Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter
Introduction. Territoire et identité, ou l’exigence de questionner deux notions encombrantes
Hervé Marchal
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RÉSUMÉ
MOTS-CLÉS
Mots-clés :
Index géographique :
Index historique :
SOMMAIRE
I. Appréhender ce qu’est un territoire
II. Et l’identité dans tout cela ?

TEXTE

Ce numéro de la revue Territoires contemporains fait suite, dans une très large mesure, aux travaux réalisés au sein du Comité de recherche 01 « Identité, espace, politique » de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), plus particulièrement lors du Congrès de Tunis qui s’est tenu en distanciel en juillet 2021. Aussi ce numéro s’inscrit-il dans la continuité d’autres publications [1] qui résultent également de l’intensité des réflexions et discussions engagées au sein de ce comité de recherche à vocation internationale, mais soucieux de promouvoir la langue française.

Ce numéro entend montrer toute la complexité des relations qui se joue entre les espaces qui deviennent ou non des territoires, et entre les territoires qui font ou non identité. Mais qu’est-ce qu’un territoire et qu’est-ce que l’identité ? On s’en doute, répondre à ces questions est tout sauf simple. Contentons-nous ici de donner quelques points de repères.

I. Appréhender ce qu’est un territoire

Le territoire renvoie à un espace modélisé, conçu, rationalisé, représenté, marketé, planifié, agencé, formalisé. Dans ce sens, la définition proposée par Georgia Kourtessis-Philippakis [2] peut être retenue : « Un territoire est un lieu de vie, de pensée et d’action dans lequel et grâce auquel un individu ou un groupe se reconnaît, dote ce qui l’entoure de sens et se dote lui-même de sens, met en route un processus identificatoire et identitaire. ». Dans cette veine, il est admis que le territoire correspond à une construction sociale « qui se traduit, soit par un contrôle territorial, soit par un aménagement ou une structuration de l’espace. » [3] Il se définit alors comme un espace identifié et caractérisé par des pratiques et des représentations spécifiques que le chercheur doit rendre visibles pour en saisir plus finement les contours, les caractéristiques et le fonctionnement.

Une telle manière de définir le territoire conduit logiquement à prendre toute la mesure de l’autre versant du territoire appréhendé en tant que territoire vécu et perçu, sensible et approprié, signifié et expérimenté. À cet égard, pour le géographe Guy Di Méo [4], le territoire ressenti doit être considéré comme un espace vécu étant admis qu’il « témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité... ». Cela étant précisé, il faut aller plus loin et suivre les précisions opérées par le géographe pour préciser encore davantage les contours, non plus cette fois d’un territoire, mais d’un lieu. En effet, si le territoire est plus que l’espace, le lieu s’en démarque en ce qu’il est davantage subjectivé, éprouvé et ressenti à travers un rapport de soi à soi. Aussi est-il possible de résumer les choses de cette façon : alors que l’espace renvoie, à un niveau macro-social, à des logiques structurelles d’anonymat, de globalisation et par extension à des dynamiques de dématérialisation, le territoire désigne, à un niveau méso-social, une échelle d’action collective où émergent des initiatives habitantes et où se forment des identités collectives. Quant au lieu, il rend possible de comprendre, à un niveau micro-social, ce qui renvoie au familier, au vécu, au sensible, aux ancrages psycho-affectifs de chacun [5].

Ainsi, le concept de territoire, qui réunit les deux notions d’espace social et d’espace vécu, peut recouvrir, toujours selon Di Méo, quatre significations supplémentaires : « 1. Il décrit, en se fondant sur les données (spatiales) de la géographie, l’insertion de chaque sujet dans un groupe, voire dans plusieurs groupes sociaux de référence. Au bout de ces parcours, au terme de ces itinéraires personnels, se construit l’appartenance, l’identité collective. Cette expérience concrète de l’espace social conditionne aussi notre rapport aux autres, notre altérité. Elle la médiatise. 2. Le territoire traduit un mode de découpage et de contrôle de l’espace garantissant la spécificité et la permanence, la reproduction des groupes humains qui l’occupent. C’est sa dimension politique. Elle illustre la nature intentionnelle, le caractère volontaire de sa création. 3. Aménagé par les sociétés qui l’ont successivement investi, il constitue, en troisième lieu, un remarquable champ symbolique. Certains de ses éléments, instaurés en valeurs patrimoniales, contribuent à fonder ou à raffermir le sentiment d’identité collective des hommes qui l’occupent.  4. L’importance du temps long, de l’histoire en matière de construction symbolique des territoires… » [6].

