La démocratisation de la culture en France
Une ambition obsolète ?

 

Je partirai de l’excellente chronologie qu’a proposée Pierre Moulinier dans le cadre du chantier sur la démocratisation culturelle lancé par le Comité d’histoire du ministère de la Culture en 2011 et dont la journée d’étude du 9 février 2012 est l’une des premières manifestations publiques. Ce document de travail, qui, ainsi que son auteur le précisait lui-même, « a vocation à être complété » ne concerne que la France et démarre en 1920 avec, comme premier et unique jalon de cette histoire avant les réalisations de la Ve République, avant les textes de la Libération et de la IVe République, la fondation du théâtre national populaire, confiée par l’Etat à Firmin Gémier. Il me semble que l’on peut et doit remonter en amont de cette date. Si par démocratisation culturelle, on entend en effet le processus qui vit graduellement s’élargir la quantité et la proportion de Français en mesure d’accéder et de participer à la vie culturelle, il faut remonter au moins aux débuts de la IIIe République et peut-être encore plus en amont. Il y a une grande politique de démocratisation culturelle sous la IIIe République et elle s’appelle l’Instruction publique ; il y a un phénomène social massif de démocratisation culturelle sous la IIIe République et c’est l’essor d’une culture de masse via la lecture de la presse populaire, la diffusion du livre scolaire, la fréquentation des salles de spectacle, théâtre, music-hall, cinéma [1].

Il y a donc une démocratisation culturelle avant la lettre – ladite lettre n’apparaissant qu’au cours des années Malraux, même si le ministre n’employa jamais lui-même cette expression. Elle a partie liée à l’instruction et à l’éducation et s’articule à une vision très hiérarchisée des arts et des pratiques culturelles. Le théâtre apparaît comme la forme d’expression qui condense une part importante des enjeux de la démocratisation comme je l’indiquerai dans une première partie.

La fondation du ministère de la Culture en 1959 et la politique menée par André Malraux rompent avec certains des attendus précédents – pédagogiques, en particulier –, mais pas avec tous, comme je le montrerai dans une deuxième partie. C’est en tout cas à cette époque qu’une pensée cohérente de la démocratisation culturelle est forgée à l’intérieur et à l’extérieur du ministère.

Puis la reconnaissance conjointe de l’essor des médias de masse et des industries culturelles, d’une part, de la pluralité des pratiques culturelles, d’autre part, enfin le constat de l’échec relatif de la politique de l’offre et de l’action culturelles telle qu’elle était menée jusque-là dessinent les contours d’une troisième époque – et d’une troisième partie – de cette histoire, où l’impératif de démocratisation culturelle, sans disparaître complètement, est relégué à l’arrière-plan, derrière un programme de développement et de démocratie culturels, lesquels sont promus au rang de nouveaux impératifs par les ministres de droite puis de gauche tout au long des années 1970 et 1980 par delà la coupure, que je serai donc conduit à relativiser, de l’arrivée de la gauche au pouvoir et de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981.

Enfin, le retour du pédagogisme, les tentatives réitérées de renouer le lien rompu par Malraux entre la culture et l’éducation, mais aussi le souhait souvent exprimé par les divers responsables de l’action culturelle de revenir à certains fondamentaux qui auraient été perdus de vue au cours de l’élargissement du périmètre d’intervention de l’Etat, ainsi que le basculement définitif des rapports entre la culture institutionnalisée et la culture vécue telle que la donnent à voir et à entendre les technologies audiovisuelles et numériques me semblent caractériser une dernière époque, non exempte elle aussi de contradictions internes.

Ce découpage en quatre temps est évidemment contestable, tout découpage chronologique l’est. Il me semblait nécessaire pour rendre compte à la fois des mutations intervenues sur une période assez longue – plus d’un siècle si l’on s’en tient aux débuts de la IIIe République, davantage si l’on remonte jusqu’à la Révolution française – et des permanences d’un projet, ou plutôt d’une ambition partagée à des degrés et niveaux divers par tous ceux qui ont pensé, exprimé, dirigé l’action culturelle dans ce pays possédé par la « passion égalitaire » (Laurence Bertrand-Dorléac), même quand elle ne s’appelait pas ainsi. Pour des générations d'administrateurs et d'acteurs de la vie culturelle, étendre les bienfaits de la culture au plus grand nombre, permettre l’accès et la participation d’une majorité sinon de tous les Français à la vie culturelle a constitué un impératif catégorique ; non pas seulement à des fins de délectation mais parce que la diffusion des Lumières, l’acquisition du savoir, le partage de la création et de l’émotion artistiques, la transmission du patrimoine ont été considérés dans ce pays comme indissociables du projet républicain et démocratique, ses garanties, ses conditions, même si les politiques suivies et les moyens dégagés ont rarement été à la hauteur de cet enjeu. La formation du goût devait préparer et accompagner la formation du jugement. Il en reste quelque chose dans la mission sociale que l’on assigne, peut-être indûment, à l’art.

D’une certaine façon, on peut dire que la démocratisation a été le fil directeur, parfois explicite, parfois implicite, d’une part majeure de la politique culturelle menée en France depuis des décennies, la justification première et dernière de l’effort public en matière culturelle, le critère ultime de la réussite ou de l’échec de toute politique en ce domaine. Quels ont été les divers visages de cette ambition, comment s’est-elle concrétisée selon les époques, sous quelles formes survit-elle aujourd’hui, c’est ce que je vais tenter de décrire sans pouvoir malheureusement entrer dans le détail des dispositifs chargés de mettre en œuvre cet objectif central et constitutif des politiques culturelles en France.

La démocratisation avant la lettre : le projet républicain de populariser la culture

On pourrait soutenir avec quelque apparence de raison que le projet révolutionnaire puis républicain est sous-tendu par une intention de démocratiser la culture, même si tous ces termes sont anachroniques : la création des Archives nationales, du Muséum central des arts, la transformation de la Bibliothèque royale en Bibliothèque nationale témoignent d’une volonté d’appropriation publique et de mise à la disposition des citoyens des trésors d’un patrimoine devenu désormais propriété de la nation [2]. Plus tard, au cours du XIXe siècle, la construction des premiers équipements culturels répond en partie à ce vœu formulé par Victor Hugo en 1848 : il faut « multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies » pour « faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple [3] ».

