Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Ces femmes qui refusent d’enfanter | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Volonté de ne pas engendrer et modernité | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Anne Gotman | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
RÉSUMÉ
Cet article présente les caractéristiques historiques, sociologiques et psychologiques de ceux qui, aujourd’hui, ne veulent pas enfanter. Il montre que la volonté de ne pas avoir d’enfant peut se comprendre au regard des impératifs de la société capitaliste moderne, mais aussi de l’émergence progressive d’une nouvelle norme sociale remettant en question la maternité. Les facteurs individuels et psychologiques comme le refus de s’inscrire dans une lignée familiale problématique interviennent également. Faut-il voir dans ce phénomène social la remise en question de la place centrale de l’enfant dans nos sociétés ? Assurément oui ! |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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Pourquoi ce sujet et de quels enjeux est-il porteur ? S’agit-il d’un phénomène inédit et si oui en quoi ? Qui sont les sans-enfant et comment comprendre leur choix ? Comment se voient-ils eux-mêmes et se positionnent-ils ? Que nous disent-ils de la société contemporaine, en particulier de la place de l’enfant et de la procréation (ou du mode de production des enfants) ; que nous disent-ils des rapports que la société entretient avec son futur et son passé ? Comment en est-on arrivé à constituer ce choix intime, personnel, individuel en cause collective ? C’est sur la base d’une enquête auprès de femmes et d’hommes dans la cinquantaine, sans enfant, n’ayant pas cherché à en avoir ou ne l’ayant pas voulu, que l’on tentera de cerner ce que représente le phénomène démographique des sans-enfant par choix qui semble s’installer comme une option parmi d’autres dans un nombre croissant de pays à fort développement [1]. Nous interrogerons d’abord la volonté de ne pas avoir d’enfant comme une remise en question de la norme de la maternité. Ensuite, nous tracerons le profil sociologique et psychologique des sans-enfant. Enfin, nous nous demanderons à quels besoins répond cette volonté de ne pas engendrer. I. La fin d’une norme 1) Ne pas avoir de descendance dans un contexte populationniste L’option n’a rien d’inédit, elle s’observe dès l’Antiquité, attestée par les propos réprobateurs qu’elle suscite inévitablement. Polybe (iie siècle avant notre ère) fustige les hommes qui aiment trop le faste, l’argent et la paresse pour se marier et procréer, il les tient pour responsables d’une « disette d’hommes » ainsi que de la stérilité dans les villes. Il faut faire des lois, écrit-il, qui « obligent à élever une progéniture ». Dans son traité Des Lois (52 av. J.-C.), Cicéron voulait prohiber lui aussi le célibat, récusant la qualité d’homme aux célibataires qui ne font « aucune œuvre d’homme ». À la même époque, Auguste (63 av. - 14 apr. J.-C.) les traite de « meurtriers » et les considère comme impies, il imagine des lois qui leur ôtent la qualité d’héritiers et le bénéfice de leur héritage. L’Église, en revanche, prescrit le mariage au commun des hommes, et réserve le célibat aux ordres supérieurs. On a aussi considéré aux premiers âges chrétiens la virginité des femmes comme une liberté et la reproduction comme un esclavage. Mais le xviiie siècle, le siècle de la raison triomphante, n’aura pas de mots assez durs pour un célibat qui pousse au crime et au vagabondage. Voltaire tient que le célibat ecclésiastique sape les ressources de l’État. On fustige des hommes « homicides d’eux-mêmes et de leur postérité. » L’Encyclopédie est pétrie de considérations populationnistes. La Révolution, ouvertement populationniste elle aussi, vilipende « l’immorale stérilité des célibataires », inutiles à la terre qui les nourrit, « prédateurs comme des frelons insatiables », parasites, corrompus, corrupteurs, elle dénonce la crainte qu’ils ont des intérêts du ménage. Le célibataire, dit-on encore, se soustrait à « l’obligation de “travailler à sa durée” » et de « fournir sa proportion de perpétuité » [2]. Rares sont ceux qui protestent en rappelant que l’on doit aux célibataires des chefs-d’œuvre de l’esprit et des inventions dans les sciences que la vie de famille n’eût probablement pas permis de faire éclore. 