Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin"
UMR 7366 CNRS-uB
Territoires contemporains


Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter
Franchir les frontières spatiales et culturelles en Nouvelle-Calédonie ?
Benoît Carteron
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils
RÉSUMÉ

En Nouvelle-Calédonie, on peut difficilement nier l’existence et la portée des groupes culturels auxquels la majeure partie des individus s’identifie. La persistance des frontières culturelles tient à l’histoire coloniale avec son lot de drames ayant donné naissance à une stratification sociale particulièrement poussée. Malgré les rapprochements qui ont pu s’opérer dans les conditions difficiles de la vie en Brousse, la revendication d’indépendance et de reconnaissance culturelle kanak à partir des années 1970 a conduit à une bipartition politique qui structure depuis les rapports entre groupes. Cela étant, la Nouvelle-Calédonie est reconnue comme un laboratoire d’un processus d’accès à l’indépendance respectueux des légitimés historiques et capable d’intégrer l’héritage colonial dans une société pacifiée. Le pari repose sur un dépassement de la bipartition politique quel que soit le destin qui sera choisi : avec ou sans la France. La reconnaissance des légitimités historiques suppose celle des identités en présence. Ces identités et les phénomènes de regroupements communautaires qui les soutiennent s’opposent-ils nécessairement à l’unité « nationale » ? L’unité calédonienne ne repose-t-elle pas au contraire sur un imaginaire national qui fait des frontières culturelles un point d’appui et un point de dépassement des différents clivages existants pour établir les bases d’une morale commune ? C’est à ces questions que cet article entend répondre.

MOTS-CLÉS
Mots-clés : Nouvelle Calédonie ; identités ; frontières ; culture ; héritage colonial 
Index géographique : Nouvelle Calédonie
Index historique : xx-xxie siècles
SOMMAIRE
Introduction
I. « Communautés » et primauté des relations familiales
II. De la parenté à la sociabilité de voisinage
III. Le passage des frontières par les couples mixtes et le métissage
IV. Vers l’affirmation d’une même appartenance calédonienne ?
V Sentiment d’appartenance et frontière de la nationalité
VI Fondements identitaires d’une unité calédonienne

TEXTE

Introduction

En Nouvelle-Calédonie, on peut difficilement nier l’existence et la portée des groupes culturels auxquels la majeure partie des individus s’identifie. La persistance des frontières culturelles tient à l’histoire coloniale avec son lot de drames ayant donné naissance à une stratification sociale particulièrement poussée. Malgré les rapprochements qui ont pu s’opérer dans les conditions difficiles de la vie en Brousse, la revendication d’indépendance et de reconnaissance culturelle kanak à partir des années 1970 a conduit à une bipartition politique qui structure depuis les rapports entre groupes. De plus, l’affirmation culturelle kanak a provoqué chez les Caldoches (descendants d’Européens) et dans les groupes assimilés une quête identitaire sur fond de crise quant à leur légitimité et à leur devenir sur cette terre. Ce qui a renforcé une représentation d’un pays composé de groupes culturels hiérarchisés par leur degré d’antériorité entre le « peuple » kanak et les « communautés » autres.

Ainsi, des univers culturels éloignés et considérés comme incompatibles, les différends historiques, les intérêts matériels concurrents, les inégalités sociales recoupent le conflit entre deux tendances politiques opposées. Ce qui, malgré les rapports pacifiés et les avancées depuis la période d’affrontements violents des années 1980, continue d’interroger la possibilité d’instaurer une cohésion politique et rapprocher les perspectives antagonistes dans le « destin commun » prévu par l’accord de Nouméa (en 1998).

La Nouvelle-Calédonie est reconnue comme un laboratoire d’un processus d’accès à l’indépendance respectueux des légitimés historiques et capable d’intégrer l’héritage colonial dans une société pacifiée. Le pari repose sur un dépassement de la bipartition politique quel que soit le destin qui sera choisi : avec ou sans la France. La reconnaissance des légitimités historiques suppose celle des identités en présence. Ces identités et les phénomènes de regroupements communautaires qui les soutiennent s’opposent-elle nécessairement à l’unité « nationale » ? L’unité calédonienne ne repose-t-elle pas au contraire sur un imaginaire national qui fait des frontières culturelles un point d’appui et un point de dépassement des différents clivages existants pour établir les bases d’une morale commune ?

