Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter
Du sentiment d’injustice aux processus de radicalisations politiques multiformes dans les quartiers populaires (note exploratoire)
Éric Marlière
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ

Cet article a pour objectif l’appréhension des répertoires de mobilisations politiques des jeunes dits « des cités ». Nous nous sommes aperçus que le sentiment d’injustice est très présent chez les jeunes des « quartiers » quels que soient les parcours. Désormais en rupture de confiance avec les médias et plus généralement les institutions, certains jeunes adultes des quartiers populaires urbains ont ainsi mobilisé des ressources nouvelles sur internet pour contrecarrer les discours médiatiques les disqualifiant en écoutant des personnages qui élaborent une rhétorique le plus souvent antisioniste, raciste, antiélitiste et « antisystème ». Des sites parfois d’extrême droite qui souhaitent renverser à terme les institutions politiques en orientant un discours susceptible d’être entendu par les jeunes des classes moyennes en déclin et des jeunes des classes populaires éduquées mais marginalisées par les mutations de production récentes.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : jeunes adultes ; déclassement ; sentiments d’injustice ; rhétoriques contestataires
Index géographique :
Index historique : xx-xxie siècles
SOMMAIRE
Introduction
I. D’un sentiment de « victimation collective » et d’injustice comme subjectivation politique spécifique aux « jeunes des quartiers »
II. Du sentiment d’injustice à la radicalité politique contestataire dont l’islam est le support principal…
III. …aux processus de radicalisation(s) multiples (« jihadistes », contestataires, complotistes, etc.)
1) Les liens avec les théories du complot
2) L’autre radicalisation : celle de l’extrême droite.
Pour conclure

TEXTE

Introduction

L’« expérience de l’injustice » chez les « jeunes de cité » semble, au regard des enquêtes menées dans les « quartiers », remonter à plus de trente ans maintenant, et concerne désormais plusieurs générations [1]. Si les révoltes urbaines constituent la partie visible de l’iceberg actuellement, dans nos recherches quotidiennes, nous constatons que les sentiments d’injustice, d’abandon, de colère associés à la perception cynique au quotidien des institutions, sont omniprésents dans les discours des jeunes et moins jeunes des « quartiers ». Bien entendu, il est bien difficile du point de vue empirique de construire un idéaltype du « jeunes de cité » en raison de trajectoires sociales plus hétérogènes qu’elles n’y paraissent aux premiers abords [2], même si nous avons constaté paradoxalement l’existence de pratiques culturelles et symboliques partagées[3] . Parmi ces pratiques semblables réside l’existence de tensions et de conflits de certains jeunes de quartiers rencontrés sur les terrains avec les institutions. En effet, ces antagonismes peuvent se concrétiser, dans le plus souvent des cas, par des révoltes urbaines, des formes d’« incivilité » ou de provocations à l’encontre d’agents représentant les institutions, des esquives face à la police ou d’évitements de structures où l’on doit rendre des comptes. Nous avons également constaté des formes de contestations radicales (religieuses, anti-institutionnelles, « complotistes », « délinquances crapuleuses », etc.) ou encore des formes de résistances individuelles ou collectives [4]. En d’autres termes, la grande question ici consiste finalement à s’interroger sur le comment des jeunes, ayant grandi dans un pays démocratique (berceau même des droits de l’homme) et républicain, ont en quelque sorte élaboré un système de représentations cyniques voire « complotistes » de la société dans laquelle ils vivent. De quelles façons ces adolescents et jeunes adultes – ceux que nous nommons ici « jeunes des cités » – en arrivent donc à développer des idées politiques contestataires parfois radicales en France ?