2) Ne pas avoir d’enfant dans un contexte démographique pléthorique C’est à ce même appel à la créativité libérée que répondent les sans-enfant d’aujourd’hui qui se reconnaissent sous la bannière des childfree, mot à mot, « libre d’enfant », terme finalement préféré à celui de childless, « sans-enfant » dont la connotation privative est à déplorer. Si le terme childfree désigne aujourd’hui toutes les personnes sans enfant qui ne le sont pas malgré elles, je le réserve pour ma part uniquement aux personnes qui se revendiquent telles et travaillent à la reconnaissance et parfois à la promotion du refus d’engendrer. Que disent en effet à leur décharge ces femmes et ces hommes ayant décidé de ne pas avoir d’enfant, pour déjouer les accusations explicites ou implicites que leurs adressent volontiers les pères et les mères ? Les childfree, rappellent-ils, contribuent comme d’autres aux affaires du monde, ils peuvent se consacrer à leur travail et donner la pleine mesure de leurs talents, et ils y contribuent mieux que d’autres puisqu’en se dispensant de progéniture, ils travaillent en premier lieu à sa conservation. La terre est surpeuplée, épuisée, lui épargner des vies à nourrir et du CO2 en surplus est un acte éminemment responsable. Surtout à l’heure où l’enfant, devenu objet commercial, entraîne à sa suite une véritable débauche consumériste. L’argument écologique n’est pas premier, tous les childfree le reconnaissent. C’est une raison parmi d’autres de ne pas vouloir d’enfant, mais elle vient conforter leur choix et renforcer sa légitimité. Selon eux, un véritable écologiste n’a pas d’enfant et nombre de membres proactifs des réseaux childfree adhèrent au Voluntary Human Extinction Movement. La population, dit une femme, est une denrée surabondante, il faut mieux la répartir sur la planète, la planifier, la programmer. Faire « massivement des enfants sans contrôle » mène à la catastrophe, la planète « explose ». « On est sept milliards et on est en train de flinguer la planète ». Un monde moins populeux ne serait-il pas plus agréable et plus égalitaire ? « Maintenant faire un enfant est une question qu’il va falloir se poser sérieusement », conclut-elle [3]. Les childfree sont hostiles à toute politique nataliste ou pro-nataliste comme on le dit maintenant, ils contestent qu’une politique puisse favoriser l’idée même de procréation. Cette norme anthropologique est de trop. Ils récusent qu’une option puisse peser sur l’autre, et rejettent toute hiérarchie entre deux normes considérées comme également respectables. Peut-on alors parler de normes ? Ne peut-on concevoir que l’une soit englobée par l’autre tout en s’y opposant, selon le fameux modèle de l’englobement du contraire rappelé par Louis Dumont [4]. 3) L’enfant, dévorant, une espèce à contrôler Malthus voulait lui aussi que la quantité d’hommes fût proportionnée aux ressources de la terre, seul moyen selon lui d’éradiquer la pauvreté. Il voulait également débarrasser la terre des « tarés » en les empêchant de devenir parents. À cet eugénisme dur, répond un eugénisme soft des childfree (et de nombreux contemporains) qui estiment que seuls les enfants proprement désirés devraient voir le jour, et que seuls les enfants assurés de recevoir une éducation appropriée devraient venir au monde. Élever un enfant est un métier, dit-on de plus en plus. Cette compétence n’est pas donnée à tout le monde et demanderait à ceux qui ne s’en sentent pas dotés de s’abstenir de procréer. Les sans-enfant ont sur l’éducation des vues extrêmement précises. Ils fustigent la mauvaise éducation des enfants de leurs proches laissés inconsidérément en liberté et promis à des lendemains qui déchantent. Ils prônent une éducation stricte qui borne un impérialisme insupportable et dommageable pour tous. Mais plus fondamentalement, ils conçoivent l’éducation des enfants comme un travail à plein temps, pire, « qui ne finit jamais », et l’enfant comme une réalité dévorante, vampirisante. La double journée des femmes qui travaillent ajoute encore à la difficulté de satisfaire l’investissement au travail et les besoins par définition illimités de l’enfant. De fait, les taux d’activité des femmes sans enfant sont supérieurs à ceux des mères. Toutefois, d’après les résultats de diverses enquêtes européennes et nord-américaines, il apparaît que, contrairement à toute attente, les problèmes de compatibilité entre le travail et la procréation ne sont guère invoqués par les femmes sans enfant [5]. Que ce soient les heures de travail et l’énergie nécessaire à la carrière, « aucune de ces dimensions n’a d’influence statistique significative sur la présence ou l’absence d’enfant » [6]. Sujet tabou ? Aveu impossible ? Peut-être. Mais l’on verra que le choix de ne pas avoir d’enfant est loin d’être aussi rationnel qu’on le prétend, même s’il fait l’objet de puissantes rationalisations. 