Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter
Conflits autour de la patrimonialisation des espaces urbains à Varsovie et la question d’hégémonie mémorielle
Ewa Bogalska-Martin
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RÉSUMÉ

Depuis les changements de 1989 un tournant « mémoriel » à l’Est de l’Europe transforme en profondeur les manières de penser le patrimoine urbain. Les nouveaux acteurs interrogent aujourd’hui les formes d’actions patrimoniales promues par les pouvoirs publics et luttent pour leur changement. En prenant comme exemple, « Miasto jest nasze » (La ville nous appartient), mouvement urbain varsovien créé en 2013, dans ce texte, nous analyserons le rôle des nouveaux mouvements urbains dans la nouvelle structuration des enjeux patrimoniaux à Varsovie. Quelle place occupe la question de patrimonialisation dans l’ensemble des luttes sociales urbaines conduites par ces nouveaux mouvements ? Quel impact ont ces actions sur la transformation des mémoires collectives locales, participent-elles à l’invention des histoires plurielles, à la transformation du récit mémoriel d’une ville dont 30 % des habitants juifs ont perdu la vie lors de l’holocauste ?

MOTS-CLÉS
Mots-clés : Hégémonie mémorielle ; Varsovie ; espace urbain ; patrimoine ; lutte urbaine
Index géographique : Pologne ; Varsovie
Index historique : xx-xxie siècles
SOMMAIRE
Introduction
I. La reconstruction de Varsovie après 1945 : premières controverses idéologiques autour de la patrimonialisation ?
II. La transition postsocialiste : « tournant mémoriel »
III. L’Action patrimoniale des mouvements urbains
IV. La lutte emblématique autour de la préservation du cinéma Femina à Varsovie
Conclusion

TEXTE

Introduction

Détruite à 85 % pendant la Deuxième Guerre mondiale, pendant 25 ans (1945-1970), la ville de Varsovie a fait l’objet d’une reconstruction partielle, planifiée et inédite. Cette reconstruction mobilisait des approches contradictoires de la notion de patrimoine historique et soulevait de manière forte la question du sujet historique qui s’incarne et s’exprime dans, et à travers, le patrimoine urbain de la capitale polonaise. André Fermigier, observe que « restaurer, sauvegarder, c’est choisir » [1]. Les pratiques de restauration, de destruction et de reconstruction appliquées à Varsovie en ruines après 1945 vont imposer un récit hégémonique du passé. La ville fut rebâtie au nom du peuple « propriétaire symbolique » et réel de l’espace urbain. Les choix techniques, matériels, utilitaires faits lors de la reconstruction de Varsovie ont été soumis à la lecture idéologique des lieux de mémoire et de leur inscription dans le nouveau récit imposé à la société polonaise par le régime communiste.

Les changements politiques récents, la fin de l’époque socialiste (1989), l’adoption des règles de l’économie de marché, puis l’arrivée au pouvoir du parti populiste PiS (Droit et Justice) (d’abord en 2005 puis en 2015) qui conduit sa propre politique mémorielle à grande échelle [2], réactivent les débats autour de la pluralité des « traces patrimoniales » laissées par les pratiques urbanistiques, pratiques d’usages récentes et questionne leur appropriation actuelle. Certains chercheurs parlent d’un tournant « mémoriel » [3] à l’Est de l’Europe dont la transformation de l’espace urbain en est l’expression la plus visible.

En premier lieu, ce tournant questionne la définition même du patrimoine réinterprété dans un contexte du retour à la propriété privée des biens immobiliers et fonciers, et au moment où apparaissent des pratiques de spéculation et d’appropriation légale ou illégale des espaces urbains classés ou non « patrimoine ». Jusqu’à l’adoption récente (août 2021) de la nouvelle loi sur la restitution des biens privés, ces pratiques passent par des expulsions, des destructions et des opérations immobilières à grande échelle. Des conflits idéologiques, politiques et économiques, avec la question écologique émergeante, révèlent les enjeux symboliques qui se structurent autour de la patrimonialisation des espaces urbains architecturaux ou paysagés (arbres, parcs, jardins, etc.) de Varsovie, d’effacement des mémoires de lieux et des traces des populations qui ont habité ou travaillé dans ces lieux. Lorsque Pierre Nora parlait des lieux de mémoire, il a souligné qu’ils «  naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée […] , c’est pourquoi la défense par les minorités d’une mémoire réfugiée sur des foyers privilégiés et jalousement gardés ne fait que porter à l’incandescence la vérité de tous les lieux de mémoire » [4]. Le sujet de la sauvegarde des lieux de mémoire « invisibles » ou condamnés à disparaître de l’espace urbain varsovien mobilise les nouveaux acteurs publics et privés et, récemment, les nouveaux mouvements urbains issus de la société civile. Depuis le changement du régime politique en 1989, ils se mobilisent autour de la préservation ou de la patrimonialisation des espaces qui portent la mémoire de groupes sociaux disparus (les Juifs varsoviens), marginalisés ou effacés (classes populaires) du récit identitaire varsovien élaboré dans le passé ou à l’ère actuelle.

En prenant pour exemple le mouvement varsovien « Miasto jest nasze » (MJN – La ville nous appartient), dont nous suivons les activités depuis sa création, nous allons interroger les enjeux qui se structurent autour de la question de la patrimonialisation des espaces urbains lorsque les nouveaux mouvements urbains s’emparent du sujet. Il ne s’agit pas de faire ici une monographie de ce mouvement. Notre démarche repose sur l’analyse des pratiques, des récits et des discours produits par ce mouvement depuis sa création en 2013, pour mettre en lumière la place de la question patrimoniale dans les actions du mouvement et sa lutte contre une nouvelle version hégémonique de la mémoire du passé.

Pour le faire nous avons mobilisé plusieurs corpus de matériaux secondaires et primaires. En premier lieu, il s’agit d’analyse de documents accessibles sur le site de l’association Miasto jest Nasze [5]. Cette analyse fut complétée par la lecture des articles consacrés aux actions du mouvement MJN dans la presse locale varsovienne sélectionnés à partir de corpus d’archives de deux quotidiens : 220 articles dans « Gazeta Wyborcza » pour la période 2014-2018, 120 articles dans « Gazeta Pl. » pour la période 2017-2018. Nous avons également suivi depuis 2016 les activités de MJN sur sa page Facebook (54 200 abonnés à ce jour).

Les analyses de contenus de ces matériaux secondaires ont été approfondies par 6 entretiens semi-directifs autour de la question des enjeux patrimoniaux dans les actions de MJN réalisés avec les actuels ou anciens membres dirigeants du mouvement entre 2015-2017. Nous avons également réalisé une observation participante des actions conduites par le mouvement MJN lors de la lutte pour la préservation du cinéma Femina 2012-2014 dont l’exemple est présenté dans la troisième partie du texte.

C’est donc en mobilisant l’ensemble de ces matériaux que nous questionnerons le rôle des mouvements urbains qui ont vu le jour, au cours des années 2000, dans la structuration nouvelle des enjeux patrimoniaux à Varsovie. En particulier, nous cherchons à savoir quelle place occupe la question de patrimonialisation dans les répertoires d’action conduites par ces nouveaux mouvements [6]. Quel impact ont ces actions sur la transformation des mémoires collectives locales ? Participent-elles à l’invention des histoires plurielles, à la transformation du récit mémoriel élaboré depuis la guerre par les « entrepreneurs de mémoires » [7] en position de domination ? 

I. La reconstruction de Varsovie après 1945 : premières controverses idéologiques autour de la notion de patrimonialisation

Dans un texte consacré à Prosper Mérimée, qui était l’inspecteur des Monuments Historiques en France entre 1830 et 1860, André Fermigier note :

Laisser faire, consolider, restaurer, consentir au temps ou refuser son œuvre, représente autant de choix qui, dans les années où s’élabore le concept de monument historique, s’ils dérivent tous du traumatisme lié à l’effondrement de l’ancienne France, signifient une profonde divergence d’attitude à l’égard du passé. [8]

 » Voilà le moment dans lequel se trouvaient les Polonais en 1945 face à la ville de Varsovie en ruines. Il s’agit d’une première réflexion intense sur la patrimonialisation de l’espace urbain en Pologne, c’est-à-dire de la lecture de la valeur mémorielle d’infrastructures urbaines varsoviennes et du sens que peut avoir leur reconstruction pour faire advenir la Pologne nouvelle qui doit renaître de ses cendres et être gouvernée par un nouveau pouvoir. Ce moment fut structuré par des questions à la fois symboliques et concrètes : que faut-il reconstruire, comment, avec quels matériaux, styles architecturaux et pour qui ? Comment repenser la capitale polonaise dans une discontinuité introduite par la guerre et le changement du régime politique ? Comment faire valoir son historicité, son passé, son rôle dans l’affirmation identitaire des Polonais ? Ces questions gardent aujourd’hui toute leur pertinence.

En 1989, lors du début de la transition de la Pologne du régime socialiste vers l’économie libérale et le régime démocratique, Varsovie fut le seul exemple d’une ville polonaise façonnée essentiellement par les destructions et les reconstructions intervenues pendant et après la Deuxième Guerre mondiale.