Toutefois, il est important de préciser avant toutes choses que tous les « radicalisés » ne sont pas nés dans un quartier populaire urbain et ne sont pas tous issus de l’immigration ; de même, une infime minorité des jeunes partis en Syrie ou en Irak ou ayant commis des attentats en France ont grandi dans une cité HLM [5]. Au-delà des discours qui mettent en cause le contexte de dégradations économiques, de déclin des institutions (notamment celles d’État liées au déclin de l’État social) et de crispations identitaires de toutes sortes, les perceptions politiques des individus rencontrés sur nos terrains révèlent une hostilité réelle à l’encontre des institutions. Mais ce malaise est à remettre dans le fil de l’histoire sociale de la « classe ouvrière » et plus récemment d’une histoire des quartiers à l’origine d’une « expérience » de l’injustice qui structure l’identité des individus rencontrés. Afin de comprendre les liens de causalités qui ne sont pas évidents à effectuer, nous reviendrons sur la notion du sentiment d’injustice comme forme de subjectivation politique de perception des inégalités en France spécifique aux dernières générations de « jeunes de cité ». Puis nous tenterons de réfléchir sur les enjeux propres à l’émergence de la radicalisation qualifiée d’islamique. Enfin nous tenterons de montrer que le jihadisme – à défaut de le nommer autrement – cache en réalité un ensemble d’autres formes de radicalisation dans les « quartiers » et ailleurs. Ces formes de radicalisations plurielles résonnent comme des réponses politiques possibles pour certains jeunes adultes confrontés aux humiliations et aux discriminations systémiques et ordinaires [6].

I. D’un sentiment de « victimation collective » et d’injustice comme subjectivation politique spécifique aux « jeunes des quartiers »

La situation sociale de la jeunesse des quartiers populaires ne s’est guère améliorée depuis les années 1980 qui marquent le début de la désindustrialisation. Ainsi, rencontrer des conditions de vie difficiles dans un pays développé, l’espoir de s’en sortir et d’accéder aux standards de consommation de la « classe moyenne » plus que remise en cause (pour une partie d’entre eux du moins), accentuent au présent les processus de frustration sociale qui animent une partie des jeunes des milieux populaires. Certes, si on note l’existence d’un sentiment de « victimation collective » [7] plus ou moins médiatisé par le rap et certains mouvements sociaux contestataires, la réalité se confirme par des rapports conflictuels avec la police [8], par un « déficit de citoyenneté » [9] dans un pays démocratique et par une situation plus ou moins critique qui se détériore au fur et à mesure de l’installation d’une précarité durable. Pour les « héritiers des quartiers populaires », l’histoire sociale des « quartiers » se résume à une forme de dramaturgie où les tentatives collectives d’émancipation sociale ont toujours connu des échecs retentissants, à tel point que ces jeunes sont passés d’une demande d’égalité avec les autres citoyens dans les années 1980 [10] à des émeutes urbaines de plus en plus intenses vingt ans plus tard [11]. Ainsi la majorité des « héritiers des quartiers populaires » rencontrés sur nos terrains ont un regard sur les institutions qui se résume à peu près à ceci : la police est brutale et raciste ; les travailleurs sociaux sont incompétents, carriéristes et répondant uniquement à des critères administratifs ; l’école est inutile, sélective et discriminante. Le second constat est qu’il existe une forme d’« idéologie » – certes fluctuante d’un quartier à l’autre et nuancée selon les personnes – quelque peu radicale, dont les logiques principales sont, ni plus ni moins, une variante de ce que nous nommons de façon commode les « théories du complot ».

Selon John Rawls, le sentiment d’injustice émerge dès l’étape du constat subjectif de l’égalité qui semble ne pas bénéficier à tous [12]. La réflexion de Rawls trouve une forme de concrétisation chez nos enquêtés rencontrés dans les « quartiers » comme chez le philosophe Emmanuel Renault pour qui le sentiment d’injustice, c’est « caractériser l’expérience de l’injustice, c’est donc plus qu’identifier l’injustice à partir de ses symptômes, c’est recontextualiser les jeux de langage traitant de la justice et de l’injustice en les rapportant à ces attentes normatives, et aussi aux dynamiques pratiques et normatives qui naissent de l’insatisfaction de ces attentes normatives » [13]. Beaucoup de jeunes des « quartiers » ont développé des discours « antisystèmes » le plus souvent dans l’entre soi dans ce que James C. Scott nomme le « texte caché » [14]  – dans les cages d’escaliers par exemple –, qui structurent leurs représentations sociales singulières. L’histoire sociale des quartiers populaires est à l’origine d’une conscience et d’une subjectivité politique à travers une économie morale spécifique de l’injustice [15] davantage focalisée sur les discriminations et l’origine ethnique que sur les inégalités sociales [16].