4) Le sale boulot Ce que révèle également l’aversion des sans-enfant pour le métier d’éducateur, c’est que celui-ci est plus que jamais considéré comme le sale boulot, un boulot non rémunéré qui de surcroît représente un manque à gagner lorsqu’on le convertit en heures de travail perdues. Mais le sale boulot ne s’arrête pas là. Idéologiquement aussi, il est constamment dévalué. L’infériorité du statut du travail domestique réputé dominé qui se déroule au sein de la cellule familiale comparée au statut enviable d’un statut professionnel sur le marché du travail va désormais de soi. Or, dans le travail domestique, le travail de mère occupe une place majeure. On ne sera donc pas surpris que le rôle de mère accuse lui aussi une baisse significative dans les représentations des rôles féminins. Une enquête australienne révèle ainsi qu’en 1971 le rôle de mère était considéré comme le plus important de la vie d’une femme pour 78 % des répondants ; dix ans plus tard, ils ne sont plus que 46 % dans ce cas [7]. 5) Le refus de la marge, une cause pour la liberté et l’égalité On a mentionné le sens donné ici à « childfree », soit la portion proactive de la population générale des sans-enfant. Depuis les années 1970 et plus encore 1980, ont fleuri quantité d’associations, de sites, de forums, de groupes, de réseaux sociaux consacrés à une condition que l’on ne veut plus voir stigmatisée, interrogée, questionnée, à un choix pleinement assumé et respectable qui réclame d’être reconnu, légitimé, voire encouragé, dont il faut pouvoir être fier au même titre que celui d’avoir des enfants. Être sans enfant est devenu une carte d’identité. Il s’agit ici de combattre les préjugés tenaces qui persistent sur les hommes et les femmes, surtout, sans enfant, favoriser un entre-soi stimulant, militer pour l’égalité des droits, droit à la tranquillité (childfree zones), droit à une justice fiscale équitable (pourquoi les sans-enfant devraient-ils payer pour les enfants des autres ?) notamment. Normaliser en quelque sorte un projet de vie qui n’entend pas se contenter de la marge ni en payer le prix. Accéder à une égalité de statut pleine et entière. Ces mouvements désireux de proposer des alternatives à l’impérialisme reproductif qui met en péril le système écologique et restreint la liberté individuelle insistent fortement sur cette dernière dimension. Le thème de la liberté est un mantra du discours des hommes et des femmes sans enfant. Liberté de choix portée au pinacle des valeurs de la société marchande qui exige de satisfaire ses préférences. L’enfant ici est un enfant pour soi, il a pour raison d’être la satisfaction de désirs personnels dans une société de marché qui, elle, n’a que faire des « handicaps relationnels » conjugaux ou familiaux comme les appelle non sans ironie Ulrich Beck. Le modèle du marché poussé à son paroxysme, écrit le sociologue, « présuppose que la société est exempte de familles et de couples. » « Le sujet du marché est l’individu, seul, débarrassé de tout “handicap” relationnel, conjugal ou familial. La société de marché est donc également une société sans enfants... » [8]. Liberté d’emploi du temps, car l’enfant est chronophage, liberté de mouvement et goût exacerbé d’une indépendance qui récuse toute pression extérieure sur le programme des plaisirs et des peines. Est-il nécessairement besoin d’avoir un enfant pour s’épanouir ? Non, répondent les childfree, et cette raison suffit à elle seule pour prôner son inutilité. La norme est culturelle (i. e. fabriquée) et la procréation n’a rien d’essentiel. 6) La non-procréation ou l’égalité enfin réalisée de la femme et de l’homme Nous avons parlé de l’égalité revendiquée entre childfree et parents, mais il est une autre égalité enfin accomplie par la non-procréation : celle entre les hommes et les femmes. Pour certaines féministes, la non-procréation représente en effet « l’ultime libération » [9]. Après la révolution contraceptive et la légalisation de l’avortement, elle permet aux femmes investies dans leur carrière de considérer l’absence d’enfant comme une alternative libératrice, d’entrer de plain-pied dans la compétition du monde actuel. En d’autres termes, rester sans enfant constitue le moyen ultime d’atteindre véritablement l’égalité homme/femme. Rester sans enfant met en effet également fin à une autre différence biologique entre les hommes et femmes, celle qui permet aux hommes de procréer jusqu’à la fin de leur vie et les femmes seulement jusqu’à la ménopause. II. Qui sont les sans-enfant et quelles sont leurs motivations ? 