Au regard de ces propos, comment ne pas voir que le territoire rencontre d’une façon ou d’une autre l’identité ? C’est que les individus vivent et ressentent leurs territoires, et à ces derniers d’agir sur eux en retour à travers précisément des effets de territoire qui sont aussi, dans une large mesure, des effets identitaires. Les territoires sont donc engagés dans le mouvement plus ou moins bruyant, plus ou moins silencieux, de la vie sociale sous toutes ses formes. De ces tensions, et par extension des jeux des différents acteurs ancrés et territorialisés, « il en résulte des territoires “en tension”, c’est-à-dire dont l’équilibre dynamique repose sur un ensemble d’interrelations qui ne cessent de se modifier dans le temps. Elles sont en effet fondées sur des contraintes qui ne sont jamais complètement prévisibles, compte tenu de l’infinité de phénomènes qui se déroulent simultanément, en obéissant à des temporalités différentes, et modifient sans cesse le contexte décisionnel des acteurs. » [7]

II. Et l’identité dans tout cela ?

Très souvent l’identité est remisée au rang des notions trop encombrantes…. Il est vrai qu’elle l’est, à n’en pas douter. Mais faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain, et donc laisser scientifiquement et politiquement le terme en jachère, au prétexte que l’identité est instrumentalisée de toutes parts, donne lieu à des dérives et se décline selon toutes sortes de radicalités nauséabondes du point de vue de la considération de l’autre ? Car ne faut-il pas distinguer à bien y regarder la face sombre de la face positive de l’identité ?

Si on s’arrête à sa face sombre, alors oui, il n’est pas sûr que l’identité vaille une heure de peine tant elle rime avec repli sur soi, rejet de l’autre, xénophobie, sacralisation de racines culturelles et donc profanation d’autres… Dans ce sens, l’identité pose effectivement problème. Et quand l’histoire devient identitaire, la vie des sociétés humaines est réduite fallacieusement à de grandes catégories d’identification simplistes et opposées les unes aux autres au point de ne plus s’autoriser à penser le commun. Des identités s’en trouvent ici essentialisées, là sacralisées, ailleurs purifiées, de sorte que celles et ceux qui n’y appartiennent pas s’en trouvent au mieux exclus, au pire déshumanisés. La face sombre de l’identité repose sur l’illusion que tout contenu identitaire correspond à un pré-donné primordial tant sur le plan collectif qu’individuel, comme si les identités n’étaient pas construites et inventées mais comparables à des sortes de disques durs originels sur lesquels les données de la vie individuelle et collective seraient gravées une fois pour toutes. Dès lors, l’identité rime avec le rejet de toute altérité susceptible de contaminer ou, mieux, d’altérer ce qui est vu comme pur. Le terme percole tel un poison même s’il reste une notion de la pratique sociale à prendre (très) au sérieux [8].

Mais dès que l’on prend acte de la face positive de l’identité, alors il semble bien qu’il faille prendre le problème à bras le corps tant « l’identité est une réalité incontournable, une nécessité vitale aussi bien pour les individus que pour les groupes qu’ils forment. Les rapports sociaux, indispensables au déroulement de la vie quotidienne, supposent en effet une identification des individus entrant en interaction : une sorte de garantie de reconnaissance » [9]. De ce point de vue, il faut souligner combien l’actualité de la problématique identitaire à travers le monde rappelle que rien n’est plus important que le sens que nous donnons à notre vie. Il faut insister : la question du sens ne date pas d’hier et n’est pas apparue avec la modernité intensifiée. Cette question est même très certainement consubstantielle à l’humanité étant admis qu’en tant qu’être doué de conscience, nous avons cette formidable capacité naturelle – cérébrale – à nous poser des questions du type : qui sommes-nous ? D’où vient-on ? Quelle est notre place dans le monde et par extension dans l’univers ? Qui suis-je en tant que personne ? Quel est le sens de l’existence et de la Vie d’une manière plus générale ? Même si les manières de formuler de telles questions relatives au sens sont relatives à une société donnée ou à une culture donnée – elles dépendent en premier lieu de la langue avec laquelle on s’exprime –, il n’en demeure pas moins que le fait de se les poser n’est relatif à aucune appartenance culturelle. Que l’on soit blanc ou noir, Européen ou Africain, Français ou Anglais, on est toujours susceptible à un moment ou à un autre de réfléchir à son identité. De ce point de vue, l’homme est un animal identitaire : c’est naturellement un chercheur et un créateur de sens [10]. Le fait de réfléchir à notre identité n’a rien de contingent ; c’est bien plus l’intensité et la récurrence des problématiques identitaires actuelles qui l’est.