Se sentir à l’écart des richesses, du travail, d’un habitat correct et confortable, du bénéfice de la citoyenneté, pose un certain nombre de problèmes aux individus rencontrés sur le terrain et qui évoluent dans un pays « riche ». Ainsi dans nos sociétés démocratiques, la question de justice a été posée comme l’étendard d’un idéal auquel chaque citoyen aspire. Or, depuis quelque temps, l’idéal démocratique semble faire défaut ; ce sentiment lié à une certaine « expérience de l’injustice » trouve son essence dans une société libre et démocratique. Les « jeunes de cité » ont été socialisés en France et ont intériorisé l’idéal républicain ; se retrouver exclus de la manière évoquée précédemment – officiellement par les institutions – crée leur expérience de l’injustice en la rapportant aux attentes normatives républicaines qui naissent de l’insatisfaction et du déficit de ces attentes normatives. Autrement dit, l’intériorisation des normes républicaines dans un contexte politique, économique et social qui les ont exclus brutalement de cet idéal est à l’origine du sentiment d’injustice et des attitudes nihilistes et inciviles que l’on attribue à certains jeunes. Mais ces normes républicaines cachent, en réalité, le désir de norme de consommation des « classes moyennes », voire même de la petite bourgeoisie chez une majorité de jeunes, idéal pour le moins infranchissable pour le moment. De même, la position des élus et des médias qui désavouent, stigmatisent et démentent leur situation sociale déplorable (pour certains chaotique) dans laquelle se trouve une partie des habitants des cités, participe de ce sentiment de frustration collective. La lecture des institutions qui est faite de la réalité de la situation des « quartiers populaires » accentue un réel déni de reconnaissance. En somme, la radicalité des positions et des comportements observables chez une bonne partie des « jeunes de cité » ne peut se comprendre que dans la mesure où ils n’ont pas d’emprise sur le passé, le présent et encore moins l’avenir. Ces jeunes et moins jeunes se sentent bafoués dans leurs droits et attentes alors qu’ils évoluent, paradoxalement, dans un pays libre et démocratique. Le sentiment d’injustice chez les « héritiers des quartiers populaires », comme nous l’avons vu à l’instant avec John Rawls notamment, trouve son fondement au cœur des paradoxes de la société française qui n’a plus les moyens de produire dans les faits son idéal républicain pour la société civile et transforme, en somme, les questions d’inégalités sociales en problèmes de sécurité [17]. En effet, les modes de vie et surtout de survie des habitants des classes populaires en difficultés sont criminalisés par les travailleurs sociaux ou les chefs de projets qui tentent de conformer leurs formes de résistance ou de solidarités aux attentes normatives des politiques publiques [18]. Autrement dit, toutes les problématiques des héritiers des quartiers populaires, et plus particulièrement les plus jeunes, se résument au traitement sécuritaire de la question sociale aujourd’hui.

Ses différentes manifestations liées aux sentiments d’injustices ou aux économies morales spécifiques que nous pouvons qualifier d’infra-politiques dans les « quartiers » sont des réponses face aux mépris systémiques des structures d’encadrement, et peuvent même s’accentuer en fonction de cycles économiques défavorables ou en conséquence d’amplification de répressions institutionnelles [19]. À travers ses constats, nous pourrions nous interroger plus de trente ans après Abdelmalek Sayad sur la persistance de l’altérité de « ses enfants illégitimes » [20] ou désormais petits-enfants toujours illégitimes à la fois pour les parents, mais aussi pour la société du pays d’accueil. En effet, ses enfants illégitimes peinent encore et toujours à trouver leur place au bout de plusieurs générations alors qu’ils ont obtenu la nationalité française depuis longtemps [21]. C’est pourquoi la question de la loyauté envers la République ou de la nation française au sujet de l’engagement en politique et ses débouchées se pose toujours pour les enfants d’immigrés [22] avec d’autant plus d’acuité que les postes et les places sont désormais chères sur le marché du travail comme celui du logement. Elle se pose également avec gravité dans la mesure où les habitants des quartiers populaires peinent également à être représentés et à faire entendre leurs voix au quotidien, car exclus des centres de pouvoir. En effet, les habitants des « quartiers » notamment « issus de » ne peuvent accéder aux canaux institutionnels de l’espace public instrumentalisé par les intérêts privés de la bourgeoisie revendiqués « comme défense de l’intérêt général » [23], car ces derniers sont plus précisément maîtrisés par les classes moyennes plutôt aisées qui occupent les postes stratégiques locaux en politique et dans les structures associatives situées sur le territoire. Qu’en est-il donc de l’accès au champ politique aujourd’hui pour les « héritiers de l’immigration » [24] trente ans plus tard après la récupération de la marche pour l’Égalité et contre le racisme par le parti socialiste ?

