux dires de certains praticiens qui la dénoncent : Dr 3 : Moi évidemment, que je pense qu’une femme peut être tout à fait heureuse et épanouie en n’ayant pas d’enfant ! Dr 5 : Enfin je suis pas 100 % féministe mais un peu quand même. Y a quand même un gros problème. Enfin, y a quarante ans, c’étaient que des hommes qui avaient quand même une espèce d’emprise et une façon de diriger la vie des femmes qui, à mon avis, qui est pas acceptable. Enfin, une femme elle a le droit de dire qu’elle a pas envie d’avoir des enfants en fait... Enfin, voilà chacun fait ce qu’il veut et le corps de la femme, enfin elle fait ce qu’elle veut de son corps. Dans les livres les plus récents sur la stérilisation, on parle de la « possibilité de dire oui (ou non !) » à la procréation [18]. Au sein de la jeune génération de gynécologues privilégiant la « pédagogie douce » [19], on assiste donc davantage à la valorisation de certains choix plutôt que d’autres – maternité plus que non-maternité –, qu’au refus violent du non-désir d’enfant [20]. La maternité, dans les discours du moins, ne constitue plus tant officiellement une injonction qu’un horizon d’attente, et de nombreux praticiens parlent de l’option contraire, désormais entrée dans l’ordre des possibles. Cependant, la stérilisation d’une femme sans enfant en pleine possession de ses capacités reproductives continue très souvent, elle, d’être refusée. Pour quelles raisons ? La deuxième réponse serait alors une déviance à la norme contraceptive. Même en présence d’une critique de l’injonction à enfanter, l’orientation pratique des usages contraceptifs dirige prioritairement les femmes vers les méthodes réversibles. Ces résultats concordent avec ceux de la littérature en sciences sociales sur le sujet, qui décrivent la profession de gynécologue comme orientée vers une bonne gestion conservative de la fertilité, dressant une hiérarchie implicite des moyens de contraception. La gynécologie est décrite par la sociologue Lucile Ruault comme une profession qui produit des représentations particulières du féminin, parfois essentialistes et surtout centrées sur la fertilité – « L’utérus est l’organe qui est au centre de la femme » déclare par exemple une gynécologue citée par l’auteure [21]. Ces représentations dressent les contours d’une vie féminine normée, qui donne son importance aux différents âges de la vie. À chaque âge sa contraception, peut-on caricaturer : les jeunes filles sont très souvent orientées vers la pilule, arrêtée pour un « projet bébé » vers la trentaine, et remplacée éventuellement par un stérilet, puis par une stérilisation dans la période de péri-ménopause. Il conviendrait de ne pas bruler ces étapes en attentant à sa fertilité : celle-ci se devrait d’être entretenue, surveillée par des examens réguliers. Remarquons que le seul moment où renoncer à sa fertilité apparaît pensable, c’est lorsqu’elle n’a plus de « valeur » : par exemple proche de la ménopause, ou quand la femme a déjà enfanté plusieurs fois. Une gynécologue interrogée présente les choses en ces termes : si elle réfléchit un peu avant de stériliser une femme sans enfant dans la trentaine, le doute n’est plus permis à partir de la quarantaine, car rester fertile serait synonyme de « s’exposer à des risques de grossesses indésirées » (Dr 5). La fertilité est donc ici dévaluée, presque présentée comme indésirable, ce qui justifie le fait que l’on puisse la supprimer. Cette norme est parfaitement adaptée au gouvernement par la parole de la conduite des femmes, en ce que les orientations sont moins explicitement imposées. Aussi est-ce souvent par la psyché des femmes que l’on justifie un refus de stérilisation. Dans leur majorité, les médecins recourent souvent à la notion de « for intérieur féminin » [22], qui prescrit des conduites genrées conçues comme des nécessités psychiques. Certaines demandes relèvent ainsi du pathologique : Dr 2 : On peut pas imagin... Y