En effet, une grande partie des infrastructures urbaines de Varsovie (comme le Château royal) fut détruite par les bombardements de 1939, puis, lors de l’Insurrection du ghetto en 1943 et suite à l’Insurrection de Varsovie en 1944. Ces énormes destructions et pertes humaines marquent l’identité même de la ville. En octobre 1944, après avoir écrasé l’insurrection qui a débuté le 4 août 1944 et vidé la ville de ces habitants, les Allemands nazis décidaient de raser Varsovie de la carte de l’Europe, ce qu’ils ont fait de manière très systématique. En conséquence, en janvier 1945, lorsque l’Armée Rouge entre à Varsovie, 80 à 85 % de l’infrastructure de la ville libérée est en ruine (70 % d’infrastructures d’habitat et 90 % des monuments culturels). Lorsque les Soviétiques entrent à Varsovie, elle est non seulement un tas de ruines, mais elle est sans habitants. De nombreuses photos de cette époque montrent l’entendue du désastre [9].

La décision de reconstruire Varsovie fut une décision politique, identitaire et patrimoniale. Prise très vite par le nouveau pouvoir politique, en février 1945, elle concernait la ville, dont environ 50 % habitants ont perdu la vie pendant la guerre. Parmi eux, se trouvait presque toute la communauté des Juifs varsoviens – 300 000 personnes (environ 30 % de la population de la ville en 1939). Dès le mois de mars 1945 commence alors un processus de reconstruction qui va durer de manière intense durant 15 ans, pour s’achever, de manière plus mesurée, au début des années 1970. Le défi fut de taille à tout point de vue : technique, financier, symbolique, patrimonial et historique [10].

Deux principes d’ordre politique et idéologique ont organisé le travail des re-bâtisseurs de Varsovie. Le premier correspondait à la volonté d’assurer la continuité de l’État que la reconstruction de la capitale devait rendre visible, car sa légitimité pourrait être questionnée suite à l’imposition du régime soviétique. Le deuxième montrait la volonté de nouveaux pouvoirs d’affirmation de la souveraineté d’un peuple, le nouveau sujet collectif, représenté par le parti ouvrier qui rebâtit sa capitale. Comme écrivait Roman Piotrowski [11] dans le catalogue de la première exposition de l’architecture polonaise ouverte en 1953 à Varsovie, « l’architecture est l’une des expressions de la culture d’un peuple […], elle est au service du projet politique que ce peuple bâtit » [12]. La reconstruction était faite dans un contexte de collectivisation des biens fonciers transformés en propriété municipale mais, de fait, en propriété de l’État (Décret de Bierut, d’octobre 1945 [13]) sans lequel, comme le pensent aujourd’hui de nombreux spécialistes, elle n’aurait jamais pu être réalisée à la même échelle et de manière aussi exemplaire. En vertu de l’adoption d’un modèle soviétique, l’ensemble des processus de reconstruction et de constructions nouvelles, comme la mise en place des politiques du logement, furent réalisées selon les règles de la planification centrale et abolissant la propriété privée du foncier.

Très concrètement, la reconstruction de Varsovie était conduite par le Bureau de la Reconstruction de la Capitale qui emploie, à l’époque, 1 500 personnes (architectes, ingénieurs, urbanistes, juristes, etc.) dirigées par Roman Piotrowski cité plus haut. Les chantiers de reconstruction, les choix architecturaux qui seront faits, font apparaître les premières controverses concernant la notion de patrimoine. Elles s’articulent autour de la définition des éléments d’infrastructure urbaine qui doivent être rebâtis car ils représentent une valeur historique et mémorielle importante pour le projet politique porté par le nouveau pouvoir et les traitements qui vont être réservés à certains quartiers bourgeois qui ont survécu à la guerre, mais qui témoignent de « la domination de la bourgeoisie nationale sur les masses laborieuses » qu’il faut dépasser [14]. L’espace rebâtit doit alors être libéré des conflits de classes et matérialiser la suprématie des classes laborieuses [15].    

À cette époque deux écoles de re-bâtisseurs s’affrontaient. La première, nommée « patrimonialiste », avance l’idée selon laquelle la reconstruction doit se faire au nom de l’unité de la nation polonaise. La deuxième, connue sous le nom de « modernistes », cherche à le faire au nom du peuple, nouvel acteur historique universel.

La première école préconisait une reconstruction totale à l’identique de la ville au nom de l’idée : la Nation et le patrimoine c’est la même chose. Elle fut conduite par le groupe connu sous le nom de « patrimonialistes » dirigé par Jan Zachwatowicz [16] qui représente le milieu des architectes polonais formés avant la guerre. Pour les « patrimonialistes », la référence au classicisme qui a marqué le moment le plus significatif de construction de la ville historique à son apogée royale, conduit à se référer aux documents d’archives et aux images de Varsovie peintes par le peintre italien Giovanni Antonio Canaletto invité à la cour du dernier roi de Pologne, Stanislaw August Poniatowski, au XVIIIe siècle. Suite aux arbitrages politiques, le groupe dirigé par Jan Zachwatowicz fut chargé de la reconstruction de la vieille ville de Varsovie. Ainsi les principaux palais et églises de cette partie de la ville seront reconstruits entre 1945 et 1952 en suivant au détail près les tableaux, les photos et les documents d’avant-guerre [17]. En reconnaissance de ce travail titanesque, reconstruite, la vieille ville de Varsovie sera classée au patrimoine mondial par l’UNESCO.

La deuxième école, celle des « modernistes », préconisait une reconstruction fragmentée de la capitale. En « profitant » de la destruction, il s’agissait de moderniser la ville et l’attribuer aux classes populaires. Ce projet était porté par le groupe des « modernistes » dirigé par Roman Piotrowski et Jozef  Sigaline [18]. Ils représentent le nouvel ordre politique. La modernisation, selon eux, nécessite les destructions massives de ce qui restait encore des quartiers bourgeois pour les remplacer par les quartiers du peuple comme Marszalkowska Dzielnica Mieszkaniowa (MDM) avec sa place de la Constitution, réalisée dans le style du réalisme socialiste. Les « modernistes » mobilisaient des références à la Charte d’Athènes, s’inspiraient du Corbusier et du Bauhaus, mais ils tiraient aussi leurs inspirations des réalisations soviétiques du « réalisme socialiste ». Les grandes réalisations urbanistiques des « modernistes » sont : le quartier de Muranow (1948-1953) sur le territoire de l’ancien ghetto, le quartier MDM (1949-1953) au centre de Varsovie, et le Palais de la Culture (1953-1956), autant de réalisations qui constituent aujourd’hui les exemples du réalisme socialiste polonais.

Le processus de transformation opérée à Varsovie au moment de la reconstruction correspond, selon nous, à une forme de « haussmannisation populaire de Varsovie », car il s’agit d’incarner dans les réalisations urbanistiques et architecturales reconstruites un nouvel ordre politique dont le peuple est l’acteur central. Ce nouveau sujet historique fut représenté par le parti communiste qui disposait du monopole de la définition de la culture, de l’histoire, du patrimoine et des besoins en termes d’habitat. Faire la ville pour et avec les masses populaires nommées peuple, imposer une nouvelle vision de l’histoire, suggère de l’incarner dans les usages prescrits des lieux. Tel fut le projet urbanistique du Bureau de la Reconstruction de la Capitale. Il s’agit d’opérer une véritable rupture avec l’ordre esthétique bourgeois, d’imposer la nouvelle esthétique (pureté des lignes, décors d’inspiration soviétique, fonctionnalités, transparences, emplacements prestigieux, etc.) et les nouveaux matériaux [19]. L’art brut débarrassé du superflu doit incarner la puissance du geste architectural et témoigner du bien-fondé de l’orientation politique et de la place du peuple dans l’histoire universelle et dans l’histoire de la nouvelle Pologne dirigée par le parti ouvrier. Le geste architectural doit faire advenir l’homme nouveau, l’homme du peuple, indifférencié, universel dans ses aspirations et besoins tel qu’il fut pensé par Le Corbusier. Dans ces réalisations, le peuple devient alors le sujet historique, au nom duquel fut mis en place un dispositif hégémonique esthétique et narratif de lecture du passé incarné symboliquement dans les réalisations urbanistiques. La reconstruction de Varsovie témoigne alors de l’art de gouverner décrit par Walter Benjamin et Antonio Gramsci [20].

Mais tout en imposant le nouvel ordre esthétique et politique, il fallait aussi assurer la continuité de l’État polonais placé sous tutelle du régime soviétique et dont la première force politique est le parti ouvrier (communiste). Cette volonté conduit à la reconstruction de certains palais de l’aristocratie polonaise qui deviennent les sièges d’institutions publiques. Une exception sera faite pour le Château royal, siège du gouvernement polonais dans les années 1930 qui symbolise le régime de Sanacja (assimilé à une forme de fascisme polonais). Il va être reconstruit seulement en 1974. Les monuments du xviiie et xixe siècles, considérés comme fondateurs pour l’identité polonaise, sont reconstruits, mais les immeubles de style Sécession d’inspiration viennoise (considérés comme bourgeois) ne seront « patrimonialisés » que dans les années 1960. La lecture qui est faite des réalisations architecturales du passé varsovien reflète, semble-t-il, la volonté d’abolir le conflit de classes, mais elle fait apparaître un conflit idéologique de type mémoriel. En définitive, la reconstruction concernera seulement 55 % des infrastructures varsoviennes, les 45 % restants correspondent aux constructions nouvelles de la ville du peuple [21].