Je m’appuie sur une enquête ethnographique qui avait pour objet les sociabilités ordinaires et l’appartenance au pays dans un espace périurbain pluriculturel [1]. Le rapport au lieu de vie et les liens de participation sociale que couvre la sociabilité y sont analysés sous l’angle du maintien des distances ou d’établissements de proximités par lesquels les groupes culturels se différencient ou s’homogénéisent. L’analyse porte également sur l’expression du sentiment d’appartenance. Comment les individus confrontés dans leurs trajectoires au voisinage de l’autre-culturel, à la mixité et aux métissages, s’approprient les catégories d’identification ethnoculturelles et les discours de revendications identitaires, vivent les tensions politiques et envisagent l’appartenance à un pays commun ?

Les frontières sont poreuses entre groupes et sociétés et les effets des cohabitations ne sont pas réductibles au dévoiement d’une pureté culturelle d’origine ou d’une globalisation uniformisante [2]. Les cultures et les frontières qu’elles définissent prennent consistance à travers l’ethnicité par la construction consciente des différences, leur mobilisation et les rapports de force qui les sous-tendent[3]. La « culture-récit » dont rend compte ce niveau se confronte à la « culture-héritage », laquelle peut être renvoyée tout autant aux orientations de fond qui rendent des conceptions et manières de vivre incompatibles entre groupes et sociétés qu’aux séparations établies par les catégories identificatrices ainsi que les représentations qui leurs sont liées. Si ces dernières peuvent conduire à naturaliser les différences comme autant de frontières d’apparence infranchissables [4], les espaces hybrides de rencontre et de socialisation génèrent des pratiques et des représentations qui concourent à la prise de distance que prennent les individus avec leurs attaches primordiales et à l’affirmation d’une appartenance multiple comme autant de parts de soi à concilier dans un devenir commun possible.

Au bout du compte, ces composantes entremêlées de l’identité culturelle permettent de comprendre les aspects de rigidification des frontières culturelles d’une part, de leur perméabilité et mouvance d’autre part. Ainsi, le franchissement intervient lorsque la frontière ressort d’un point de rencontre, ou d’une interface, entre groupes multiples [5], conduisant par les pratiques sociales et le récit à infléchir les catégories d’identification ethnoculturelles ainsi que les représentations qui leurs sont associées. Les individus livrent ici une histoire mettant en avant la manière dont ils se sentent liés à différents groupes.

L’unité et la cohésion passent en Nouvelle-Calédonie par la reconnaissance des légitimités respectives des groupes en présence et la complexité des liens qui se sont noués entre ces groupes au fil de l’histoire coloniale et post-coloniale. À l’encontre d’une vision binaire de la société locale, les frontières sont multiples et leur franchissement se présente comme autant de relations d’échanges et de solidarités entre groupes, certes identifiés par leurs différences, mais qui se conçoivent en interaction permanente avec d’autres groupes. Ce que résume une formule devenue célèbre en Nouvelle-Calédonie : «  Si y’a pas toi y’a pas moi ».

Cependant, si les frontières entre les groupes culturels sont franchies dans la vie quotidienne, le constat est qu’elles se recréent en se maintenant selon les orientations politiques. Ce franchissement des frontières, caractéristique des bricolages du quotidien dans des espaces hybrides de socialisation, est contrecarré par des facteurs structurels d’opposition qui ramènent en dernier ressort à se situer d’un côté ou l’autre de la frontière politique. Cette dernière ne renvoie plus à des zones de contact entre groupes mais à celle d’une ligne de démarcation dans une logique d’opposition binaire à laquelle tend à ramener invariablement le sentiment d’appartenance.

I. « Communautés » et primauté des relations familiales

La population du quartier reflète une diversité et une pluri-appartenance qui va à l’encontre des catégories qui définissent de manière officielle le contour des « communautés » [6] en Nouvelle-Calédonie. À l’échelle du quartier, l’approche des habitants par leurs différenciations ethniques permet plutôt de comprendre la manière dont les gens cohabitent, dont s’effectuent les mélanges, comment se négocient la fidélité aux origines et l’intégration dans un ensemble pluriethnique.

