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La « démocratisation culturelle » : mythe ou
réalité ?
Les publics et leur évaluation, un
nouvel enjeu des politiques de la culture en Suisse
La démocratisation culturelle est, en
Suisse aujourd’hui, au centre des politiques de la culture des villes et des
cantons, mais aussi, depuis peu, de la Confédération. Mais quelles en sont les
différentes matérialisations ? Quelle est la place spécifique donnée aux
publics dans les politiques publiques tant locales que nationale de la
culture ? Quel rôle jouent dans ce contexte les enquêtes sociologiques et
statistiques menées ces dernières années à des échelles variées du pays ?
Des quelques exemples helvétiques étudiés dans
cette contribution, il ressort que la réponse donnée par les acteurs à la
question de savoir si la « démocratisation culturelle » est, encore,
un mythe ou, déjà, une réalité effective varie considérablement d’un cas à
l’autre. Une situation disparate qui pointe globalement vers une prise
d’importance, ces deux dernières décennies, de la question des publics dans les
politiques de la culture en Suisse, tout en signalant une réappropriation
complexe et spécifique de ce qui, en France, est devenu un idéal « classique[1] ».
Des chiffres et des lettres : les référentiels
politiques et leurs enquêtes
On propose de s’intéresser aux politiques de
la culture de plusieurs collectivités locales en Suisse romande, puis au
discours nouvellement développé au niveau national, afin de cerner la place des
publics dans les référentiels actuels de politique culturelle. Par
« référentiel », le politologue Pierre Muller désigne une
« représentation ‘vraie’ du monde », construite par les différents
acteurs engagés dans la définition d’une politique et englobant des
« valeurs », des « normes », voire des « images »,
qui sont des « idées en action[2] ».
Les lois, règlements, préavis, messages, lignes directrices, listes de mesures
et autres brochures de présentation sont les différents supports qui rendent
visible un référentiel.
Ce faisant, nous évoquerons également les
enquêtes sur les pratiques culturelles menées ces dernières années en Suisse,
en les réinsérant dans leurs conditions de production et de diffusion. Ces
études ont été foisonnantes dans les pays voisins[3]. En Suisse, elles ont été longtemps
absentes de l’agenda scientifique, notamment au niveau national où la première
enquête d’envergure en vingt ans vient d’être menée. A l’échelon local, en
Suisse romande, les pratiques culturelles ont fait l’objet de plusieurs études
chiffrées. A l’instar de la France où le lien entre statistiques culturelles et
politique de la culture est ancien[4],
référentiels de démocratisation culturelle et étude des pratiques culturelles
sont, en Helvétie également, de plus en plus intimement liés, les secondes
devenant un « instrument » des premiers[5]. Cette imbrication croissante entre
politique culturelle et expertise scientifique soulève des questions de fond,
qui seront traitées dans la conclusion de cet article.
Deux référentiels contrastés en Suisse romande
Procédons tout d’abord à une exploration
comparative des référentiels des deux grands centres urbains romands et de
leurs cantons : Genève, qui est pour ainsi dire un canton-ville, et
Lausanne, avec le canton de Vaud qui représente un territoire bien plus vaste.
Cette mise en perspective montre que, si la « démocratisation
culturelle » devient un nouveau mode – voire une mode – dans les
politiques culturelles, elle se matérialise dans des formes très contrastées.
Le paradigme de l’offre abondante : Lausanne en Pays de
Cocagne culturel
Lausanne fait partie des cinq grandes villes
suisses du pays – elle est la quatrième devant Berne, la capitale – et ses
dépenses culturelles se montent à environ 45 millions de francs par an ;
pour le Canton de Vaud, ces dépenses s’élèvent à 72 millions[6]. Alors que le Canton de Vaud,
traditionnellement plutôt actif sur le versant patrimonial de la culture, peine
quelque peu à rendre visible son engagement auprès de la population large,
Lausanne jouit d’une réputation culturelle perçue loin à la ronde.