1) Combien sont-ils ? En quoi contribuent-ils au déclin démographique ? Le phénomène, lit-on, est en augmentation depuis les années 1960. Ce serait même une tendance démographique majeure. On constate ainsi un accroissement marqué des personnes sans enfant aussi bien aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne, en Australie, au Danemark, en Suède et en ex-RDA. L’Espagne et la Suède comptent 13 % de personnes sans enfant, la France 8,8 %, l’Allemagne et la Grande-Bretagne 20 %, sachant que dans le nombre des personnes décomptées, l’infécondité biologique ne compte que pour 3 %. La moyenne européenne des femmes sans enfant est estimée à 18 %, les taux les plus bas étant enregistrés dans les anciens pays de l’Est ainsi qu’au Portugal. À terme, on estime qu’environ un quart des femmes nées après 1970 vont rester sans enfant. Fait également notable, les hommes sont de plus en plus concernés par ce phénomène. En France par exemple, plus de 20 % des hommes nés entre 1961 et 1965, âgés de 46 à 50 ans en 2011, n’avaient pas d’enfant. En Allemagne, certains observateurs constatent la présence d’une véritable « culture de l’absence d’enfant » qui bénéficie d’une popularité considérable jusqu’à être devenue largement acceptée [10]. De fait, lorsque je demandai à une collègue allemande s’il existait des travaux sur ce phénomène, elle ne comprit pas ma question. « Des personnes sans enfant, et alors ? En quoi est-ce un sujet ? » Les taux de personnes sans enfant s’ajoutent donc aux taux croissants de familles avec un ou deux enfants pour creuser le déclin démographique observé dans les sociétés avancées. En effet, les personnes sans enfant ne voisinent plus de nos jours avec des familles nombreuses comme aux siècles passés, mais avec des familles elles-mêmes réduites. 2) Phénomène inédit ? Est-ce pour autant un phénomène inédit ? Il ne semble pas. En effet, les taux actuels d’infécondité féminine ne sont pas sans précédents. Les cohortes nées dans les années 1880-1910 ont connu des taux d’infécondité supérieurs. Et même plus avant au cours du xixe siècle, les femmes sans enfant pouvaient représenter jusqu’à 25 % de la population féminine, sachant que parmi elles, les femmes célibataires et mariées étaient à part égale. De fait, depuis le tournant du xxe siècle, la proportion des femmes sans enfant suit une courbe en U, l’étiage le plus faible des femmes sans enfant étant dû aux cohortes nées dans les années 1940 [11]. 3) Qui sont les sans-enfant ? Des diplômés ? Oui et non. Oui : on considère généralement les personnes volontairement sans enfant comme une population prospère et hautement qualifiée. En Grande-Bretagne par exemple, 50 % des femmes qui occupent des postes de responsabilité et de direction n’ont pas d’enfant. Et si Theresa May est l’une d’elles, elle n’est pas une exception parmi les dirigeants européens, puisque ni Angela Merkel, ni Jean-Claude Junker, ni Emmanuel Macron ne sont biologiquement parents. En Allemagne, alors que seulement 9 % des femmes n’ayant pas fini leurs études secondaires sont sans enfant, 45 % de celles diplômées du supérieur sont dans ce cas. En chiffres relatifs donc, oui, les diplômés sont plus souvent sans enfant que les non-diplômés. Mais en chiffres absolus, la majorité des femmes sans enfant occupent des emplois moyens ou inférieurs. En France, les hommes sans enfant sont encore plus nettement nombreux au bas de l’échelle sociale que les femmes. Toutefois, depuis trente ans l’influence du diplôme et de la catégorie sociale a beaucoup diminué sur la propension à rester sans enfant. En France la moitié des femmes sans enfant sont en couple, dont un tiers avec un conjoint déjà parent. Les taux d’activité des femmes sans enfant sont plus élevés que ceux des mères. 4) Quelles explications ? « La parentalité tardive est devenue une stratégie commune », affirme Thomáš Sobotka, et, tandis que la période de fécondité diminue, la fécondité elle-même diminue avec l’âge [12]. On distingue ainsi parmi les personnes sans enfant les postponers, qui remettent à plus tard notamment pour maintenir un style de vie que les enfants seraient susceptibles de compromettre, les plus nombreux, et les early articulators, des femmes surtout, qui décident précocement de ne pas en avoir. On distingue également les femmes et les hommes qui expriment clairement leur choix de ne pas avoir d’enfant, de ceux qui sont peu habités par la question de l’enfant. Intervient aussi la stabilité de l’union ou la difficulté à en contracter une. Ou à l’inverse, le syndrome de la « relation pure » décrite par Anthony Giddens qui réserve au couple l’exclusivité de l’investissement affectif [13] : « Notre couple nous suffit », disait une interviewée. Nous l’avons vu, aucun facteur professionnel à lui seul ne peut rendre compte du