Le peuple qui rebâtit la capitale dans les années 1950-1960 est celui qui va l’habiter. Car le processus de reconstruction s’accompagne d’un processus de peuplement de la ville. Les logements reconstruits ou construits sont attribués aux bâtisseurs de Varsovie et à des personnes qui contribuent à faire émerger, à légitimer et à valoriser une nouvelle réalité politique, et qui adhèrent au projet porté par le nouveau pouvoir. Il s’agit de membres des nouvelles élites (artistes, scientifiques, sportifs, ouvriers champions de la compétitivité au travail, membres du parti communiste) [22]. Aujourd’hui on pourrait nommer cette formule de peuplement : « création de mixité sociale assumée », toutefois elle n’est pas dépourvue, comme le montre Jiri Musil [23], d’inégalités sociales et spatiales. Ce peuplement, complété dans les années 1960-1980 par la construction de grands ensembles dont les habitants sont membres de coopératives d’habitat (Ursynow, Praga, Wilanow, etc.), va définir la structure d’occupation des logements varsoviens : logements communaux (type HLM), logements de fonction, logements locatifs de type coopératif [24]. Bien qu’une petite partie résiduelle de logements privés ait existé avant le changement de régime, on ne peut pas vraiment parler de marché immobilier à Varsovie [25]. Il apparaîtra seulement après 1989.

II. La transition socialiste : « tournant mémoriel »

La localisation de la Bourse de Varsovie dans l’ancien bâtiment du Comité central du parti communiste (PZPR) représente de manière symbolique les changements qui s’opèrent à Varsovie après 1989. Une effervescence obsessionnelle des transformations des noms des rues, des places, des lieux publics pour débarrasser Varsovie de tout signe du passé communiste commence dans les années 1990. Elle est renforcée par le décret dit de « décommunisation » du 2-03-2016 portant, entre autres, sur la suppression des noms de personnes, d’événements et de dates en lien avec le communisme dans la dénomination de lieux, de rues, de places et de monuments présents dans l’espace public en Pologne. Il s’agit d’effacer de l’espace public les traces des années 1945-1989, les enfermer dans une parenthèse de « non histoire ». Libérée de la tutelle soviétique, cherchant à retrouver sa place en Europe, la Pologne doit témoigner de son appartenance à la grande famille des états démocratiques, introduire les règles de l’économie de marché. Pourtant, au début des années 1990, le pays est en grande difficulté économique, il a besoin de capitaux et doit s’ouvrir aux investisseurs étrangers.

L’introduction des règles de l’économie de marché passe, entre autres, par la restitution des biens immobiliers illégalement nationalisés par l’État polonais en 1945 (Décret Bierut) [26] à leurs propriétaires : Église, particuliers, personnes vivant à l’étranger, notamment héritiers de Juifs varsoviens [27]. Après l’adoption de la loi sur les collectivités territoriales (8 mars 1990), celles-ci disposent désormais de la propriété municipale, notamment du parc des logements municipaux, ce qui transforme radicalement le paysage de la politique urbaine. En vertu de la loi de 1990, les collectivités disposent des compétences dans le domaine de l’urbanisme, de l’aménagement, de la construction et de l’entretien de logements municipaux. Elles délivrent les permis de construire. En 2002, la ville de Varsovie devient une collectivité territoriale ayant le statut d’une commune urbaine, réservée aux villes de plus de 100 000 habitants [28]. La ville doit alors faire face à la nécessité de restitution des biens privés [29] aux propriétaires qui les ont perdus suite aux abus d’application du décret Bierut. Il s’agit de rétablir la structure de propriété de l’année 1939 [30] en considérant les destructions de la guerre et les aménagements réalisés après [31]. La ville devient donc un acteur décisif dans les affaires de reconsidération de la valeur des biens immobiliers nationalisés qu’il faut rendre aux propriétaires légitimes. Ce processus va s’ouvrir sur la spéculation immobilière importante et aujourd’hui bien documentée.

Dès 1990, on observe les signes de la spéculation immobilière à Varsovie et l’émergence des « affaires » de corruption, liées pour l’essentiel, comme le montre Jan Spiewak [32], à l’appropriation abusive des propriétés concernées par la loi du « retour à la propriété » par les personnes en lien avec les groupes au pouvoir à l’échelle nationale ou locale (ville de Varsovie). Cette situation est accentuée par la dévaluation de la monnaie polonaise et l’absence des preuves de propriété – les corps d’archives ont disparu ou ont été détruits pendant la guerre – et des héritiers ayants-droits, en particulier lorsqu’il s’agit de la communauté juive, dont les héritiers se trouvent désormais à l’étranger [33]. Le problème, à la fois symbolique, juridique et économique, prend une dimension inconnue jusqu’alors. Selon Lydia Coudroy de Lille [34], à Varsovie :

la restitution des biens spoliés, énoncée comme un principe dès la fin du régime communiste, n’a cependant toujours pas débouché sur une solution politique, juridique et financière uniforme. […] Là où la pression des investisseurs est la plus forte, la situation atteint une complexité maximale : les quartiers situés à l’ouest et au nord du Palais de la Culture – autrement dit le quartier d’affaires d’aujourd’hui – constituaient le quartier juif avant la guerre, très densément occupé, et ses ayant-droits sont aujourd’hui disparus ou à l’étranger. (Lydia Coudroy de Lille, 2009, p. 210)

La centralité des espaces de l’ancien ghetto juif va placer ce quartier de Varsovie dans la ligne de mire de toutes les convoitises et spéculations. En effet, comme l’observe Lydia Coudroy de Lille, « dès 1993 sont apparus sur le marché des promoteurs privés, appelés “développeurs” (deweloper zy) » [35], qui vont chercher des terrains disponibles et dotés d’une valeur immobilière pour construire. Leurs actions vont affecter très fortement les décisions prises par la municipalité varsovienne dans le domaine de l’aménagement.

En 1996, la municipalité de Varsovie décide d’accélérer la restitution de ces biens, souvent sans que des jugements légaux définitifs soient prononcés. Cette décision ouvre la porte à tous les abus. Au 7 juin 2016, on estime que 4 157 bien immobiliers ont été restitués à Varsovie (Biala Ksiega reprywatyzacji, 2016). Selon l’association Miasto jest nasze (MJN), de manière directe ou indirecte ce processus concernait entre 40 et 55 000 personnes. Ce chiffre fait l’objet de conflits entre l’association MJN et la mairie de Varsovie qui évaluait le nombre de personnes concernées par la reprivatisation à 12 500 [36]. Or, il est aujourd’hui admis que certaines de ces restitutions ont été faites de manière abusive, vision largement défendue et documentée par les mouvements urbains, en particulier celui qui nous intéresse dans ce texte, Miasto jest nasze [37]. En effet, le mouvement MJN a engagé l’action la plus virulente contre la corruption à l’échelle de la ville en publiant en 2016 une carte des reprivatisations mettant en évidence les relations de pouvoir et l’abus d’attribution des espaces urbains et des immeubles varsoviens impliquant la Maire de la ville, sa famille et ses proches collaborateurs.

C’est dans ces conditions que s’ouvre la nouvelle phase de réflexion sur le patrimoine historique de la ville. Pour André Chastel [38], les temps modernes, marqués par un processus d’individualisation et un besoin de reconnaissance qui passe par la volonté d’inscription de patrimoines privés dans l’ensemble des biens patrimoniaux de la nation, font que le patrimoine est devenu un « immense domaine où les inévitables cupidités du commerce viennent recouper l’attention des esprits sensibles, l’attachement des indigènes ».

À Varsovie, à partir de 1990, la pluralité des acteurs (associations, collectifs d’habitants ou d’usagers, collectivités territoriales, autorités publiques affiliés à différents partis politiques, etc.), ces nouveaux « entrepreneurs de mémoires », revendiquent leur mémoire, souvent dépourvue de traces urbanistiques matérielles. Leurs actions font éclater la mémoire hégémonique du passé, notamment celle élaborée entre 1945-1989 au nom du peuple. Ces revendications multiples visualisent et posent le problème de la légitimation des actions de la patrimonialisation de « l’espace urbain éclaté ». Comme l’observe, le sociologue polonais Bohdan Jałowiecki – aujourd’hui décédé – depuis le changement du régime la ville devient l’objet d’interventions fragmentées et en partie incompréhensibles, mais souvent motivées par le besoin de libération de terrains pour les investisseurs privés qui affluent massivement à Varsovie [39]. C’est une conséquence de l’absence d’autorité de régulation reconnue comme légitime et capable d’imposer une vision de patrimoine négociée et partagée par la majorité des habitants. Selon Bohdan Jalowiecki, aucun plan d’aménagement global de la ville n’existe alors à Varsovie au début de ces changements massifs. En plus, la mixité sociale de la ville est mise à mal par les opérations immobilières [40]. Les restitutions des biens confisqués dans les années 1940 conduisent à l’expulsion des habitants, à la disparition des lieux de vie, des activités artisanales et des formes d’usages (jardins ouvriers) traditionnels. Le sentiment de dépossession symbolique fait naître des regroupements spontanés d’habitants et d’usagers qui luttent contre l’intervention « de la main invisible du marché » [41]. Pour Zbigniew Rykiel [42], les mouvements urbains polonais naissent de la lutte contre les promoteurs privés et de la révolte contre la marchandisation de la ville.