a souvent quand même des problèmes évidemment en rapport avec la mère, des problèmes avec la maternité... Q: Mh.. Dr 2 : Si derrière ça on voit – je dis n’importe quoi hein – des abus dans l’enfance ou une mère tyrannique ou, euh... une fratrie où il y a eu des déchirements terribles, bah forcément on se dit « Oui je peux... je peux comprendre qu’y ait pas en... y ait cette peur de la grossesse. » Et je pense qu’il faut dédra... Parce qu’en fait, en plus, il faut essayer de faire comprendre que la contraception elle est très efficace. Enfin ok d’accord, elle l’est pas à 100 %, mais elle est très efficace. Ce déplacement des normes de la maternité vers la nécessité psychologique de rester fertile pourrait être révélateur de la nécessité d’un gouvernement moins autoritaire des conduites face aux volontés individuelles de « reprise en main des destins corporels » [23]. En même temps, les médecins semblent investis d’un rôle de plus en plus grand d’administration physique et psychique des vies humaines – sans toutefois recevoir la formation adaptée, comme dans le cas de la contraception [24] : ils opèrent alors un « bricolage » de règles de conduites anciennes et passées pour remplir leur rôle [25]. Ajoutons aussi que dans ce cas précis, les gynécologues inventent un nouveau guide de conduite autour d’un acte qui semble toujours les questionner sur leur rôle de thérapeute, et être proscrit par leurs pairs – certaines décisions difficiles se prennent en collégialité, nous apprennent les gynécologues interrogés, et c’est la majorité des thérapeutes, assez souvent hostiles à une telle intervention, qui décide. Si nous avons donc ici affaire à des déviantes, il convient de se demander comment elles opèrent pour contourner ce gouvernement exceptionnellement fort des conduites reproductives mis en place par les gynécologues, qui conçoivent la gestion du « risque de regret » comme partie intégrante de leur rôle professionnel. III. Contourner les normes, être reconnue dans son choix 1) L’invention de stratégies Face à ce stigmate posé sur elles, les sans-enfant volontaires demandeuses de stérilisation s’organisent. Appartenant souvent aux catégories moyennes à supérieures, elles font un large usage des « armes sociales » [26] à leur disposition pour faire respecter leur choix de non-maternité. Elles produisent des justifications utilisées au sein d’une argumentation cohérente à destination des médecins et se renseignent de manière alternative : avant d’aller en consultation, elles connaissent souvent bien les méthodes de stérilisation – et surtout depuis le scandale sanitaire éclatant autour de la méthode Essure. Cet extrait d’observation de la consultation de F8 (30 ans, cadre) l’illustre : Nous nous installons dans le bureau du Dr 4. Celle-ci s’assoit derrière son bureau. F8 installe son manteau sur le siège en face du docteur et s’assoit. À la demande du docteur, nous nous asseyons sur un siège en retrait, dans le coin droit de la salle et nous commençons à prendre des notes. Dr 4 : Qu’est-ce qui vous amène ? F8 : Alors je suis ici parce que j’ai été adressée par le Dr X pour une stérilisation. C’est un choix auquel j’ai réfléchi depuis très longtemps, parce que je... n’ai jamais voulu d’enfant, et que je ne supporte pas la contraception, notamment la pilule... Et que je suis sûre de ne pas vouloir d’enfant. Dr 4 : Alors, d’accord, on va reprendre votre parcours contraceptif... Se regrouper est également une stratégie : notamment sur Internet grâce à des groupes d’entraide en ligne sur les réseaux sociaux, qui servent, entre autres, à échanger des conseils et des noms de praticiens acceptant de les stériliser. L’interaction médecin-patiente est relue sur le mode agonistique : si les médecins visent à gouverner les conduites, les patients veulent les convaincre, « montrer leur détermination » et se faire « reconnaître dans (leurs) choix ». F10 (28 ans, à son compte) mentionne