choix de rester sans enfant. Si la carrière professionnelle peut compromettre le désir d’enfant, il est aussi vrai que le choix de rester sans enfant peut être motivé par celui d’une précarité professionnelle choisie qui favorise la liberté, la flexibilité et l’indépendance. Les femmes sans enfant agissent-elles contre leurs mères ? Dans certains cas, oui. Mais il est aussi des femmes sans enfant que les mères ont tellement poussées à travailler pour conquérir leur indépendance que cette priorité en est venue à éclipser les autres. Les facteurs situationnels, notamment les politiques publiques de l’enfance, jouent certainement leur rôle. Il apparaît d’ailleurs que les sans-enfant incertains sont beaucoup plus nombreux que ceux qui sont parfaitement décidés à en avoir, et que la procréation est désormais très sensible à ces facteurs. La corrélation entre qualité des services publics de l’enfance et taux d’infécondité volontaire ne va cependant pas de soi ; d’une part, parce que d’autres facteurs interviennent concurremment (politique du logement, de l’emploi et de l’éducation), d’autre part, car le niveau des besoins augmente lui aussi. En Suède par exemple, le haut niveau de ces services est tellement intériorisé que le degré d’insatisfaction augmente en proportion. Qu’en est-il des facteurs structurels ? Le phénomène des sans-enfant est-il lié à la société de marché ? La hausse de la demande de main d’œuvre féminine encourage-t-elle les femmes à délaisser le champ de la maternité ? Ou bien au contraire est-ce l’instabilité de l’emploi qui décourage les femmes de s’y lancer ? Des opportunités éducatives et professionnelles pratiquement égales pour les femmes et les hommes ont-elles contribué à éloigner les femmes de la maternité ? Le rôle de la contraception moderne et sûre, la fragilité des couples et l’accroissement du nombre des personnes seules, ou encore le féminisme ont-ils eux aussi contribué à détacher les femmes de leur rôle familial traditionnel ? Tous ces facteurs concourent à ce que la maternité soit devenue une question de choix personnel. Couplés avec la demande croissante de flexibilité et de compétitivité sur le marché du travail, ces facteurs invitent à voir les hauts niveaux de personnes sans descendance comme « une conséquence inévitable du caractère des sociétés de marché » [14]. III. Le refus d’engendrer, une solution à quoi ? 1) Engendrer : désir et attente sociale plus que choix La liberté de choix qui est l’étalon-or de la vie sociale est aussi le porte-drapeau des sans-enfant proactifs. Un choix rationnel qui, d’après certaines enquêtes, serait même plus rationnel que celui d’avoir des enfants [15]. Autant les mères ne sont pas à l’aise quand on leur demande d’énoncer les raisons qui sont les leurs d’avoir eu des enfants, autant les femmes sans enfant livrent sans difficulté les bonnes raisons qui les ont conduites à faire ce choix. Les mères, dit-on encore, seraient même beaucoup plus à l’aise avec les « mauvaises raisons » qu’avec les bonnes. Mais quelles peuvent être les « bonnes raisons » d’avoir des enfants ? Et peut-on soumettre le désir d’engendrer à la problématique du choix rationnel ? Cette donnée anthropologique qui veut que l’humain se perpétue peut-elle se résumer à une question de choix et de droits ? Ne s’agit-il pas plutôt de ce que Smilansky [16] nomme joliment une « attente » de la société adressée à pratiquement tous, comme on « attend » un enfant ? Une société n’existe que si elle se perpétue, rappelle Marcel Gauchet. Dit encore autrement, « exister c’est n’avoir pas choisi d’exister » [17]. Ce que certains childfree s’empressent précisément de rappeler – je n’ai pas choisi de naître, disent-ils – pour s’affranchir d’une dette générationnelle qui les obligerait à procréer. Hors du choix, point de salut. Ce qui n’en relève pas n’a pas lieu d’être. Il apparaît pourtant qu’en fait de choix, le refus d’engendrer constitue plutôt la solution trouvée pour résoudre des conflits intrapsychiques qui engagent en premier lieu le rapport aux ascendants. En effet, les sans-enfant sont moins aux prises avec la question du futur qu’avec celle du passé. 