Cette volonté repose sur quatre convictions partagées par les révolutionnaires puis les républicains : 1. l’importance de l’instruction comme fondement de la démocratie, liée à l’idéal progressiste du citoyen éclairé et à une vision de l’histoire et de la société marquée par l’optimisme, le volontarisme, le pédagogisme ; 2. le rôle éminent des artistes et savants dans la société nouvelle et dans cette entreprise de propagation/propagande des idées révolutionnaires puis républicaines, qui passe par des œuvres d’édification, la croyance dans la vertu éducative, politique et morale des œuvres, autrement dit dans le rôle social de l’art ; 3. la possibilité et donc la nécessité d’associer le peuple à l’art nouveau (catégorie temporelle et politique et non esthétique, l’art révolutionnaire ne l’étant pas forcément sur le plan formel, loin s'en faut) et de faire de cet art un moyen de régénérer le corps social et politique, de donner naissance à l’homme nouveau ; 4. la hiérarchie des arts et des genres avec le primat des beaux-arts équilibré, déjà, par la conscience des ressources offertes par le spectacle, du théâtre à la fête révolutionnaire – naguère étudiée par Olivier Ihl [4] – pour diffuser la foi révolutionnaire et les idées républicaines.

On peut ajouter à ces quatre convictions, qui sont autant de raisons de vouloir « démocratiser la culture », la moralisation politique du loisir qui s’impose à la fin du XIXe siècle dans les préoccupations des élites sociales et à l’agenda politique, marquée tout à la fois par la « question sociale » et les premières tentatives de limiter la durée du temps de travail et donc par l’apparition – timide – de la problématique du loisir ouvrier. Vincent Dubois a rappelé ce que l’action culturelle municipale qui se met en place à la fin du XIXe siècle doit à la philanthropie qui est l’autre nom du souci des classes dominantes d’encadrer, de moraliser, de remplir ce temps libéré de « saines occupations » qui éloignent les classes populaires de l’estaminet et du beuglant [5]. Le mouvement orphéonique partage ce souci, et contribue par son répertoire joué dans l’espace public, du défilé urbain des fanfares au kiosque à musique, à largement démocratiser la musique savante, au-delà des salles de concert qui restent l’apanage des élites [6].

Dans cette histoire d’une démocratisation culturelle avant la lettre, et à côté du grand mouvement aboutissant à l’Instruction publique de Jules Ferry [7], il faut faire une place particulière au théâtre. A partir de la Révolution en effet, « le théâtre n’apparaît plus comme une distraction frivole de privilégiés ou l’affaire de spécialistes érudits, mais comme une préparation à la vie publique qui s’impose comme propédeutique du civisme [8]. » Le théâtre n’est pas cité par Guy Saez au hasard : c’est l’art populaire par excellence, l’art de masse durant tout le XIXe siècle et jusqu’au cœur du siècle suivant. Il est étroitement associé à l’œuvre pédagogique et à l’histoire magnifiée de la cité grecque, parangon du modèle démocratique, comme le rappelle Michelet en 1847 : « Donnez [au peuple] l’enseignement qui fait toute l’éducation des glorieuses cités antiques, un théâtre vraiment du peuple. Et sur ce théâtre, montrez-lui sa propre légende, ses actes, ce qu’il a fait. […] Le théâtre est le plus puissant moyen de l’éducation, du rapprochement des hommes [9]. »

Le théâtre sera au cœur des tentatives de populariser la culture au cours des quatre républiques qui se succèdent jusqu’en 1958, en particulier autour de la notion de « théâtre populaire » ou « du peuple ». Le vocable a une longue histoire. Olivier Bara rappelle que « Théâtre du peuple » fut le nom donné à la première salle de l’Odéon en 1794. Dans la première moitié du XIXe siècle, le théâtre populaire ou du peuple est conçu par les romantiques progressistes comme le lieu de la réunification de la nation (populaire est synonyme de national dans la pensée libérale d’un Guizot, en partie reprise par Victor Hugo ou par Théophile Gautier), comme lieu d’éducation des masses (Charles Nodier dans sa préface au théâtre choisi de Pixéricourt, George Sand sous la IIe République) ou comme lieu utopique où se déploierait une énergie créatrice inscrite à l’état pur dans un peuple mythifié (Sand encore, ou Gérard de Nerval) [10].

J’inscrirai dans cette même lignée, infléchie par l’irruption du socialisme dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les sections théâtrales des universités populaires créées à la fin du siècle ; le premier « théâtre du peuple » fondé à Bussang (village des Vosges) par Maurice Pottecher en 1895 dont la devise, portée sur le fronton de l’édifice élevé au dessus du village était : « Par l’art, pour l’humanité » et ses émules parisiens (théâtre civique de Louis Lumet, théâtre de la coopération des idées d’Henri Dargel, théâtre du peuple à Belleville, théâtre du peuple encore mais cette fois dans le quartier des Batignolles à l’initiative d’Henri Beaulieu, sans oublier le théâtre anarchiste, féministe…). Toutes expériences dont rendit compte Romain Rolland dans son Théâtre du peuple publié en 1903 aux Cahiers de la quinzaine et qui fait le lien entre Maurice Pottecher, à qui est dédié le livre, et Firmin Gémier, qui le lira et s’en inspirera au moment de prendre la direction du Théâtre national populaire. Le TNP que l’Etat, nouveauté remarquable, subventionne à hauteur de 100 000 francs et c’est en cela effectivement que la date placée par Pierre Moulinier en tête de sa chronologie s’impose comme un tournant (plutôt que comme un commencement) dans l’histoire des politiques publiques de démocratisation culturelle.

On retrouve cette centralité du théâtre et le souci démocratique et civique du théâtre tout au long de l’aventure du TNP, en particulier avec Jean Vilar au lendemain de la guerre, Jean Vilar pour qui l’art, la culture, le théâtre devaient être conçus comme des « services publics », des produits de première nécessité comme le sont le gaz, l’eau et l’électricité [11]. La politique théâtrale menée par Jeanne Laurent à la tête de la sous-direction des spectacles et de la musique est le fer de lance de la politique de démocratisation et de décentralisation culturelles menée par la Direction générale des arts et lettres au tournant des années 1950 [12]. La fondation des centres dramatiques nationaux s’inscrit pleinement dans cette politique.

Ce qu’on a appelé l’utopie culturelle de l’après-guerre prolonge, en fait, les utopies forgées au XIXe siècle et réactivées sous le Front populaire [13]. Elle en conserve les principaux caractères : hiérarchie des valeurs culturelles et assimilation de la culture à l’art ; souci de restituer au peuple cette grande culture artistique trop longtemps confisquée par les élites bourgeoises à leur usage exclusif ; paradigme pédagogique. Rappelons que le programme du Conseil national de la Résistance en 1944 prévoit « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents » ; que le préambule de la Constitution de 1946 inscrit le droit à la culture (comme on parle d’un droit à l’instruction) dans le texte placé au sommet de la pyramides des normes juridiques : « La nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture [14]. »

La prégnance du modèle éducatif dans la démocratisation culturelle se vérifie à plusieurs niveaux. Dans la nature de la culture qu’il s’agit de diffuser selon le modèle vertical de la conversion, la culture la plus légitime, celle du canon « classique » c’est-à-dire celui que l’on enseigne en classe et dont la connaissance est la clef qui ouvre les portes de l’« élite véritable » aux « apports populaires » appelés à renouveler celle-ci. Dans l’importance des mouvements d’éducation populaire, nés à la Libération ou héritiers de l’éducation populaire de la première moitié du XXe siècle. Dans le fait que les Beaux-Arts restent sous la tutelle du ministère de l’Education nationale sous l’autorité surveillée de la Direction générale des Arts et Lettres.