Comme le dit un interlocuteur, « les gens sont vus du côté ethnique en Nouvelle-Calédonie » et l’identification systématique de l’autre par une catégorie d’appartenance culturelle suffit déjà à en faire une réalité sociale incontournable, prenant le pas même sur d’autres appartenances ou catégories distinctives telles que les professions et niveaux de richesse. L’ethnicisation des rapports sociaux [7]  est ici directement palpable. Y compris les Métropolitains, expatriés de manière temporaire ou en cours d’intégration, sont renvoyés à une appartenance communautaire [8]. Mais la notion de communauté est multiforme. À son niveau le plus concret, elle renvoie à la prédominance des relations familiales et des solidarités propres à un groupe culturel localisé. Elle manifeste une forme de permanence de groupes différenciés par leurs origines locales, nationales ou d’aires de civilisations (langue, religion, manières de vivre, etc.). Mais, alors que les individus se détachent relativement de leurs cadres culturels anciens, ces communautés se prolongent dans la vie contemporaine comme entités symboliques référant à une origine, un certain mode de vie, des valeurs communes, un projet de société. De même, les communautés sont structurées autour de la défense d’une visibilité, la reconnaissance d’une légitimité historique, la protection économique, l’acquisition de droits spécifiques, l’accès au pouvoir, etc.

Cet espace péri-urbain, îlot de lotissements situés à une quinzaine de kilomètres de l’entrée de la ville proprement dite, s’est constitué de toutes pièces à partir des années 1970 par l’installation de populations modestes. Ces dernières, originaires de Nouméa, de la Brousse, d’îles de l’archipel calédonien ou des possessions françaises du Pacifique (Wallis et Futuna, Polynésie française) étaient en quête d’une propriété accessible et/ou d’un cadre de vie rural. Malgré la diversité des origines, les habitants ont reproduit les aspects d’un mode de vie communautaire basé sur la primauté des relations familiales, aidées en cela par des pratiques d’extension de l’habitat pour les enfants mariés ou l’accueil de proches, ainsi que par l’installation de parents dans les environs immédiats. La différenciation dans les rapports sociaux passe ainsi singulièrement par le lien familial comme mise en œuvre concrète et quotidienne de la solidarité communautaire. Ainsi, l’appartenance culturelle comme perpétuation de modes de vie « traditionnels » tient d’abord à la primauté accordée à la famille, avec les tendances au regroupement local d’individus et de familles apparentés ou liés par des origines géographiques et culturelles communes. En deçà d’une visibilité et d’une accentuation de leurs frontières identitaires données par les instances officielles, médias, amicales, mouvements politiques et religieux, etc., les « communautés » existent d’abord dans leur réalité incontournable de repères fondamentaux, habitudes intériorisées et pratiques solidaires que transmettent des groupes familiaux et locaux à leurs membres individuels. Les liens d’entraide et de solidarité rejaillissent jusque dans les pratiques associatives, lesquelles prolongent en premier lieu les solidarités familiales et les tendances à organiser la vie sociale à l’intérieur de chaque communauté (sports, associations d’entraide, pratiques religieuses).

II. De la parenté à la sociabilité de voisinage

L’homogénéisation se fait jour cependant à travers les relations de voisinage. Les proximités spatiales et l’isolement relatif du quartier ont favorisé l’interconnaissance et donné lieu, comme cela a pu s’observer de longue date en Nouvelle-Calédonie, à des emprunts réciproques dans les habitudes et les goûts. Les habitants ont en commun la recherche d’un mode de vie plus proche de la Brousse que de la ville. L’interconnaissance va de pair avec une tolérance aux différences dans les façons de vivre, les pratiques religieuses, les opinions politiques, suscitant les nouveaux apprentissages propres aux espaces hybrides, avec le sentiment de se connaître mutuellement et de partager un même mode de vie en dépit des séparations existantes.

À côté d’autres espaces de vie sociale, l’habitat, caractérisé ici par le mélange des groupes [9], joue un rôle important dans les interactions. C’est le cas pour d’anciens habitants de Katiramona dont les familles ont évolué ensemble au cours de deux ou trois générations. L’échange et l’entraide sont omniprésents et évoluent vers des rapprochements de voisinage s’instituant sur le modèle des relations de parenté : parrains et marraines choisis parmi les voisins-amis d’un autre groupe culturel, participation aux coutumes liées aux deuils et aux mariages, termes d’appellation et d’adresse qui empruntent aux registres de parenté. De cette manière, la relation dépasse celle du bon voisinage en élargissant les communautés familiales par la confiance, l’affection, l’inscription dans le temps.