ainsi les apports de cette opération, où les enjeux de la reconnaissance [27] sont en effet très présents : F10 : Une libération. Une vraie libération. Mais plus largement, euh, j’ai le sentiment, j’ai le sentiment que j’ai enfin fait ce que je voulais. […] [En se faisant stériliser], tu transpires la nana qui a choisi son destin. Psychologiquement, c’est un plus pour moi [d’avoir cette assurance], psychologiquement c’est un plus parce que je me dis que plus jamais je risque de pas pouvoir choisir ce qui arrive à mon corps… C’est un sentiment d’avoir enfin fait ce que je voulais en fait. On peut donc insister sur le décalage entre une profession imposant un gouvernement par la parole et par la psyché et une population fortement résistante aux règles de ce gouvernement. Un exemple est la manière dont les questions biographiques que posent les médecins sont reçues par les patientes sans enfant. La question de la rencontre d’un nouveau conjoint qui veut des enfants est souvent mentionnée comme exemple des questions « absurdes » (F4, 31 ans, à son compte) posées en consultation à des patientes qui font souvent la même réponse : « Je ne veux pas d’enfant et je ne fais pas d’enfant par amour ». Une autre question, symptomatique du décalage entre la profession médicale et les femmes sans enfant par choix, est celle-ci : « Est-ce que votre compagnon a envisagé la vasectomie ? » posée par deux médecins du panel, qui souhaitent mettre en avant la facilité de la vasectomie pour les hommes. Or, cette décision semble être pour les personnes sans enfant une question de choix personnel, sans rapport direct avec le conjoint, et non pas une gestion arbitrée de la contraception au sein d’un couple, comme le sous-entend la question des praticiens. C’est là un cas d’échec relatif du « gouvernement des corps » vis-à-vis des childfree. Mal reçu par les acteurs qu’il vise, il pose la question suivante : organisées et déterminées à faire respecter leur choix, les childfree sont-elles ingouvernables ? 2) Justifier son choix : une double modalité Deux types de justifications se combinent paradoxalement pour la stérilisation : une demande de naturel et une demande radicale. Demande de naturel, tout d’abord : les femmes interrogées présentent cette méthode – et surtout aux médecins – comme un moyen plus « naturel » de contraception, sans hormones, et non-invasif. Elles relatent souvent un parcours contraceptif difficile, marqué par l’essai infructueux de diverses méthodes. Pour toutes les femmes interrogées, sans exception, la contraception non définitive est associée à un lexique dépréciatif, faisant référence à la contrainte. Au contraire, la stérilisation est présentée comme libératrice, source d’indépendance. Par exemple par F4 (31 ans, à son compte) et F9 (30 ans, cadre) : F4 : Moi c’est sûr que ça me faisait chier, hein, les hormones. Enfin, je veux dire, c’est hyper mauvais, moi j’avais peur que ça me provoque... Je sais pas. Enfin, sachant que je veux pas d’enfant, 20 ans d’hormones sur mon corps... Ils disent que ça fait rien, que ça diminue le risque de cancer de je sais pas quoi... Moi je sais juste que je veux pas prendre ça. F 9 : Pourquoi je voulais pas de stérilet, euh, bah parce que ça me dérangeait d’avoir un corps étranger dans mon corps, voilà, enfin vraiment l’idée me dérangeait. On peut inscrire cette volonté de « naturel » dans un contexte de « crise de la pilule » [28], remise en cause depuis 2012-2013 avec les affaires des pilules de 3e et 4e générations. Les opinions négatives à propos de la pilule sont de plus en plus répandues, surtout parmi les jeunes générations (44 % d’opinions favorables à la pilule en 2010 contre 31 % en 2013 [29]). Deuxièmement, les enquêtées formulent une demande radicale de rupture avec la fertilité. Sur le groupe Facebook « childfree », une femme déclare par exemple être « mal à l’aise avec le fait qu’elle doive tromper son corps