Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-uB |
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Territoires contemporains | |
Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter | ||||||||||||||||||
Pour une socio-anthropologie de l’habitant-habité : la réelle présence du monde matériel | ||||||||||||||||||
Charly Dumont et Hervé Marchal | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||
RÉSUMÉ
Cet article entend revisiter le monde pavillonnaire en partant de ce qui habite les habitants et non de leurs façons d’habiter. Le décentrement opéré incarne à nos yeux un moment épistémologique spécifique autorisant à repeupler le monde de l’habitant-habité dans le sens où il est question de compter avec tout un ensemble actif ou « vivant » d’objets, d’artefacts et autres entités. Un tel décentrement, sinon oblige, du moins invite à compter avec la potentialité habitante du monde. Pour accéder à la matérialité « vivante » du monde, entendons ici ses interpellations heureuses et malheureuses à faire quelque chose, il semble nécessaire de rendre l’entretien participant et l’observation anticipante. Fort de ces ajustements d’ordre méthodologique, le propos souligne de quelles façons les objets, et le monde matériel plus largement, s’invitent dans le quotidien des habitants à travers trois types d’interpellation : des invitations heureuses, des impatiences et des morsures. Ces dernières dessinent les contours d’un processus d’habitation inversé dans le sens où ce n’est plus l’habitant qui habite le monde mais le monde qui habite l’habitant. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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TEXTE | ||||||||||||||||||
Introduction Parmi les recherches sur la maison individuelle et plus particulièrement sur la figure du pavillon [1], celles d’ordre socio-anthropologique et psychosociologique ont particulièrement insisté sur l’importance de l’environnement matériel au cœur même des modes d’habiter [2]. Plus précisément, ces recherches ont insisté sur deux ordres de relation entre les habitants et la matérialité du monde dans le cadre des processus d’habitation. 1/ Dans le premier ordre de relation, il est question de montrer combien les habitants des zones pavillonnaires sont en mesure de s’approprier leur environnement, à commencer par leur maison en tant que telle. La relation au monde matériel renvoie alors à une activité de l’habitant destinée à faire de son domicile un véritable chez-soi [3], siège d’expression de son intimité et de ses identités [4]. 2/ Dans le second ordre de relation, il s’agit de montrer à quel point l’environnement matériel (automobile, portail, crépi de la maison, jardin, etc.) participe, avec ses marqueurs sociaux et ostentatoires révélateurs de différences de niveaux de vie [5], de logiques de distinction sociale [6] renvoyant plus largement à une répartition de la population selon une hiérarchie symbolique, comme l’ont montré, par exemple, M. Young et P. Willmott [7] dans un quartier de l’Est londonien.Dans cet article, nous entendons faire un pas de côté par rapport à ces approches en partant de ce qui habite les habitants et non de leurs façons d’habiter. Aussi la visée heuristique consiste-t-elle à saisir de quelles manières les habitants sont parfois habités par la matérialité du monde les environnant directement. De ce point de vue, les habitants ne sont donc pas seulement vus comme « pratiquant » ou « braconnant » le monde [8], mais aussi comme habités par ce dernier. Nous souhaitons en effet considérer l’action de l’environnement et des objets quotidiens à partir de leurs incitations à passer à l’action, à faire quelque chose ; ce qui suppose à n’en pas douter de dépasser et même d’abandonner toute dualité sujet/objet ou toute coupure ontologique entre les humains et les non-humains [9]. Le décentrement [10] opéré dans le cadre de cet article incarne à nos yeux un moment épistémologique spécifique autorisant à repeupler le monde de l’habitant-habité dans le sens où il est question de compter avec tout un ensemble actif ou « vivant » d’objets, d’artefacts et autres entités. Un tel décentrement, sinon oblige, du moins invite à « faire avec » la potentialité habitante du monde. Même lorsqu’ils ne sont pas utilisés, les objets contiennent des potentiels d’action supposant une puissance d’interpellation [11] Aussi n’apparaissent-ils jamais véritablement silencieux : ils s’accompagnent ici d’un bourdonnement permanent, là de bruit et de fureur, ailleurs d’un silence (bruyant ?) qui peuvent peser le cas échéant sur les esprits et les corps et qui invitent, avec plus ou moins d’assurance, de certitude et de facilité, aux individus de faire quelque chose plutôt que rien – quand cela est possible bien évidemment. Parce que le monde matériel infuse le quotidien des habitants des zones pavillonnaires, parce qu’il percole à travers des processus qui restent dans une large mesure à saisir, nous verrons qu’il invite, en la matière si l’on peut dire, à relever un défi, celui d’accéder, au-delà de la parole, à la réalité vécue et habitée de l’habitant. C’est que, en effet, l’habité de l’habitant n’est pas facilement mis en mot, peu s’en faut… Notre proposition théorique s’inscrivant pleinement dans les new materialisms [12] se double donc d’une proposition méthodologique comme nous le verrons. De fait, la perspective ne se veut ni égologique (centrée sur le sujet), ni alterologique (centrée uniquement sur la relation à autrui) mais écologique car donnant toute son importance au monde physique parallèlement au monde social. Ce parti pris ne vise pas à discréditer les perspectives egocentrées et strictement relationnelles entre humains, il se veut ni plus ni moins qu’une proposition théorique et méthodologique pour élargir et « matérialiser » notre regard sur le fait anthropologique d’habiter. Dès lors, notre propos s’inscrit dans une approche qu’on pourrait nommer « écologico-perceptive », approche où les contingences matérielles se trouvent moins dans le sujet lui-même et ses relations sociales