II. Du sentiment d’injustice à la radicalité politique contestataire dont l’islam est le support principal…

Autrement dit, les jeunes adultes rencontrés dans les quartiers au milieu des années 2010 produisent des arguments, déconstruisent les discours et s’insurgent le plus souvent devant les propos tenus par les journaux télévisés, les représentants des institutions et les acteurs politiques lorsqu’ils abordent les sujets traitant des conflits au Moyen-Orient, du rôle négatif de l’immigration en France, de l’« islamisation de la société » ou de l’insécurité chronique engendrée par le phénomène des bandes ou des trafics de drogue, etc. Cette forme de subjectivation politique spécifique, qui émerge au milieu des années 2000 avec le développement d’internet, trouve une nouvelle caisse de résonance avec l’apparition de sites proposant des discours alternatifs. Ainsi des blogs se montrant beaucoup plus critiques à l’égard de la société et se situant davantage dans des perspectives contre-hégémoniques vont trouver un écho chez certains jeunes. Ces derniers vont attirer l’attention de certains jeunes des quartiers plus contestataires envers la société. Certes, les plateformes jihadistes sont consultées par quelques adolescents et jeunes majeurs fragilisés ayant été confrontés à des trajectoires familiales et sociales chaotiques et d’exils [25], mais les sites protestataires, en revanche, sont davantage suivis par certains trentenaires des « quartiers » disposant d’un capital culturel ou des diplômes mais qui peinent à s’insérer sur le marché du travail et s’estiment relégués socialement.

Ainsi, la majorité des jeunes évoluant dans les quartiers ont du mal à croire au fonctionnement honnête de la politique et à l’existence d’une démocratie réelle : les hommes politiques et les États-Unis ne sont que des instruments corrompus au service de la franc-maçonnerie qui, elle-même, se trouve sous le joug du « sionisme », le tout contrôlé par quelques familles mythiques dont les objectifs officieux sont de régner impitoyablement sur le monde. Par conséquent, ces jeunes se sentent dans la « ligne de mire » de ce pouvoir « occulte », car ils estiment, contrairement aux « Français » ou aux « beaufs », avoir compris le subterfuge, d’où leur sentiment de persécution. Même si l’anthropologue Alain Bertho conclut un peu trop vite sur le passage entre la Marche pour l’Égalité, les « émeutes de novembre 2005 » et le jihadisme du milieu des années 2010, certains jeunes des quartiers populaires rencontrés sur le terrain estiment avoir compris le subterfuge du « système » et des médias depuis longtemps ; en effet, pour l’auteur, nous assistons à une sorte de « crise de la vérité » : « Il était frappant de voir à quel point la question du mensonge structurel de l’État à leur endroit et de l’absence cruelle de vérité dans les débats publics était au centre de leurs problématiques » [26].

Beaucoup de jeunes estiment évoluer dans un cadre de vie qui se dégrade, non seulement sur le plan matériel, mais aussi pour les perspectives d’avenir et les problèmes rencontrés au quotidien. De ce bilan émerge un « sentiment d’injustice » dont le soubassement est lié à l’absurdité de leur situation, dans une société vécue comme inéquitable. Ces jeunes victimes de racisme subissent de plein fouet les restructurations économiques dans une conjoncture défavorable : ils sont contraints de s’adapter de manière pragmatique à l’illégalité, au « clientélisme », à la débrouillardise, à trouver refuge dans des espaces culturels alternatifs ou bien dans des comportements à risques (vols, trafics de drogue, braquage, etc.). C’est dans un tel contexte que se construisent les discours radicaux et « extrémistes » qu’alimentent de manière quotidienne les rapports conflictuels avec la police, la stigmatisation médiatique, les « discriminations » et les espoirs de réussite sociale par l’argent toujours différés, les attentes chaque jour un peu plus déçues. Ces paroles véhémentes cachent mal, en réalité, un sentiment de désolation, de désespoir, d’oppression et même d’insécurité dans ces quartiers populaires de France.