pour ne pas avoir d’enfant ». Les femmes interrogées mobilisent le vocabulaire de la lassitude de cette fertilité indésirable, encombrante. Comme F7 (à son compte) qui, après un long parcours contraceptif, décide de se faire ligaturer les trompes à 40 ans. F7 : J’ai pris la pilule, de 16 à 26 ans, pas d’oubli. Puis implant : plus de migraines, pas de problèmes, j’ai perdu du poids. Mais à un moment je pense que ça suffit, je voyais pas... l’intérêt. Pour moi, on n’aurait pas voulu me stériliser, c’est pour ça que j’ai pas demandé [avant]. Si j’avais pu être stérilisée direct, ça aurait été un bonheur. Je revis, aujourd’hui. Les enquêtées parlent souvent de la peur de devenir enceinte, encore plus présente que pour les deux femmes avec enfant interrogées. La possibilité du déni de grossesse a été évoquée deux fois dans nos entretiens – F2 (27 ans, cadre) parle par exemple du déni de grossesse de sa sœur, événement marquant – et est revenue quelques fois dans les posts du groupe « childfree ». Comme celui-ci : « Que feriez-vous si vous faisiez un déni de grossesse ? », post suscitant des réponses effrayées et des solutions radicales : « Je le mettrais au congélo » commente une femme sur le ton de l’humour. Le régime de justification des enquêtées présente plus généralement une suraccentuation du caractère rationnel du choix : les raisons de la stérilisation, comme celles du non-désir d’enfant, sont souvent énumérées avec assurance à l’enquêtrice avant que la question ne soit posée, au cours de l’entretien. La psychologisation est aujourd’hui un mode répandu de rapport à soi [30], pourtant les enquêtées mobilisent peu cette modalité du discours, très souvent utilisée lors des enquêtes sur la contraception ou l’avortement. Peu de raisons inconscientes du choix (peur panique de la grossesse, histoire familiale, etc.) sont présentées à l’enquêtrice [31], alors même qu’elles le sont parfois sur le groupe Facebook childfree. Nous l’attribuons à une nécessité de présentation de soi à l’enquêtrice, dans un contexte où leur psyché est utilisée contre leur choix : tout se passe comme si faire un choix aussi radical que la stérilisation impliquait de recourir à une volonté libérée des aléas de l’inconscient, à un moi sans zone d’ombre. Les enquêtées semblent donc « investir » ce vide symbolique autour de la stérilisation. Elles donnent un sens à la stérilisation, qui joue un rôle très important dans la « culture childfree » en ligne. L’intervention est très souvent évoquée sur le mode ironique « Il faudrait tous les stériliser », « Stérilisation pour tout le monde ! », ou revendicatif (« J’espère que j’obtiendrai bientôt ma stérilisation », « J’ai enfin obtenu ma stérilisation », etc.). Une expression consacrée existe même parmi les groupes childfree ainsi que les groupes d’entraide sur la stérilisation – qui ne regroupent pas que des « childfree », mais en comptent un certain nombre : « libérée, délivrée ! » affirme souvent une femme qui vient d’« obtenir » une stérilisation. La stérilisation est selon nous un élément central de promotion des valeurs et de la culture childfree en ligne : quel rôle joue-t-elle et quels sens lui sont associés ? IV. Les sans-enfant : des entrepreneures de norme socialement situées Commençons par préciser que les femmes sans enfant enquêtées sont une population aux caractéristiques sociales particulières. Globalement, elles appartiennent aux classes moyennes et moyennes supérieures – voire supérieures, ce qui est relativement cohérent avec la population sans-enfant par choix enquêtée par Charlotte Debest ou Anne Gotman [32]. 