2) Une question de parentalité ou d’inscription intergénérationnelle ? La question des sans-enfant se résume-t-elle en effet à une affaire bi-générationnelle de parentalité ? Nous pensons au contraire qu’il faut la traiter dans sa dimension tri-générationnelle, plus précisément sous l’angle du rapport à la filiation, à la descendance et à l’ascendance, bref sous l’angle de l’inscription générationnelle. Quelle place occupe-t-on dans la filiation, quelle place a été faite ou non par la génération précédente, la mère en particulier, quelle place a été prise ou refusée par la fille ou le fils qui peut expliquer son refus d’engendrer ? Si les sans-enfant ne se veulent pas de futur, c’est aussi leur passé et leur héritage qui est en jeu. Nous avons évoqué par exemple ces mères qui mettent tout leur poids dans la balance pour que leurs filles ne leur ressemblent pas, pour qu’elles travaillent et gagnent leur indépendance ; la mère dans son rôle de mère est ici absente de la transmission, elle peut même servir de contre-exemple. À un autre niveau, on peut voir comment la certitude de ne pas avoir été désirée, d’avoir le cas échéant de par sa naissance brisé la vie de sa mère peut, à la génération suivante, inciter la fille à reprendre en compte un choix que n’aurait pas pu faire la mère. Autre exemple, les childfree se plaignent volontiers d’être considérés comme les victimes d’une enfance malheureuse. Si certains détestent en effet leur enfance, d’autres déclarent avoir eu une enfance « parfaitement heureuse », parfois même une mère si parfaite qu’elle en serait devenue inégalable. Trop de mère ? La place est alors occupée, imprenable. Il est des mères « abusives » très admirables et très admirées dont l’amour aura distrait les enfants du besoin d’en trouver ailleurs et rendra les prétendants toujours insuffisants, qui ne se laisseront pas « prendre » la place si facilement et ne laisseront guère leurs filles s’imaginer mères, que la perfection rend irremplaçables. Un interviewé qui ne veut pas « s’étendre sur sa famille » mais entretient avec elle des rapports normalement affectueux, ne revendique aucune place particulière dans sa famille d’origine. Il s’est « barré » très tôt de chez lui, et ce qu’il aime, c’est s’amuser. Un enfant à la maison lui « mettrait les menottes aux mains », dit-il. Les frères « font le job ». Ils sont pères, lui s’en estime dispensé. Son projet : continuer à s’amuser. Rester à sa place d’enfant. D’autres encore ne veulent pas d’enfant parce qu’ils ne veulent pas vivre en couple ni s’attacher à qui que ce soit. S’attacher, c’est en effet s’exposer à la perte, perdre le contrôle, être confronté au manque. Le refus de faire comme les parents maintient en fait le lien, y compris sous sa forme négative. Une place n’a pas été quittée, une place ne peut être faite à l’autre. Rester fils ou fille de, ne rien déranger de l’architecture généalogique léguée. Ils ont pour programme de vie l’émancipation. Ici prend racine le besoin d’indépendance et de liberté revendiqué. Conserver une vie « jeune » quand il n’y a pas eu de passage de témoin. Rester toujours en piste. Retenir le temps, ne pas le laisser s’écouler – les sans-enfant en manquent toujours, ils en veulent toujours plus. 3) Fermer la porte au manque, peur de la castration Une dimension structurante de la volonté de ne pas engendrer est, on l’a mentionné, un certain rapport au manque et à la castration. L’enfant peut aller jusqu’à constituer une menace pour la sauvegarde de l’identité corporelle de la femme, il peut plus généralement être considéré comme castrateur. Il est encombrant, il pose des barrières, il est synonyme de privation, il ne doit manquer de rien. Le manque fait peur pour l’enfant et à travers l’enfant pour soi. Il est aliénant pour qui voit tout attachement comme une menace pour son intégrité. 4) Les différentes formes de passif familial « Trop de mère »… Les sans-enfant peuvent au contraire avoir éprouvé un « pas assez de mère », voire pour les filles, enduré des mères détestables. Ici le rejet de l’hégémonie parentale est une clé de la vie adulte. Le pacte intergénérationnel est délibérément rompu : « je n’ai pas demandé à naître », disait une femme maltraitée par ses parents, sous-entendu : je ne leur dois rien. Ni reconnaissance, ni descendance. Une enfance étouffante, une révolte contre la toute-puissance parentale et en particulier maternelle peut décider une femme aussi à « passer sur le corps de sa mère » et en finir avec tout ce que représente la maternité, à contester jusqu’à la détermination biologique de l’individu, et à revendiquer une identité neutre, ni femme ni homme. La peur de mal aimer quand on a soi-même été mal-aimé, une forme d’abandon, un lien mal tissé avec la mère peut figer le désir d’enfant, cependant qu’un père lointain et inaccessible peut pour un fils inhiber la fonction paternelle. A fortiori, si ce ratage engendre des pulsions suicidaires et que, porteur de gènes délétères, on ne veut pas les transmettre à sa descendance. Ici, l’enfant est vu comme une copie, une réplique du géniteur, comme s’il était entièrement fabriqué par soi. Comme si l’on ne pouvait