que dans l’environnement fait d’outils, d’objets, d’artefacts : bref de non-humains[13]. Il s’agit donc de saisir ces situations particulières – nullement exclusives et se complétant avec d’autres moments lors desquels l’habitant est plus habitant qu’habité – où l’habitant est interpellé, d’une façon ou d’une autre, par le monde autour de lui ; où il se montre, sans le vouloir le plus souvent, disponible à la matérialité environnante et à ses interpellations. Autrement dit, il est question de voir en quoi les choses du monde créent des « évènements » [14] positifs et négatifs dans les processus d’habitation – des habitants des zones pavillonnaires en l’occurrence. Dans cette veine, comment ne pas penser à l’approche gibsonienne [15] qui voit dans l’environnement matériel un contenant riche en informations facilement et directement perçues, ce qui invite à redonner toute sa place à la perception directe [16]. Les opérations intellectuelles s’en trouvent ainsi facilitées puisque le traitement de l’information est déjà assuré, en quelque sorte, par les propositions plus ou moins formalisées de l’environnement matériel [17]. L’environnement connecté à l’humain [18] incarne ainsi un univers fait d’indices qui suscite plus ou moins directement, plus ou moins sûrement, et parfois avec des ratés, des actions, des attitudes, des gestes, des réactions… C’est dire si la réalité de l’habitant peut être modifiée, dynamisée, altérée et directement induite par le monde externe envisagé ici dans son épaisseur matérielle, épaisseur à la fois rassurante et déroutante puisqu’il est entendu que les interpellations du monde physique ne sont pas toujours surmontables et heureuses, nous le verrons. À partir de plusieurs recherches de terrain menées en France au sein de zones pavillonnaires des aires urbaines de Dijon, Nancy et Nevers entre 2015 et 2020, nous proposons donc un renversement de perspective – laquelle ne sature pas la réalité, insistons – pour saisir de quelles manières les habitants de pavillons sont habités par la matérialité de leur univers. Après être revenus sur les défis méthodologiques rencontrés et à surmonter, nous allons voir comment les objets, et le monde matériel plus largement, s’invitent dans le quotidien des habitants à travers trois types d’interpellation : des invitations heureuses, des impatiences et des morsures. Ces trois modes d’interpellation, qui ne prétendent à aucune exhaustivité mais plus modestement à y voir plus clair dans le fait d’être habité par le monde [19], peuvent, à bien y regarder, s’appréhender selon un continuum avec à ses deux extrémités des interpellations heureuses et malheureuses en passant par des interpellations plus ou moins teintées d’urgence. I. Une méthodologie particulière pour saisir un processus d’habitation inversé La volonté d’observer la matérialité du monde pour en restituer sa puissance habitante, ou mieux sa puissance d’interpellation ou même de convocation, met le chercheur en sciences humaines et sociales en face d’un défi d’ordre méthodologique. Comment en effet saisir le fait que, parfois, le monde matériel habite les habitants des pavillons et les réalise en quelque sorte ? Comment rendre compte d’un tel processus d’habitation inversé où l’habitant est alors, pour un moment plus ou moins long, plus approprié qu’appropriant ? Comment relever le défi consistant à capter en actes les modes d’habiter du monde matériel dans toute leur épaisseur et leur étendue ? Le problème majeur vient sûrement du fait que la parole ne suffit pas, peu s’en faut à vrai dire, pour accéder à l’habité de l’habitant. Aussi faut-il admettre que l’entretien « classique » (semi-directif très souvent) ne produira que des données partielles au regard de notre ambition. Pour (re)trouver la matérialité vivante du monde – entendons notamment ses interpellations heureuses et malheureuses à faire quelque chose –, laquelle se perd bien souvent dans la traduction langagière de notre rapport au monde, il semble nécessaire de rendre l’entretien participant et l’observation anticipante – en plus d’être traditionnellement participante. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?1) Quand l’entretien devient participant La parole habitée est peu loquace. Il faut dire qu’il est difficile pour tout un chacun de mettre des mots sur ce qui est peu pensé et peu traduit en langage usuel, entendons les interpellations de la matérialité environnante. Aucun individu engagé dans le cours du monde n’est en mesure d’objectiver ses propres actions comme s’il pouvait inspecter ce qu’il est lui-même en train de faire et, par extension, le monde en voie de réalisation. La plupart des interactions que les individus ont avec les objets se situent en dehors de tout cadre discursif. Il est ici bien plus question de gestes, de regards, de mises en action, de pratiques dilatoires… et non de mots. Ainsi, lorsque face au sociologue l’habitant est censé raconter sa relation aux objets, comment peut-il être en mesure de le faire ? Cette exigence de mise en mots imposée par le chercheur peut apparaître saugrenue à plus d’un titre. Dès lors, l’entretien avance lentement et laborieusement tant le dire ne parvient pas à raconter le faire directement induit par le monde matériel environnant.En outre, très souvent, lorsque les informateurs détaillent une activité, ils retombent sur des catégories discursives banales qu’ils pensent représentatives. Il existe ainsi des discours écrans qui masquent les pratiques habitées. N’oublions pas à ce propos que le fait même d’habiter le monde, décliné dans le concret du quotidien peu soumis à l’exercice de la réflexivité – sauf exception : déménagement, changement de décor intérieur… – renvoie à notre engagement pré-réflexif dans le monde [20]. C’est pourquoi l’entretien classique fondé sur la parole doit s’hybrider avec une observation fine et en situation : c’est cela que nous appelons l’entretien participant. En réalisant l’entretien au sein même de différents « espaces habitant » – ou, mieux, interpelant – plus qu’habités (cour, jardin, garage, cuisine, salon, etc.), la parole est comme portée par l’environnement [21] dès lors que le chercheur aide à verbaliser l’environnement matériel. Tout se passe alors comme si l’univers matériel familier donnait des ressources pour répondre avec précision aux questions si saugrenues de l’observateur. Ce suivi au plus près du monde concret donne plus d’aisance pour parler de ses sensations et de ses ressentis, de ses motivations et de ses freins à agir suite aux interpellations du monde matériel observées à un moment donné. Au cours de l’entretien participant où l’observateur participe pleinement du quotidien, il devient possible de toucher les objets, de les manipuler et d’appuyer ainsi les propos tenus sur une démonstration pratique et en actes. L’habitant est comme entraîné, dans son présent même, par l’environnement. Sa parole, tout comme son corps, suivent les actions proposées par les objets de sorte que les discours mais aussi les pratiques écrans s’effacent. Ce sont alors, pour un moment plus ou moins bref, les objets qui prennent la parole, au travers des mots souvent incertains et empruntés de nos informateurs, pour mieux nous renseigner sur leurs agissements. Le monde matériel exprime par les comportements qu’il induit, par sa présence si réelle mais si indécise, la réalité habitée de nos informateurs. Cela revient en quelque sorte à mettre sous les yeux des informateurs des pratiques et des mises en action directement inspirées des objets environnants. Autant dire que nous avons passé des heures et des heures avec nos informateurs pour les suivre dans leurs déambulations quotidiennes si anodines pour eux et si significatives pour nous. Il n’est pas certain à cet égard qu’ils aient bien saisi notre orientation de recherche… 2) Quand l’observation devient anticipante Si l’entretien est participant, l’observation en tant que telle se veut de son côté plus que participante comme elle l’est bien souvent [22]. Elle se veut en effet anticipante dans le sens où l’observateur cherche alors en situation à identifier, avant qu’ils ne se manifestent, les entités et objets environnants susceptibles de « saisir » l’habitant, de « l’attraper » ou même de le « mordre » parfois. Il s’agit d’être en alerte pour ne pas manquer ce moment plus ou moins identifiable où le monde s’impose, capte l’attention ; où le monde fait sentir sa réelle présence, sa présence habitante. L’observation se veut anticipante dans le sens où elle vise à anticiper dans la mesure du possible les interpellations du monde matériel (peinture défraîchie, caisse à outils, etc.) afin que le chercheur ne soit pas pris au dépourvu même si (très) souvent il le sera, c’est entendu.L’observation anticipante révèle combien, à certains moments, l’habitant est facilement habité car disponible à ce qui est autour de lui et donc disposé à répondre aux exigences du monde matériel. Mais parfois c’est l’inverse qui prévaut, la matière du monde se révélant en effet trop encombrante, pressée, agressive… ou encore trop insatiable. Dans ce cas, les interpellations du monde matériel contrarient, non seulement ce qui est incorporé culturellement par l’individu, mais également les biais de disponibilité cognitive, autrement dit les interpellations prévues et attendues, et donc résolues avec un minimum d’efforts. Comme si la matérialité vivante « déquotidianisait » ou « déroutinisait » le quotidien [23], c’est-à-dire le rendait plus étranger, moins accessible. L’observation anticipante révèle ainsi à quel point les anticipations des observés, comme celles des observateurs au demeurant, apparaissent sinon impossibles, du moins bien fébriles face à l’imprévisibilité de la matérialité du monde. Faut-il préciser que le monde matériel n’habite pas toujours l’habitant comme celui-ci le souhaiterait et selon ses prédispositions culturelles ? II. Être habité par le monde matériel Le décentrement du regard analytique destiné à être plus sensible aux interpellations du monde matériel au sein même du processus d’habitation nous a donc amené, non seulement à hybrider entretien et observation, mais également à les réajuster en tant que tels pour les « matérialiser » en quelque sorte, c’est-à-dire pour les orienter davantage vers le monde matériel plus que vers les sujets habitant. Cela étant précisé, ne nous y trompons pas, c’est là un moyen de mieux revenir vers les humains pour les saisir dans un quotidien épais et peuplé de multiples objets, outils et autres artefacts. Forts de ces ajustements méthodologiques, nous avons été en mesure d’identifier, sans prétendre à une quelconque exhaustivité de toute façon infondée, trois idéaux-types d’interpellation du monde au sein même des processus d’habitation des zones pavillonnaires.1) Être interpellé par des invitations heureuses Parfois, force est d’observer que les habitants sont interpelés par le monde sans que cela ne pose problème. Dans ce cas, le monde offre des opportunités de se réaliser à travers ce qu’on apprécie faire, à partir de ce qu’on maîtrise sur le plan technique. Par exemple, cette femme (mariée, 49 ans, deux enfants, secrétaire médicale) que nous suivons dans ses activités et qui nous fait visiter sa véranda, est interpelée par des plantes qui visiblement manquent d’eau et doivent être même rempotées pour deux d’entre elles. « Ah là, vous voyez, ça, il faut que je m’en occupe, mais franchement c’est mon plaisir, ici c’est mon coin de bonheur, mon jardin d’hiver aussi ». Quant aux bricoleurs, surtout quand le monde est en ordre et qu’il reste peu de choses à faire – car parfois c’est plus compliqué comme on le verra –, ils acceptent eux aussi de se faire alpaguer par leur environnement matériel. Ils l’acceptent d’autant plus que leur environnement matériel dit plein de choses positives d’eux et témoignent de leur savoir-faire, de leurs compétences, de leur courage même. « Oh, vous avez vu ? Il faut que là j’intervienne pour que ce soit propre [en montrant un muret endommagé]. Mais par rapport à ce qu’on disait, il faut que je vous dise, c’est mon plaisir de faire ça, ça pour moi c’est pas un problème. » (homme, marié, 54 ans, un enfant, ouvrier spécialisé). Avec une autre informatrice (divorcée, 55 ans, deux enfants) alors postée devant sa haie hirsute, nous engageons la discussion suivante en favorisant l’interpellation d’un outil posé non loin à l’entrée du garage :