Comment réfléchir et proposer des analyses circonstanciées sur l’émergence d’une forme de radicalité politique ? Par exemple, la frustration relative pourrait expliquer des formes d’exclusion vécues ou ressenties en fonction d’un contexte social où la consommation ostentatoire et la compétition individuelle constituent les normes de réussite ; les identités ou subjectivités déniées seraient susceptibles de montrer en quoi l’islamophobie, le racisme anti-musulman ou anti-maghrébin ou la non-reconnaissance du rôle colonial par nos institutions est à l’origine d’un sentiment d’injustice qui structure les colères chez certains jeunes ; les révoltes urbaines permettraient d’appréhender en quoi l’ostracisme politique des habitants des quartiers populaires depuis plusieurs décennies est à l’origine non seulement des « émeutes », mais aussi de nouvelles formes de radicalisation politique ; l’économie morale de l’injustice dévoilerait dans quelle mesure la ségrégation urbaine et les discriminations subies au quotidien engendrent des représentations sociales parallèles se manifestant progressivement par des formes d’incompréhension et de colères ; enfin le concept d’habitus pourrait nous montrer comment les clivages entre socialisation, effets structurels et conjoncture locale ou temporelle peuvent conduire à vouloir détruire la société.

Des ressentiments sont susceptibles de se concrétiser en violence politique à long terme dans la mesure où non seulement les classes moyennes maîtrisent les canaux locaux du pouvoir, mais répriment toutes formes d’émancipations ou de mobilisations « autonomes » émanant des habitants des quartiers [27]. Les conséquences des différentes formes de « répressions à bas bruits », qui perdurent depuis les années 1980, sur les habitants des quartiers populaires urbains de parents ou grands-parents originaires des anciennes colonies ont généré un véritable sentiment d’injustice. Celui-ci s’opère sous différentes formes et a des effets notables dans la vie locale : désenchantement, révoltes, amertume, individualisme excessif, « arrivismes », cynisme, radicalisation, découragement, dépolitisations, etc. Ces qualificatifs désignent à peu de mots les perceptions négatives du politique chez la majorité des habitants ou militants des quartiers populaires et « héritiers de l’immigration » rencontrés. Elles sont aussi à l’origine de comportements individuels de rupture dans des parcours hétérogènes et des subjectivités plurielles où velléité de revanche, volonté de pouvoir, dépression, paranoïa, isolement, etc. constituent des traits de personnalité de certains « héritiers des quartiers populaires urbains » qui se perçoivent, au final, comme les déshérités et les laissés-pour-compte du jeu politique démocratique.

III. …aux processus de radicalisation(s) multiples (« jihadistes », contestataires, complotistes, etc.)

Il y a par conséquent d’autres jalons à poser afin de poursuivre le travail commencé pendant notre Habilitation à diriger des recherches (HDR) puisque nous souhaitons changer d’orientation thématique au sujet de la radicalisation : d’autres phénomènes que l’on peut qualifier également de radicaux émergent ou réapparaissent avec acuité des mouvements politiques attribués à l’extrême droite ou bien de la résurgence des interprétations « conspirationnistes ». Nous ne pouvons pas nous focaliser uniquement sur la question du jihadisme aujourd’hui, car cela paraît totalement insuffisant pour comprendre et expliquer les enjeux relatifs aux « crises politiques » et les mutations sociales et culturelles en cours [28]. En d’autres termes, si le jihadisme est bien le « mouvement » le plus meurtrier et le plus inquiétant pour le moment, nous ne pouvons guère nous épargner la prise en compte d’autres tendances susceptibles de conduire à des extrémités violentes dans les années à venir ..