laisser échapper quelque chose de soi. Comme s’il était difficile de se penser comme soi-même et comme un autre. L’enfant représente alors un défi titanesque. Les sans-enfant hypertrophient toujours le rôle de parent et parce qu’ils l’idéalisent, ce rôle devient inaccessible. On notera que le père intervient de façon beaucoup moins significative dans les passifs familiaux évoqués par les sans-enfant, hormis les cas où il y a eu inceste. Notons aussi que la question du désir d’enfant est conçue d’un point de vue strictement individuel, en dehors de la relation singulière à l’autre. Le conjoint ou le partenaire n’entrent pas en ligne de compte. Il est très rarement question de l’enfant d’un autre, de cet homme-là ou de cette femme-là. Il n’y a pas de place pour qu’une altérité fasse effraction dans le psychisme, pas de possibilité de s’identifier et de se déprendre tout à la fois, pas de place pour un sujet divisé. L’enfant est surinvesti et abominé. On voit que ce qui est en jeu, c’est moins la capacité à donner que celle de recevoir. 5) Choix ou manque de désir ? Les effets de la médecine de procréation « C’est le désir qu’elles n’ont pas », écrit Édith Vallée des femmes qui affirment avoir fait le choix de rester sans enfant. Il s’agirait moins de stratégies rationnelles que d’un « oubli », ajoute-t-elle, ou d’un « manque de contact avec la question de l’enfant » [18]. Souvent la question de l’enfant est moins rejetée qu’inactivée. Nombre de nos interviewés ont commencé leur vie sexuelle sous une couverture contraceptive totale. Libre accès à l’avortement, moyens de contraception sûrs, médecine de procréation, de l’enfantement : l’ensemble de ces outils participeraient, comme l’écrit fort justement Marie-Magdeleine Chatel, à une sorte de stérilisation du désir d’enfant [19]. On a évoqué le caractère solitaire du « choix » féminin de ne pas enfanter. La contraception féminine et sûre joue d’évidence un rôle au niveau des représentations, car cette contraception ne laisse plus de marge pour que l’homme soit « mis dans le coup d’un don du hasard » (Chatel). À l’autre bout du spectre, les méthodes de procréation médicalement assistée peuvent elles aussi se révéler « infertilisantes » en désubjectivant le désir d’enfant, en supprimant les aléas du désir inconscient, les hommes, simples donneurs de sperme, devenant là encore les parents pauvres du désir d’engendrement. La procréation se rationnalise, elle devient projet, et s’inscrit dans une palette de choix à plus ou moins long terme, dictés par l’optimisation des moyens d’existence. Cette médicalisation de l’imaginaire met sous tutelle le désir de procréation et le soumet à une logique de l’offre et de la demande. IV. Conclusion 1) Ce que nous disent les childfree sur la place de l’enfant dans la société Les sociétés occidentales connaissent toutes depuis les années 1960 un déclin des naissances, bon nombre d’entre elles étant en-dessous du taux de remplacement démographique. Cette deuxième transition démographique a-t-elle à voir avec le « taylorisme biologique » qui conduit à « organiser sa famille comme on organise son “affaire”, son usine ou ses économies », comme l’écrivait Philippe Ariès [20] ? Ainsi qu’avec l’attente que l’enfant connaisse un destin meilleur que le sien, une aspiration à la mobilité sociale qui exige précisément un contrôle des naissances ? Ariès voit plutôt dans l’actuelle diminution de la natalité non plus la marque de l’énorme investissement sentimental et financier sur l’enfant qui avait accompagné la baisse de natalité observée depuis le xviiie siècle jusque dans les années 1930, mais une attitude exactement opposée : la fin de l’enfant-roi, et le fait que l’enfant occupe une plus petite place, « pour ne pas dire la dernière ». Le rôle de l’enfant dans les plans familiaux diminue, écrivait-il. 2) Les sans-enfant volontaires : des individus modernes Les sans-enfant volontaires conçoivent la vie comme un projet et non pas comme un héritage à transformer, quelque chose de contrôlé de part en part. Un projet dont l’objet premier est de soumettre la nature et de s’arracher à ce qui précède, qui ne voit d’ordre que « là où il est créé par le travail humain » [21]. L’individu volontairement sans enfant ne répudie pas tant le futur que le passé, la descendance que l’ascendance. À cet égard, ils sont résolument modernes. |
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AUTEUR Anne Gotman Directrice de recherche émérite CNRS-CERLIS |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Anne Gotman, Pas d’enfant. La volonté de ne pas engendrer,
Paris, Éditions Fondation Maison des sciences de
l’Homme, 2017.