Josie [24] : C’est-à-dire que le coupe-branche télescopique, ça j’adore ! Observateur : Ah celui avec une ficelle ! Josie : Oui oui ! j’adore ! Ça fait Clac ! J’adore ça ! J’adore ! Et puis comme j’ai pas mal de glycine et que ça monte très haut, il faut la couper peut-être deux fois par semaine parce que ça…, donc c’est assez haut, je m’en sers souvent de celui-là. Et puis ça évite de grimper sur une échelle… Tout ça aussi hein ! Celui-là, et puis aussi celui que j’appelle la pioche mais qu’est pas du tout une pioche… ça c’est mes outils préférés ouais. » Soulignons au passage que Josie a acheté son coupe-branche télescopique suite à une interpellation venant de son téléphone portable qui, à partir d’algorithmes, a répondu à ses attentes et lui a prouvé les vertus et les avantages d’un tel outil de jardinage. Cela rappelle combien nos smartphones s’apparentent de plus en plus à des instances d’interpellations à visées consuméristes qui cherchent à nous habiter sans vergogne, et ce, de façon heureuse semble-t-il [25]. Nous acceptons en effet bien souvent d’être mobilisés ou convoqués par les appels du monde numérique, d’où une forte « mobilisation connective » [26] qui n’est pas facile à contester pour chacun d’entre nous tant il est vrai que se déconnecter revient à sortir du monde, à éprouver le sentiment de ne plus en être. Les outils invitent directement à des attitudes, des façons singulières d’envisager le travail et d’aborder la matière. L’outil évoqué par notre informateur, Michel (homme, marié, 63 ans, retraité), est une petite machine rotative électrique multifonctions. Lorsqu’il l’évoque suite à notre « anticipation » sinon forcée, du moins orientée, il la saisit en mesurant ses gestes, le regard orienté sur le mince disque situé à son extrémité. Son corps entier est invité à la minutie par cet objet. L’outil invite plus qu’à l’action, il suggère fortement des postures et des attitudes. Il propose des considérations gestuelles relativement précises qui sont mises en mots : « Il faut faire du minutieux », « Là, il faut aller vite », « Ici, il faut être net avec ce disque-là », etc. Comme s’il existait une notice fantôme qui ne se discerne que dans l’action présente. Dès qu’un outil précis interpelle, la discussion suit naturellement son cours et s’oriente vers ce qu’il faut faire avec l’outil, ce qu’on a fait et ce qu’il reste à faire. Immanquablement, l’objet évoque l’agir, invite à se mettre au travail. Jusque dans les paroles, l’objet incite ici de façon plutôt heureuse à l’action. Quant au corps, il se plie facilement : il est fait par l’objet. Ce dont il s’agit alors dans ce cas précis, c’est d’un régime de « félicité pratique » [27] qui relie quasi machinalement l’individu à sa machine. Le corps est préparé à s’en saisir et une fois la machine branchée, l’incorporé s’exprime à travers un « sens pratique » [28] qui rappelle que le corps se meut sans peine, sans efforts superflus : qu’il est à son aise. Il faut donc compter avec une portée routinisante des objets. Mais plutôt que de voir une opposition entre sens pratique et réflexivité comme cela est de coutume dans le champ disciplinaire de la sociologie, notamment, l’observation de l’habitant habité par son environnement matériel invite bien plus à envisager une profonde complémentarité et même un radical enchevêtrement entre ces deux versants de l’existence humaine qui sont comme deux faces d’une même pièce. Il faut dire que le fait d’être en train de bricoler sereinement en activant de manière infraconsciente des schèmes corporels permet à l’imagination de se libérer dans de multiples sens, de vagabonder, telle une voix off [29] : « Moi quand le bricole, je pense à plein de choses, il faut voir ! » nous dit ainsi Michel. Nos observations ont mis en évidence qu’il arrive que des objets sont sciemment laissés dans un coin pour leur confier une mission : celle d’interpeler fréquemment ou du moins régulièrement afin de ne pas oublier ce qu’il y a à faire. Ces objets ne sont pas seulement des aide-mémoires mais des éléments d’un petit monde organisé associant non-humains et humain, de la même manière qu’il a été montré, mutatis mutandis, que les repères de vitesse dans un cockpit ne sont pas que des pense-bêtes mais des éléments d’un système organisationnel [30]. On le sait, une large partie du processus de mémoire se situe en dehors de l’individu. C’est, au passage, aussi pour cette raison que les entretiens sont plus aisés là où les espaces recèlent des souvenirs. Au cours d’un entretien participant, nous faisons remarquer à l’observée qu’un paquet d’engrais vert est comme laissé sur le sol, à l’encablure d’une porte qui donne sur le jardin. Notre informatrice nous explique qu’il sert à lui rappeler une action future : l’objet a en effet été placé à cet endroit dans le but express de penser à entretenir certaines plantes vertes. Ici, les interpellations recherchées sont destinées à être réalisées ultérieurement. L’objet à qui on délègue une fonction de rappel n’agit pas comme un simple post-it mais véritablement comme la pièce d’une micro-organisation personnalisée qui garantit une action future. Dans les lieux de vie, beaucoup d’objets ont des fonctions similaires. Ils servent à l’action au moment opportun et s’inscrivent dans un processus plus large qui consiste à organiser son quotidien en se laissant faire par eux opportunément : en se laissant habiter. À l’image des « chaussons de jardin » disposés à la limite entre le potager et la cuisine pour ne pas les oublier, du couteau planté dans les panneaux de bois proche des salades ou des batteries de perceuses accrochées à côté de la recharge, le monde des objets s’invite dans nos gestes quotidiens et cautionne une routine recherchée qui berce l’esprit et meut le corps de