Les associations à vocation d’ouverture à l’ensemble des habitants d’un sous-quartier ont plus de mal à s’installer. Dans ce domaine, c’est plutôt l’action municipale qui pousse, par l’intermédiaire des élus et des animateurs, à ce que les habitants s’investissent dans des projets communs. La municipalité suit une double orientation avec un équilibre qu’elle cherche à établir entre reconnaître et valoriser les communautés culturelles [10] tout en favorisant leur décloisonnement. De plus, l’image de commune pluriculturelle que se donne la municipalité est quelque peu contredite par une homogénéisation conçue à l’intérieur du modèle urbain occidentalisé et une orientation politique loyaliste largement dominante dans le sud de la Nouvelle-Calédonie[11] .

III. Le passage des frontières par les couples mixtes et le métissage

Les trajectoires familiales sont une autre façon d’aborder le franchissement des frontières. La plupart des habitants de conditions modestes se définissent comme métis par leurs antécédents familiaux et/ou vivent la mixité à travers leurs couples ou ceux formés par leurs enfants. Les métissages sont inscrits dans l’histoire coloniale et post-coloniale. Plus qu’une réalité objective difficilement définissable – au même titre que la pureté culturelle d’origine –, c’est la perception sociale et la signification des métissages qui sont peut-être davantage à retenir. À l’instar de la créolisation, le métissage peut être considéré sous l’angle de la reprise ostentatoire des faits de mélange [12]. Le métissage est ainsi une représentation de soi débordant l’hétérogamie raciale ou culturelle pour rendre compte d’une appartenance hybride qui naît dans les espaces de socialisations multiples par « incorporations de l’altérité » [13].

La majorité des personnes interrogées a évoqué ces métissages avec tout ce qu’ils ont pu comporter de ruptures et dénis dans le passé, ou de mal à vivre l’entre-deux aujourd’hui, mais aussi de chances pour ces individus de pouvoir se situer entre plusieurs groupes culturels avec les proximités qu’elles supposent. Le sentiment de constituer une population métissée par-delà les différences est en partie attaché à l’« âme » du quartier : des gens venant de différents horizons, aux histoires familiales croisées, se reconnaissant par leur proximité et un ensemble de traits partagés. Mariages mixtes et métissages sont un de ces traits communs conscientisé comme une spécificité du pays dans lequel bon nombre d’individus se reconnaissent, rejoignant la pluriculturalité comme représentation et mise en scène de soi. L’expression «  Nous sommes des métis » est souvent prononcée. Elle renvoie à une réalité dans laquelle la couleur de peau importe moins qu’une représentation du métissage comme fruit de la multiplicité des origines familiales.

IV. Vers l’affirmation d’une même appartenance calédonienne ?

À côté des métissages et des mélanges éclectiques dans les habitudes de vie [14], les habitants font ressortir un ensemble de pratiques et de valeurs consciemment affirmées qui dépassent les frontières communautaires et qui constituent une sorte de point de référence dans ce qui unit les habitants par-delà leurs différences. Pêle-mêle, ce sont la cohésion familiale, l’accueil des étrangers, l’échange et l’entraide (« donner la main  »), ne pas être matérialiste, se montrer discret, respecter les « vieux », etc. Ayant grandi dans le quartier, une femme dont les parents métropolitains se sont installés en Nouvelle-Calédonie remarque qu’on prend la vie d’une autre façon dans le pays, une vie influencée par les Océaniens : ne pas trop anticiper, prendre le temps et ne pas le découper de manière stricte, « vivre au jour le jour » et finalement «  se prendre moins la tête ». Moindre stress et « ne pas s’en faire » que traduit encore l’expression courante «  casse pas la tête ». Ce rapport au temps renvoie au modèle de la Brousse et à l’opposition avec la ville qui se retrouve dans l’opposition des quartiers Nord ruraux aux quartiers Sud urbains de Dumbéa [15].