1) Les liens avec les théories du complot

Ces liens méritent d’être creusés. S’il est difficile d’aborder ici les répercussions intellectuelles et politiques de ces théories, car cela nous inviterait à faire en quelque sorte une sociologie de la réception, il est pourtant essentiel de s’y intéresser [29]. Effectivement, la « diabolisation » des institutions démocratiques par ces idéologies peut influencer plus ou moins directement les perceptions de certaines personnes déstabilisées par les mutations socioéconomiques actuelles. La position défendue par Alain Bertho précédemment, pour qui la manipulation est sans aucun doute l’apanage des élites économiques, politiques et médiatiques, mérite d’être citée : « Entre la corruption et le mensonge des gouvernements, les États ont cherché des légitimités alternatives : la plus efficace, celle de la légitimité sécuritaire » [30]. Si pour l’anthropologue certains jeunes des quartiers populaires sont désormais confrontés à une « crise de la vérité », cela peut engendrer des conséquences réelles pour l’éducatrice et anthropologue Dounia Bouzar, laquelle stipule que les sites jihadistes exposent des vidéos présentant un monde corrompu régi par des sociétés secrètes et incitant les jeunes à réparer les injustices en passant à la confrontation finale. En d’autres termes, les sites conspirationnistes et jihadistes ont quasiment la même appréhension du monde qui les entoure et invitent les jeunes à passer de la « théorie du complot à la théorie de la confrontation finale » [31]. Si, pour les plus jeunes et les adolescents, ce procédé peut effectivement être démontré et aboutir dans certaines situations à ce type de parcours vers le passage à l’action violente, pour les jeunes adultes en revanche, les sites conspirationnistes conduisent plutôt au découragement, au fatalisme voire au repli sur soi. En effet, de l’association locale de quartier aux organismes d’extrême droite ou de gauche, pour certains trentenaires ou étudiants diplômés des « quartiers », tout est contrôlé par les élites et les puissances financières « occultes ». C’est pourquoi la plupart des jeunes adultes partisans des « théories du complot » [32] rencontrés sur le terrain pensent que l’État islamique est tout simplement une fabrication de la CIA et travaillerait dans l’ombre pour l’Empire américain afin de nettoyer de l’intérieur le Moyen-Orient et ouvrir le champ libre à Israël une fois que les musulmans seront affaiblis dans la région.

2) L’autre radicalisation : celle de l’extrême droite.

Aujourd’hui, des groupes d’extrême droite font à nouveau surface dans les espaces périurbains et dans des opérations commandos pour vandaliser des mosquées ou des foyers de travailleurs immigrés [33]. Sans entrer dans les détails, l’extrême droite se révèle dans l’espace public à travers des attaques de femmes voilées ou des insultes de musulmans, ou identifiées comme telles, et sur internet avec une parole libérée contre les étrangers, les migrants et les musulmans [34]. Les groupes nationalistes sont composites et évolutifs, mais il semble qu’ils prennent de l’ampleur ces derniers temps. Les groupes catholiques, autour de la fraternité sacerdotale Saint-Pie X et de Civitas, ont également une perception du « choc des civilisations ». Ces formes de radicalisation, moins visibles que le jihadisme pour le moment, n’en constituent pas moins une menace pour la société, notamment si elles continuent de s’accroître. Ce retour de l’extrême droite témoigne donc en réalité de la résurgence du « national-populisme » [35] sous une forme assurément renouvelée et inédite, mais probablement en lien plus ou moins direct avec les mouvements fascistes d’avant-guerre [36].

Nous pouvons constater une prégnance croissante des idées d’extrême-droite dans les autres sphères de l’échiquier politique à tel point que les amalgames, les réductions et les confusions imprègnent les idées même à gauche et chez certains jeunes des milieux populaires évoluant pourtant dans les quartiers populaires qui consultent des blogs comme celui d’Alain Soral par exemple [37].

Pour conclure

Il est donc urgent de replacer les enjeux, après 35 ans de mutations économiques, qui affectent l’ensemble des classes populaires et en particulier celles qui habitent dans les quartiers populaires urbains. Pour comprendre cette situation qui semble, disons-le, critique au fur et mesure que les effets de la crise économique s’accentuent, nous pouvons rappeler cinq facteurs importants au moins qui sont à l’origine de la détérioration des modes de vie dans les « quartiers populaires » : 1/ la fin de l’encadrement de la jeunesse populaire liée au déclin des syndicats et des socialismes d’une manière générale ; 2/ la construction politique d’un nouvel ennemi intérieur incarné par les « jeunes de cité » notamment issus de l’immigration maghrébine et d’Afrique subsaharienne appréhendés comme musulmans ; 3/ la relégation sociale de ces enfants d’ouvriers et d’immigrés qui ne peuvent devenir ouvriers et sont, de surcroît, perçus comme inutiles et surtout dangereux pour la cohésion nationale ; 4/ le fait de vivre dans des logements sociaux paupérisés et enclavés qui fait que les « classes moyennes » et les milieux populaires supérieurs ont déserté les « quartiers sensibles », ce qui renforce le stigmate et le sentiment d’abandon dans les constructions identitaires des jeunes observés dans les cités populaires ; 5/ le manque de débouchés politiques susceptibles de canaliser les contestations, les colères et les mécontentements des générations post-ouvrières des quartiers populaires urbains.