façon silencieuse ou irréfléchie. C’est là un moyen de se reposer sur des objets interpellants, ce qui permet de ne pas encombrer son esprit et de déléguer des petits messages à des choses anodines en apparence mais si importantes au quotidien, puisqu’elles « nous portent et nous étoffent » [31]. Dans ces objets qui rappellent combien les habitants sont pétris du monde, il y a des presque rien pour l’observateur extérieur mais des presque tout pour des habitants qui veulent habiter sereinement leur lieu de vie. Il faut préciser que sur le plan cognitif, les invitations heureuses du monde vont souvent de pair avec un désengagement progressif des structures corticales de sorte que les gestes nous reliant aux choses gagnent en automaticité [32], en sûreté ou, mieux, en habitabilité, et ce, sans à faire beaucoup d’efforts mentaux. C’est là que se joue dans une large mesure le fait d’être à l’aise dans son petit monde. 2) Être contrarié par des impatiences Mais le monde matériel n’est pas le meilleur des mondes, et force est de reconnaître que les interpellations ne sont pas toujours aussi heureuses. C’est surtout le cas quand elles sont de trop en quelque sorte, c’est-à-dire que les interpellations viennent saturer le quotidien, ou du moins l’encombrer et le contraindre [33]. Dès lors, fatigue et agacement apparaissent et composent des impatiences d’autant plus fortement ressenties et parfois exprimées que les habitants savent qu’elles risquent de perdurer. Un sentiment de ne plus dominer son quotidien peut alors s’imposer, même si souvent de telles impatiences sont momentanées : une haie qui appelle à être taillée, un robinet qui exige d’être réparé, un toit qui invite à être démoussé, une terrasse qui ne demande qu’à être nettoyée, une pelouse qui enjoint d’être tondue… Ici, les rappels du monde ne sont plus volontaires mais involontaires : « Il faut que je m’y mette ! » Dès lors, toutes les interpellations sont davantage au fondement d’un agir subi que d’un agir motivé. Elles sont vues comme s’accumulant et revenant sans cesse. Pour autant, elles sont loin d’être insurmontables, car quand bien même elles sont différées, elles finissent toujours par être honorées. D’abord considérées comme des obstacles imperturbables dans leur régularité (« Tous les ans c’est la même chose, la terrasse est plein de feuilles qui salissent tout ! »), comme des ingérences ponctuelles, ces interpellations appellent à des mises au travail contraintes. C’est surtout le cas, semble-t-il, lorsque les habitants sont parfois habités par des objets à forte capacité de désignation. L’intensité habitante de l’environnement physique est alors directement liée à sa charge d’identification. Sans qu’ils soient forcément conviés à le faire, les objets et autres traces du monde énoncent en effet des qualités et des défauts attribués à leurs utilisateurs ou auteurs : la voiture propre qualifie son chauffeur d’automobiliste maniaque, la haie mal taillée désigne l’insouciant… Nos recherches au sein des zones pavillonnaires ont ainsi montré à quel point les habitants sont habités par la portée identitaire des traces du monde [34]. Notons qu’à partir du moment où elles renvoient aux critères normatifs du propre et du sale, l’intensité des interpellations augmente : « Ah là, il faut vraiment que je finisse par faire quelque chose, car c’est plus possible toute cette saleté le long de mon mur, non non, il faut que je range et que je nettoie » nous dira cette femme de 42 ans, mariée, sans emploi et vivant dans son pavillon avec ses trois enfants. Les objets, et le monde matériel environnant, recèlent une réelle capacité de désignation. Ce qu’ils sont et ce qu’ils donnent à voir résonnent comme un argument au service de catégorisations sociales stigmatisantes qui réduisent les habitants concernés à des identités sociales qui leur échappent. Mais ce n’est pas le cas pour tous les habitants. Les plus bricoleurs d’entre eux sont bien conscients que le monde fabriqué de « leurs propres mains » autorise un récit habilitant de soi, sur ce qu’ils prétendent être [35] ; récit d’autant plus valorisant qu’il fait écho à des normes largement partagées et largement diffusées par les grandes chaînes de magasins de bricolage et de jardinage. La mise en pratique de connaissances techniques dans l’entretien courant de son pavillon témoigne de qualités appréciables et appréciées. Il est question de surmonter des impatiences et des identifications externes en apposant sa signature sur son propre monde matériel. Au cours de nos entretiens participants, beaucoup d’informateurs ont eu la sensation d’être réduits au discours habitant que proposait leur environnement. La présentation des ateliers et des garages, notamment, s’est régulièrement faite avec l’empressement de recadrer par la parole et parfois par les gestes tout ce qui concourt à exprimer le désordre manifeste du lieu. Prévenir l’observateur, très souvent par l’humour, qu’il ne s’agit que d’objets et qu’il ne faut pas assimiler sa personnalité à cet état de fait, a été récurrent. Quand la portée habitante des objets et autres outils n’est plus supportable, il est possible de les faire taire. Pour cela, il faut les cacher, les rendre non interpellant en quelque sorte, en les cantonnant dans des lieux privés au sein desquels ils s’entassent et sont mis en attente. Dans un grenier par exemple, là où les objets peuvent être mis en veille [36]. Il faut dire que si la valeur d’échange des objets permet effectivement de produire des classements sociaux comme on le verra, il reste que la valeur d’usage permet elle aussi de qualifier les individus en fonction de l’utilisation qu’ils en font. C’est d’ailleurs bien souvent la tension entre ces deux dimensions qui donne la complexité des catégorisations sociales. En outre, si les objets nous qualifient aux yeux des autres, ils s’adressent aussi directement à la personne qui est en relation avec l’objet et en fait usage : une scie mal entretenue évoque aux connaisseurs le laisser-aller du bricoleur autant qu’elle rappelle au scieur que les lames ont besoin d’être affûtées et qu’il ne l’a pas fait ou ne sait pas bien le faire. C’est que le monde matériel contient parfois nos faiblesses. Au cours des entretiens, les questions sur l’état du jardin, la peinture d’un volet, la taille des haies ou la place d’un outil ont parfois été vécues comme des accusations de la part de l’observateur. Des réponses amusées, embarrassées ou des gestes pressés attestent des sermons prononcés par les objets. 