1) La stérilisation : une distinction ? Le discours en ligne des childfree repose souvent sur la dénonciation de toute une catégorie de personnes qui représentent la norme procréative : « les Mamounes » – au masculin « Papoune », au pluriel « Parounes » et leur enfants : les « beybey ». Les Mamounes et les Papounes, sont ces « parents un peu bêtes, un peu gaga, des parents niais quoi » selon les mots d’une enquêtée. C’est aussi « les parents qui exposent leurs enfants partout » et « les parents qui donnent des prénoms débiles : comme je sais pas, Djason avec un « d », Perle, Ruby... » (F12). Les « Parounes » représentent la norme procréative en ce qu’ils illustrent ces parents qui procréent par convention sociale, et vivent leur vie par procuration, au lieu de faire des choix individuels comme ceux que revendiquent les enquêtés. Ces faits reprochés aux « Parounes » sont cependant aussi des caractéristiques de classe : mauvais goûts culturels (mauvais choix de prénom), mauvaise éducation (mauvaise façon de se tenir dans les lieux publics...), ou profits tirés du système de sécurité sociale (les « cassos » qui vivent des allocations familiales). Voici par exemple une publication intéressante, émanant d’une internaute childfree : Quand il y a trois jours, ta psychothérapeute suprazen te voit débouler avec une heure d’avance dans la salle d’attente de son cabinet, en sueur, haletante, le cœur à 120 bpm, les joues écarlates, avec l’impression d’étouffer, que tu lui expliques qu’après une heure de train régional à éviter les gamins pickpockets, tu viens de te taper trois quarts d’heure de bus aux côtés d’une cassoc’ affublée de deux chiards survoltés dont elle n’a pas arrêté de hurler les HORRIBLES prénoms, le tout en l’absence de clim et en respirant l’odeur infecte de fraise chimique de 3 paquets entiers de bonbons fluorescents et bourrés d’additifs qu’elle leur a généreusement prodigués pour le trajet et qui ne feront qu’achever de ravager ce qui leur reste de tissu cérébral. Tu avoues à ta psy que, en l’absence de plan « siège éjectable » ou de gâchette à portée d’index, t’as quand même pensé à cinquante-sept manières de la tuer, elle et ses gluants, et que, à ton immense surprise, elle te répond « Oh... Mais Élodie comme je vous comprends !!! » et que pour te réconforter elle t’offre des noisettes bio avec un grand verre de jus de fruits de son jardin tout frais sorti de l’extracteur ? #instantdegrace. Cette entrevue a ILLUMINÉ mon week-end ! Le ton de ces propos tient également, il faut le rappeler, à leur inscription dans un espace en ligne que les enquêtées considèrent comme leur défouloir. Ils ne seraient pas représentatifs du comportement adopté dans la vie non-virtuelle, selon une enquêtée (F12, 31 ans, secrétaire médicale) : F12 : Ah ben en disant « Vous avez vu comment vous êtes méchants avec les petites mamans. ». Non bon ben nous on est assez cash, on dit ce qu’on a à dire, voilà. On se défoule entre nous, on se moque, c’est vrai. Y a bien des gens qui se moquent des sans-enfants, genre « Oh ils se plaignent d’être fatigués, mais ils ont même pas d’enfants. » Ben nous c’est pareil, on peut aussi se moquer. Par contre c’est pas pour ça qu’on ira faire du mal ou qu’on veut du mal aux enfants ou qu’on les aime pas, c’est pas du tout le cas. Mais beaucoup croient que c’est ça, qu’on est des méchants. Alors que non, on a juste tous ce petit côté commun de deuxième degré, de se moquer. Le contrôle de la fertilité apporté par la stérilisation pourrait cependant être distinctif. C’est un attribut de classe supérieure qui sait mettre à distance le bas corporel (vomi, urines, fèces), mais aussi l’instinct maternel (celui des « Parounes », tant moqués), et enfin le corps procréateur. Le contrôle de la fertilité constitue un attribut de classe en ce qu’il enseigne en définitive quoi faire avec son corps : savoir l’utiliser à des usages présentés comme plus épanouissants que la procréation, et dans une certaine mesure comme plus « légitimes » [33]. Il serait bien sûr réducteur d’assimiler totalement les valeurs du groupe childfree à des valeurs de classe : la procréation est également la norme dans les classes supérieures, et les valeurs childfree ne constituent pas des valeurs légitimes au sein de la société dans son ensemble, étant donné la stigmatisation encore très présente du non-désir d’enfant. Il serait donc plus juste de dire que le mouvement childfree utilise parfois l’outil de la violence symbolique pour légitimer son existence. En cela, la présence de la violence symbolique serait révélatrice d’une crispation d’une population stigmatisée en raison de ses caractéristiques dominantes, dans le but d’acquérir une légitimité. 