Dans les années 2000, les conflits n’épargnent pas les bureaux des conservateurs des monuments historiques qui, en principe, disposent de l’autorité pour la préservation mais aussi pour l’inscription des bâtiments ou lieux de vie sur la liste des monuments protégés par la loi [43]. Les conservateurs se déchirent autour de la question du partage du périmètre territorial de leur tutelle sur les monuments polonais [44]. À Varsovie, ville capitale, ces conflits impliquent aussi bien le conservateur en chef de la République, le conservateur de la ville de Varsovie – dont le bureau fut créé en 2001 et doté de compétences dans le domaine de la protection des monuments historiques varsoviens en 2006 – et le conservateur  de la voïévodie (département) qui, depuis 1996, dépend du Préfet et du Conservateur en chef de la Pologne. Au-delà du problème de marchandisation de bâtiments et de lieux historiques, le vrai sujet de ces conflits porte sur les rapports de pouvoir et la tutelle politique qui s’exerce, ou non, sur leurs décisions. En effet, la majorité municipale, la majorité au conseil départemental et la majorité parlementaire ne sont que rarement du même bord politique, or les partis politiques polonais font une lecture très différente de la valeur patrimoniale des espaces privatisés et convoités par les investisseurs polonais et étrangers. Progressivement, c’est précisément la lecture politique du sens du patrimoine qui va l’emporter et brouiller le champ de réflexion autour de la notion de patrimoine.

Pour Marina Dimitrieva, la ville postsocialiste [45], qu’est sans doute la ville de Varsovie, peut être décrite par une « dynamique radicale pour ne pas dire dramatique des transformations provoquées par le changement de l’ordre social et de tout le mode de vie de la population, et par l’extrême polarisation et fragmentation de la mémoire historique » [46]. Elle observe avec raison que Damnatio memoriae, la destruction de la mémoire, accompagne, en fait, presque toujours les changements de régime » [47].

À Varsovie, si l’on peut parler d’un consensus social concernant le caractère patrimonial des réalisations urbaines de la vieille ville reconstruites après la guerre, le problème concerne désormais les réalisations de l’époque socialiste des années 1950 et celle des années 1970. Cela pose la question de la préservation des traces de la présence juive et, en particulier, du ghetto de Varsovie, dont les traces sont peu visibles [48]. La reconnaissance de la valeur architecturale et mémorielle des réalisations datant de l’époque socialiste et menacées par les destructions, pour faire place aux nouveaux investissements, est justement l’un des combats que vont livrer les nouveaux mouvements urbains qui apparaissent sur la scène publique au début des années 2000, pour participer avec succès aux élections municipales en 2014 et 2018. Or, la nouvelle modernisation de la ville, cette fois néolibérale, est en marche. Elle est accompagnée par la municipalité qui veut réaliser de grands projets d’infrastructure de transport (métro, voies rapides, parkings, etc.) d’aménagement pour moderniser la ville et répondre aux besoins de la population qui a doublé en 20 ans (officiellement 1,8 million, mais selon certaines estimations, plus proche de 2,2 millions). Si la ville manque de projet global d’aménagement, elle cherche de l’argent pour répondre aux besoins les plus urgents.

III. Action patrimoniale des mouvements urbains

À partir de 2005, lorsque le candidat du parti nationaliste PiS ( Droit et Justice), Lech Kaczyński, devient président de la République, la dynamique de patrimonialisation pluraliste de type bottom up du début de la transition cède progressivement la place à la logique top-down hégémonique qui ignore, ou transforme, le sens des aspirations locales et minoritaires (communauté LGBT notamment). Avec la création de l’Institut de la Mémoire Nationale (IPN) en 1997, dont le président est élu par le Parlement polonais et change en fonction de la majorité politique [49], un nouvel acteur intervient de plus en plus fortement dans le processus d’élaboration du référentiel pour penser la mémoire, ou les mémoires du passé. Les statuts de l’IPN lui confient la collecte des documents d’archives contemporaines (xxe siècle) mobilisés pour poursuivre les crimes commis contre la nation polonaise, notamment, pendant l’époque communiste 1945-1989. Plus globalement, la mission de l’IPN est de veiller à la sauvegarde de la mémoire nationale et à sa restauration conforme à la nouvelle lecture de l’histoire polonaise. Sur de nombreux points, la narration construite par l’IPN pourrait être qualifiée de révisionniste, car il s’agit de revoir le sens du passé polonais, affirmer le bien-fondé des actions considérées jusque-là comme « crimes contre l’humanité », par exemple celles commises par les soldats des unités clandestines qui ont combattu contre le pouvoir communiste dans les années 1945-1946 et connues sous le nom de « soldats maudits » [50]. Il s’agit aussi de minimiser l’importance de la participation des citoyens polonais à la déportation et à l’extermination des Juifs [51].

Dès 2007, la préoccupation première de l’IPN sera la dé-communisation, qui devient un fil conducteur de la pensée politique du PiS installé au pouvoir en 2015 dont est issu l’actuel président de la République et la majorité parlementaire. Dans ce climat, les projets aussi radicaux que la destruction du Palais de la Culture, bâtiment emblématique de Varsovie (vestige de la domination soviétique selon la narration officielle), ont été avancés lors de la campagne électorale des dernières municipales en 2018. L’idéologie qui anime l’IPN est de structurer l’ensemble des processus mémoriaux autour de l’idée de la nation, homogène et vertueuse, et la substituer à l’idée du peuple de l’époque précédente. Toutefois, ces changements ne se font pas dans les conditions de consensus politique et social. On peut parler d’imposition d’un arbitraire social détenu par un pouvoir politique, concept que nous empruntons à Louis Maheu [52]. Par la violence symbolique et les pressions exercées sur l’ensemble des groupes sociaux et des citoyens, cet arbitraire, comme la commémoration des soldats maudits [53], ne va pas manquer de générer de nouveaux conflits, dont une partie deviendra le champ de luttes des nouveaux mouvements sociaux [54].

En 2011, dans le contexte préélectoral, de multiples initiatives locales qui ont émergé dans les espaces de proximité à l’échelle des quartiers ou des villes polonaises depuis plusieurs années, convergent vers la création d’une Alliance des Mouvements Urbains qui présente des candidats aux élections municipales de 2014 [55]. L’apparition des mouvements urbains ajoutera à la complexité des enjeux de la dynamique urbaine décrits plus haut. Ils deviennent des acteurs agissants, critiques, dotés d’un capital réflexif important car à l’instar de mouvements observés ailleurs, ils sont souvent très proches des milieux universitaires, leurs membres souvent diplômés travaillent ou sont liés par des liens personnels et familiaux avec les chercheurs universitaires [56]. Dans l’apparition même de cette alliance, on voit les mêmes préoccupations que celles qui ont été à l’origine de la création en 2007 de l’Alliance pour le Droit à la Ville des associations urbaines américaines [57]. La naissance de mouvements urbains polonais, notamment varsoviens, résulte d’une rencontre entre les préoccupations quotidiennes des habitants dans leurs espaces de vie, l’affirmation des valeurs en lien avec l’égalité et l’écologie, et la réflexion intellectuelle et politique sur les rapports de pouvoir ainsi que sur le rôle des habitants pour « faire de la ville » une réalité plurielle. Après la grande époque de Solidarnosc des années 1980, le retour de mouvements sociaux, cette fois urbains, dans un espace public va surprendre les acteurs de la scène politique polonaise nationale et locale.

Les nouveaux mouvements expriment les idées de la génération qui a grandi dans la Pologne d’après 1989, pays qui, depuis 2004, fait partie de l’UE et profite des fonds structurels qui alimentent de manière substantielle les caisses des collectivités territoriales. Cette jeunesse cherche ses références et modèles d’actions dans les mouvements alternatifs mondiaux et européens, elle est préoccupée par la question écologique, par la qualité de vie libérée d’une orientation consumériste dominante pour les générations de ceux qui sortaient du communisme. Les mouvements urbains varsoviens vont très rapidement questionner les logiques apparentes et cachées qui animent les porteurs de projets urbains initiés ou acceptés par la ville, et interroger l’absence de vision d’aménagement portée par l’action municipale, laquelle, comme nous l’avons dit, manque d’objectifs et reste fragmentée. Ils élaborent une narration critique sur la marchandisation des espaces conçus, luttent contre la construction de multiples centres commerciaux. Ils s’attaquent et obtiennent l’interdiction d’usage des publicités qui couvrent des façades entières d’immeubles et façonnent l’imaginaire des citadins. Antilibéraux, dans un pays ultralibéral, ils postulent la fin de l’hégémonie du marché comme force régulatrice des rapports sociaux en général et des rapports urbains en particulier. Les échos et les références implicites au programme de Henri Lefebvre exprimées dans son « Droit à la ville » sont manifestes dans les narrations produites par ces mouvements [58]. Dans les documents officiels publiés sur la page internet de l’association MJN, nous pouvons lire par exemple :

Dans les villes, les plus importants sont les habitants et leurs besoins. C’est la raison pour laquelle nous agissons en faveur de la meilleure qualité de vie, pour que l’environnement permette aux habitants leur autoréalisation. […] Nous attachons une importance première au développement équilibré, juste et sage des villes pour que les fruits de ce développement puissent être partagés par tous [59].

À l’instar des mouvements sociaux actifs et étudiés dans les années 1990 ailleurs (Brésil, Belgique, etc.) [60], mais sans renoncer à assumer une fonction critique, par leurs participations aux jeux électoraux et parce que, depuis 2014, ils siègent dans les conseils municipaux, ils vont, très vite, opérer une « insertion institutionnelle » [61]. Cette insertion est une condition sine quoi non de leur capacité d’action sur le terrain. Grace à cette insertion institutionnelle, les mouvements urbains vont adopter une posture que nous qualifions d’opportunisme pragmatique. Les élus issus de mouvements sociaux siègent dans les conseils municipaux et commissions d’urbanisme et d’aménagement. Ceci permet aux mouvements de se tenir au courant des propositions et des projets urbains élaborés à l’échelle de villes, arrondissements et quartiers et d’interpeller directement les autorités municipales sur le sens des actions qu’ils entreprennent [62]. Par ailleurs, les mouvements urbains introduisent de nouveaux répertoires d’actions qui s’inspirent du cadre de la démocratie participative, procèdent par hybridation de projets à vocation culturelle, écologique, patrimoniale et citoyenne. En agissant ainsi, ils décloisonnent les champs d’action urbaine et déconstruisent les répertoires classiques de l’intervention urbaine. En menant des projets très concrets qui visent le rétablissement du lien social à l’échelle des ilots urbains (pistes cyclables, promotion de l’eau du robinet, expositions, accès aux informations concernant le niveau de pollution, promotion des artisans locaux, appui aux mouvements LGBT, sécurité routière, etc.), les mouvements urbains transforment les modes de vie des territoires de proximité, impliquent les habitants dans la refonte des formes d’habitat et réaffirment leur force d’agir. Ils savent très bien mobiliser les médias, sont très actifs sur les réseaux sociaux (Facebook et autres) et ont un pouvoir de mobilisation et de visibilité dans l’espace médiatique. L’enracinement local constitue leur force mais il est en même temps leur faiblesse, car dispersés, parfois en conflit entre eux, les mouvements urbains ont du mal à obtenir une reconnaissance sur la scène politique et mobiliser plus d’électeurs lors des élections nationales.

Lors des entretiens que nous avons pu conduire avec certains responsables du mouvement Miasto Jest Nasze (MJN) [63] autour de la question des objectifs et « des valeurs » qui animent le mouvement dont le nom – la ville nous appartient  – évoque le célèbre livre de Henri Lefebvre, nous avons entendu un discours sur la réappropriation de l’acte de faire la ville par le bas, avec ceux qui y vivent, au-delà des options idéologiques qui peuvent les séparer. Ce qui caractérise le mouvement MJN en particulier, c’est la capacité de réflexion « politique » autour des enjeux de « faire la ville » pour réinventer la notion d’habitat et instaurer les principes de la nouvelle gouvernance urbaine. Manifestement il s’agit de faire la politique autrement et cette aspiration est bien portée par les responsables historiques de MJN. Comme affirme l’un de nos interlocuteurs, « l’action des mouvements urbains n’est pas “romantique” c’est une lutte politique ». C’est une lutte politique qui tient compte et cherche à transformer les rapports de forces et limiter les injustices sociales et spatiales. Les propositions de MJN naissent dans un contexte de débat permanent conduit au sein de l’association mais aussi dans les contextes locaux lors d’actions concrètes réalisées dans les quartiers impliquant des logiques collaboratives publiques ou privées. L’ensemble de ces débats-actions ont permis à MJN d’élaborer une véritable critique sociale des rapports de pouvoir et des mécanismes sociaux qui façonnent la ville de Varsovie, avec pour objectif de dénoncer une réappropriation marchande de la ville lors de processus de restitution des biens privés et suite à l’expulsion des habitants appartenant aux groupes modestes. Cette critique de l’arbitraire social imposé à la ville doit beaucoup au co-fondateur de l’association et son président, entre 2014-2016, Jan Śpiewak[64], sociologue urbain et fils d’un professeur de sociologie à l’université de Varsovie. Il s’est engagé très activement et continue d’être poursuivi en justice pour dénonciation d’affaires de corruption impliquant les plus proches collaborateurs de la Maire de Varsovie. Plus globalement, le mouvement MJN regroupe des jeunes (et moins jeunes) habitants de différents quartiers de Varsovie qui s’intéressent de manière très active et innovante à l’évolution de pratiques de la « fabrique urbaine » et disposent d’un capital de pensée critique hors norme. Tout en reprenant le vocabulaire de la narration nationale, ils conçoivent l’action du mouvement comme l’affirmation de la souveraineté de citadins, vraie force de gouvernance de la ville. MJN est un acteur majeur (l’association se nomme la 3ème force) de lutte contre la destruction sauvage de Varsovie, laquelle est opérée pour homogénéiser l’espace urbain autour de deux axes : le premier est économique – commercial – et le deuxième identitaire – national. En voulant préserver la mixité de formes d’occupation de l’espace, MJN lutte contre l’expulsion réelle ou symbolique des classes populaires hors de l’espace imaginaire de la ville [65].

La question patrimoniale apparaît très vite dans le répertoire d’actions conduites par MJN et constitue une dimension pratique et pragmatique de la lutte pour la mixité sociale et la pluralité mémorielle de la ville. La liste des actions conduites par MJN depuis sa fondation dans ce domaine est relativement longue et continue d’animer les membres du mouvement. Nous en présentons certaines parmi les plus signifiantes, dont la défense du cinéma Femina.

En 2014, MJN s’engage pour préserver un immeuble, construit en 1904 dans le style éclectique de sécession viennoise au centre de Varsovie, n° 37, rue Poznanska. Il s’agit de l’un de ces rares bâtiments qui ont échappé à la destruction pendant et après la guerre, et dont la valeur patrimoniale est menacée par un projet de transformation profonde après sa reprivatisation. Après l’expulsion d’une partie des habitants et l’augmentation substantielle des loyers et des charges qui a eu raison des résistants, l’immeuble doit être complétement transformé à l’intérieur, doté de parkings souterrains et d’ascenseurs extérieurs pour devenir une résidence de luxe. Entre 2012 et 2014, une longue période de marchandage entre l’investisseur et le Conservateur des monuments historiques de Varsovie conduit à limiter les transformations initialement prévues. L’action de MJN porte en particulier sur un appartement où, dans les années 1945-1958, habitait et écrivait l’un des grands poètes polonais Miron Białoszewski [66]. Elle se solde par un certain succès car l’appartement va être maintenu intact et le poêle de l’appartement, sujet d’un de poèmes de Białoszewski, fera l’objet d’une rénovation particulière. Cette intervention de MJN face aux intérêts des investisseurs, aux décisions de conservateurs successifs qui changent d’opinion en fonction de l’orientation politique des autorités tutélaires, ou de la pression des investisseurs ayant obtenu de la ville un permis de revitalisation, a conduit à préserver seulement la façade de l’immeuble qui a fait l’objet de l’action patrimoniale. Le succès de MJN est partiel et un peu amer.  

En 2016, MJN obtient l’inscription, sur la liste des bâtiments protégés par la loi, du pavillon commercial d’ameublement Emila construit dans le style du modernisme fonctionnel des années 1970, pavillon qui abritait depuis 1992 le Musée de l’Art Contemporain. Pour laisser la place à un nouveau gratte-ciel, dont la construction fut actée par la ville de Varsovie, le bâtiment Emilia est détruit le jour même de la prise de décision d’inscription sur la liste de bâtiments protégés par le Conservateur des monuments historiques de Varsovie. Suite à ce contretemps, en principe, le même pavillon, avec les décors de l’intérieur préservés, doit être reconstruit ailleurs, au centre de Varsovie.