3) Être en proie aux morsures du monde Ce qui engendre des impatiences, des agacements relève d’interpellations surmontables à court ou moyen terme. Mais nous avons également observé des interpellations insurmontables (ou presque) qui s’inscrivent donc de fait dans le temps long. Dans ce cas, on est bien sûr au plus loin d’invitations heureuses car il s’agit de morsures dans le sens où les habitants sont comme attrapés, saisis, mordus par leur environnement matériel. Ces morsures en disent également long sur le fait que la réelle présence de certains objets, symboles ou indices, agresse. Il faut insister : il n’est pas toujours plaisant d’être habité par le monde physique lorsque celui-ci commet des infractions au regard de ses espoirs et de ses attentes. La matière vivante ne va pas toujours dans le sens d’une vie heureuse, elle peut s’avérer maltraitante en plus d’être stigmatisante. Il apparaît donc important de regarder au-delà de ce que James J. Gibson appelait des affordances, entendons des façons d’agir appropriées découlant aussi bien de l’environnement que de l’individu [37]. Car ici l’habitant ne peut pas répondre aux interpellations matérielles de façon pertinente. C’est le cas lorsqu’il ne possède pas les moyens financiers de terminer des travaux qui, jour après jour, l’interpelle pour l’habiter négativement et le désenchanter. On le sait, les objets parlent et disent parfois beaucoup plus de choses qu’on ne le souhaiterait. Force est d’observer à ce propos que nombre de nos informateurs peu fortunés et qui ont « fait construire » supportent mal, avec les années qui courent, d’être habités par un pavillon toujours en travaux. Cette observation vaut également pour les familles qui ont fait le choix de rénover un pavillon étant donné que, là encore, elles pensaient avoir du temps et de l’argent pour finaliser leur projet de rénovation. Or, les économies impossibles à réaliser en raison du coût d’entretien élevé des indispensables voitures ou les week-ends trop courts où il faut faire ce qu’on n’a pas pu faire durant la semaine compromettent la réalisation des travaux. D’où l’apparition progressive d’un essoufflement, voire d’un renoncement. Le paradoxe vaut ainsi d’être souligné : alors que des informateurs pensent habiter leur maison, c’est elle qui finit par les habiter au point de ne plus se sentir chez eux. Par extension, comment ne pas souligner que parfois les non-humains défont les humains : que la matière vivante altère, voire paralyse la vie humaine. C’est d’autant plus le cas que la finition du pavillon, sa décoration intérieure et son aménagement extérieur habitent immanquablement le regard des autres, notamment celui des voisins qui ne peuvent qu’en déduire, compte tenu du « chantier permanent », un manque manifeste de moyens financiers, voire de courage. C’est à n’en pas douter cela qui affecte sensiblement nos informateurs puisqu’il s’agit derrière tout cet inachevé de laisser s’exprimer les choses de façon peu valorisante : un portail vieillissant non automatisé, une façade portant ostensiblement les marques du temps ou une cuisine surannée dépourvue d’équipements électroménagers intégrés sont autant de « porte-parole » qui, continûment, parlent beaucoup trop [38]. En outre, il faut compter avec un travail silencieux, au fil des années, du narcissisme des petites différences matérielles. En effet, les habitants sont habités par des inégalités qui, matériellement traduites, accroissent les frustrations relatives au sein d’univers sociaux « dominés par des comparaisons fines et souvent obsédantes », d’où l’apparition de « passions tristes » à l’instar du ressentiment [39]. La vie pavillonnaire semble effectivement, à bien des égards, marquée par les exhibitions matérielles entre voisins qui habitent silencieusement, pour ne pas dire sournoisement, les habitants au point d’être animés par des sentiments peu propices à la convivialité, à commencer bien sûr par celui de la jalousie. Tout se passe dans nombre de quartiers pavillonnaires comme si les choses vivaient en autonomie tant il est vrai que les rapports sociaux – et non de simples relations sociales – s’apparentent à une représentation dépourvue d’acteur tel un théâtre conflictuel de choses à la symbolique partagée. Ce n’est donc pas seulement à une « conversation par gestes » d’origine humaine à laquelle on assiste [40] mais également, et de façon complémentaire, à une conversation d’interpellations malheureuses issues de non humains : entendons de la matière même du monde environnant. Pour autant, il faut souligner combien monde matériel et monde social s’enchevêtrent dans une écologie pavillonnaire spécifique car en agissant, chacun produit, qu’il le veuille ou non, un effet habitant sur l’autre – comme sur lui-même –, de sorte que chacun finit par habiter l’autre en raison de la forte intervisiblité de la vie en pavillon, surtout quand il s’agit de lotissements. Ici c’est l’extension d’un garage pour abriter un camping-car qui interpelle tout un coin de rue ; là c’est un jardin en friche qui agresse le regard et suscite de l’indignation ; ailleurs c’est une extension significative du logement qui captive les esprits ; plus loin c’est l’acquisition d’une nouvelle voiture manifestement haut de gamme qui émeut celles et ceux qui ne peuvent en acquérir une. Finalement, les plus précaires sont souvent habités par des interpellations maltraitantes et insurmontables. Mais celles et ceux qui se croient immunisés contre de telles morsures en raison d’un capital économique plus élevé peuvent subir un effet boomerang tant il est vrai que des répliques inattendues