2) Une forme d’autocontrôle radical de la « pulsion » reproductive Une autre interprétation est possible pour cette mise à distance des figures de la parentalité et ce dégoût de l’engendrement. Au vu des publications du groupe childfree on peut parler de dégoût de la maternité et de l’engendrement – photos d’accouchements apocalyptiques ou de ventres « déformés », bébés considérés comme « affreux », vocabulaire du bas corporel appliqué aux enfants « chiards » « gluants » sont autant de signe d’un rejet de cette fonction corporelle, reléguée dans un ordre ontologique inférieur : celui de l’animalité. Nous pouvons nous demander si la stérilisation ne s’inscrirait pas, sous une forme extrême, dans le processus de civilisation dont parle Norbert Elias [34]. Le processus de civilisation fait en effet référence à la contrainte progressive des manifestations du corps : excrétions corporelles, bruits, odeurs... Il s’agit d’une modification progressive de l’« économie pulsionnelle », depuis le Moyen Âge : les pulsions du corps tendent de plus en plus à être gérées par l’autocontrôle. Il pourrait en être de même pour les pulsions reproductives, dont le contrôle est progressivement délégué à la responsabilité individuelle. Par exemple, ce qui est stigmatisé en premier lieu dans l’avortement par les médecins aujourd’hui, rappelle Dominique Memmi [35], ce n’est pas tant de « tuer un enfant », mais d’avoir mal géré sa contraception, d’avoir été une femme irresponsable. La norme aujourd’hui, on l’a vu, est à la bonne gestion individuelle de la fertilité : ne pas attraper d’infections sexuellement transmissibles qui la mettraient en danger, choisir la bonne contraception, bien la prendre – ne jamais l’oublier dans le cas de la pilule... 90,2 % des femmes non stériles, non enceintes, ayant un partenaire homme et ne cherchant pas à avoir un enfant utilisent ainsi une contraception (Baromètre Santé, 2010). Tout se passe comme si les childfree reprenaient cette norme, en cherchant à la respecter de manière plus radicale : le but est ici de supprimer la fertilité – il y a là une forme de « reprise en main de son destin corporel » [36]. Est requise l’assimilation complète de cette norme de bonne gestion de la fertilité par leur corps : c’est le gage pour ces femmes de l’indépendance, plutôt que la contrainte et la dépendance impliquées par les contraceptions réversibles. L’effet recherché est donc que la norme devienne naturelle au corps : privé de ses capacités reproductives, il est totalement docile. Il s’agit, en somme, d’un « corps par projet », façonné par la volonté de l’individu. V. Conclusion : un autocontrôle spécifiquement féminin La population enquêtée est donc une population particulière, qui s’acharne à rendre pensable un impensé : la stérilisation. Elle le fait car elle dispose des armes sociales nécessaires. Ces « déviantes » aux yeux des médecins sont bel et bien des entrepreneures de normes. On pourrait également les voir – avec l’ensemble de la population childfree – comme des « civilisatrices » au sens de Norbert Elias, en ce qu’elles veulent remplir un rôle de civilisation : elles portent un projet de société qui vise à modifier les mœurs reproductives. Leur intervention n’est parfois pas dénuée de violence symbolique, ce qui pourrait être révélateur d’une posture défensive de la part de cette population stigmatisée, en quête de légitimité. La stérilisation constitue cependant la forme d’un autocontrôle spécifiquement