À bien y regarder, l’être humain est face, en la matière, à une double contrainte anthropologique : d’une part, il ne peut pas ne pas se poser de questions relatives au sens de la vie. Ce n’est pas parce que les scientifiques nous expliquent toujours plus les origines de l’univers et ses lois universelles que nous avons cessé de nous poser des questions ! D’autre part, l’être humain ne construit pas du sens à partir de rien, ex nihilo. Nous nous appuyons forcément sur de multiples supports identitaires [11] pour nous définir par rapport aux autres et nous situer dans le monde. Et le territoire compte parmi les supports identitaires les plus centraux dans nos vies actuelles. Mais qu’est-ce qu’un support identitaire ? Nous définirons un support identitaire comme un point d’appui réel et extérieur avec lequel les individus peuvent ou doivent compter d’une manière ou d’une autre pour se définir selon des représentations et des sentiments d’appartenance. Aujourd’hui, la complexification des parcours de vie et la relativité identitaire qui les accompagne s’expliquent par la diversité des supports identitaires sur lesquels les individus s’appuient concrètement pour s’auto-qualifier et se présenter aux autres.

Par ailleurs, il faut, d’une façon ou d’une autre, ne jamais oublier la double nature de l’identité, personnelle et sociale. En effet, à l’échelle de l’individu, il faut pour saisir son identité, prendre en compte d’une part le rapport à soi allant de pair avec un souci d’être soi et uniquement soi, et d’autre part le rapport aux autres renvoyant à des identités sociales (institutionnelles, culturelles, sexuelles…) plus ou moins en résonance avec ce que souhaite le sujet humain. C’est dire si l’identité de l’individu est faite de singularité et de similarité, de différence et de ressemblance ou encore d’ipséité et de mêmeté comme le disent les philosophes. Quant à la question identitaire en tant que telle, elle prend forme suite à une double incertitude caractéristique de notre époque contemporaine et affectant les deux versants de l’identité : d’un côté l’individu n’est pas certain de savoir qui il est vraiment et peut donc douter quant au fait d’être bien lui-même et pas un autre ; de l’autre il n’est pas certain d’appartenir de façon univoque et définitive à des catégories sociales d’appartenance ou à des univers collectifs pourtant visés ou désirés. « Qui suis-je ? » et « à quoi j’appartiens véritablement » (à ma nation, au monde, à ma famille ? etc.) sont deux questions que nous sommes tous susceptibles de nous poser et auxquelles nous n’avons pas toujours de réponses satisfaisantes.

D’autres questions affleurent dès lors que la problématique de l’identité est abordée. Par exemple, la possibilité même d’appréhender l’autre dans sa totalité, dans sa complétude, pour aller au-delà d’une altérité indépassable et radicale [12], ne se fonde-t-elle pas sur une conjugaison des registres de l’universel, du culturel et même du personnel ? Une telle conjugaison autorise, par exemple, à penser une « démocratie culturelle » garantissant les droits universels et la diversité des identités culturelles. En d’autres termes, il est question d’associer respect des différences et résistance au différentialisme – ou à toutes sortes d’identitarismes si l’on nous permet ce néologisme –, l’objectif visé étant d’en finir avec les perspectives manichéennes qui opposent les registres de l’universel et du culturel, de la citoyenneté et de l’identité, ou de la République et du multiculturalisme [13]. Il est question de promouvoir une citoyenneté élargie exigeant une capacité institutionnelle à assurer la reconnaissance et le traitement des particularismes culturels sur fond de reconnaissance des droits humains et individuels fondamentaux. Dans ce sens, il peut être question de faire des identités culturelles des ressources au service d’un développement personnel. Il s’agit de rendre compatible la reconnaissance des identités culturelles avec les principes universels d’égalité et de liberté individuelles au fondement des démocraties modernes attachées à des territoires nationaux.