peuvent s’inviter – suite à un héritage par exemple. Un tel effet rappelle à sa façon qu’on peut toujours être le pauvre de quelqu’un. Conclusion Les zones pavillonnaires apparaissent comme des révélateurs privilégiés de l’intensification des interpellations matérielle typiques des sociétés contemporaines, dans la mesure où les habitants voient bien plus la maison de leurs voisins, leur automobile, leur jardin ou encore leur chien que leurs propriétaires. C’est dans ce sens que nous osons parler en l’espèce d’une conversation d’interpellations matérielles. Ces dernières sont au cœur des processus d’habitation et, lorsqu’elles sont mises en évidence, dessinent les contours d’un processus d’habitation inversé dans le sens où ce n’est alors plus l’habitant qui habite le monde mais le monde qui habite l’habitant, pour le meilleur et pour le pire. C’est en comprenant comment le monde matériel habite, à certains moments, les habitants qu’il nous semble possible de prendre acte de la matérialité vivante du monde. Plus précisément, en saisissant de quelles façons l’environnement matériel autorise d’être aussi bien serein à travers des invitations heureuses que désenchanté à travers des morsures ou contrarié suite à des impatiences ressenties parfois fortement, le processus d’habitation inversé identifié ici permet de revisiter la vie en pavillon en donnant à voir des déclinaisons tangibles de la vitalité de la matière. Soulignons incidemment que dans la mesure où la matière initie de la vie en chacun de nous, excepté les cas où elle altère et paralyse, il est possible de relativiser la thèse de la « tragédie de la culture » identifiée par G. Simmel [41] car, à partir du moment où l’on considère la matière produite par les êtres humains comme « vivante », elle ne peut plus seulement étouffer la subjectivité et l’affecter dans sa vitalité même. Elle y participe de sorte qu’il s’agit aussi d’une comédie de la culture. Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, il convient de saisir la puissance aussi bien heureuse que malheureuse des interpellations matérielles et, tant qu’à faire se peut, y réfléchir pour penser comment nous voulons être habités par le monde. À ce propos, au moment où les biens de consommation s’invitent de plus en plus dans nos vies via nos smartphones et nous interpellent sans cesse à partir de supposés profils à visée consumériste, au moment où la terre s’invite de fait dans nombre de débats et de sommets planétaires suite à ce qu’elle nous dit sur son habitabilité malmenée, il semble plus que jamais urgent de penser les multiples interpellations et autres invitations du monde pour (ré)encastrer, comme il se doit, à bien y regarder, la vie humaine dans la matérialité du monde à la fois d’origine humaine (maison, voiture…) et non humaine (air, terre…). Être sensible à la présence habitante du monde apparaît plus que jamais nécessaire afin de ne pas oublier que nous (dé)faisons le monde autant qu’il nous (dé)fait ; que nous sommes dans le monde autant qu’il est en nous. C’est pourquoi il semble plus que jamais urgent et salutaire de sortir du dualisme corps/monde [42] ou nature/culture [43] pour appréhender à nouveau frais notre inscription originelle dans nos environnements matériels, et ce quels qu’ils soient. C’est qu’il faut sûrement dépasser une vision anthropocentrée de la nature, de la matière et du monde, laquelle conduit à raisonner comme si nous étions en dehors du monde. La matière (les objets, les outils, les végétaux, les corps, etc.) est vivante – et potentiellement habitante – parce que nous la faisons vivre autant qu’elle nous fait vivre. Il en est ainsi, dans le monde pavillonnaire comme ailleurs. Mais si nous l’oublions, c’est peut-être à une tragédie de la matière à laquelle nous assisterons. |
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AUTEUR Charly Dumont Hervé Marchal |
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ANNEXES |
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NOTES
[1]
Daniel Pinson précise que le pavillon se distingue de la
maison individuelle en ce sens qu’il « fait le vide
autour de lui avec ses trois mètres de marge latérale
minimale réglementaire » et qu’il
« se distingue de la maison par son détachement
affirmé de la ville ». Le monde pavillonnaire veut
en effet avoir le privilège du paysage en ponctuant et en
mitant les campagnes plus ou moins proches de la ville. Cf. Pascale
Legué, Danien Pinson, Thierry Paquot, « La culture
de la maison ne va pas de soi », L’architecture d’aujourd’hui,
n° 403, 2014, p. 38.
[2]
Matthieu Gateau et Hervé Marchal, La France pavillonnaire, Paris, Bréal, 2020.
[3]
Marion Segaud,
Anthropologie de l’espace. Habiter, distribuer, fonder,
transformer,
Paris, Armand Colin, 2007.
[4]
Nicole Haumont, Les pavillonnaires, Paris,
L’Harmattan, 2001.
[5]
Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir,
Paris, Gallimard, 1979.
[6]
Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979.
[7]
Michael Young et Peter Willmott,
Le village dans la ville. Famille et parenté dans
l’Est londonien, Paris, PUF, 2010.
[8]
Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris,
Gallimard, 1990.
[9]
Bruno Latour, La science en action, Paris, Gallimard/Folio
Essais, 1995 ; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, la
Découverte, 1989.
[10]
L’hylémorphisme, en postulant une opposition
forme/matière, conduit à penser que l’esprit
constitue des formes qui s’imposent à une matière
inerte. Cependant, il conviendrait mieux de penser des processus de
vie dans un monde où les matières sont actives (Tim
Ingold, Marcher avec les dragons, Paris, Zones sensibles,
2013). Les humains s’insèrent en effet dans des
processus déjà en cours. Par exemple, pour ce qui est de nos
terrains de recherche, force est d’observer que le gazon
continuera de pousser si on ne s’en occupe pas, que la
terrasse du pavillon continuera de noircir si elle n’est pas
entretenue. La forme d’une action n’émerge pas
seulement d’une idée produite par l’esprit, mais
au « contact habitant » des choses si
l’on peut dire.