[2]
Carol Blum, Croître ou périr.
Population, reproduction et pouvoir en France au xviiie siècle, Paris, INED, 2013.
[3]
Anne Gotman, Pas d’enfant…, op. cit.,
p. 177-178.
[4]
Dans la postface à l’édition de 1979, en Tel
Gallimard, de Homo hierarchicus, Louis Dumont rappelle que
la hiérarchie traditionnelle ne se résume pas à un
schéma purement inégalitaire de statuts placés les
uns en dessous des autres et liés par des relations de
pouvoir, mais constitue un système éthique
d’englobement où le tout contient son contraire.
Ainsi : « La relation hiérarchique est
très généralement celle entre un tout (ou un
ensemble) et un élément de ce tout (ou de cet
ensemble) : l’élément fait partie de
l’ensemble, lui est en ce sens consubstantiel ou identique,
et en même temps il s’en distingue ou s’oppose
à lui. C’est ce que je désigne par
l’expression “englobement du
contraire”. » (p 397).
[5]
Voir Anne Gotman, Pas d’enfant..., op. cit.
[6]
Tim B. Heaton, Cardell K. Jacobson et Kimberley Holland,
« Persistence and change in decisions to remain
childless », Journal of Marriage and the Family,
vol. 61, n° 2, 1999, p. 531-539.
[7]
Samuel H. Preston, « Changing values and falling birth
rates », Population and Development Review,
vol. 12, supplement: Bellow-replacement fertility in
industrial societies: causes, consequences, policies, 1986,
p. 176-195.
[8]
Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris,
Flammarion, 2008, p. 257.
[9]
Margaret Movius, « Voluntary childlessness. The ultimate
liberation », The Family Coordinator,
vol. 25, n° 1, 1976, p. 57-63.
[10]
Thomáš Sobotka et Maria Rita Testa,
« Childlessness intentions in Europe: a comparison of
Belgium (Flanders), Germany, Italy, Poland », European Studies of Population, vol. 16,
n° 1, 2008, p. 177-211.
[11]
Laurent Toulemon, « Très peu de couples restent
volontairement sans enfant », Population,
vol. 50, n° 4-5, 1995, p. 1079-1109.
[12]
Thomáš Sobotka, Postponement of Childbearing and Low fertility in Europe,
Amsterdam, Dutch University Press, 2004.
[13]
Anthony Giddens,
La transformation de l’intimité. Sexualité,
amour et érotisme dans les sociétés modernes, Paris, Éditions du Rouergue, 2004.
[14] Thomáš Sobotka, Postponement of Childbearing and Low fertility in Europe, op. cit.
[15]
« Leslie Cannold, « Do we need a normative
account of the decision to parent? »,
Center for Applied Philosophy and Public Ethics Working Paper, n° 4, 2002.
[16]
Saul Smilansky, « Is there a moral obligation to have
children? », Journal of Applied Philosophy,
vol. 12, n° 1, 1995, p. 41-53.
[17]
Marcel Gauchet, « L’enfant du
désir », Champ Psychosomatique, vol. 3,
n° 47, 2007, p. 128-138.
[18]
Édith Vallée, Pas d’enfant, dit-elle…,
Paris, Imago, 2005.
[19]
Marie-Magdeleine Chatel,
Malaise dans la procréation. Les femmes et la
médecine de l’enfantement, Paris, Albin Michel, 1993.
[20]
Philippe Ariès, « Deux motivations successives pour
le déclin de la fécondité en Occident »,
dans Henri Léridon, Les théories de la fécondité, Paris, INED,
2014, chapitre 9.
[21]
Rémi Brague,
Le règne de l’homme. Genèse et échec du
projet moderne, Paris, Gallimard, 2015.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Anne Gotman, « Volonté de ne pas engendrer et modernité », dans Ces femmes qui refusent d’enfanter, Maud Navarre et Georges Ubbiali [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 17 décembre 2018, n° 10, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Anne Gotman. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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