C’est ce couplage éducation-culture que rompt André Malraux en 1959 en prenant la tête du tout nouveau ministère des Affaires culturelles ; l’impératif de popularisation de la culture ou, comme on le dira de plus en plus, de « démocratisation » de la culture, en sortira transformé mais pas abandonné.

Démocratiser sans éduquer/enseigner : la démocratisation culturelle pendant les années Malraux

Malraux, en arrachant la Direction générale des arts et lettres au ministère de l’Education nationale opère une coupure profonde dans le tissu administratif, mais aussi dans les représentations qui associaient couramment l’art, la culture et l’éducation. Ce traumatisme originel était probablement, sur le moment, la condition de l’existence même du ministère ; elle n’en produira pas moins des effets durables, positifs et négatifs.

On connaît la citation célèbre extraite de son discours prononcé au Sénat le 8 décembre 1959 : « La connaissance est à l’université, l’amour, peut-être, est à nous ». Dit autrement : « La culture ce n’est pas connaître mais aimer et, par cet amour, la culture manifeste et permet une communion [15]. »

Pour Malraux, la culture est communion et l’art une mystique aux allures protestantes, qui se passe de tout intermédiaire dans une théorie du « choc esthétique » (ou électif), lequel transcenderait tous les clivages sociaux. Nul besoin de pédagogie, la responsabilité de l’Etat tient tout entière dans la création ou le maintien des conditions de la rencontre entre l’œuvre et son public. Et c’est pourquoi aussi (même si ce n’est pas la seule raison) Malraux ne fait rien pour retenir les services culturels du Haut Commissariat à la Jeunesse et aux sports quand ceux-ci retournent à leur administration d’origine en 1961 ; qu’il laisse la distance se creuser entre les associations d’éducation populaire et son ministère. La conception exigeante voire élitiste, qu’il se fait de l’art ne peut s’accommoder de la conception pédagogique, éducative de la culture défendue par ces groupements ni de leur revendication d’un partage réellement démocratique des outils de la politique culturelle.

Pour autant, l’impératif de démocratisation n’est pas abandonné. Il est même, pourrait-on dire, pour la première fois formalisé, théorisé, peut-être pour répondre en partie aux critiques qui touchent à l’abandon du paradigme éducatif.

Je rappelle le texte du décret fondateur du 24 juillet 1959 sur la mission et l’organisation du ministère des Affaires culturelles : il s’agit « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent [16] ».

La revendication démocratique triomphe dans les attendus de ce décret. En ce sens, la politique impulsée par Malraux s’inscrit incontestablement dans la postérité du Front populaire et de la tradition républicaine. Le souci égalitaire et la volonté de démocratisation culturelle apparaissent essentiels.

En novembre 1967, lors du discours de présentation budgétaire à l’Assemblée nationale, Malraux trace le parallèle avec la politique scolaire de la IIIe République : « Il faut bien admettre qu’un jour on aura fait pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l’instruction, la culture sera gratuite. » Et d’annoncer, comme une vue peut-être pas si chimérique que cela, la gratuité des théâtres nationaux ; on est là dans la continuité des utopies d’avant et d’après-guerre dont Malraux est après tout l’une des incarnations.

En attendant ce jour qui tarde à venir, une politique est mise en place d’abaissement des tarifs à l’entrée des musées et surtout d’aménagement du territoire dans le cadre de la planification avec la mise en œuvre d’un plan de construction de « maisons de la culture » partout en France. Je ne reviens pas sur ce plan, naguère analysé par Philippe Urfalino dans L’Invention de la politique culturelle qui soulignait combien les maisons de la culture résumaient et illustraient la philosophie de l’Etat esthétique, en particulier l’utopie d’une culture partagée, d’un art de rassemblement dans ces « cathédrales des temps modernes » que devaient être ces maisons de la culture [17].

C’est cette utopie d’un art au fond plus unanimiste que réellement populaire, moins démocratique qu’imposé d’en haut, ce paternalisme plus ou moins débonnaire et sans doute aussi l’idée qu’une politique de démocratisation culturelle, aussi ambitieuse soit-elle, puisse être menée indépendamment d’une réforme profonde des structures sociales et des rapports de pouvoir au sein de la société, c’est tout cela qui se trouve violemment contesté à la fin des années 1960. L’action culturelle élitiste, la « violence symbolique » exercée par la « culture bourgeoise » et le dirigisme centralisateur sont alors soumis au feu de la « critique » (mot d’époque), dans leurs principes comme dans leurs résultats. Les « créateurs », comme on commence à les appeler, proclament leur volonté de prendre le pouvoir et leur refus de se faire plus longtemps les complices de l’exclusion du « non public [18] ». Dans le même temps (et de façon assez contradictoire) se font jour des aspirations multiples à la créativité spontanéiste et basiste. Une nouvelle période s’ouvre, que symbolise le départ de Malraux.

Démocratie versus démocratisation : la dilution de l’idéal démocratique dans le pluralisme et le relativisme culturels

La politique culturelle des années 1970, du moins son discours apparaît comme l’ombre portée de mai 1968 (pour reprendre le titre du dossier qu’avait réalisé la revue XXe siècle sur ce sujet [19]). Il s’agit avant tout de répondre aux inquiétudes qui se sont exprimées avant, pendant et après Mai, de prendre en compte la révolte de la jeunesse, à la fois pour satisfaire certaines de ses revendications et prévenir le retour des troubles, maintenir l’ordre politique et social. D’où l’ambiguïté d’une politique à la fois novatrice et conservatrice.

Ce souci n’est pas propre à la France ; partout dans le monde occidental à la même époque, des voix s’élèvent pour exiger une modification de cette politique dans un sens qui fasse davantage place aux aspirations et aux pratiques réelles des populations. On le voit notamment dans les débats au sein du Conseil de l’Europe et de l’Unesco où les mots d’ordre de droit à la culture, d’accès à la culture et de participation à la culture reviennent comme des leitmotivs. Participation plus qu’accès, à vrai dire, c’est-à-dire qu’il n’est plus tant ou seulement exigé que l’ensemble de la population puisse profiter de la culture entendue au sens traditionnel de jouissance esthétique des Beaux-Arts même étendus aux arts nouveaux du XXe siècle ; mais que soit reconnue et encouragée la pluralité des pratiques culturelles, y compris celles que rejetait la conception traditionnelle, restrictive de l’art et de la culture.