[11]
Nous disons à dessein « puissance
d’interpellation » et non « force
d’interpellation » pour éviter tout
déterminisme matérialiste et dérive
néo-positiviste. Il s’agit en effet de prévenir
toute interprétation trop mécanique des relations entre
l’habitant habité et le monde habitant. Dans ce sens,
être interpellé ou habité n’est pas être
aliéné puisque l’individu fait quelque chose avec
cette puissance : il n’est pas seulement fait par elle,
peu s’en faut. L’habitant habité est aussi un
sujet qui habite puisque la puissance d’interpellation est
par nature une potentialité qui ne se réalise pas toute
seule ou automatiquement. Elle se réalise à travers ce
que l’habitant en fait d’une façon ou d’une
autre. Et il est entendu que nous isolons volontairement, pour les
besoins de l’analyse, des situations spécifiques ou ce
qui, en situation, relève précisément d’un tel
régime d’interpellation du monde. Autrement dit, une
telle puissance d’interpellation ne sature ou ne totalise en
aucun cas le rapport au monde des habitants, ne correspond en aucun
cas à toute la réalité de ces derniers.
[12]
Diana Coole, Samantha Frost (ed), New materialisms: ontology, agency, politics,
Dirhman/London, Duke University Press, 2010.
[13]
Dans ce sens, il est donc possible et même souhaitable de
prêter attention à l’agency des objets comme
cela est défendu par l’Actor-Network theory
à la suite des travaux de W. James notamment, cf. Madeleine
Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Sociologie de la traduction, Paris, Presses de
l’École des Mines, 2006.
[14]
Andrew Abbott, « Le monde est un monde
d’événements », Raisons politiques, n° 60, 2015, p. 45-64.
[15]
James J. Gibson, « The Theory of Affordances »,
dans Robert Shaw, John Bransford (eds),
Perceiving, Acting and Knowing: Toward an Ecological Psychology, Hillsdal NJ: Lawrence Erlbaum, 1977, p. 67-82.
[16]
Albert Ogien, Les formes sociales de la pensée. La sociologie après Wittgenstein, Paris, Armand Colin,
2007.
[17]
Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets
techniques ? », Techniques et culture,
n° 9, 1987, p. 49-64.
[18]
John Barwise, The Situation in logic, Stanford, CSLI
Publications, 1989.
[19]
Ils sont donc de nature
idéale-typique – construits pour les besoins
de l’analyse – et non de nature
réaliste, ce qui revient à assumer une modestie du
propos.
[20]
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,
1976.
[21]
Elle ne l’est donc pas toujours. Il ne s’agit en aucun
cas ici d’énoncer que la matière environnante, les
objets, les choses du monde, sont réellement et en permanence
des facteurs qui portent et habitent l’habitant, et donc sa
parole. Il s’agit simplement de saisir analytiquement des
moments trop souvent passés inaperçus, de les rendre
visibles à travers une perspective encore trop peu
développée il nous semble.
[22]
Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier, L’observation directe, Paris, Armand Colin, 2015.
[23]
Bruce Begout, La découverte du quotidien, Paris, Allia,
2005.
[24]
Il s’agit bien sûr d’un nom d’emprunt.
[25]
Dans ce cas précis, il peut y avoir des interpellations qui
s’apparentent à des logiques d’aliénation
finement pensées et « calculées » via
toutes sortes de dispositifs nichés au cœur de notre vie
numérique. Cf. par exemple pour une
synthèse : Hervé Marchal,
« Qu’est-ce que le
numérique ? », dans Hervé Marchal [dir],
Initiations à la sociologie. Questions pour apprendre
à devenir sociologue, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2021,
p. 185-199.
[26]
Danilo Martuccelli, La condition sociale moderne, Paris,
Gallimard/Folio, 2017, p. 217-218.
[27]
Gildas Renou, « Quelque chose comme un sujet. La
sociologie de la pratique face à l’inscription sensible
de la personne »,
L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques
et contrepoints philosophiques, P. Corcuff, C. Le Bart, F. de Singly éd., Rennes, PUR, 2010,
p. 367.
[28]
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
[29]
Jean-Claude Kaufmann,
Le cœur à l’ouvrage. Théorie de
l’action ménagère, Paris, Nathan, 1997.
[30]
Edwin Hutchins, « Comment le cockpit se souvient de ses
vitesses », Sociologie du travail, vol. 4,
1994, p. 451-474.
[31]
Marc Breveglieri, « Penser l’habiter, estimer
l’habitabilité », Tracés,
n° 23, 2006, p. 9.
[32]
Marcus Raichle et al., « Practice-related changes
in human brain functional anatomy during nommotor
learning », Cerebral cortex, n° 4, 1994,
p. 8-26.
[33]
Jean-Claude Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, op. cit.
[34]
Tin Ingold, Une brève histoire des lignes, Paris, Zones
sensibles, 2012-2013.
[35]
Véronique Moulinié, « “Ils se foutaient
tous de ma gueule” ou l’objet bricolé comme mise
en scène de soi », Socio-anthropologie,
n° 30, 2014, p. 65-82.
[36]
Sofian Beldjerd et Stéphanie Tabois, « Le grenier,
espace de retournement des choses », Socio-anthropologie, n° 30, 2014, p. 21-31.
[37]
James J. Gibson, « The Theory of Affordances », op. cit.
[38]
Michel Callon, « Éléments pour une sociologie
de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et
des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986,
p. 169-208.
[39]
François Dubet,
Le temps des passions tristes. Inégalités, populismes, Paris, Seuil, 2019, p. 52.
[40]
Christian Guinchard et Laetitia Ogorzelec, « Discerner des singularités. De
l’embellissement des façades et des jardins à la
construction des vertus dans une ancienne cité minière
d’Alsace », Tracés, n° 34,
2018, en ligne :
http://journals.openedition.org/traces/8023.
[41]
Georges Simmel, La tragédie de la culture, Paris,
Rivages/Poche, 1993.
[42]
David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité,
Paris, PUF, 2000.
[43]
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris,
Gallimard, 2005.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Charly Dumont et Hervé Marchal, « Pour une socio-anthropologie de l’habitant-habité : la réelle présence du monde matériel », dans Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 mai 2023, n° 19, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. Auteur : Charly Dumont et Hervé Marchal. Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html ISSN : 1961-9944 |
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