féminin. Tout d’abord parce qu’elle est rarement envisagée comme solution masculine : cet acte est essentiellement pratiqué par des femmes, y compris chez les childfree. Rares sont les hommes qui déclarent être « libérés, délivrés », par une stérilisation. En ligne, les enquêtées du groupe childfree stigmatisent tout manquement à l’autocontrôle des fonctions reproductives et ce surtout chez d’autres femmes, c’est-à-dire que sur ces groupes, la charge de la critique de la parentalité est majoritairement laissée aux femmes et dirigée contre les femmes – il est vrai que ces groupes d’entraide et de revendication semblent compter bien plus de femmes que d’hommes, ceci étant peut-être dû à la plus grande difficulté d’affirmer ce choix pour les femmes [37]. Certaines femmes se revendiquent d’un féminisme « anti-maternité », valorisant particulièrement le travail féminin et critiquant inversement la « dépendance » des mères au foyer. Les revendications de certaines mères sont parfois moquées : « Mais grognasse ! Tu pensais que ça allait être une promenade de santé ??? », commente par exemple une internaute. Cet acte pourrait donc une nouvelle fois s’inscrire dans la logique de normalisation du corps féminin et de domestication de la fertilité féminine [38], qui laisse majoritairement aux femmes la charge de la contraception [39] et limite leurs possibilités d’émancipation à la pratique d’un acte qui les libère définitivement de cette fertilité encombrante. Si les childfree subvertissent bien certaines normes, peut-être ne parviennent-ils pas totalement à surmonter celles, massives, du genre. |
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AUTEUR Emma Tillich Doctorante en sociologie EHESS-EHESP |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Anne Gotman, Pas d’enfant. La volonté de ne pas engendrer, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2017.
[2]
Par simplicité, on entendra ici par « stérilisation
féminine » les méthodes qui se pratiquent sur
l’appareil reproducteur femelle, simplification permise uniquement
par le fait que toutes les enquêtées étaient des femmes
cisgenres (des personnes se reconnaissant dans leur genre
d’assignation, donc non-transgenres).
[3]
Une association de patientes, RESIST, s’est en effet mobilisée
suivant le modèle de la mobilisation du même nom aux
États-Unis, pour demander le retrait du marché de la
méthode, faisant valoir de nombreux témoignages de patientes
dénonçant les effets secondaires (maux articulaires, fatigue,
troubles visuels) du dispositif. Le laboratoire Bayer a définitivement
retiré la méthode du marché en septembre 2017
– pour « raisons commerciales », un mois
après la perte temporaire de son marquage CE.
[4]
Bibia Pavard,
Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la
société française (1956-1979), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
[5]
Yvonne Kniebhieler et Francesca Arena,
« Introduction », dans Yvonne Knibiehler, Francesca
Arena et Rosa Maria Cid Lopez (dir.),
La maternité à l’épreuve du genre.
Métamorphoses et permanences de la maternité dans
l’aire méditerranéenne, Rennes, Presses de l’École des hautes études en
santé publique, 2012.
[6]
Bernard Blanc, Patrick Madelenat (dir.), La stérilisation à visée contraceptive, Paris,
Elsevier Masson, 2004.
[7]
Helène Rocco, Sidonie Hadoux, Fanny Marlier et Alice Deroide,
« J’ai décidé d’être
stérile », webdocumentaire, les.inrocks.com [en ligne],
septembre 2015, disponible sur : https://www.lesinrocks.com/inrocks.tv/jai-decide-detre-sterile-le-webdocumentaire-sur-la-sterilisation-volontaire-des-femmes-qui-ne-veulent-pas-etre-meres/, page consultée le 18/09/2018.
[8]
Alain Giami, Henri Leridon (dir.), Les enjeux de la stérilisation, Paris, INED, 2000.
[9]
Daniel Dargent, Monique Fayette,
Stérilisation chirurgicale de la femme. Techniques,
résultats, séquelles, Paris, SIMEP, 1971.
[10]
Bernard Blanc, Patrick Madelenat (dir.), op. cit.