En 2017, le MJN s’engage pour préserver le pavillon « Chant des sirènes » construit dans le style du modernisme des années 1970 qui abritait un restaurant du parti communiste polonais jusqu’en 1989, puis jusqu’en 2016 un club portant le même nom. Les avis des experts en patrimoine sur sa préservation divergeaient. Le nouveau propriétaire, qui a acquis le pavillon en 2011, veut le détruire en vue de libérer du terrain pour un projet immobilier.  En 2014, le Conservateur de la ville de Varsovie argumentait « que ce bâtiment introduisait un chaos architectural et urbanistique là où il était situé ». Néanmoins, suite à l’action de MJN, sur décision du conservateur de la région de Mazovie, il est inscrit en 2017 sur la liste du patrimoine urbain de Varsovie (« Wyborcza », 22-04-2017). Toutefois, bien que MJN considère son action comme un succès, le conflit autour de sa préservation ou de sa destruction reste ouvert, car, en 2018, le ministère de la Culture conteste de manière formelle la décision du Conservateur de son inscription sur la liste des bâtiments protégés. Cette lutte montre de manière concrète les divergences de perception de la valeur patrimoniale qui anime les bureaux des conservateurs de monuments historiques en Pologne en fonction de changement de majorités politiques.

IV. La lutte emblématique autour de la préservation du cinéma Femina à Varsovie

La lutte autour du cinéma Femina porte des enjeux patrimoniaux multiples.

Cinéma Femina de Varsovie – histoire

Construit en 1935 dans le quartier juif Muranow, intégré en 1940 dans le Ghetto, le cinéma Femina fut ouvert en 1938 et devient, en 1941, le théâtre Femina du Ghetto fermé en 1942.

L’immeuble n’a pas été détruit pendant l’insurrection du Ghetto, mais démoli après la guerre lors de la construction d’une première voie rapide et reconstruit en 1958, date de l’ouverture du nouveau cinéma populaire Femina.

En 1991, 50 ans après la création du théâtre dans le Ghetto, la Fondation du Musée Umschlagplatz, installe dans le hall une plaque commémorative en présence de W. Szpilman, héros du film de Polanski Le Pianiste, qui avait joué dans ce théâtre pendant la guerre.

En 1996, le cinéma est transformé en quatre petites salles, il devient un multiplex et fait l’objet de nombreux changements de propriétaires avant d’être fermé en 2014.

En 2016 les locaux du Femina sont détruits et remplacés par un supermarché « Biedronka » appartenant au groupe portugais Jeronimo Martins.

Dans le contexte de sa disparition annoncée, le cinéma Femina, d’abord pensé comme celui du peuple, n’est investi de la mémoire du ghetto qu’après la transition, en 1991. L’importance de cet imaginaire qui n’est pas immédiate et au début de la lutte apparaît rarement comme argument dans la lutte (slogans, transparents, happenings, etc.) menée pour sa préservation. C’est après coup que les porteurs d’actions de lutte convoquent un débat sur les traces de la question juive. Le conflit autour de la disparition du cinéma Femina a mobilisé de nombreux acteurs locaux et associatifs : habitants du quartier (Coopérative des Habitants du quartier), associations varsoviennes et employés de cinéma. Tous ont été animés par des motivations diverses : fonctionnelles pour les habitants du quartier, idéologiques et antilibérales pour les associations et les employés qui luttent contre l’expulsion des espaces culturels de lieux de vie du centre de Varsovie. La page Préservons le cinéma Femina sur Facebook regroupait alors, en 2016, 8 000 personnes. Le Conservateur des monuments historiques de Varsovie donnait un avis négatif quant à la préservation du cinéma, jugeant que les multiples transformations qui ont été faites ont détruit la valeur patrimoniale du cinéma. Or la lutte concerne aussi et, en premier lieu, le patrimoine immatériel attaché à ce lieu.

Le chef de file de cette contestation est le mouvement urbain MJN qui s’oppose aussi bien à la marchandisation de la culture qu’à la transformation et à l’effacement de la mémoire juive. Cette attention est peut-être en lien avec le fait que Jan Śpiewak, lui-même d’origine juive, travaillait au Musée de l’Histoire des Juifs polonais, construit entre 2009 et 2013 au centre de Varsovie à l’initiative de l’Institut Judaïque d’Histoire, avec le soutien financier du ministère de la Culture et de la ville de Varsovie. Cette dimension de la lutte mettait en évidence l’absence de politique mémorielle de l’État polonais autour de l’Holocauste des Juifs polonais.

La défense du cinéma Femina portait donc en partie sur la préservation de la mémoire immatérielle, notamment du ghetto, dont les traces sont peu visibles à Varsovie. À l’instar des pratiques mémorielles mobilisées en Allemagne, notamment à Berlin où l’on a installé un marquage au sol (Stolpersteine – ensemble de pavés de laiton insérés dans le trottoir devant le domicile d’une personne déportée ou assassinée) [67], à Varsovie, en 2008, pour rendre visible la présence juive dans la ville, il a été décidé de signaler l’emplacement du mur du ghetto par 4 plaques commémoratives placées aux murs puis, plus tard entre 2008-2010, par 22 autres placées au sol pour permettre de localiser le territoire du Ghetto. Globalement, c’est très peu par rapport à la place qu’occupait avant la guerre la communauté juive de Varsovie, et la blessure toujours ouverte que représente l’histoire du ghetto dans l’histoire varsovienne. Rappelons que le monument à la mémoire des héros du ghetto a été érigé à l’initiative du Comité central des Juifs polonais en 1946, puis transformé en monument actuel en 1948. Il fut intégralement financé par les organisations juives et porte l’inscription : « La nation juive à ses combattants et martyrs ». L’État polonais, la société polonaise n’ont que très progressivement, et notamment à partir des années 1990, porté attention à la mémoire juive, comme composante de la mémoire nationale polonaise. Penser l’Holocauste, étudier l’extermination des trois millions de Juifs polonais reste toujours très délicat et sujet à controverse. Pourtant, les travaux sur cette question publiés par Jan T. Gross, notamment son livre « Les voisins » publié et traduit en 2000, ont provoqué un véritable choc de consciences et conflits qui continue à alimenter le débat politique en Pologne [68].

Cette contestation autour de la question patrimoniale, comme d’autres portées par MJN, cristallise les conflits locaux autour de la marchandisation, souvent opaque, de l’espace urbain de Varsovie, mais aussi autour de la pluralité des traces qui composent l’histoire varsovienne. Elle cible la politique municipale qui, à travers les autorisations de changement d’attribution des usages de l’espace urbain, conduit en fait à homogénéiser la ville sur un plan fonctionnel, esthétique, architectural et mémoriel [69]. Les actions conduites par MJN montrent à quel point la question patrimoniale est un objet éminemment politique. Même si la première signification de cette lutte se structure autour de la patrimonialisation des réalisations des années 1948-1980 et du rejet de la doxa néolibérale, elle s’engage autour de la question des rapports de pouvoir symbolique qui sollicite une réflexion sur le(s) sujet(s) du passé varsovien, porteurs de mémoires qui font la ville et façonnent son identité. Toutefois, bien que l’action patrimoniale de sauvegarde de traces du passé récent est inscrite comme l’un des objectifs poursuivis par les mouvements sociaux, elle correspond davantage à la réaction face aux intentions des deux premières forces opérantes dans l’espace varsovien : le pouvoir politique (national et local) et le capital à la recherche du profit. Pour les mouvements urbains, agir contre les projets de destruction et de transformation des usages qui effacent la mémoire des habitants, constitue une excellente opportunité pour construire un discours politique qui porte un projet alternatif pour la société polonaise et alimente la narration antilibérale et antimondialiste.

Conclusion

Notre analyse montre à quel point la volonté d’effacement de la mémoire du peuple qui passe par la construction d’une nouvelle histoire, entreprise par les autorités de la droite populiste en Pologne et qui façonne l’histoire polonaise en tant que celle d’une nation sans passé communiste, est vécue comme une nouvelle trahison historique contre laquelle s’opposent aujourd’hui de nombreux Polonais que l’on veut ainsi priver de leur histoire récente. Les mouvements urbains affrontent avec quelques succès les acteurs principaux qui participent à ce processus qui, par leurs décisions patrimoniales, tentent d’imposer une nouvelle vision hégémonique de faits mémoriels :

  • l’État à travers les décisions de l’Institut de la mémoire nationale,
  • Les Conservateurs en chef des régions et des villes souvent dépendantes du parti majoritaire au pouvoir.

Les mouvements urbains varsoviens critiquent les municipalités incapables d’élaborer de manière consultative un projet d’aménagement urbain qui pourrait sauvegarder et faire cohabiter les mémoires multiples coexistantes dans l’espace varsovien. Ils s’opposent à la gestion néolibérale de la ville conduite pour répondre à des pressions et pour attirer des investisseurs. La ville de Varsovie est un exemple de la ville « néolibérale » qui révèle l’accroissement des disparités sociales [70]. La narration patrimoniale élaborée par les mouvements urbains convoque et exprime les conflits de classes qui font leur apparition dans l’espace de la ville transformée en marché global.

La critique des processus qui se déroulent de manière plus générale dans les autres villes polonaises pointe l’opposition entre le capital et la vie des habitants – et la valeur d’échange et la valeur d’usage –, que les changements de régime réveillent et accélèrent. Selon la narration que les mouvements sociaux tentent de diffuser,

parler patrimoine, c’est parler de formes d’effacement des traces des minorités invisibles, c’est parler de transformation des lieux de mémoires en espaces marchands. Lutter pour la préservation des patrimoines populaires, c’est donc rendre justice au peuple privé de son histoire, expulsé hors de l’espace mémoriel de la ville tant celle-ci est réappropriée par les logiques marchandes.

Au-delà des considérations idéologiques évoquées plus haut, des revendications patrimoniales portées par les mouvements urbains expriment un besoin de reconnaissance sociale des groupes minorisés ou invisibles. Pour les analyser, il faut convoquer la théorie d’Axel Honneth qui souligne combien le besoin de reconnaissance habite notre temps [71]. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle la question des mémoires minoritaires effacées et spoliées dans l’espace varsovien devient l’un des enjeux d’une critique des politiques urbaines dans leur ensemble. Cette question fonde un système alternatif d’actions (à l’échelle des territoires, des villes, parfois des quartiers) de patrimonialisation portée par les mouvements urbains. La construction d’une narration critique autour de ces revendications commence à structurer le champ des « subpolitiques » [72]. De fait, elle produit une nouvelle vision de la patrimonialisation et redéfinit ce qui est « patrimonialisable », non seulement de manière pratique mais aussi de manière politique en interpellant les conservateurs du patrimoine dans leur fonction et dans leur légitimité, et ce, afin de répondre aux demandes plurielles et contradictoires formulées par la pluralité des acteurs sociaux.

Y a-t-il un risque de disparition de la cohérence identitaire des groupes qui composent la société polonaise comme le craint l’IPN ? Lorsque Ulrich Beck [73] parle de la société du risque, celle-ci ne se superpose pas à la société industrielle de première modernisation organisée autour du discours hégémonique de la nation comme sujet de l’histoire, ou la classe et le peuple comme acteurs qui conduisent leur propre lutte pour trouver leur place dans l’histoire, elle lui succède. En effet, les conflits générés par une « société distributrice de richesse », dans laquelle les nouveaux sujets accèdent à la possibilité de fonder et de défendre leur mémoire, participent à créer un conflit de mémoires et un risque de désagrégation des narrations existantes à travers l’apparition de nouveaux sujets historiques, lesquels s’enracinent localement et vont faire éclater la cohérence de la narration hégémonique. Ils contribuent à mettre l’histoire de la ville et sa mémoire en crise et témoignent du besoin d’un débat public sur les valeurs partagées préconisé par Jürgen Habermas.

Les nouveaux mouvements urbains, et la société civile polonaise qui s’emparent de ces enjeux, restent encore trop dispersés et faibles pour changer la donne et donner du poids aux « subpolitiques » et la tenue d’éventuels débats publics à ce sujet. Si au début de la transition en Pologne les enjeux mémoriels sont devenus pluriels, depuis le début des années 2000, la patrimonialisation du tissu urbain en Pologne est soumise à la logique marchande et à l’imposition d’un idéal de la nation polonaise homogène culturellement et politiquement. Ces deux références constituent les éléments centraux d’un nouvel arbitraire social qui prend la forme d’une nouvelle hégémonie mémorielle, laquelle trouve sa source dans une révision de l’histoire nationale purifiée de tout élément qui pourrait mettre en cause sa grandeur.

AUTEUR
Ewa Bogalska-Martin
Professeur de sociologie
Université Grenoble Alpes, Labo Pacte-UMR 5194