Ainsi, les habitudes liées à un mode de vie rural sous forte influence océanienne forment un ensemble de valeurs et de pratiques auquel les habitants se réfèrent et derrière lequel ils reconnaissent en partie ce qui fonde leur personnalité commune. Au sein d’un espace qui a concilié la cohabitation des groupes, à la fois par le mélange des origines et le maintien de formes de regroupements, l’homogénéisation ne se produit ainsi pas seulement dans le sens d’une assimilation aux normes urbaines globalisées ou par la confrontation des façons de vivre héritées avec celles de l’univers urbain-occidental. Elle s’appuie aussi sur ces références communes dont on peut supposer (ou espérer) qu’elles rejaillissent sur l’unité et la cohésion du pays en développant le « vivre ensemble » et en suscitant la prise de conscience de cette unité, notamment sous la forme du métissage et de la créolisation.

Les sociabilités qui se sont développées au sein du quartier se ramènent en dernier lieu à des pratiques sociales et des valeurs de portée universelle : interconnaissance, échanges, lien étroit avec la nature, partage de savoirs, etc., qui ne constituent pas une culture foncièrement nouvelle. Elles apparaitraient même plutôt de prime abord comme une perte, un affaiblissement des cultures initiales – y compris la vie paysanne caldoche –, telles qu’elles se déploient, ou se sont déployées en Brousse ou dans les îles dans leurs aspects de cohérence et d’authenticité, réelles ou reconstruites. Cependant l’universalité n’efface pas la singularité calédonienne, car les sociabilités ordinaires des milieux populaires, qu’elles s’appuient sur le maintien de cadres culturels des populations océaniennes autochtones ou qu’elles soient le fruit d’une hybridation d’apparence éclectique, sont vécues comme proprement calédoniennes tout en constituant un contrepoids à l’urbanisation uniformisante, à l’économie libérale et, en ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, à la transposition sans ménagements des normes, façons de vivre et manières de penser de la France métropolitaine.

V. Sentiment d’appartenance et frontière de la nationalité

La complexité est traduite dans le sentiment d’appartenance par l’agencement des termes d’autodésignation, entre rapprochements, exclusions et ordre hiérarchique. Parmi eux, le mot Calédonien revient presque constamment et pourrait constituer le marqueur d’une appartenance unifiée. Hormis chez les Métropolitains qui ne prétendent pas s’identifier au pays, se dire Calédonien revient unanimement chez les personnes rencontrées. Il peut s’agir par-là de tenter d’échapper aux clivages culturels et politiques et signifier, autrement que par le métissage, un sentiment d’appartenance commune découlant des façons de vivre et des conceptions partagées telles qu’elles apparaissent, entre autres, dans les spécificités de la vie de quartier. La signification du mot Calédonien est cependant variable et se juxtapose à d’autres dénominations qui l’orientent différemment selon l’héritage des divisions passées, les options politiques ou les stratégies de rapprochement et d’intégration.

S’affirmer Calédonien n’est plus aujourd’hui le masque d’une domination européenne assimilant les particularités ou niant les différences. Il s’agit plutôt de traduire la transition entre une origine à laquelle les gens demeurent fidèles et la société locale pluriculturelle dans laquelle ils ont été socialisés et qui demeure leur horizon d’appartenance. C’est le cas notamment des personnes nées en Calédonie de parents migrants wallisiens et futuniens ou qui sont arrivées très jeunes. C’est le cas aussi pour les Kanak qui, vivant depuis longtemps à Nouméa ou dans le quartier, considèrent que la revendication identitaire kanak n’exclut pas de se reconnaître parallèlement comme Calédoniens du fait de la cohabitation de groupes avec lesquels on partage une même histoire et différentes formes de proximités.

Cependant, même reconnue dans les familles, la multiplicité des origines et les liens étroits entre individus et groupes qui en découlent s’effacent devant les enjeux sociaux et politiques de l’opposition Kanak/Européens et assimilés. Lorsque les personnes sont enjointes de préciser leur façon de se définir, l’un ou l’autre pôle de nationalité, kanak ou française, surdétermine et réduit invariablement les identités avec leurs nuances et complexités. Le choix même des termes de désignation n’est pas anodin. Avant même que les personnes ne précisent ouvertement leurs options politiques, accepter de se dire Calédonien ou non, parler des Mélanésiens plutôt que des Kanak, trahit l’orientation pro-française ou inversement.

De ce point de vue, le sentiment d’appartenance dénote plutôt l’éclatement identitaire et la difficulté à relier dans les esprits ce qui se relie pourtant en pratique. L’expression du sentiment d’appartenance renvoie aux tiraillements que vivent de manière plus ou moins accentuée les personnes entre la fidélité à un groupe et l’intégration dans un univers plus large. Il renvoie aussi et surtout au caractère prégnant du contentieux colonial, à sa déclinaison en deux perspectives nationales opposées, à l’ambivalence du lien à la France ainsi qu’aux frontières culturelles en apparence infranchissables maintenues entre Kanak et non Kanak. Cette logique binaire amalgame les tensions raciales, ethnoculturelles, sociales et politiques dans une représentation simplifiée de la société. Elle s’appuie sur un imaginaire puissant d’oppositions schématiques que l’histoire mouvementée du pays a converti en véritables structures de pensée et d’action [16].

Société de type « composite » ou « plurielle » héritée de la colonisation[17], la Nouvelle-Calédonie se présente encore comme une mosaïque de communautés conservant chacune – ou cherchant à conserver en se différenciant des autres – ses orientations culturelles. Les inégalités sont particulièrement accentuées, elles recoupent les découpages communautaires avec une domination européenne s’exerçant sur tous les plans (économique, politique, institutionnel). Pour les auteurs, cette structure composite perdure en raison de l’histoire politique conflictuelle depuis les années 1960, enrayant durablement la possibilité de se reconnaître dans un même projet de société. Et le clivage politique entre deux imaginaires nationaux continue de se superposer aux différenciations culturelles et aux inégalités.

VI. Fondements identitaires d’une unité calédonienne

La question de la reconnaissance du métissage, et plus généralement d’une créolité calédonienne illustre cette difficulté. Tous les interlocuteurs se considérant métis regrettent le manque de reconnaissance et de visibilité des métis en Nouvelle-Calédonie. Vécu comme un atout, le métissage butte sur une affirmation collective que permettrait une créolité calédonienne unanimement appropriée. Un « réveil métis » ne s’est pas encore produit. Alors qu’une visibilité du métissage tel qu’il est porté dans les couches populaires permettrait de déjouer les affirmations identitaires exclusives marginalisant le métissage (notamment dans le monde kanak), ou au contraire déjouer l’appropriation du métissage au profit d’une assimilation européenne, tel qu’il est porté dans le monde caldoche. Peut-être le métissage, qui ne peut pas être un mélange harmonieux des apports, peut-il s’associer plus franchement à une cohésion calédonienne en confortant l’affirmation d’un leadership kanak et océanien sur le plan culturel dans l’esprit de la « primauté kanak » reconnue par l’accord de Nouméa ? C’est ce que met en évidence Anny Jean-Angèle pour Tahiti [18] où le métissage correspond à une acculturation sélective détournant au profit des valeurs polynésiennes les éléments importés, instaurant ainsi un leadership culturel source de cohésion sociale. Un tel processus est déjà en germe dans l’institutionnalisation du patrimoine kanak qui inverse dans le champ culturel la domination subie dans les champs économique et politique[19].

Dans le fond, le métissage comme la créolisation ne resteront-t-ils pas inachevés tant que l’unité qu’ils pourraient permettre se heurte, comme l’expriment les habitants, à la division politique, aux positions sociales acquises ou à conquérir, aux cadres culturels à préserver ainsi qu’à leurs relents de crispations identitaires ? L’unité en question engage le renforcement de la frontière culturelle entre Calédoniens et non-Calédoniens. Cette frontière est brouillée, d’un côté par un lien affirmé de manière forcenée à la France source de perpétuation des inégalités, d’un autre côté par une logique autochtone confortant la séparation Kanak/non-Kanak [20] ou un renversement hiérarchique en cas d’accès à l’indépendance. L’unité et la cohésion en Nouvelle-Calédonie supposent en fin de compte de conforter le processus d’émancipation nationale en travaillant, au-delà de votes couperets pour l’autodétermination, à relier dans un même projet de société les dimensions d’unité culturelle à l’évolution institutionnelle et aux équilibres économiques et sociaux.