[11]
Patrice Lopes, « La stérilisation tubaire. Indications,
techniques, résultats et conséquences. », dans Extrait des mises à jour en gynécologie médicale,
Collège National des Gynécologues et obstétriciens
français, 2006.
[12]
Dominique Memmi,
Faire vivre et laisser mourir, Le gouvernement contemporain de la
naissance et de la mort, La Découverte, 2003.
[13]
Bernard Blanc, Patrick Madelenat, op. cit.
[14]
Dominique Memmi, op. cit.
[15]
Bernard Blanc, Patrick Madelenat, op. cit.
[16]
Condition dont la plupart des gynécologues doutent de
l’existence – comme si l’on ne pouvait souffrir que
d’un manque de fertilité ?
[17]
Notons que les médecins interrogés décrient la
stérilisation pour de telles raisons, l’assimilant à
l’eugénisme. Nous ne pouvons donc pas prendre la mesure
d’une telle pratique, mais mentionnons tout de même que
plusieurs avortements ont longtemps été prescrits comme un
critère indiquant avec d’autres, le bien-fondé d’une
stérilisation, comme nous le révèle le Dr 3 en entretien, en
citant la littérature médicale.
[18]
Bernard Blanc, Patrick Madelenat, op. cit.
[19]
Dominique Memmi, op. cit.
[20]
Même si cela arrive, comme nous l’indiquent certains entretiens.
[21]
Lucile Ruault, « La force de l’âge du sexe faible.
Gynécologie et construction sociale d’une vie féminine », Nouvelles Questions Féministe, vol. 36, n° 1,
2015.
[22]
Dominique Memmi, « Une discrète naturalisation de la
maternité : le for intérieur féminin face aux
aléas de la reproduction », Sociologie, vol. 7,
n° 4, 2016, p. 413-422.
[24]
Maud Gelly,
Avortement et contraception dans les études médicales. Une
formation inadaptée, Paris, L’Harmattan, 2006.
[25]
Dominique Memmi, ibid.
[26]
Charlotte Debest, Le choix d’une vie sans enfant, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2014.
[27]
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2002.
[28]
Nathalie Bajos, Mylène Rouzeaux-Cornabas, Henri Panjo et al.
« La crise de la pilule en France : vers un nouveau
modèle contraceptif ? », Populations et Sociétés, n° 511, mai 2014.
[29]
La question était : « Pensez-vous que la pilule permet
aux femmes d’avoir une sexualité plus
épanouie ? ».
[30]
Helène Stevens, « D’où vient la psychologisation
des rapports sociaux ? », entretien avec Robert Castel et
Eugène Enriquez, Sociologie, vol. 17, n° 2,
2008.
[31]
Nous n’entendons pas par là que ces motifs inconscients seraient
des raisons moins légitimes de se faire stériliser, ni que la
volonté de stérilisation procéderait forcément de
motifs inconscients.
[32]
Charlotte Debest, op. cit. ; Anne Gotman, op. cit.
[33]
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement,
Paris, Minuit, 1979.
[34]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris,
Calmann-Lévy, 1991 [1939].
[35]
Dominique Memmi,
La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de
l’identité, Paris, Seuil, 2014.
[36]
Dominique Memmi, op. cit.
[37]
Charlotte Debest, op. cit.
[38]
Paola Tabet,
La construction sociale des inégalités de sexe, Des outils et
des corps, chapitre 2 « Fécondité naturelle, fertilité
forcée », Paris, L’Harmattan, 1998.
[39]
Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, « La contraception,
levier réel ou symbolique de la domination
masculine ? », Sciences Sociales et Santé,
vol. 22, n° 3, 2004, p. 117-142.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Emma Tillich, « “Pour mes trente ans je me fais stériliser.” Stérilisées et sans enfant : une utilisation déviante de la contraception ? », dans Ces femmes qui refusent d’enfanter, Maud Navarre et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 décembre 2018, n° 10, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Emma Tillich. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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