Le Service des études et recherches que dirige à cette époque Augustin Girard est en pointe dans ce mouvement, à la fois dans le débat international et dans l’évolution du discours des responsables français sur ces sujets [20]. Les études sociologiques qu’il a suscitées, commandées, pilotées parfois lui-même ont mis en lumière, dès le milieu des années 1960, les limites de la politique de l’offre culturelle en termes de démocratisation, ce que confirment les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français dont la première date de 1973. Il a pris la mesure de l’essor des médias de masse dans le budget-temps des ménages et du rôle des industries culturelles dans l’économie de la culture ; médias audiovisuels et industries culturelles qui, écrit Augustin Girard dans un article fameux de 1978, ont fait plus pour la démocratisation que toutes les politiques publiques de la culture [21].

A ce propos, il faudrait faire une analyse non pas seulement parallèle mais croisée avec celle que j’effectue dans cet article du rapport des médias audiovisuels à la culture, qui mettrait en évidence, là encore, l’importance du paradigme éducatif dans l’ORTF première manière, le souci culturel très présent dans l’esprit des responsables de l’audiovisuel public au moins jusqu’aux années 1970 (« informer, cultiver, divertir »), puis la relativisation de cet impératif avec la montée de logiques plus commerciales sans que celles-ci cessent pour autant d’être présentées comme répondant, et même de manière plus efficace, aux exigences démocratiques [22].

Quoi qu’il en soit, dans les années 1970, l’alternative se trouve clairement posée, au moins dans les discours et les textes théoriques (beaucoup moins au niveau des pratiques de gouvernement et des budgets) : développement culturel plutôt qu’action culturelle classique, démocratie culturelle plutôt que démocratisation ; abandon d’une définition étroite, classique, élitiste, universaliste de la culture au profit d’une définition large, anthropologique, pluraliste, relativiste incluant les pratiques amateur, les cultures communautaires, les médias audiovisuels ; choix d’une action décentralisée, appuyée sur des structures de petite taille, des équipements polyvalents, plutôt que sur de grands équipements centralisés ; et retrouvailles avec les mouvements d’éducation populaire qui ont investi le champ de l’animation socioculturelle.

L’ambition ministérielle va decrescendo, redescendant des hauteurs où l’avait portée le lyrisme malrucien : Jacques Duhamel en 1971 ne souhaite plus que « fournir non pas au plus grand nombre mais à la totalité des citoyens le minimum vital en matière culturelle [23]. »

Une partie de la gauche socialiste, notamment dans certaines municipalités conquises par la gauche en 1977, est en phase avec cette inflexion et l’on peut penser que l’alternance politique nationale, si elle a lieu, confirmera ce changement de cap. Sauf que rien n’est simple.

Certes, on peut soutenir que la politique culturelle conduite par Jack Lang dans la décennie 1980 (et un peu au-delà) concrétise dans les actes ce qui était largement de l’ordre du discours dans la décennie précédente. Elle l’amplifie même en ouvrant large le compas du culturellement pensable, souhaitable, subventionnable, notamment par le biais de la Direction du développement culturel qui reprenait, à l’intérieur du ministère, certaines des orientations et attributions du Fonds d’intervention culturelle [24].

La refonte des missions du ministère en 1982, la première depuis le décret fondateur de 1959, montre le chemin parcouru : il s’agissait dorénavant « de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière ; de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de leur donner la plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du monde [25] ».

Autrement dit, on passait de l’accès du plus grand nombre aux chefs-d’œuvre de l’humanité et d’abord de la France, à la possibilité donnée à chacun de créer, de s’exprimer, de se former ; du patrimoine national aux cultures des groupes qui composent la collectivité et au dialogue avec le monde ; de la démocratisation à la démocratie culturelle (mais ces deux expressions sont à peu près absentes du vocabulaire ministériel) et de l’unité de la culture à la pluralité des cultures.

La politique langienne correspond bien à une volonté de décloisonner, de dé-hiérarchiser les formes d’expression. Plus d’arts majeurs ni d’arts mineurs, mais l’art dans sa diversité. Plus de haute culture ni de culture populaire, mais la culture plurielle. Plus de cloison étanche entre économie et culture, mais une double reconnaissance, celle de l’économie dans la culture, celle de la culture pour l’économie. La politique culturelle ne devait plus avoir pour seul objectif d’apporter la Culture à ceux qui en étaient privés, mais de reconnaître les cultures, la « culture au pluriel » selon l’expression de Michel de Certeau ; pas seulement lutter contre les inégalités d’accès, mais promouvoir les différences de pratique, pratiques amateur (notamment musicales, on le voit spectaculairement avec la Fête de la musique), cultures alternatives, jeunes, urbaines (bd et rock, arts et de la rue et arts forains, plus tard rap, tag, techno), cultures minoritaires, régionales, communautaires, cultures commerciales et arts appliqués avec l’ennoblissement de la publicité, de la mode, du design, mais aussi l’exaltation vitaliste d’une créativité pour ainsi dire universelle et partout surgissante. Sans oublier, qui allait prendre une importance croissante dans les années qui suivirent, le traitement culturel du chômage et de la crise, l’animation des quartiers pour éviter la désespérance sociale et prévenir les émeutes urbaines.

Mais cette politique (qui au demeurant ne changeait pas les grands équilibres budgétaires ni ne bousculait les missions traditionnelles et les directions centrales du ministère) prêtait le flanc à deux sortes de critiques, l’une plutôt de gauche, l’autre plutôt de droite (même si les deux camps s’échangèrent parfois leurs arguments).

Côté gauche, on trouvait l’idée que cette politique aux accents triomphaux masquait l’échec de la démocratisation définie comme élargissement et diversification sociale des publics ou réduction de la part du non public ; l’élargissement du sens ou des contenus de ce que l’on désignait sous le terme de culture occultait, volontairement ou non, le non élargissement social. C’est ce que relève Vincent Dubois quand il écrit : « Tout se passe comme si l’on tentait de démocratiser le mot faute d’avoir démocratiser la chose [26]. »

Le constat répété, enquête après enquête (on pense en particulier à celle rendue publique en 1989 et qui fit grincer les dents de Jack Lang [27]) que la politique de l’offre culturelle (augmentation du nombre d’équipements disponibles et abaissement de la barrière tarifaire) s’était montrée impuissante à réduire la part du non public sonnait comme un désaveu.