À l’encontre des heurts et tensions qui sont ravivés par les échéances électorales et les enjeux économiques [21], ou la logique séparatiste de tendances extrêmes (application intangible de droits et privilèges autochtones coutumiers kanak, séparation géographique entre un Sud rattaché à la France et un Nord et des îles indépendant proposé récemment par un parti loyaliste), la Nouvelle-Calédonie construit progressivement un cadre national basé sur des reconnaissances et réconciliations identitaires. Les discours nationalistes sont de plus en plus nuancés et n’opposent plus les Kanak aux non-Kanak [22]. Tout en étant de plus en plus ouverte au monde globalisé, l’appartenance au pays pluriculturel est de plus en plus affirmée et sera probablement le meilleur des gardes fous aux dérives identitaires séparatistes.

 

AUTEUR
Benoît Carteron
Maître de conférences en anthropologie-Ethnologie
Université Catholique de l'Ouest, UCO Angers, 2S2T

ANNEXES

NOTES


[1] Il s’agit du « quartier » du nord rural de Dumbéa (agglomération urbaine du Grand-Nouméa). L’enquête a été réalisée par observation participante et entretiens au cours de trois séjours effectués entre mars 2012 et juillet 2015 (cf. Benoît Carteron, Du quartier au pays. Sociabilités pluriculturelles et appartenance en Nouvelle-Calédonie. Ethnographie de Katiramona-Nondoué (Dumbéa), Nouméa, Presses de l’Université de Nouvelle-Calédonie, 2020).
[2] Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.
[3] Arjun Appadurai, Modernity at large cultural dimensions of globalisation, University of Minnesota Press, 1996 ; Fredrik Barth [dir], Ethnic groups and Boundaries. The social organization of culture difference, Bergen, Oslo, Universitet Forlaget, 1969 ; Danielle Juteau, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999.
[4] Appadurai, ibid., Juteau, ibid.
[5] En reprenant ici la distinction que fait Sylvie Genest entre la frontière culturelle comme contour des groupes et comme interface ouvrant à l’échange et aux processus de changements par les hybridations : Sylvine Genest, « Constructivisme en études ethniques au Québec : retour sur la notion de frontières de Barth », Anthropologie et Sociétés, n° 41-3, 2017, p. 59-85.
[6] Ainsi la question « ethnique » du recensement distingue neuf modalités : Européenne, Indonésienne, Kanak, Ni-Vanuatu, Tahitienne, Vietnamienne, Wallisienne/Futunienne, Autre asiatique et Autre ; avec la possibilité de choisir plusieurs modalités dans la réponse à la question : « A quelle(s) communauté(s) estimez-vous appartenir ? » (Source : Institut de la Statistique et des Études Economiques, 2014). Une autre catégorisation est celle qui a été établie pour les besoins de cérémonies commémoratives, identifiant les communautés par leur ordre d’arrivée : Kanak, Calédoniens d’origine européenne (Caldoches), Algériens-Kabyles, Ni-Vanuatu, Indonésiens, Japonais, Vietnamiens, Wallisiens et Futuniens, Polynésiens, Afro-Antillais, Chinois. De plus, ces groupes culturels sont représentés par des amicales culturelles et des associations de recherche-valorisation historique et/ou de défense identitaire (cf. Benoît Carteron, « Le Mwâ Kââ, vers la manifestation d’une appartenance commune en Nouvelle-Calédonie ? », Journal de la Société des Océanistes, n° 134, 2012, p. 45-60 ; Benoît Carteron, « La quête identitaire des Caldoches en Nouvelle-Calédonie », Ethnologie française, vol. 1, 2015, p. 155-166).
[7] Quand les catégories fondées sur une appartenance culturelle supposée suscitent ou renforcent la différenciation ethnique (cf. Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2011).
[8] Les Métropolitains (ou « Zoreilles ») sont identifiés à partir de traits culturels singuliers, en partie associés à toute une série de stéréotypes qui en font le négatif des Calédoniens dans leurs valeurs revendiquées et pratiques partagées. Contrairement aux autres groupes, l’appartenance communautaire ne fait pas l’objet d’une auto-identification car elle heurte généralement chez les expatriés et autres nouveaux arrivants la norme d’une unité républicaine qui devait s’imposer contre des tendances « communautaristes ».
[9] À l’image des périphéries de l’agglomération de Nouméa et contrairement à la division spatiale observée par ailleurs : quartiers essentiellement Blancs de Nouméa, tribus kanak de la Brousse et des îles, villages principalement occupés par les Européens et métis assimilés.
[10] En s’appuyant par exemple sur des associations communautaires afin de faciliter son action.
[11] Avec des résistances récurrentes : marginalisation de la revendication indépendantiste, non prise en compte des mesures « réparatrices » de la colonisation et de son héritage prévu par les accords (enseignement des langues et des fondamentaux de la culture kanak à l’école, restitutions de terres ancestrales, mise en valeur des traces précoloniales, commémorations des drames de la colonisation, etc.).
[12] Christian Ghasarian, « La Réunion : acculturation, créolisation et réinventions culturelles », Ethnologie française, XXXII, 2002, 4, p. 663-676 ; Benoît Carteron et Estelle Laboureur, « Se définir Caldoche et métis en Nouvelle-Calédonie. Complexité identitaire et clivages politiques », dans Lenita Perrier [dir.], avec la coll. de Oscar Quintero et Marion Bottero, L’altérité et l’identité à l’épreuve de la fluidité, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 81-106.
[13] Michel Agier, « D’Afrique en Amériques noires. Les métissages qu’on voit et ceux qu’on ne voit pas », L’autre, vol. 5, n° 3, 2004, p. 401.
[14] Soit un mélange de fragments disparates propres aux espaces intermédiaires (cf. Michel Agier, ibid.).
[15] Laquelle opposition raisonne singulièrement avec l’opposition entre le nord (rural et authentique) et le sud (urbanisé et associé aux pertes d’identité) de la Nouvelle-Calédonie.
[16] Cf. Laurent Édo, « Dialectique du destin commun et signes identitaires en Nouvelle-Calédonie », Revue juridique politique et économique de Nouvelle-Calédonie , n° 29, 2017, p. 20-28 ; Patrice Godin et Jone Passa, « La Nouvelle-Calédonie est-elle une société multiculturelle ? » dans Jean-Marc Boyer et Mathias Chauchat [dir.], L’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Presses universitaires de la Nouvelle-Calédonie, 2018, p. 113-124.
[17] Patrice Godin et Jone Passa, ibid.
[18] Anny Jean-Angele, « Les mécanismes de l’intégration ou le secret de la pirogue à balancier », dans Serge Dunis [dir.], Éloge du métissage. Mythes et réalités en Polynésie II, Papeete, Eds Haere Po, 2003, p. 283-309.
[19] Caroline Graille, « Patrimoine et identité Kanak en Nouvelle-Calédonie » Ethnologies comparées, vol. 2, 2001, (http://www.alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm) ; Caroline Graille, Des Militants aux Professionnels de la Culture : les représentations de l’identité kanak en Nouvelle-Calédonie (1975-2015) . Thèse de doctorat d’ethnologie. Université Paul Valéry - Montpellier, 2015.
[20] Cf. Christine Demmer, « Autochtonie, nickel et environnement, une nouvelle stratégie kanake », Vacarme, n° 39, 2007, p. 43-48.
[21] À l’instar des conflits violents qui ont entouré la vente d’une usine de nickel par une multinationale à la fin de l’année 2020, dont l’enjeu était d’obtenir une propriété majoritaire de l’usine par le pays.
[22] Ce qui expliquerait notamment la progression du vote pour le oui à l’indépendance qui a déjà surpris à l’issue du premier référendum pour l’autodétermination de 2018 (43, 3%) alors que les sondages prédisaient seulement 30 % et a encore progressé lors du second référendum de 2020 (46,7 %).

RÉFÉRENCES

Pour citer cet article :
Benoît Carteron, « Franchir les frontières spatiales et culturelles en Nouvelle-Calédonie ? », dans Espaces, territoires et identités : jeux d’acteurs et manières d’habiter, Hervé Marchal [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 4 mai 2023, n° 19, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.
Auteur : Benoît Carteron.
Droits : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC/credits_contacts.html
ISSN : 1961-9944

OUTILS
Imprimer Credits Plan du site Contact Imprimer
Imprimer Contact Plan du site Credits Plug-ins