On le voit, beaucoup de questions ressortent dès lors qu’on interroge les liens et plus encore les rapports entre espaces, territoires et identités. Et c’est précisément à de telles questions que ce numéro de Territoires contemporains entend apporter des éléments de réponse en abordant des cas d’étude situés aussi bien en France qu’à l’étranger (Italie, Tunisie, Pologne).

Le numéro s’organise autour de quatre parties. La partie I « Enjeux de patrimonialisation et histoire architecturale » comprend quatre articles revenant sur les logiques de mise en patrimoine de territoires urbains, de monuments et de régions viticoles, ce qui ne va pas sans des effets d’ordre identitaire prenant de multiples formes et aux conséquences parfois incertaines, pour le meilleur et pour le pire. La partie II « Disqualification des quartiers populaires et bidonvillisation », articulée elle aussi autour de quatre articles, fait le point sur ce qui joue sur les rapports aux territoires populaires, voire miséreux, à travers ici des jeux d’acteurs, là des logiques de distinction identitaire pouvant se révéler être radicales, ailleurs des solidarités de circonstances fondées sur le rejet circonstancié de certains autres. La partie III « Logiques d’habitation, de spatialisation et de démarcation » prend à bras-le-corps les tensions entre territoires et identités à partir de cas d’étude clairement limités à des zones spatiales circonscrites où se jouent la mise en place de frontières aussi bien spatio-culturelles, communautaires que militantes. Enfin, la partie IV « Questionner les évidences » conclut le numéro en donnant à lire deux articles, l’un revenant de façon très précise sur les origines respectives et dissociées des notions de territoire et d’identité, l’autre soucieux de développer une approche d’un habitant moins « habitant » qu’« habité », de façon heureuse ou non, par le monde environnant.

AUTEUR
Hervé Marchal
Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté, LIR3S-UMR 7366

ANNEXES

NOTES


[1] Hervé Marchal et Christophe Baticle [dir.], Regards pluriels sur l’incertain politique, Paris, L’Harmattan, 2015 ; Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal [dir.], Territoires au singulier, identités au pluriel, Paris, L’Harmattan, 2019 ; Hervé Marchal (coord.), « De la vulnérabilité identitaire des individus, des autres et du monde », Cahiers des sciences sociales, avril 2022, en ligne : http://madarevues.recherches.gov.mg/?De-la-vulnerabilite-identitaire-des-individus-des-autres-et-du-monde.
[2] Georgia Kourtessis-Philippakis, « La notion de territoire : définitions et approches » dans Georgia Kourtessis-Philippakis et René Treuil [dir.] Archéologie du territoire, de l’Égée au Sahara, Cahiers archéologiques de Paris 1, Paris, éd. La Sorbonne, 2011, p. 8.
[3] Ibid.
[4] Guy Di Méo, Géographie sociale et territoire, Paris, éd. Nathan, 1998, p. 19.
[5] Guy Di Méo, « Identités et territoires : des rapports accentués en milieu urbain », Métropoles, n° 1, 2007, p. 1-14.
[6] Guy Di Méo, Géographie sociale et territoire, op. cit., 1998, p. 32.
[7] Guy Di Méo, « Identités et territoires : des rapports accentués en milieu urbain », op. cit., p. 9.
[8] James Clifford, « Taking Identity Politics Serioulsy : “The Contradictory,
Stony Ground...” », dans Paul Gilroy, Lawrence Grossberg et Angela Mcrobbie (éd.), Without Guarantees : Essays in Honour of Stuart Hall, Verso, London, 2000, p. 94-112.
[9] Guy Di Méo, Le désarroi identitaire. Une géographie sociale, L’Harmattan, Paris, 2016, p. 9.  
[10] Hervé Marchal, L’identité en question, Paris, Ellipses, 2012.
[11] Hervé Marchal, « Identité du citadin », dans Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal [dir.], Traité sur la ville, PUF, Paris, 2009, p. 399-460 ; Hervé Marchal, « Qu’est-ce que l’identité ? », dans Hervé Marchal [dir], Initiations à la sociologie. Questions pour apprendre à devenir sociologue, Éditions universitaires de Dijon, Dijon, 2021, p. 81-97.
[12] Manuel Boucher, Radicalités identitaires, Paris, L’Harmattan, 2021.
[13] Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ?, Paris, Fayard, 1997.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Hervé Marchal, « Introduction. Territoire et identité, ou l’exigence de questionner deux notions encombrantes », dans Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 mai 2023, n° 19, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Hervé Marchal.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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