Certes, cette politique n’a pas totalement échoué en ce sens qu’elle a bien abouti à une augmentation de la fréquentation de ces équipements (à l’exception des bibliothèques et des médiathèques, dans les années récentes, du fait du recul de la pratique de la lecture de livres) ; Philippe Coulangeon rappelle de son côté les succès remportés dans la lutte contre les inégalités territoriales grâce à l’aménagement culturel du territoire. Mais cette politique de l’offre a plutôt conduit à l’intensification de la fréquentation par ceux qui fréquentaient déjà ces équipements voués aux formes de la culture consacrée, bien plus qu’elle n’y a amené les populations qui se tenaient (ou que l’on tenait) à l’écart.

Pour Nathalie Heinich, l’échec de la politique de l’offre culturelle est sous-tendu par l’hypothèse erronée que l’augmentation des loisirs et du niveau d’étude doperait la demande de culture [consacrée, devrait-elle préciser] et qu’il y aurait un effet mécanique à la hausse des pratiques du seul fait de la présence d’une institution culturelle. « Avec les meilleures intentions, une politique culturelle suractive et tendue vers l’idéal de démocratisation a eu des effets objectivement élitistes parce que servant en priorité – sous couvert d’améliorer l’offre – les intérêts des créateurs [28]. » C'est une observation qu'avait déjà faite Augustin Girard en 1978 lorsqu’il parlait de l’élitisme paradoxal de la politique d’animation, conçue pour la majorité, mais concernant en réalité une minorité sociale.

L’ironie de l’histoire, soulignée par Olivier Donnat [29], est que ces enquêtes sur les pratiques culturelles, après avoir servi la cause de l’engagement de l’Etat en matière culturelle (en soulignant les écarts entre les besoins et les réalisations) se retournèrent contre leur intention première en apportant de l’eau au moulin de ceux qui considéraient que la seule démocratisation qui valait était celle que permettaient la démocratie de marché et les industries culturelles.

En face, côté droit (qui n’allait pas tarder à récupérer l’argument précité), on insistait plutôt, dans les années 1980 et 1990, sur la confusion des valeurs induites supposément par le « tout culturel ». Un Marc Fumaroli (mais aussi un Alain Finkielkraut, pour ne nommer que les deux essayistes les plus en vue) dénonçaient l’extension indéfinie du périmètre d’intervention et la mise en équivalence des formes nobles de la culture savante et des formes dégradées de la culture de masse, voire l’alignement des arts sur le culturel et du culturel sur le loisir et le divertissement.

Et cela alors même que (il faudrait développer longuement ce point) Jack Lang a toujours soigneusement distingué, au sein de chaque forme culturelle, entre les œuvres produites, de valeur inégale, et insisté sur la défense d’une forme de « vraie » culture contre le déferlement de la culture de masse « à l’américaine » – c’est très sensible dans son rapport à l’audiovisuel, en particulier.

Son slogan « un art élitaire pour tous », repris de Schiller via Vitez (qui parlait de « théâtre élitaire pour tous »), disait assez le caractère oxymorique, contradictoire de sa politique, le choix d’une création exigeante privilégiant les artistes dans ce qu’ils ont de plus innovant (et donc, souvent, de moins « démocratique » au sens de partageable, commun [30]), mais aussi son ambition d’un partage de cette exigence – guère éloignée au fond, sur ce plan, de l’utopie d’un Vilar ou d’un Malraux.

Emmanuel Wallon a eu raison de souligner que la période Lang est aussi celle où se mettent en place toute une série de dispositifs d’animation et de « médiation culturelle » ainsi que les cursus universitaires destinés à former les personnels capables de mettre en rapport les publics et les artistes, les œuvres et leurs environnements. Il faudrait dire aussi plus qu’un mot de l’effort langien pour associer plus étroitement la culture et l’éducation, qui annonce son Plan pour les arts à l’école au tournant des années 2000.

C’est enfin l’époque des grandes expositions et des grandes opérations de communication. Le côté droit et le côté gauche s’entendent alors pour dénoncer en chœur la politisation et la « spectacularisation » de la politique culturelle, en particulier les fêtes et manifestations médiatiques, la politique événementielle dont le ministre a fait, il est vrai, un abondant usage, tant pour lui-même et son camp politique que pour attirer l’attention sur des formes culturelles et artistiques peu ou mal reconnues, c’est-à-dire, là encore, pour faire œuvre de démocratisation. La fête, la politique événementielle, mais aussi l’accent nouveau mis sur les industries culturelles concouraient à dissocier la démocratisation culturelle des formes classiques de fréquentation des équipements culturels ; ils n’en conservaient pas moins le référentiel démocratique comme justification ultime de l’action menée.

L’impératif démocratique, mauvaise conscience des politiques culturelles françaises

La démocratisation figure toujours parmi les priorités affichées par les gouvernements et les ministres de la culture qui se sont succédés depuis 1990, le ministère de Catherine Trautmann (1997-2000) étant celui qui manifesta avec le plus d’éclat – mais aussi le moins de réussite, du moins si l’on juge de celle-ci à l’aune des acclamations des milieux culturels – la constance de cette ambition. Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas demandé à celle qui fut sa première ministre de la Culture, Christine Albanel, de veiller à ce qu’une « démocratisation réelle » soit engagée par le biais de l’école et des médias et d’exiger des institutions culturelles des résultats en termes de fréquentation, mesurés par des indicateurs comptables [31] ? Frédéric Mitterrand, qui succéda à Christine Albanel, n’a-t-il pas souhaité une « culture pour tous et surtout pour chacun » ?En juillet 2012, en visite au festival d’Avignon, le président François Hollande évoqua une possible loi pour démocratiser la culture [32]. Quant à Aurélie Filippetti, elle vient de rappeler dans un entretien donné aux Inrockuptibles le 4 décembre 2012, combien l’objectif de démocratisation, « idéal [qui] a tiré tout le monde vers le haut », restait d’actualité [33]. La démocratisation culturelle demeure bien un impératif, mais à titre de vœu pieux, voire de mauvaise conscience, des politiques culturelles françaises.

En effet, les derniers chiffres connus sur les pratiques culturelles des Français montrent la persistance, voire l’aggravation des inégalités, devant les pratiques et les institutions de la culture consacrée. Comme l’a rappelé Philippe Coulangeon dans un livre récent [34], les écarts dans les structures de consommation des postes « loisirs et culture » étaient en 2008 plus grands qu’en 1979. Si en 1973 (lors de la première enquête sur les pratiques culturelles des Français), 54% des ouvriers n’avaient fréquenté au cours de l’année précédent l’enquête aucun équipement culturel, ils étaient 65% dans ce cas en 2008. Dans tous les groupes sociaux, à l’exception des cadres supérieurs, les taux de non-fréquentation se sont accrus. En 2008, la fréquentation des équipements culturels est, plus encore qu’en 1973, liée à l’appartenance sociale. De même la lecture, la pratique télévisuelle ou l’écoute musicale manifestent la prégnance des clivages sociaux.