En suivant le principe de subsidiarité en
vigueur en Suisse, c’est à l’échelon le plus local – ici les communes – de
formuler des politiques et des mesures concrètes. Le référentiel du Canton de
Vaud énonce dès lors d’une manière très générale l’importance de la question
des publics et de l’accès à la culture. Outre qu’elle rappelle la liberté de
l’art (art. 18), la Constitution vaudoise affirme que le canton conduit une
politique culturelle favorisant l’accès et la participation à la culture (art.
53)[7]. En consultation en 2010, la nouvelle Loi
cantonale sur la promotion de la culture (LPC) est un peu plus éloquente :
ses cinq domaines d’intervention incluent l’augmentation de l’accessibilité de
l’offre culturelle (les personnes handicapées sont mentionnées comme, ailleurs,
les malvoyants, aveugles, malentendants et sourds – il s’agit donc au départ de
critères moins sociaux que physiques, même s’ils peuvent mener à de l’exclusion
sociale), mais aussi la sensibilisation à la culture auprès des jeunes, dans un
cadre scolaire. Et parmi les sept lignes de force de la politique culturelle
cantonale présentées lors de la conférence de presse inaugurant cette consultation,
la cinquième se réfère à la « médiation culturelle » et réaffirme la
nécessité de « favoriser l’accès du plus grand nombre à toutes les formes
de culture[8] ».
L’exposé des motifs de cette loi est, lui, un peu plus disert : en posant
qu’une œuvre « achève de trouver son sens face
au public qu’elle rencontre », il crée un lien inhabituellement étroit
entre création et réception, dans une perspective de rayonnement et de
rentabilisation des coûts d’une production[9].
Le discours est plus concret au niveau de la
Ville de Lausanne. En 2008, son Service de la culture a publié un volumineux Rapport-préavis[10] qui procède, à la faveur d’un changement
de direction du Service, à un état des lieux détaillé du paysage culturel
lausannois. Ce document se plaît à relever
l’offre culturelle lausannoise « riche et diversifiée », en
n’hésitant pas à comparer le chef-lieu vaudois à Paris, Londres ou Berlin. Le site Internet de la
Ville[11] qualifie d’ailleurs Lausanne de « ville culturelle » multiple et
vivante: on y jouit d’une « accessibilité » généralisée à la culture
par une offre « omniprésente » située « au cœur de la
ville ». A en croire ce site, à Lausanne, la culture est partout : « Grâce
aux nombreux festivals ainsi qu’aux innombrables petites scènes et théâtres
d’essai qui animent les quartiers, la culture est ici en permanence à la portée
de tous. »
Au travers de cette offre permanente et
omniprésente, la demande qui doit suivre d’elle-même. Les mesures envisagées en
témoignent. Parmi les trois lignes directrices de la
politique culturelle de la Ville, il y a, outre la volonté de soutenir une vie
culturelle attractive et dynamique, en deuxième lieu, l’idée de
« favoriser l’accès de l’ensemble du public » à la culture[12]. Des trois mesures
listées à cette occasion, l’une a trait directement à l’offre (le renforcement du soutien aux manifestations destinées à un
large public) et une autre s’attaque à la seule dimension pécuniaire : on
vise une offre abordable au plus grand nombre au
niveau des prix, en ciblant les catégories défavorisées classiques (enfants,
jeunes, familles, retraités, chômeurs). Et une visée citée dans ce contexte est
d’améliorer l’information sur la culture – car l’abondance même de l’offre
lausannoise la rend difficilement perceptible : avec plus de 130 lieux ou
événements à Lausanne, « comment s’y retrouver dans une offre si vaste[13] ? Dans ce Pays de Cocagne
culturel qu’est la ville de Lausanne, l’offre abondante satisfait donc
d’elle-même une demande qui n’a d’obstacles que le porte-monnaie ou le manque
d’information. Pour les édiles culturels lausannois
– qui s’étaient lancés, dans les années 1980, dans une politique volontariste
du rayonnement : Matthias Langhoff, Maurice Béjart[14] –, cette abondance et survisibilité de
l’offre est la garantie d’une démocratisation culturelle aujourd’hui déjà
atteinte.
L’utilisation des résultats d’enquête par la
Ville ces dernières années va dans ce sens. Il y a une dizaine d’années, le
Service de la culture avait commandité une étude sociologique sur les pratiques
de la population[15]. A la
publication des résultats, la principale feuille locale, mobilisée par les
commanditaires, titrait en une : « Culture mon amour[16] »... Les résultats de cette étude étaient
pourtant contrastés. Certes, ils montraient que plus de la moitié de la
population de Lausanne et de son agglomération (59%) avait fréquenté dans
l’année au moins l’un des 38 lieux ou événements culturels, dans l’acception
restreinte du terme (théâtre, musique classique, danse, musées). Mais ils
révélaient également qu’une fréquentation plus assidue de cette offre était
plus rare et fortement dépendante du profil sociodémographique des personnes,
notamment du niveau de formation : seul un quart de la population pouvait
se targuer de 7 fréquentations ou plus dans l’année, et 17%, d’une pratique au
moins mensuelle – des personnes plus âgées, aisées et formées que la moyenne.
Dans le domaine des arts de la scène, environ un tiers des personnes (32%)
avait fréquenté un théâtre dans l’année, à savoir un public plutôt féminisé
(composé de 62% de femmes) et âgé, avec une nette surreprésentation des 45-59
ans. Pour la danse, le public était – sans surprise, vu l’offre bien moins
importante – encore plus restreint (20% de la population), mais aussi plus
féminisé (67%) et âgé, avec une surreprésentation des 60 ans et plus cette fois[17].
Tant les résultats très optimistes que la
diffusion plutôt confidentielle d’une récente étude – portant sur l’ « offre
culturelle », selon son titre, et surtout, sur la satisfaction de la
population vis-à-vis de ladite offre[18] –
confirment une utilisation unilatérale, à Lausanne, d’études mesurant la
participation culturelle dans le sens d’une validation d’un accès à la culture
largement généralisé grâce à une offre plus qu’abondante. Tout se passe comme
si, dans cette ville, la question de la démocratisation de la culture était moins
une utopie vers laquelle tendre qu’un objectif déjà atteint – ainsi qu’un argument
bienvenu pour légitimer les dépenses culturelles municipales.
Le modèle de la demande multiple : Genève en Terre
d’accueil de tous les publics
Si, à Genève également, les publics sont au
centre du référentiel de la politique culturelle, la place qui leur est
attribuée est différente. Le Canton (54 millions) et, surtout, la Ville de
Genève (218 millions) ont des dépenses publiques pour la culture notoirement
généreuses[19]. En
même temps, la quasi superposition entre ville et canton pose des questions
récurrentes sur la répartition des tâches entre les deux niveaux[20], sans oublier que la Cité de Calvin – qui
se présente, elle aussi, comme une « ville de culture », notamment patrimoniale[21] – est réputée avoir une relation tendue
aux arts et aux divertissements.
C’est peut-être pour ces raisons détournées
que la réflexion sur les publics apparaît comme particulièrement développée à
Genève, rappelant en cela son voisin direct, la France. Datant de 1996, la Loi sur l’accès et l’encouragement à la culture
(LAEC, 1996) contient déjà, dans son intitulé même, la référence au thème qui
nous intéresse[22].
Dans cette loi, il est question de rayonnement et de développement des grandes
institutions (art. 1), mais aussi de l’encouragement d’un accès le
plus large possible à la culture (premier principe énoncé à l’art. 2).
Parmi les « orientations » (art. 4), on cite l’action permanente
auprès des jeunes favorisant l’éveil, l’éducation et la pratique culturels.
Cette loi est actuellement en révision[23].
Datés de 2009, la présentation et l’exposé des motifs de l’Avant-projet de loi
évoquent – comme cinquième des cinq grandes tâches à relever – la
« médiation et sensibilisation des jeunes à l’art et la culture ».
Les arts et la culture, est-il par ailleurs expliqué, « sont nécessaires à
notre qualité de vie » ; ils « s’adressent
à tous » et « nul ne devrait être empêché
d’y avoir accès » notamment pour des raisons économiques ou, également,
sociales[24].
Il s’agit, selon le Service cantonal de la culture, d’assurer la
« diversité de l’offre », mais aussi de « former
le public de demain »[25].Dans cette même
veine, le site Internet du Département de la culture de la Ville de Genève précise
que cette dernière « porte une attention particulière à tous ses
publics » avec pour objectif, notamment, de favoriser l’intégration par
la culture[26]. On trouve, à Genève, une
vision couvrante de l’offre – et aussi du côté des nombreux sous-publics à
satisfaire. Sous le mot d’ordre « culture pour tous », la Ville[27] liste un à un les sous-groupes de la population visés, aussi nombreux
que variés, dont l’accès à la culture pourrait être difficile et qui deviennent
autant de destinataires de la politique de démocratisation culturelle très
volontariste de la Ville. Il y a tout d’abord les revenus modestes, pour
lesquels il s’agit de « lever le frein financier » ; puis le
jeune public, bien sûr. On veut également accueillir des personnes d’origines
socioculturelles multiples, en parlant de levée des « obstacles
socioculturels » (il est question d’agents d’accueil, ou de médiateurs
culturels). Un point concerne la problématique handicap et culture ;
enfin, les seniors sont également visés par des mesures spécifiques. Signe
de l’attention marquée accordée à la question de l’accès à la culture, la Ville
possède une unité spécifiquement vouée à cette tâche. Créé en 1992, le Service
de la promotion culturelle (SPC) gère les « mesures facilitant l’accès de
tous les publics aux activités culturelles » et s’occupe ainsi de la
conception des supports promotionnels (affiches, brochures, vidéo, Internet),
de la promotion de « grandes manifestations » (Fête de la musique,
Fureur de lire, etc.) et de la carte 20 ans/20 francs, du Chéquier culture, ou
encore des invitations et autres matinées. Le dispositif genevois de mesures est donc
vaste, englobant, avec, pour un éventail varié de sous-publics, des mesures
spécifiques. Le
rapport aux données chiffrées issues d’enquêtes est aussi différent. Si, à Lausanne,
les chiffres venaient d’une certaine manière récompenser une démocratie
culturelle déjà atteinte, à Genève, les résultats quantitatifs doivent plutôt
révéler la nécessite d’engager une démocratisation culturelle et justifier les
mesures prises pour combler l’écart constaté entre la culture et le plus grand
nombre. En 2003, la Ville de Genève à travers son Service culturel, l’Etat de
Genève et son Département de l’instruction publique ainsi que l’Association des
Communes Genevoises (ACG) ont mandaté conjointement un institut privé pour
réaliser une étude[28] dont
l’objectif était de saisir les besoins et attentes de la population
genevoise en matière culturelle, et ce en comparant les résultats qui seraient
obtenus avec ceux issus d’une précédente étude menée dix ans auparavant, en
1993. L’enquête portait ainsi tant sur les pratiques déclarées que sur les
représentations des individus interrogés par téléphone. Les résultats ont
montré que les cinémas (79% des habitantes et habitants du canton s’y sont
rendus dans l’année), les « grandes fêtes
culturelles » (63%), mais aussi les fêtes
de quartier (56 %) étaient largement fréquentés alors que les théâtres ou
spectacles de danse l’étaient moins. L’étude avait même identifié une « très légère baisse » pour le théâtre en dix ans
(-3 %, alors même que la fréquentation avec l’école avait augmenté, dans le
même laps de temps, de 13%) et, « plus importante », pour la danse
classique ou contemporaine (-5 %), les musées (-5 %) et les expositions (-7 %)[29]. Les motivations et
critères de choix des sorties culturelles, l’envie d’en faire davantage, les
obstacles et des incitations possibles faisaient également partie de cette enquête.
Alors qu’un souhait de faire plus de sorties était largement exprimé – particulièrement pour le cinéma (64%), les
grandes fêtes culturelles (64%), mais aussi pour le théâtre (61%) –, le
temps et, plus loin derrière, les raisons économiques, familiales ou pratiques
étaient mentionnés par les interviewés comme des obstacles à une pratique
culturelle plus soutenue.
Commanditée pour cerner les pratiques et les
attentes de la population, préciser les mesures à prendre et, enfin, pour
procéder à une comparaison avec l’enquête précédente en vue de capter les
évolutions de l’accès à la culture par la population, cette enquête suit la
plus pure tradition des enquêtes sur les « Pratiques culturelles des
Français ». Elle confirme l’image d’une politique genevoise inscrite dans
un projet de démocratisation culturelle de longue haleine, conçue comme un but
idéal à atteindre et pensée sur le mode de la facilitation, pour le plus grand
nombre, de l’accès à la culture essentiellement « légitime ».
Le niveau national : un nouveau référentiel et ses
impensés
Sur le plan fédéral également, la question des
publics et de l’accès à la culture a gagné, ces dernières années, en actualité.
Dans ce pays fédéraliste qu’est la
Suisse, l’Etat central ne joue qu’un rôle subsidiaire dans de nombreux
domaines, qui relèvent des cantons[30]. Jusque il y a une dizaine
d’années, la culture n’avait d’ailleurs pas, en Suisse, de base
constitutionnelle spécifique, et ce n’est qu’après plusieurs tentatives
infructueuses qu’un article sur la culture a été intégré à la Constitution
fédérale, en 2000. Cet article 69 pose, à son premier alinéa, que la culture
est…l’affaire des cantons. Mais – et c’est nouveau – il précise aussi que la
Confédération peut développer une politique culturelle active, notamment dans
la formation musicale ou quand il y a un intérêt national reconnu.
Un volontarisme confédéral inédit : la Loi sur
l’encouragement de la culture (LEC)
Votée fin 2009 par le
Parlement sur la base de cet article et devant entrer en vigueur en 2012, la
nouvelle Loi sur l’encouragement de la culture (LEC) contient plusieurs
passages qui visent une démocratisation culturelle. Dès son premier article
(lit. a, point 3), la LEC mentionne les « médiations artistiques et culturelles » comme
l’un de ses objets. L’article 8 liste, parmi les projets prioritaires et à sa
première lettre, des projets « qui permettent à la population d’accéder à
la culture ou lui facilitent cet accès ». Et l’article 19 précise, au
sujet de l’« encouragement de la médiation artistique », que la
Confédération peut même « prendre des mesures pour familiariser le public
avec une œuvre ou une prestation artistique ».
Elaboré par l’Office fédéral de la culture
(OFC), le « Ministère de la culture » helvétique, le « Message
culture » 2012-2015 témoigne de cet intérêt nouveau de la
Confédération pour la question des publics et de l’accès à la culture[31]. « Les créateurs
culturels ont besoin de se produire ou d’exposer, de trouver un public
intéressé et d’avoir accès au marché de l’art », affirme ce document.
Comme premier des trois « principaux objectifs » de l’encouragement
de la culture par l’Etat – défini au passage comme une « tâche prioritaire »
– il est posé que la Confédération « facilite à toutes les couches de la
population l’accès aux prestations culturelles et renforce la participation
active et passive à la vie culturelle ». L’accès à la culture est, par
ailleurs, également désigné comme « un instrument important d’intégration
sociale ».
A noter que la définition même de la culture
se trouve précisée et, partant, transformée au passage : « La
politique culturelle de la Confédération ne prétend pas amener chacune et
chacun à ce qu’on appelle la grande culture classique », explique ainsi le Message. Son objectif est plutôt, « au titre de l’égalité des
chances », de faciliter « à l’ensemble des groupes sociaux, et
notamment aux enfants et aux jeunes », l’accès « à une large palette
de formes d’expression culturelle ». Signe de cet élargissement, la
fondation Pro Helvetia, dont il est déclaré ici qu’elle doit « s’assurer
que les producteurs d’art n’oublient pas le public », ont, au sein de leur
nouvelle priorité « Go digital ! », créé le programme
« GameCulture » dédié aux jeux vidéo[32].
Vers un référentiel consumériste ? L’offre, la demande…
et une enquête
C’est dans le cadre de ce volontarisme nouveau
de la Confédération qu’une enquête nationale a été menée, en 2008, par l’Office
fédéral de la statistique (OFS), portant sur les pratiques culturelles en
Suisse. Il s’agit de la première étude d’envergure en vingt ans sur ce thème[33]. Cofinancée par l’Office fédéral de la
culture (OFC), cette enquête portait sur la fréquentation des institutions
culturelles, l’utilisation des médias et les activités culturelles pratiquées
en amateur, mais aussi – en lien direct avec l’intérêt nouveau des autorités
fédérales pour la question de l’accès à la culture – sur les motivations des
sorties, le souhait d’en effectuer davantage et les obstacles à une pratique
plus soutenue[34].
Les résultats ont montré une fréquentation
importante pour certaines institutions – environ les deux tiers de la
population en Suisse a été au cinéma, visité des monuments et sites, été au
musée ou s’est rendu à des concerts dans l’année –, alors que d’autres domaines
sont ressortis comme moins fréquentés, comme le théâtre, fréquenté par 42% de
la population, ou des spectacles de danse ou de ballet (20%). De plus, la
grande majorité de ces activités a été effectuée de manière plutôt
occasionnelle (1 à 6 fois en 2008), à l’exception des bibliothèques et du
cinéma, où la part de public plus assidu est plus importante. Sans surprise,
l’étude a également montré que l’âge, le revenu du ménage et, surtout, le
niveau de formation des personnes jouaient un rôle central dans l’accès à la
culture, ainsi que la dimension ville-campagne et la région linguistique,
tandis que le sexe était, à ce niveau global, moins important.
Plus intéressant pour l’OFC, il est apparu que
la population souhaitait se rendre davantage à des concerts (59%), au théâtre
(42%) ou au cinéma (40%), pourtant déjà largement fréquentés ; souhaiter
aller plus au musée (30%) ou dans une bibliothèque ou médiathèque (14%) était
moins souvent mentionné. L’analyse montrait par ailleurs que l’envie d’en faire
davantage en matière culturelle suivait les mêmes évolutions que la pratique
elle-même, augmentant avec le niveau de formation ou le revenu du ménage. Parmi
les obstacles les plus cités, il y avait, en premier lieu le temps, mais aussi
les horaires, suivis un peu plus loin par les coûts, alors que d’autres
obstacles comme l’entourage, une offre jugée insatisfaisante, des facteurs
personnels (maladie, désintérêt, etc.) ou l’infrastructure (transports,
parking, etc.) étaient moins cités. A la conférence de presse organisée par les
deux offices lors de la publication des résultats, l’OFC a mis l’accent sur les
souhaits et les obstacles. Comme par ailleurs aussi sur la nécessité de
« réintroduire la notion de divertissement » : en effet, parmi
les motivations des sorties culturelles, l’intérêt actif (68%) et la volonté de
se divertir (60%) étaient ressortis presque ex æquo en tête[35].
Si l’on peut se réjouir du retour de cet objet
dans l’agenda statistique confédéral, on doit s’interroger sur le projet
politique dans lequel il s’inscrit. Il est question de faciliter l’accès à la
culture – mais s’agit-il bien du même idéal que celui mis en avant par André
Malraux, en 1959, soucieux de « rendre accessibles les œuvres capitales de
l’humanité au plus grand nombre[36] » ?
En 2004, le chef du Département fédéral de l’intérieur de l’époque
(centre-droit) déclarait, lors d’une réunion internationale : « Après
des années d’efforts pour développer l’offre culturelle, il convient maintenant
de chercher des moyens de développer la demande[37]. » Ce glissement vers une rhétorique
de l’offre et de la demande n’est sans doute pas que sémantique, mais aussi
paradigmatique. Dans la « politique culturelle libérale » de l’Etat –
ainsi nommée par le Ministre suisse de la culture – à laquelle la récente étude
sur les pratiques culturelles est, à l’origine, liée, il s’agit moins de rapprocher
la population d’un art conçu comme un bien élevé que, plutôt, de rapprocher
l’art de la population, afin de satisfaire les attentes de ceux qu’on désigne,
ici, comme des « citoyens consommateurs ». Cet objectif doit être
atteint via une offre multiple et variée dans laquelle l’Etat n’a, toujours
selon le Ministre – ici, la rupture avec Malraux est évidente –, plus de rôle
prescripteur à jouer[38].
La « démocratisation culturelle » : un idéal et ses
usages politiques
Jusque dans les années 1980-1990, la
légitimation de la politique et des dépenses culturelles passait volontiers par
l’argument économique. En Suisse, on peut citer, pour le seul cas lausannois,
deux études commanditées par les collectivités locales démontrant l’apport
financier des quatre grandes institutions de la ville, en 1989[39], puis de l’ensemble des institutions, en
1997[40].
Aujourd’hui, cette argumentation passe de plus en plus par les publics et, plus
généralement, le rôle « social » de la culture. Dans les mots d’un
spécialiste français, on se trouve face à une « légitimation de l’art par
le social[41] ».
Les référentiels de politique culturelle des autres grandes villes helvétiques
– ou les débats autour de ceux-ci – tendent à confirmer une généralisation du
phénomène[42].
Autrefois distinctive, en suivant l’analyse
sans fard effectuée par Pierre Bourdieu[43],
la culture est devenue facteur d’intégration de sociétés aux populations de
plus en plus hétérogènes. Dans le
cadre de cette évolution, on observe une imbrication croissante entre les études
sociologiques ou statistiques et les politiques de la culture[44]. Si cette prise d’importance
de l’analyse des publics et des pratiques culturelles ne peut qu’être saluée du
point de vue de la sociologie de la culture, elle n’est toutefois pas sans ambivalences.
L’étude rapprochée de trois exemples helvétiques a montré que l’idéal de
« démocratisation culturelle » peut faire l’objet de réappropriations
très variées, comme le peuvent aussi les résultats des enquêtes scientifiques.
Révélation des inégalités d’accès à la culture en vue de l’élaboration de
mesures spécifiques et ciblées, confirmation d’une démocratisation culturelle
qui serait déjà atteinte à des fins de légitimation, translation en direction
d’une conception plus consumériste de l’accès à la culture en termes d’offre et
de demande : les réappropriations de l’idéal cher à André Malraux sont
multiples et, parfois, inattendues. La définition de la place du public et de
la culture à laquelle il s’agit de faciliter l’accès, comme de la relation à la
création et aux arts, se trouvent ainsi profondément modifiées.
Olivier
Moeschler,
Université
de Lausanne
Bibliographie
Ouvrages et articles
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Ressources internet
- Vaud
- Lausanne
- Genève :
canton
- Genève :
ville
- Confédération
- Autres liens
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- Zurich, Leitbild
der städtischen Kulturförderung 2008-2011, novembre 2010.
- Bâle, Studienzentrum
Kulturmanagement (Université de Bâle, sur Kulturleitbild) :
- Pro Helvetia, programme « GameCulture », février 2011.
- France, ministère de la Culture, Décret no 59-889, 24 juillet 1959 (sous « Histoire du ministère de la
culture »), novembre 2010.
Pour citer cet article :
Olivier Moeschler, « La “démocratisation culturelle” : mythe ou réalité ? Les publics et leur évaluation, un nouvel enjeu des politiques de la culture en Suisse » in Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 5 - mis en ligne le 14 mai 2013.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/O_Moeschler.html
Auteur : Olivier Moeschler
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ISSN : 1961-9944
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