ANNEXES

NOTES
[1] André Fermigier, « Mérimé et l’Inspection des monuments historiques », dans Pierre Nora [dir.], Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 1607.
[2] Au-delà de la dé-communisation il s’agit également d’élaborer un nouveau récit sur l’histoire de Solidarność, qui discrédite l’importance des négociations de la Table ronde de 1989, de remplacer la figure symbolique de Lech Walesa par celle de Lech Kaczynski mort dans l’accident d’avion à Smolensk en 2010.
[3] Marina Dimitrieva, « Les monuments étrangers : la mémoire des régimes passés dans les villes postsocialistes », dans Andreas Schöle [dir.], « Villes postsocialistes entre rupture, évolution et nostalgie. », Revue des études slaves, n° LXXXVI-1-2, 2015, p. 75.
[4] Pierre Nora [dir.], Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, p. 29.
[6] Michel Offerlé, « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (XVIIIe-XXIe siècles) », Politix, n° 81, 2008, p. 181-202.
[7] Johann Michel, Gouverner les mémoires : les politiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010, p. 169.
[8] André Fermigier, « Mérimé et l’Inspection des monuments historiques », op. cit., p. 1600.
[9] Marek Getter, Straty ludzkie i materialne w Powstaniu Warszawskim. Biuletyn IPN. 8-9 (43-44), sierpień – wrzesień 2004 ; Anthony M. Tung, Preserving the world’s great cities: The Destruction and Renewal of the Historic Metropolis, New York, Clarkson Potter, 2001.
[10] Adolf Ciborowski, Warszawa o zniszczeniu i odbudowie miasta, Warszawa, Wyd. “Polonia”, 1964.
[11] (1895-1988) Architecte polonais, membre du parti communiste (PPR), dès 1948, vice-ministre du ministère de la Reconstruction, puis à partir, de 1956, ministre de la Construction des villes et des grands ensembles. 
[12] Marek Czaplewski, Architektura polskiego socrealizmu w Zachecie, Narodowa Galeria Sztuki, Warszawa, 2016, p. 7.
[13] Adopté le 26-10-1945 par le Conseil National d’État (KRN), il statue sur la propriété et l’usage de la propriété foncière de la ville de Varsovie. En principe les biens immobiliers restent privées, mais en pratique ils vont aussi être nationalisés. On estime qu’environ 40 000 biens immobiliers ont été nationalisés illégalement, c’est-à-dire 94 % d’infrastructure de Varsovie.  
[14] Waldemar Baraniewski, Ideologia w architekturze Warszawy okresu realizmu socjalistycznego. Rocznik Historii Sztuki, n° 22, 1996, p. 238.
[15] Dobieslaw Jędrzejczyk, « Varsovie, Ville De L’utopie Socialiste », Miscellanea Geographica, n° 10, 2010, p. 210.
[16] (1900-1983) Architecte polonais, Conservateur en chef des monuments historiques dans les années 1945-1957, professeur de la Faculté d’architecture de l’École Polytechnique de Varsovie. Reconstruite par son équipe la vieille ville de Varsovie fut classée patrimoine mondial de l’UNESCO.
[17] Jan Zachwatowicz, « Stare Miasto Warszawa wraca do życia. Ochrona Zabytków », n° 2-3, 1953, p. 73-77.
[18] (1909-1983), architecte et urbaniste polonais d’origine juive, officier de l’armée populaire polonaise, entre 1951-1956. Architecte en chef de la ville de Varsovie, nommé par le président B. Bierut responsable du chantier du Palais de la Culture (1952-1955).
[19] Waldemar Baraniewski,  Ideologia w architekturze Warszawy okresu realizmu socjalistycznego, op. cit.
[20] Iain Chambers, « La temporalité, le territoire et le plan du discontinu. Le pessimisme matérialiste d’Antonio Gramsci et d’Edward Said », TUMULTES, n° 35, 2010, p. 119-132 ; Frank Jablonka, « Gramsci reloaded dans la condition postcoloniale : identité nationale et désidentification dans le “linguistic turn” », Actuel Marx, n° 52, 2012, p. 149-163.
[21] Mikołaj Gliński, “Kto odbudował Warszawę i dlaczego tak ?” Architektura, 4 marzec 2015 ; Jan Maciej Chmielewski, Monika Szczypiorska, « Czy Warszawa mogła być inaczej odbudowywana–alternatywna historia miasta », Kwartalnik Architektury i Urbanistyki, n° 60, 2015, p. 23-35.
[22] Lydia Coudroy de Lille, « La lutte des places : les élites et leurs territoires dans les villes de la Pologne communiste », dans Nicolas Bauquet et François Bocholier [dir.], Le communisme et les élites en Europe centrale, Paris, PUF/éditions ENS rue d’Ulm, 2006, p. 253-270.
[23] Jiri Musil, Urbanization in socialist countries, London, Routledge, 2017.
[24] Lydia Coudroy de Lille, « Les héritages socialistes à l’épreuve des dynamiques urbaines à Varsovie : entre « banalisation » et « patrimonialisation », dans Paul Gradvohl [dir.], L’Europe médiane au XXe siècle. Fractures, décompositions-recompositions- surcompositions, Prague, CEFRES, p. 35-53.
[25] Caroline Bouloc, Górczyńska Magdalena, « L’accession à la propriété privée dans les villes polonaises: un défi de transition post-socialiste », EchoGéo, n° 30, 2014.
[26] Il s’agit essentiellement de biens immobiliers.
[27] Dariusz Stola, « Les débats polonais sur la Shoah et la restitution des biens », dans Constantin Goschler, Philipp Ther et Claire Andrieu [dir.], Spoliations et restitutions des biens juifs en Europe. Paris, Autrement, 2007, p. 350-371.
[28] Avant cette date, entre 1999-2002, la commune de Varsovie englobait des petites villes de la couronne et la capitale de Varsovie.
[29] Entre 1990-2015 environ 7 000 demandes de restitution de biens ont été déposées et 4 000 biens ont été rendus. La ville a payé 1,13 milliard de zloty de dommages. Environ 2/3 des terrains varsoviens font aujourd’hui encore l’objet de litige. La valeur des biens concernés est estimée à 15 mld zloty. 
[30] Seulement 10 % des terrains de Varsovie appartenaient à l’État en 1939.
[31] Magdalena Górczyńska, « The property restitution in Warsaw: renaissance or decline of pre-war buildings? », Journal of Housing and the Built Environment, n° 31, 2016, p. 367-386.
[32] Jan Spiewak, Ukradzione miasto. Kulisy wybuchu afery reprywatyzacyjnej, Warszawa, ed. Arbitror, 2017.
[33] Magdalena Górczyńska, « The property restitution in Warsaw: renaissance or decline of pre-war buildings? », Journal of Housing and the Built Environment, n° 31, 2016, p. 367-386.
[34] Lydia Coudroy de Lille, « La construction de logements à Varsovie depuis 1990 : une reprise en demi-teinte », dans Ewa Berard et Corine Jaquand [dir.], Architectures au-delà du mur 1989-2009. Berlin, Varsovie, Moscou , Paris, Picard, 2009, p. 210.
[35] Ibid ., p. 205.
[36] Michal Wojtczuk, Ilu warszawiakow dotknela reprywatyzacja ? MJN 55 tys. Osob. Gazeta Wyborcza, 23-08-2017.
[37] Une commission de vérification de processus de privatisation à Varsovie auprès de Ministre de la Justice a été mise en place en 2017. Parmi ses dix membres il y avait aussi un représentant de l’Association Miasto jest Nasze. Il a quitté la commission en 2018 car il a jugé l’action de la commission inefficace.
[38] André Chastel, « La notion de patrimoine », dans Pierre Nora [dir.] Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, p. 1463.
[39] Bohdan Jałowiecki, Społeczna przestrzeń metropolii. Wydawnictwo Naukowe Scholar, 2000.
[40] Grzegorz Węcławowicz, « Social polarisation in postsocialist cities : Budapest, Prague and Warsaw », dans G. Enyedi [dir], Social change and urban restructuring in Central Europe, Budapest, Akadémiai Kiado, 1998, p. 55-66.
[41] Joanna S. Popławska, « Prawo do miasta » partycypacja społeczna w kształtowaniu miejskiej przestrzeni publicznej », dans Osiński J., Popławska J.Z. (eds.) Oblicza społeczeństwa obywatelskiego. Państwo, gospodarka, świat. Warszawa, Wyd. SGH, 2012, p. 126.
[42] Zbigniew Rykiel, « Władza i panowanie w neoliberalnym mieście semiperyferyjnym. Zarys problemu », Opuscula Sociologica, n° 18, 2016, p. 28.
[43] Cette institution existait en Pologne dans les années 1930-1937, puis entre 1945-1951 et à partir de 1973. Les changements dans les compétences et l’indépendance du conservateur des monuments historiques ont été introduits en 1991, dans les années 1999-2002 il avait le rang de ministre, à partir de 2002 il fait partie du Ministère de la Culture et de Patrimoine National. Ces compétences ont été ensuite définies par la loi de 2003.
[44] Bogusław Szmygin, (ed.), System ochrony zabytków w Polsce: analiza, diagnoza, propozycje. Lublin Warszawa: Politechnika Lubelska, 2011.
[45] Grzegorz Węcławowicz, « Social polarisation in postsocialist cities : Budapest, Prague and Warsaw », op. cit.
[46] Marina Dimitrieva, « Les monuments étrangers : la mémoire des régimes passés dans les villes postsocialistes », op cit., p. 78.
[47] Ibid ., p. 80.
[48] Sylwia Chutnik, Postpamiętanie, postciało. O działaniach artystycznych Patrycji Dołowy na terenie byłego getta warszawskiego. Narracje o Zagładzie 1, 2015, p. 200-211.  
[49] Le président actuel, Jarosław Szarek, fut élu après l’arrivée au pouvoir du PiS en 2016. Il est historien. Ses publications scientifiques et de vulgarisation ont une forte connotation nationaliste et révisionniste.
[50] Ewa Bacia, « The Phenomenon of Banished Soldiers in Polish Schools as an Example of the Politics of Memory », Journal of Social Science Education, n° 18-1, 2019, p. 13-31.
[51] Depuis 2018, en vertu de la loi du 28-01-2018, assouplie en juin 2018 après les protestations de la part des historiens et l’État d’Israël, la définition d’intérêt national englobe également l’interdiction d’évocation de la participation des Polonais à l’extermination de Juifs polonais
[52] Louis Maheu, « Les mouvements de base et la lutte contre l’appropriation étatique du tissu social », Sociologie et sociétés, vol.15, n° 1, 1983, p. 77-92.
[53] Depuis 2011, suite au décret présidentiel, le 1 er mars est célébré en Pologne comme le jour de la mémoire des soldats maudits.
[54] Katarzyna Warmuz, « Faszyści wracają do miasta? », Czas Kultury, mars 2018, p. 13-18, 21.
[55] Depuis 2017, les mouvements urbains sont organisés sous forme d’un Congrès de Mouvements Urbains qui regroupe 40 associations, fondations et collectifs. Le premier Congrès de Mouvements Urbains fut organisé à Poznan en 2011, le VIe congrès autour de la question « Villes, petites, moyennes et grandes », vient de se tenir dans deux villes moyennes au Nord de la Pologne : Ostróda et Iława entre les 21 et 23 juin 2019.
[56] Katarzyna Łuczak, « Ruchy miejskie w poszukiwaniu wartości i idei kluczowych dla rozwoju miast », Acta Universitatis Lodziensis. Folia Sociologica, n° 54, 2015, p. 159-175.
[57] Marc Purcell, « Le Droit à la ville et les mouvements urbains contemporains », Rue Descartes, n° 63, 2009, p. 40-50.
[58] Przemysław Pluciński, « Prawo do miasta jako ideologia radykalnych miejskich ruchów społecznych », Przegląd Zachodni 31-01-2021, p. 17-42.
[59] Cf. page internet de MJN : https://miastojestnasze.org/mjn/misja/ .
[60] Marc Purcell, « Le Droit à la ville et les mouvements urbains contemporains », op. cit.
[61] Eric Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La découverte 2011, p. 192 ; Pierre Hamel, « Mouvements urbains et modernité : l’exemple montréalais », Recherches sociographiques, n° 36, 1995, p. 279-305.
[62] Lors des élections municipales en 2018, 150 000 électeurs ont voté pour des candidats de mouvements urbains. La présence d’élus issus de mouvements urbains présents dans les Conseils municipaux depuis les élections de 2014 fut confirmée sans exception et elle fut renforcée à Poznań et à Varsovie.
[63] Créée en 2013 l’association Miasto Jest Nasze conduit les actions dans dix quartiers de Varsovie. Après les élections municipales de 2014, elle est représentée par sept élus dans trois conseils d’arrondissements, puis après les élections de 2018 avec 22 élus dans sept arrondissements de Varsovie. Elle compte 170 membres, son président Jan Mencwel (élu en 2017) a 36 ans et est très actif sur le champ de l’animation culturelle et patrimoniale et dans la lutte écologique.
[64] Né en 1987, Jan Śpiewak fut président de MJN entre 2013-2016 l’année où il fut poussé à la démission. Depuis 2017 il préside une autre association urbaine varsovienne Wolne Miasto Warszawa ( La ville libre de Varsovie). Lors des élections municipales de 2018, il était candidat au poste de maire de Varsovie et il a obtenu 2,99 % de voix.
[65] En 2017 Jan Śpiewak publie un livre La ville volée. Coulisses de l’affaire de privatisation, éd. Arbitror.
[66] Miron Bialoszewski (1922-1983) poète, écrivain, fondateur de théâtres à Varsovie, connu, entre autres, pour son livre « Mémoires de l’Insurrection de Varsovie », publié en 1970.
[67] Toute personne peut être à l’initiative de cette installation et parrainer une plaque. Actuellement environ 480 plaques ont été installées à Berlin.
[68] Jean-Yves Potel, La Fin de l’innocence. La Pologne face à son passé juif, Paris, Autrement, 2009.
[69] Paweł Kubicki, « Od miejskiego aktywizmu do miejskich ruchów społecznych », Annales Universitatis Mariae Curie-Skłodowska, sectio K–Politologia , n° 24-2, 2017, p. 173-186.
[70] Marc Purcell, « Le Droit à la ville et les mouvements urbains contemporains », op. cit., p. 44.
[71] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, éd. du Cerf, 1992.
[72] Ulrich Beck, La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008.
[73] Ibid .

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Ewa Bogalska-Martin, « Conflits autour de la patrimonialisation des espaces urbains à Varsovie et la question d’hégémonie mémorielle  », dans Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 mai 2023, n° 19, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Ewa Bogalska-Martin.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

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