Quelques années auparavant, Bernard Lahire, autre sociologue marqué par la théorie de la distinction ou de la légitimité culturelle de Pierre Bourdieu, avait parlé d’une « routinisation du constat de la correspondance entre la hiérarchie des arts et des genres et des hiérarchies sociales », tant ce constat était massif et récurrent [35]. Lui aussi montrait l’incapacité de la politique de l’offre à réduire la part du non-public parce que les freins ou les obstacles sont tout autant symboliques que matériels.

Mais il montrait aussi que la division entre haute et basse cultures ne séparait pas seulement les classes sociales, mais passait au sein des individus eux-mêmes, de plus en plus conduits à associer des pratiques marquées par la légitimité culturelle et d’autres qui ne le sont pas. La théorie de la « dissonance culturelle » complexifiait celle de l’habitus formulée par Pierre Bourdieu sans rompre tout à fait avec elle dans la mesure où, pour Lahire comme pour Bourdieu, les consommations et pratiques culturelles restent en grande partie déterminées par les niveaux social et de diplôme. Il en va de même pour Philippe Coulangeon pour qui les consommations de culture restent stratifiées et l’excellence artistique se double d’un élitisme des publics ; plutôt que d’une disparition des phénomènes de classement culturel (classement social par les pratiques culturelles, indexation des pratiques culturelles sur les positions de classe), il faudrait parler selon lui d’une « métamorphose de la distinction ». La distinction existe toujours, mais elle se distribue et se manifeste autrement.

L’un et l’autre, avec des réserves et des nuances, sont proches du constat fait par Olivier Donnat dès le milieu des années 1990 [36] ou des thèses du sociologue américain Richard Peterson [37] selon qui le clivage pertinent aujourd’hui serait moins entre culture savante et culture populaire qu’entre répertoires culturels exclusifs et répertoires culturels diversifiés. Pour le sociologue français, une partie de la population est passée de « l’exclusion à l’éclectisme », du fait à la fois de l’hétérogénéité croissante des milieux sociaux (sous l’effet de la démocratisation scolaire, de la diversification des parcours) et du brouillage des légitimités culturelles, du caractère de plus en plus incertain des frontières entre arts majeurs et arts mineurs, entre le monde de la culture légitime et celui de la distraction et de la communication à la suite, essentiellement, de la multiplication des écrans et des produits multimédias. Pour son collègue américain, les « omnivores » se distinguent désormais des « univores ». En d’autres termes, l’échelle des goûts et des pratiques serait aujourd’hui moins une échelle de légitimité qu’une échelle de diversité qui opposerait les « nantis de la culture » (Coulangeon), ayant accès à un répertoire de pratiques vaste et diversifié, combinant pratiques savantes et pratiques populaires, à ceux dont les répertoires seraient plus limités et plus exclusifs.

D’autres sociologues (autour d’Eric Maigret et d'Hervé Glévarec [38]) vont même jusqu’à penser que la légitimité culturelle, et donc la question de la démocratisation, ont perdu l’essentiel de leur pertinence [39]. Ils soulignent combien les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français peinent à inclure d’autres variables que les niveaux de revenus ou de diplôme alors que la segmentation par âge ou par genre apparaît au moins aussi importante que la stratification socioculturelle pour rendre compte des goûts et des pratiques culturels. Ils insistent aussi sur les phénomènes d’artification et de légitimation savante des pratiques culturelles non légitimes, par le biais de la recherche universitaire ou par l’érudition fan, voire par un mixte des deux.

Mais, comme le rappellent tant Lahire que Coulangeon, l’éclectisme, la capacité à goûter aux différents genres et registres de la gamme culturelle, des musiques amplifiées à l’opéra, de la bd à la littérature etc. sont statistiquement beaucoup plus le fait des individus appartenant aux classes sociales et culturelles supérieures ; en somme, la culture est toujours classante, la pratique culturelle un signe distinctif même si, plus qu’en termes de capital culturel, il faut désormais l’appréhender en termes de mobilité, de capacité de choix.

Est-ce pour cela que tant d’acteurs et d’observateurs insistent aujourd’hui sur l’importance de l’Ecole comme outil principal de la démocratisation culturelle ? Comme le rappelle Anne Krebs, « là où les politiques de démocratisation culturelle montrent leurs limites, l’Ecole peut être pensée comme l’institution susceptible de toucher l’ensemble d’une population scolaire. […]. Cette centration sur les jeunes se vérifie d’ailleurs dans la plupart des pays soucieux de leur politique éducative et culturelle en Europe et dans le monde anglo-américain [40] ». Après avoir été perçue comme le lieu par excellence de la « reproduction » sociale et culturelle, l’Ecole est désormais investie de la lourde mission de rattraper les inégalités sociales dans l’accès à la culture et à l’art en proposant à tous non seulement une initiation aux pratiques artistiques, comme cela se fait depuis les années 1960 pour la musique et les arts plastiques (étendue désormais, dans certains cas, au théâtre, au cinéma, à la photographie, etc.) mais aussi, plus récemment, un bagage minimal de connaissances sur l’ « histoire des arts ».

Cette nouvelle orientation n’est pas sans ambiguïtés. Le décalage entre les priorités affichées par les autorités politiques et administratives et les moyens mis à la disposition des équipes enseignantes est souvent dénoncé ; la place des artistes qui interviennent dans l’espace scolaire apparaît peu définie, mal garantie ; le rapport entre l’art comme pratique et l’art comme savoir fait l’objet d’un âpre débat. On peut aussi se demander si l’accent mis sur la transmission par l’éducation ne renvoie pas à une vision quelque peu surannée de la culture. Elle fait en tout cas écho aux appels toujours plus nombreux invitant à revenir à une conception étroite, classique de la culture, à une culture savante dont l’effacement relatif semble à certains esprits un renoncement à l’idéal même de démocratisation culturelle.

Et cela dans le temps même où cet impératif démocratique vintage se pare des couleurs neuves ou ravivées de l’évaluation et de la révision des politiques publiques, avec le souci devenu obsessionnel et paralysant du chiffre, du palmarès, de la quantification. Est « démocratique », dans cette nouvelle ère, tout équipement culturel, tout programme d’action, toute œuvre et tout auteur qui attirent le plus large public, sans que l’on se soucie plus de savoir de qui est composé ce public ni si le bruit fait autour d’une œuvre – assimilée à un produit proposé à un marché – est un critère suffisant pour évaluer sa qualité.