C’est pourquoi, comme nous l’avions déjà constaté dans nos travaux antérieurs, le sentiment d’injustice est particulièrement structurant dans les représentations sociales des habitants des quartiers populaires, à tel point que l’on peut se demander si ce sentiment subjectif partagé du point de vue collectif ne répond pas à la fois aux déterminismes sociaux, mais aussi aux discriminations systémiques et du quotidien [38]. En conséquence, chez beaucoup d’adultes et de jeunes rencontrés dans les « cités », la politique au sens général apparaît comme un monde vicié et corrompu tant il semble hypocrite et méprisant à leurs égards. C’est pourquoi dans ce travail qui se propose d’effectuer un trait d’union entre le sentiment d’injustice et les différents processus de radicalisation observés, nous avons essayé de comprendre comment certains discours radicaux ont pénétré les subjectivités politiques en l’espace de deux générations de jeunes de cité post-ouvrière et ont ainsi construit des jeunes adultes en contestation permanente face aux institutions et à leurs outils de médiations politiques, sociales et culturelles.

Désormais en rupture de confiance avec les médias, les institutions et les politiques, certains jeunes hommes des quartiers populaires ont ainsi mobilisé des ressources nouvelles sur internet pour contrecarrer les discours médiatiques disqualifiant, en écoutant des personnages parfois dangereux qui élaborent une rhétorique le plus souvent antisémite, raciste, anti-élite et « antisystème ». D’ailleurs, nous pouvons constater que les médias « communautaires » comme Saphirnews.com ou Oumma.com destinés aux musulmans ou aux immigrés et leurs descendants sont nettement moins sollicités que les sites politiques revendicatifs comme celui d’Égalité et Réconciliation d’Alain Soral ou celui du Libre penseur tenu par Salim Laïbi par exemple. Sans forcément adhérer totalement aux propos et aux mouvements de ses différents polémistes, la formulation d’un discours antisystème plutôt sophistiquée redonne une dignité à des jeunes adultes en quête de repères politiques, mais surtout de réparations symboliques. Les idées proposées par l’ensemble de ses blogs, quelles que soient les variantes thématiques et les déclinaisons idéologiques, peuvent conduire progressivement les nouvelles générations – certes une infime partie, mais bien réelle comme les jeunes instruits et désemparés par les mutations récentes du capitalisme accentuant la flexibilité, la compétition et la concurrence – à s’opposer avec virulence à une élite politique appréhendée comme malveillante, corrompue et décadente, car interprétée comme à l’origine de leurs maux et de leurs souffrances. Si ces sites, pour l’heure, n’ont pas autant de répercussions que les médias dominants ou mainstreams, quoiqu’Égalité et Réconciliation est suivi par de nombreux adeptes, les conséquences politiques, sociales et culturelles peuvent toutefois être redoutables à moyen terme, notamment si la situation économique dans l’Hexagone continue de se dégrader et affecte encore davantage les nouvelles classes d’âge renforçant un sentiment d’injustice.

AUTEUR
Eric Marlière
Maître de conférences en sociologie
Université de Lille 3, Labo ULR 3589