Conclusion

Au fil de ce trop rapide – et pourtant trop long – survol de l’histoire du concept de démocratisation culturelle en France depuis la Révolution française, plusieurs acceptions concurrentes sont apparues qui peuvent être modélisées dans un système limité d’oppositions sémantiques.

On a pu parler de démocratisation culturelle pour désigner l’appropriation par le « peuple » (indifférencié) de tout ou partie du patrimoine national et des instruments de la création artistique, la mise à disposition des biens culturels pour l’ensemble des citoyens. Dans ce premier sens, la démocratisation est synonyme de popularisation et s’oppose à l’élitisme ; une augmentation en volume ou en valeur absolue des pratiques culturelles suffit à mesurer le succès de la politique entreprise.

Mais la démocratisation peut être aussi définie comme la lutte contre les inégalités sociales dans l’accès ou la participation à la culture par des politiques tarifaires, de médiation culturelle ou d’aménagement du territoire. Le peuple n’est plus, dans cette deuxième acception, une population indifférenciée, mais cette partie de la population socialement, culturellement, géographiquement exclue ou défavorisée que ciblent plus ou moins adroitement des politiques spécifiques. Dans ce cas, c’est la réduction du non-public, l’élargissement social du public pratiquant mesuré en taux et pourcentages qui sont les indices probants du succès.

L’hésitation entre accès et participation indique un deuxième jeu d’opposés, une deuxième distinction dans ce que l’on peut entendre par démocratisation culturelle, qui recoupe partiellement la première. Veut-on, comme c’était le cas majoritairement jusqu’aux années 1970, qu’une quantité croissante de personnes (ou une part croissante des fractions socialement défavorisées de la population) accède à la culture ou que, comme y insiste le discours militant à partir des années 1970, que ces mêmes personnes participent pleinement à la vie culturelle ?

Les deux termes de cette alternative se dédoublent eux-mêmes en deux autres : l’accès peut signifier la simple réunion des conditions d’une mise en présence, comme dans la conception de Malraux ; ou impliquer la mise en place d’une politique active de formation des publics, de sensibilisation, de médiation, pour permettre au plus grand nombre de maîtriser les codes esthétiques, de s’approprier véritablement les œuvres. La participation, elle, peut s’entendre comme la seule démocratisation des conditions socioéconomiques de la création ou bien comme l’autorisation donnée à chacun de se constituer comme sujet actif, faisant de la culture le moyen d’une émancipation politique comme le voulait de Certeau et comme Jean Caune en a récemment rappelé l’exigence [41].

Un dernier couple de contraires oppose une définition de la culture comme corpus d’œuvres légitimes, consacrées, organisées par une hiérarchie des valeurs telle que mise en place par l’histoire des arts ; à une autre, relativiste, qui s’appuie sur les pratiques effectives de la population et refuse de hiérarchiser entre elles. Le discours de déploration sur l’échec de la démocratisation culturelle ne peut se comprendre qu’en référence au premier terme de cette alternative ; au contraire, une vision englobant l’ensemble des formes d’expression et des types de pratiques conduit plutôt à observer une culturalisation croissante de la société française, à l’image de l’ensemble du monde occidental – et probablement au-delà.

 

Laurent Martin
Paris, Centre d’histoire de Sciences Po



[1]. Cf. Jean-Claude Yon, Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Armand Colin, 2010 et Christophe Charle, Discordance des temps, une brève histoire de la modernité (en particulier le chapitre 10), Armand Colin, 2011.
[2].  Emmanuel Wallon « La démocratisation culturelle, un horizon d’action » dans Cahiers français n° 348 janvier-février 2009.
[3]. Cité par E. Wallon, ibid.
[4]. Olivier Ihl, La Fête républicaine, Gallimard, 1996.
[5]. Vincent Dubois, Institutions et politiques culturelles locales : éléments pour une recherche socio-historique, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 1996 ; sous la direction du même auteur, Politiques locales et enjeux culturels. Les clochers d’une querelle, XIXe-XXe siècles ; voir également Philippe Poirrier [dir.], Les Collectivités locales et la culture : les formes de l’institutionnalisation, XIXe-XXe siècles, Comité d’histoire du ministère de la Culture / MSH, 2002.
[6].  Philippe Gumplowicz, Les travaux d'Orphée : Deux siècles de pratique musicale amateur en France (1820-2000) : Harmonies, chorales, fanfares, Aubier, 2001 (1987). Du même auteur : « La ville orphéonique », Séminaire EHESS Espaces et lieux de musique : le musicien, l'architecte, le spectateur et le politique, 3 avril 2006. En ligne :
http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?id=902&ress=2891&video=96834&format=68
[7]. Voir Claude Nicolet, Jules Ferry fondateur de la République, EHESS, 1985 ; Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Aubier, 1996.
[8]. Guy Saez, « Démocratisation », dans Emmanuel de Waresquiel [dir.], Dictionnaire des politiques culturelles, Larousse / CNRS, 2001, p. 201-204.
[9]. Cité par G. Saez, ibid.
[10]. Olivier Bara étudie depuis plusieurs années ce théâtre dans le cadre d’un séminaire du laboratoire LIRE de l’université Lyon 2 sur « les théâtres populaires avant le TNP, 1760-1920 ».
[11]. On retrouve, jusque dans l’esthétique privilégiée par Vilar, la double dimension élitiste (répertoire classique, exigence de qualité) et populaire ou plutôt unanimiste (le théâtre pour tous, sans distinction de condition) qui caractérise l’utopie culturelle de l’après-guerre.
[12]. Voir la thèse de Marion Denizot Jeanne Laurent, sous-directeur des Spectacles et de la Musique (1946-1952), thèse pour le doctorat en arts du spectacle, sous la direction de Robert Abirached, soutenue à l’Université Paris X- Nanterre le 13 décembre 2002, partiellement publiée sous le titre : Jeanne Laurent, une fondatrice du service public pour la culture, 1946-1952, préface de Robert Abirached, Comité d’histoire du ministère de la Culture, Paris, 2005.
[13] . Pour l’action de Jean Zay et Léo Lagrange et, plus généralement, pour tout le projet de « popularisation de la culture » sous le Front populaire, je renvoie aux travaux de Pascal Ory, La Belle illusion, culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Plon, 1994.
[14]. Citations extraites des textes rassemblés et présentés par P. Poirrier, Les Politiques culturelles en France, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La Documentation française, 2002.
[15]. Voir Augustin Girard et Geneviève Gentil [dir.], Les Affaires culturelles au temps d’André Malraux, 1959-1969, Comité d’histoire du ministère de la Culture / La Documentation française, 1996.
[16]. Décret n° 59-889 portant organisation du ministère chargé des Affaires culturelles, JORF , 26 juillet 1959, cit. dans P. Poirrier [dir.], Les Politiques culturelles en France, op. cit. p. 188.
[17]. Philippe Urfalino, L’Invention de la politique culturelle, Comité d’histoire du ministère de la Culture / La Documentation française, 1996.
[18]. Formule forgée par Francis Jeanson qui l’utilise lors de la rencontre qui aboutit à la « Déclaration de Villeurbanne » rendue publique le 25 mai 1968, qui attaque le bilan du théâtre populaire comme pratique et comme idéal de démocratisation. Comme on sait, cette Déclaration associe deux positions différentes, voire antagonistes : d’un côté, l’action culturelle élitiste et la théorie du choc esthétique sont rejetées au nom d’une conception qui met en avant l’animation socioculturelle, la nécessité d’une intermédiation entre l’œuvre et son public pour réduire la part du « non-public » que le « théâtre populaire » a échoué à toucher (c’est la position d’un Jeanson ; voir L’Action culturelle dans la cité, Seuil 1973) ; de l’autre, la proclamation de l’indépendance de l’art, la revendication d’une prise de pouvoir par les « créateurs » (contre les politiques et administrateurs mais aussi les animateurs) qui réclament le droit de n’avoir de comptes à rendre ni à la puissance publique ni au public (c’est la position de Roger Planchon, par exemple). On peut encore distinguer une troisième vision, incarnée notamment par Pierre Gaudibert qui, dans Action culturelle, intégration et/ou subversion ? (Casterman, 1971) radicalise la position de Jeanson et sonne la charge contre la culture consacrée et l’action culturelle, assimilée aux « appareils idéologiques d’Etat » théorisés par Louis Althusser. L’enjeu n’est plus alors d’amener le non-public à la culture, mais de donner aux individus et aux groupes les moyens de l’émancipation à l’égard de la culture bourgeoise.
[19]Vingtième siècle, revue d’histoire, avril 2008.
[20]. Voir Le Fil de l’esprit. Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2011.
[21]. A. Girard, « Industries culturelles », dans Futuribles. Analyse – prévision – prospectives, n° 17, septembre-octobre 1978. Voir les extraits publiés dans « L'invention de la prospective culturelle. Textes choisis d'Augustin Girard », Culture prospective, 2010, n°1. En ligne : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Etudes-et-documentation/Les-collections-d-ouvrages/Publications-du-Comite-d-histoire/Autres-Collaborations/L-invention-de-la-prospective-culturelle.-Textes-choisis-d-Augustin-Girard
[22]. Faute de place, je dois me contenter de renvoyer ici à des travaux d’historiens de la télévision et de la radio, en particulier Evelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy [dir.], La Télévision des Trente glorieuses : culture et politique, CNRS éditions, 2007.
[23]. Jacques Duhamel, discours lors de l’installation du Conseil de développement culturel, 2 décembre 1971 (dans P. Poirrier [dir.], Les Politiques culturelles, op. cit., p. 290.)
[24]. Cf Laurent Martin, Jack Lang, une vie entre culture et politique, Complexe, 2008 (la deuxième partie).
[25]. Décret n° 82-394 relatif à l’organisation du ministère de la Culture, 10 mai 1982, cit. dans P. Poirrier [dir.], Les Politiques culturelles en France, op. cit. p. 390.
[26].  V. Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Belin 1999.
[27].  O. Donnat et Denis Cogneau, Les Pratiques culturelles des Français, 1973-1989, La Découverte / La Documentation française, 1990.
[28].  Nathalie Heinich, « Politique culturelle : les limites de l’Etat », Le Débat, n° 142, novembre-décembre 2006, p. 134-143.
[29].  D’Olivier Donnat, lire notamment « Démocratisation culturelle : la fin d’un mythe » dans Esprit, mars-avril 1991 p. 65-79 et « La question de la démocratisation dans la politique culturelle française », Modern and Contemporary France, vol. 11 n° 1, fév. 2003, p. 9-20.
[30].  Ce serait l’envers de cette histoire de la démocratisation : l’histoire du pessimisme sociologique et de l’élitisme esthétique fort peu démocratiques de bon nombre d’artistes et d’intellectuels qui s’estiment dégagés de toute responsabilité sociale (tout en réclamant de l’Etat les moyens de leur irresponsabilité). Tradition de l’art pour l’art et du rejet de l’art social ou utile.
[31]. Voir la lettre de mission du 1er août 2007 (Editée dans Philippe Poirrier, La Politique culturelle en débat. Anthologie 1955-2012, La Documentation française, 2013, p. 215-223).
[32]. « Hollande veut "démocratiser" la culture malgré les "difficultés" budgétaires », Le Point, 15 juillet 2012. En ligne : http://www.lepoint.fr/culture/hollande-veut-democratiser-la-culture-malgre-les-difficultes-budgetaires-15-07-2012-1485844_3.php
[33]. « Aurélie Filippetti : “La culture, c’est un champ réel d’inégalités », Les Inrockuptible, 4 décembre 2012. En ligne : https://www.lesinrocks.com/2012/12/04/actualite/aurelie-filippetti-la-culture-cest-un-champ-reel-dinegalites-11328553/
[34].  Philippe Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011.
[35]. Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004.
[36]. Olivier Donnat, Les Français face à la culture, de l’exclusion à l’éclectisme, La Découverte, 1994.
[37].  Richard A. Peterson, « Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectives », Sociologie et Sociétés, vol. 36, n° 1, printemps 2004, p. 145–164.
[38]. Hervé Glévarec et Michel Pinet, « La ̏“tablature” des goûts musicaux : un modèle de structuration des préférences et des jugements », Revue française de sociologie, 2009/3, vol. 50, p. 599-640.
[39]. Voir notamment Eric Maigret et Eric Macé [dir.], Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Armand Colin, 2005.
[40]. Anne Krebs, avant-propos au volume « Démocratisation culturelle, l’intervention publique en débat », Problèmes économiques et sociaux, avril 2008.
[41]. Jean Caune, « La démocratisation culturelle : une évaluation à construire », dans Ph. Poirrier [dir.], Politiques et pratiques de la culture, op. cit., p. 17-21. Du même auteur, lire La Culture en action : de Vilar à Lang, le sens perdu, Presses universitaires de Grenoble, 1992.


Pour citer cet article :
Laurent Martin, « La démocratisation de la culture en France. Une ambition obsolète ? » in Démocratiser la culture. Une histoire comparée des politiques culturelles, sous la direction de Laurent Martin et Philippe Poirrier, Territoires contemporains, nouvelle série - 5 - mis en ligne le 18 avril 2013.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Democratiser_culture/Laurent_Martin.html
Auteur : Laurent Martin
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
ISSN : 1961-9944


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