ANNEXES

NOTES


[1] Éric Marlière, La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les jeunes de cité, Paris, Fayard, 2008.
[2] Éric Marlière, « Les “ jeunes des cité ”. Territoires et pratiques culturelles », Ethnologie Française, n° 38, 2008, p. 711-721.
[3] Éric Marlière, Jeunes en cité. Diversité des trajectoires ou destin commun ?, Paris, L’Harmattan, 2005.
[4] Abdelalli Hajjat, « Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonialisme », dans Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat (coord.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France, 1920-2008, Paris, Ed. Amsterdam, 2008, p. 249-264.
[5] Éric Marlière, « Les radicalisé.e.s : des parcours multiples aux convergences », dans Manuel Boucher [dir.], Radicalités identitaires. La démonstration face à la radicalisation islamiste, indigéniste et nationaliste, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 45-65.
[6] Julien Talpin. et al., L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris, PUF, 2021.
[7] Laurent Mucchielli, « Le rap de la jeunesse des quartiers relégués. Un univers de représentations structuré par des sentiments d’injustice et de victimation collective », dans Manuel Boucher, Alain Vulbeau [dir.], Émergences culturelles et jeunesse populaire. Turbulences ou médiations ?, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 325-355. 
[8] Fabien Jobard, Bavures policières ? Sociologie de la force publique, Paris, La découverte, 2002.
[9] Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil/La république des idées, 2007.
[10] Saïd Bouamama, Dix ans de marche des beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
[11] Stéphane Beaud et Olivier Maslet, « Des “ marcheurs ” de 1983 aux “ émeutiers ” de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales, Histoire, Sciences sociales, n° 61, 2006, p. 809-843.  
[12] John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, 1987.
[13] Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, p. 32.
[14] James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Ed. Amsterdam, 2009.
[15] Éric Marlière, « Pistes pour une économie morale du sentiment d’injustice parmi les jeunes des quartiers populaires urbains », L’Année du Maghreb, n° 18, 2018, p. 37-50.
[16] Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie, Refaire la cité. L’avenir des banlieues, Paris, Le Seuil, 2013.
[17] Manuel Boucher, Repolitiser l’insécurité. Sociographie d’une ville ouvrière en recomposition, Paris, L’Harmattan, 2004.
[18] Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Ed. Amsterdam, 2019.
[19] Éric Marlière, Banlieues sous tensions : insurrections ouvrières, révoltes urbaines, nouvelles radicalités, Paris, L’Harmattan, 2019.
[20] Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck/Edition universitaire, 1991. 
[21] Évelyne Ribert, Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale, Paris, La découverte, 2006.
[22] Abdelalli Hajjat, Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La découverte, 2012.
[23] Jurgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, p. 208. En l’occurrence, nous pourrions parler ici des classes moyennes au niveau des territoires des quartiers prioritaires des politiques de la bille, car celles-ci occupent les postes stratégiques d’élus locaux, de cadres des collectivités territoriales ou municipales ou encore des postes de responsables associatifs.
[24] Ahmed Boubeker, Les mondes de l’ethnicité, Paris, Balland, 2001.
[25] Éric Marlière, La fabrique sociale de la radicalisation. Une contre-enquête sociologique, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 2021.
[26] Alain Bertho, Les enfants du chaos. Essai sur le temps des enfants martyrs, Paris, La découverte, 2016, p. 136.
[27] Julien Talpin, Bâillonner les quartiers. Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires, Ronchin, Editions les Etaques, 2020.
[28] Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations sectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
[29] Emmanuel Taïeb, « Logiques politiques du conspirationnisme », Sociologie et sociétés, n° 42, 2010, p. 265-289.
[30] Alain Bertho, op. cit. p. 67.
[31] Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise jihadiste ?, Paris, Edition de l’Atelier, 2014, p. 37-50.
[32] Ce qui n’est pas le cas, rappelons-le, de tous les « jeunes de cité ».
[33] Manuel Boucher, « L’universalisme à l’épreuve des anti-mouvements identitaires », dans Manuel Boucher [dir.], Radicalités identitaires. La démocratie face à la radicalisation islamiste, indigéniste et nationaliste, Paris, L’Harmattan, p. 179-218.
[34] Nicolas Lebourg et Isabelle Sommier, « La discontinuité des violences idéologiques », dans Isabelle Sommier [dir.], Violences politiques en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 29-54.
[35] Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Le Seuil, 1990.
[36] Philippe Corcuff, Les années 30 et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, 2014.
[37] Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021.
[38] Eric Marlière, « Les recompositions culturelles des “ jeunes de cité ” à l’épreuve des déterminismes sociaux et des effets du chômage, de la discrimination et de la ségrégation urbaine »,  Lien social et Politiques, n° 70, 2013, p. 103-117.

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Eric Marlière, « Du sentiment d’injustice aux processus de radicalisations politiques multiformes dans les quartiers populaires (note exploratoire) », dans Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 mai 2023, n° 19, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Eric Marlière
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins