La démocratisation de la
culture en France
Une ambition obsolète ?
Je partirai de l’excellente
chronologie qu’a proposée Pierre Moulinier dans le cadre du chantier sur la
démocratisation culturelle lancé par le Comité d’histoire du ministère de la
Culture en 2011 et dont la journée d’étude du 9 février 2012 est l’une des
premières manifestations publiques. Ce document de travail, qui, ainsi que son
auteur le précisait lui-même, « a vocation à être complété » ne
concerne que la France et démarre en 1920 avec, comme premier et unique jalon
de cette histoire avant les réalisations de la Ve République, avant
les textes de la Libération et de la IVe République, la fondation du
théâtre national populaire, confiée par l’Etat à Firmin Gémier. Il me semble
que l’on peut et doit remonter en amont de cette date. Si par démocratisation
culturelle, on entend en effet le processus qui vit graduellement s’élargir la
quantité et la proportion de Français en mesure d’accéder et de participer à la
vie culturelle, il faut remonter au moins aux débuts de la IIIe
République et peut-être encore plus en amont. Il y a une grande politique de
démocratisation culturelle sous la IIIe République et elle s’appelle
l’Instruction publique ; il y a un phénomène social massif de
démocratisation culturelle sous la IIIe République et c’est l’essor d’une
culture de masse via la lecture de la presse populaire, la diffusion du livre
scolaire, la fréquentation des salles de spectacle, théâtre, music-hall, cinéma [1].
Il y a donc une démocratisation
culturelle avant la lettre – ladite lettre n’apparaissant qu’au cours des
années Malraux, même si le ministre n’employa jamais lui-même cette expression.
Elle a partie liée à l’instruction et à l’éducation et s’articule à une vision
très hiérarchisée des arts et des pratiques culturelles. Le théâtre apparaît comme
la forme d’expression qui condense une part importante des enjeux de la
démocratisation comme je l’indiquerai dans une première partie.
La fondation du ministère de la
Culture en 1959 et la politique menée par André Malraux rompent avec certains
des attendus précédents – pédagogiques, en particulier –, mais pas
avec tous, comme je le montrerai dans une deuxième partie. C’est en tout cas à
cette époque qu’une pensée cohérente de la démocratisation culturelle est
forgée à l’intérieur et à l’extérieur du ministère.
Puis la reconnaissance conjointe
de l’essor des médias de masse et des industries culturelles, d’une part, de la
pluralité des pratiques culturelles, d’autre part, enfin le constat de l’échec
relatif de la politique de l’offre et de l’action culturelles telle qu’elle
était menée jusque-là dessinent les contours d’une troisième époque – et
d’une troisième partie – de cette histoire, où l’impératif de
démocratisation culturelle, sans disparaître complètement, est relégué à
l’arrière-plan, derrière un programme de développement et de démocratie
culturels, lesquels sont promus au rang de nouveaux impératifs par les
ministres de droite puis de gauche tout au long des années 1970 et 1980 par
delà la coupure, que je serai donc conduit à relativiser, de l’arrivée de la
gauche au pouvoir et de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981.
Enfin, le retour du pédagogisme,
les tentatives réitérées de renouer le lien rompu par Malraux entre la culture
et l’éducation, mais aussi le souhait souvent exprimé par les divers
responsables de l’action culturelle de revenir à certains fondamentaux qui
auraient été perdus de vue au cours de l’élargissement du périmètre
d’intervention de l’Etat, ainsi que le basculement définitif des rapports entre
la culture institutionnalisée et la culture vécue telle que la donnent à voir
et à entendre les technologies audiovisuelles et numériques me semblent
caractériser une dernière époque, non exempte elle aussi de contradictions
internes.
Ce découpage en quatre temps est
évidemment contestable, tout découpage chronologique l’est. Il me semblait
nécessaire pour rendre compte à la fois des mutations intervenues sur une
période assez longue – plus d’un siècle si l’on s’en tient aux débuts de
la IIIe République, davantage si l’on remonte jusqu’à la Révolution
française – et des permanences d’un projet, ou plutôt d’une ambition partagée
à des degrés et niveaux divers par tous ceux qui ont pensé, exprimé, dirigé
l’action culturelle dans ce pays possédé par la « passion
égalitaire » (Laurence Bertrand-Dorléac), même quand elle ne s’appelait
pas ainsi. Pour des générations d'administrateurs et d'acteurs de la vie
culturelle, étendre les bienfaits de la culture au plus grand nombre, permettre
l’accès et la participation d’une majorité sinon de tous les Français à la vie
culturelle a constitué un impératif catégorique ; non pas seulement à des
fins de délectation mais parce que la diffusion des Lumières, l’acquisition du
savoir, le partage de la création et de l’émotion artistiques, la transmission
du patrimoine ont été considérés dans ce pays comme indissociables du projet
républicain et démocratique, ses garanties, ses conditions, même si les
politiques suivies et les moyens dégagés ont rarement été à la hauteur de cet enjeu.
La formation du goût devait préparer et accompagner la formation du jugement.
Il en reste quelque chose dans la mission sociale que l’on assigne, peut-être
indûment, à l’art.
D’une certaine façon, on peut
dire que la démocratisation a été le fil directeur, parfois explicite, parfois
implicite, d’une part majeure de la politique culturelle menée en France depuis
des décennies, la justification première et dernière de l’effort public en
matière culturelle, le critère ultime de la réussite ou de l’échec de toute
politique en ce domaine. Quels ont été les divers visages de cette ambition,
comment s’est-elle concrétisée selon les époques, sous quelles formes
survit-elle aujourd’hui, c’est ce que je vais tenter de décrire sans pouvoir
malheureusement entrer dans le détail des dispositifs chargés de mettre en
œuvre cet objectif central et constitutif des politiques culturelles en France.
La démocratisation avant la
lettre : le projet républicain de populariser la culture
On pourrait soutenir avec quelque
apparence de raison que le projet révolutionnaire puis républicain est
sous-tendu par une intention de démocratiser la culture, même si tous ces
termes sont anachroniques : la création des Archives nationales, du Muséum
central des arts, la transformation de la Bibliothèque royale en Bibliothèque
nationale témoignent d’une volonté d’appropriation publique et de mise à la
disposition des citoyens des trésors d’un patrimoine devenu désormais propriété
de la nation [2]. Plus tard,
au cours du XIXe siècle, la construction des premiers équipements
culturels répond en partie à ce vœu formulé par Victor Hugo en 1848 : il
faut « multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées,
les théâtres, les librairies » pour « faire pénétrer de toutes parts
la lumière dans l’esprit du peuple [3] ».
Cette volonté repose sur quatre
convictions partagées par les révolutionnaires puis les républicains : 1.
l’importance de l’instruction comme fondement de la démocratie, liée à l’idéal progressiste
du citoyen éclairé et à une vision de l’histoire et de la société marquée par
l’optimisme, le volontarisme, le pédagogisme ; 2. le rôle éminent des
artistes et savants dans la société nouvelle et dans cette entreprise de
propagation/propagande des idées révolutionnaires puis républicaines, qui passe
par des œuvres d’édification, la croyance dans la vertu éducative, politique et
morale des œuvres, autrement dit dans le rôle social de l’art ; 3. la
possibilité et donc la nécessité d’associer le peuple à l’art nouveau (catégorie
temporelle et politique et non esthétique, l’art révolutionnaire ne l’étant pas
forcément sur le plan formel, loin s'en faut) et de faire de cet art un moyen
de régénérer le corps social et politique, de donner naissance à l’homme
nouveau ; 4. la hiérarchie des arts et des genres avec le primat des beaux-arts
équilibré, déjà, par la conscience des ressources offertes par le spectacle, du
théâtre à la fête révolutionnaire – naguère étudiée par Olivier Ihl [4] – pour diffuser la foi
révolutionnaire et les idées républicaines.
On peut ajouter à ces quatre
convictions, qui sont autant de raisons de vouloir « démocratiser la
culture », la moralisation politique du loisir qui s’impose à la fin du
XIXe siècle dans les préoccupations des élites sociales et à l’agenda
politique, marquée tout à la fois par la « question sociale » et les
premières tentatives de limiter la durée du temps de travail et donc par
l’apparition – timide – de la problématique du loisir ouvrier.
Vincent Dubois a rappelé ce que l’action culturelle municipale qui se met en
place à la fin du XIXe siècle doit à la philanthropie qui est
l’autre nom du souci des classes dominantes d’encadrer, de moraliser, de
remplir ce temps libéré de « saines occupations » qui éloignent les
classes populaires de l’estaminet et du beuglant [5]. Le
mouvement orphéonique partage ce souci, et contribue par son répertoire joué
dans l’espace public, du défilé urbain des fanfares au kiosque à musique, à
largement démocratiser la musique savante, au-delà des salles de concert qui
restent l’apanage des élites [6].
Dans cette histoire d’une
démocratisation culturelle avant la lettre, et à côté du grand mouvement
aboutissant à l’Instruction publique de Jules Ferry [7], il faut faire une place particulière au
théâtre. A partir de la Révolution en effet, « le théâtre n’apparaît plus
comme une distraction frivole de privilégiés ou l’affaire de spécialistes
érudits, mais comme une préparation à la vie publique qui s’impose comme
propédeutique du civisme [8]. »
Le théâtre n’est pas cité par Guy Saez au hasard : c’est l’art populaire
par excellence, l’art de masse durant tout le XIXe siècle et
jusqu’au cœur du siècle suivant. Il est étroitement associé à l’œuvre
pédagogique et à l’histoire magnifiée de la cité grecque, parangon du modèle
démocratique, comme le rappelle Michelet en 1847 : « Donnez [au
peuple] l’enseignement qui fait toute l’éducation des glorieuses cités
antiques, un théâtre vraiment du peuple. Et sur ce théâtre, montrez-lui sa
propre légende, ses actes, ce qu’il a fait. […] Le théâtre est le plus puissant
moyen de l’éducation, du rapprochement des hommes [9]. »
Le théâtre sera au cœur des
tentatives de populariser la culture au cours des quatre républiques qui se
succèdent jusqu’en 1958, en particulier autour de la notion de « théâtre
populaire » ou « du peuple ». Le vocable a une longue histoire.
Olivier Bara rappelle que « Théâtre du peuple » fut le nom donné à la
première salle de l’Odéon en 1794. Dans la première moitié du XIXe
siècle, le théâtre populaire ou du peuple est conçu par les romantiques
progressistes comme le lieu de la réunification de la nation (populaire est
synonyme de national dans la pensée libérale d’un Guizot, en partie reprise par
Victor Hugo ou par Théophile Gautier), comme lieu d’éducation des masses
(Charles Nodier dans sa préface au théâtre choisi de Pixéricourt, George Sand sous la IIe République) ou
comme lieu utopique où se déploierait une énergie créatrice inscrite à l’état
pur dans un peuple mythifié (Sand encore, ou Gérard de Nerval) [10].
J’inscrirai dans cette même
lignée, infléchie par l’irruption du socialisme dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, les sections théâtrales des universités populaires créées à la fin du
siècle ; le premier « théâtre du peuple » fondé à Bussang (village
des Vosges) par Maurice Pottecher en 1895 dont la devise, portée sur le fronton
de l’édifice élevé au dessus du village était : « Par l’art, pour
l’humanité » et ses émules parisiens (théâtre civique de Louis Lumet,
théâtre de la coopération des idées d’Henri Dargel, théâtre du peuple à
Belleville, théâtre du peuple encore mais cette fois dans le quartier des
Batignolles à l’initiative d’Henri Beaulieu, sans oublier le théâtre
anarchiste, féministe…). Toutes expériences dont rendit compte Romain Rolland dans
son Théâtre du peuple publié en 1903 aux
Cahiers de la quinzaine et qui
fait le lien entre Maurice Pottecher, à qui est dédié le livre, et Firmin
Gémier, qui le lira et s’en inspirera au moment de prendre la direction du
Théâtre national populaire. Le TNP que l’Etat, nouveauté remarquable,
subventionne à hauteur de 100 000 francs et c’est en cela effectivement
que la date placée par Pierre Moulinier en tête de sa chronologie s’impose
comme un tournant (plutôt que comme un commencement) dans l’histoire des
politiques publiques de démocratisation culturelle.
On retrouve cette centralité du
théâtre et le souci démocratique et civique du théâtre tout au long de
l’aventure du TNP, en particulier avec Jean Vilar au lendemain de la guerre,
Jean Vilar pour qui l’art, la culture, le théâtre devaient être conçus comme
des « services publics », des produits de première nécessité comme le
sont le gaz, l’eau et l’électricité [11]. La politique théâtrale menée par Jeanne Laurent à la tête de
la sous-direction des spectacles et de la musique est le fer de lance de la
politique de démocratisation et de décentralisation culturelles menée par la
Direction générale des arts et lettres au tournant des années 1950 [12]. La fondation des centres
dramatiques nationaux s’inscrit pleinement dans cette politique.
Ce qu’on a appelé l’utopie
culturelle de l’après-guerre prolonge, en fait, les utopies forgées au XIXe
siècle et réactivées sous le Front populaire [13]. Elle en conserve les principaux
caractères : hiérarchie des valeurs culturelles et assimilation de la
culture à l’art ; souci de restituer au peuple cette grande culture
artistique trop longtemps confisquée par les élites bourgeoises à leur usage
exclusif ; paradigme pédagogique. Rappelons que le programme du Conseil
national de la Résistance en 1944 prévoit « la possibilité effective pour
tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la
culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs
parents » ; que le préambule de la Constitution de 1946 inscrit le
droit à la culture (comme on parle d’un droit à l’instruction) dans le texte
placé au sommet de la pyramides des normes juridiques : « La nation
garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation
professionnelle et à la culture [14]. »
La prégnance du modèle éducatif
dans la démocratisation culturelle se vérifie à plusieurs niveaux. Dans la
nature de la culture qu’il s’agit de diffuser selon le modèle vertical de la
conversion, la culture la plus légitime, celle du canon « classique »
c’est-à-dire celui que l’on enseigne en classe et dont la connaissance est la
clef qui ouvre les portes de l’« élite véritable » aux « apports
populaires » appelés à renouveler celle-ci. Dans l’importance des mouvements
d’éducation populaire, nés à la Libération ou héritiers de l’éducation
populaire de la première moitié du XXe siècle. Dans le fait que les
Beaux-Arts restent sous la tutelle du ministère de l’Education nationale sous
l’autorité surveillée de la Direction générale des Arts et Lettres.
C’est ce couplage
éducation-culture que rompt André Malraux en 1959 en prenant la tête du tout
nouveau ministère des Affaires culturelles ; l’impératif de popularisation
de la culture ou, comme on le dira de plus en plus, de
« démocratisation » de la culture, en sortira transformé mais pas
abandonné.
Démocratiser sans
éduquer/enseigner : la démocratisation culturelle pendant les années
Malraux
Malraux, en arrachant la
Direction générale des arts et lettres au ministère de l’Education nationale
opère une coupure profonde dans le tissu administratif, mais aussi dans les
représentations qui associaient couramment l’art, la culture et l’éducation. Ce
traumatisme originel était probablement, sur le moment, la condition de l’existence
même du ministère ; elle n’en produira pas moins des effets durables,
positifs et négatifs.
On connaît la citation célèbre
extraite de son discours prononcé au Sénat le 8 décembre 1959 : « La
connaissance est à l’université, l’amour, peut-être, est à nous ». Dit
autrement : « La culture ce n’est pas connaître mais aimer et, par
cet amour, la culture manifeste et permet une communion [15]. »
Pour Malraux, la culture est
communion et l’art une mystique aux allures protestantes, qui se passe de tout
intermédiaire dans une théorie du « choc esthétique » (ou électif),
lequel transcenderait tous les clivages sociaux. Nul besoin de pédagogie, la
responsabilité de l’Etat tient tout entière dans la création ou le maintien des
conditions de la rencontre entre l’œuvre et son public. Et c’est pourquoi aussi
(même si ce n’est pas la seule raison) Malraux ne fait rien pour retenir les
services culturels du Haut Commissariat à la Jeunesse et aux sports quand
ceux-ci retournent à leur administration d’origine en 1961 ; qu’il laisse
la distance se creuser entre les associations d’éducation populaire et son
ministère. La conception exigeante voire élitiste, qu’il se fait de l’art ne
peut s’accommoder de la conception pédagogique, éducative de la culture
défendue par ces groupements ni de leur revendication d’un partage réellement
démocratique des outils de la politique culturelle.
Pour autant, l’impératif de
démocratisation n’est pas abandonné. Il est même, pourrait-on dire, pour la
première fois formalisé, théorisé, peut-être pour répondre en partie aux
critiques qui touchent à l’abandon du paradigme éducatif.
Je rappelle le texte du décret
fondateur du 24 juillet 1959 sur la mission et l’organisation du ministère des
Affaires culturelles : il s’agit « de rendre accessibles les œuvres
capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible
de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine
culturel, et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui
l’enrichissent [16] ».
La revendication démocratique
triomphe dans les attendus de ce décret. En ce sens, la politique impulsée par
Malraux s’inscrit incontestablement dans la postérité du Front populaire et de
la tradition républicaine. Le souci égalitaire et la volonté de démocratisation
culturelle apparaissent essentiels.
En novembre 1967, lors du
discours de présentation budgétaire à l’Assemblée nationale, Malraux trace le
parallèle avec la politique scolaire de la IIIe République :
« Il faut bien admettre qu’un jour on aura fait pour la culture ce que
Jules Ferry a fait pour l’instruction, la culture sera gratuite. » Et
d’annoncer, comme une vue peut-être pas si chimérique que cela, la gratuité des
théâtres nationaux ; on est là dans la continuité des utopies d’avant et
d’après-guerre dont Malraux est après tout l’une des incarnations.
En attendant ce jour qui tarde à
venir, une politique est mise en place d’abaissement des tarifs à l’entrée des
musées et surtout d’aménagement du territoire dans le cadre de la planification
avec la mise en œuvre d’un plan de construction de « maisons de la
culture » partout en France. Je ne reviens pas sur ce plan, naguère
analysé par Philippe Urfalino dans L’Invention de la politique culturelle qui soulignait combien les maisons de la culture
résumaient et illustraient la philosophie de l’Etat esthétique, en particulier
l’utopie d’une culture partagée, d’un art de rassemblement dans ces
« cathédrales des temps modernes » que devaient être ces maisons de
la culture [17].
C’est cette utopie d’un art au
fond plus unanimiste que réellement populaire, moins démocratique qu’imposé
d’en haut, ce paternalisme plus ou moins débonnaire et sans doute aussi l’idée
qu’une politique de démocratisation culturelle, aussi ambitieuse soit-elle,
puisse être menée indépendamment d’une réforme profonde des structures sociales
et des rapports de pouvoir au sein de la société, c’est tout cela qui se trouve
violemment contesté à la fin des années 1960. L’action culturelle élitiste, la
« violence symbolique » exercée par la « culture
bourgeoise » et le dirigisme centralisateur sont alors soumis au feu de la
« critique » (mot d’époque), dans leurs principes comme dans leurs
résultats. Les « créateurs », comme on commence à les appeler,
proclament leur volonté de prendre le pouvoir et leur refus de se faire plus
longtemps les complices de l’exclusion du « non public [18] ». Dans le même temps (et de
façon assez contradictoire) se font jour des aspirations multiples à la
créativité spontanéiste et basiste. Une nouvelle période s’ouvre, que symbolise
le départ de Malraux.
Démocratie versus démocratisation : la dilution de l’idéal
démocratique dans le pluralisme et le relativisme culturels
La politique culturelle des
années 1970, du moins son discours apparaît comme l’ombre portée de mai 1968
(pour reprendre le titre du dossier qu’avait réalisé la revue XXe
siècle sur ce sujet [19]). Il s’agit avant tout de répondre aux
inquiétudes qui se sont exprimées avant, pendant et après Mai, de prendre en
compte la révolte de la jeunesse, à la fois pour satisfaire certaines de ses
revendications et prévenir le retour des troubles, maintenir l’ordre politique
et social. D’où l’ambiguïté d’une politique à la fois novatrice et
conservatrice.
Ce souci n’est pas propre à la
France ; partout dans le monde occidental à la même époque, des voix
s’élèvent pour exiger une modification de cette politique dans un sens qui
fasse davantage place aux aspirations et aux pratiques réelles des populations.
On le voit notamment dans les débats au sein du Conseil de l’Europe et de
l’Unesco où les mots d’ordre de droit à la culture, d’accès à la culture et de
participation à la culture reviennent comme des leitmotivs. Participation plus
qu’accès, à vrai dire, c’est-à-dire qu’il n’est plus tant ou seulement exigé
que l’ensemble de la population puisse profiter de la culture entendue au sens
traditionnel de jouissance esthétique des Beaux-Arts même étendus aux arts
nouveaux du XXe siècle ; mais que soit reconnue et
encouragée la pluralité des pratiques culturelles, y compris celles que
rejetait la conception traditionnelle, restrictive de l’art et de la culture.
Le Service des études et
recherches que dirige à cette époque Augustin Girard est en pointe dans ce
mouvement, à la fois dans le débat international et dans l’évolution du
discours des responsables français sur ces sujets [20]. Les études sociologiques qu’il a suscitées,
commandées, pilotées parfois lui-même ont mis en lumière, dès le milieu des
années 1960, les limites de la politique de l’offre culturelle en termes de
démocratisation, ce que confirment les enquêtes sur les pratiques culturelles
des Français dont la première date de 1973. Il a pris la mesure de l’essor des
médias de masse dans le budget-temps des ménages et du rôle des industries culturelles
dans l’économie de la culture ; médias audiovisuels et industries
culturelles qui, écrit Augustin Girard dans un article fameux de 1978, ont fait
plus pour la démocratisation que toutes les politiques publiques de la culture [21].
A ce propos, il faudrait faire
une analyse non pas seulement parallèle mais croisée avec celle que j’effectue
dans cet article du rapport des médias audiovisuels à la culture, qui mettrait
en évidence, là encore, l’importance du paradigme éducatif dans l’ORTF première
manière, le souci culturel très présent dans l’esprit des responsables de
l’audiovisuel public au moins jusqu’aux années 1970 (« informer, cultiver,
divertir »), puis la relativisation de cet impératif avec la montée de
logiques plus commerciales sans que celles-ci cessent pour autant d’être
présentées comme répondant, et même de manière plus efficace, aux exigences
démocratiques [22].
Quoi qu’il en soit, dans les
années 1970, l’alternative se trouve clairement posée, au moins dans les discours et
les textes théoriques (beaucoup moins au niveau des pratiques de gouvernement
et des budgets) : développement culturel plutôt qu’action culturelle
classique, démocratie culturelle plutôt que démocratisation ; abandon
d’une définition étroite, classique, élitiste, universaliste de la culture au
profit d’une définition large, anthropologique, pluraliste, relativiste
incluant les pratiques amateur, les cultures communautaires, les médias
audiovisuels ; choix d’une action décentralisée, appuyée sur des
structures de petite taille, des équipements polyvalents, plutôt que sur de
grands équipements centralisés ; et retrouvailles avec les mouvements
d’éducation populaire qui ont investi le champ de l’animation socioculturelle.
L’ambition ministérielle va decrescendo, redescendant des hauteurs où l’avait portée le
lyrisme malrucien : Jacques Duhamel en 1971 ne souhaite plus que
« fournir non pas au plus grand nombre mais à la totalité des citoyens le
minimum vital en matière culturelle [23]. »
Une partie de la gauche
socialiste, notamment dans certaines municipalités conquises par la gauche en
1977, est en phase avec cette inflexion et l’on peut penser que l’alternance
politique nationale, si elle a lieu, confirmera ce changement de cap. Sauf que
rien n’est simple.
Certes, on peut soutenir que la
politique culturelle conduite par Jack Lang dans la décennie 1980 (et un peu
au-delà) concrétise dans les actes ce qui était largement de l’ordre du
discours dans la décennie précédente. Elle l’amplifie même en ouvrant large le
compas du culturellement pensable, souhaitable, subventionnable, notamment par
le biais de la Direction du développement culturel qui reprenait, à l’intérieur
du ministère, certaines des orientations et attributions du Fonds
d’intervention culturelle [24].
La refonte des missions du
ministère en 1982, la première depuis le décret fondateur de 1959, montre le
chemin parcouru : il s’agissait dorénavant « de permettre à tous les
Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement
leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de
préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes
sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière ; de
favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de leur donner la
plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art
français dans le libre dialogue des cultures du monde [25] ».
Autrement dit, on passait de
l’accès du plus grand nombre aux chefs-d’œuvre de l’humanité et d’abord de la
France, à la possibilité donnée à chacun de créer, de s’exprimer, de se former ;
du patrimoine national aux cultures des groupes qui composent la collectivité
et au dialogue avec le monde ; de la démocratisation à la démocratie
culturelle (mais ces deux expressions sont à peu près absentes du vocabulaire
ministériel) et de l’unité de la culture à la pluralité des cultures.
La politique langienne correspond
bien à une volonté de décloisonner, de dé-hiérarchiser les formes d’expression.
Plus d’arts majeurs ni d’arts mineurs, mais l’art dans sa diversité. Plus de
haute culture ni de culture populaire, mais la culture plurielle. Plus de
cloison étanche entre économie et culture, mais une double reconnaissance,
celle de l’économie dans la culture, celle de la culture pour l’économie. La
politique culturelle ne devait plus avoir pour seul objectif d’apporter la
Culture à ceux qui en étaient privés, mais de reconnaître les cultures, la
« culture au pluriel » selon l’expression de Michel de Certeau ;
pas seulement lutter contre les inégalités d’accès, mais promouvoir les
différences de pratique, pratiques amateur (notamment musicales, on le voit
spectaculairement avec la Fête de la musique), cultures alternatives, jeunes,
urbaines (bd et rock, arts et de la rue et arts forains, plus tard rap, tag,
techno), cultures minoritaires, régionales, communautaires, cultures
commerciales et arts appliqués avec l’ennoblissement de la publicité, de la
mode, du design, mais aussi l’exaltation vitaliste d’une créativité pour ainsi
dire universelle et partout surgissante. Sans oublier, qui allait prendre une
importance croissante dans les années qui suivirent, le traitement culturel du
chômage et de la crise, l’animation des quartiers pour éviter la désespérance
sociale et prévenir les émeutes urbaines.
Mais cette politique (qui au
demeurant ne changeait pas les grands équilibres budgétaires ni ne bousculait
les missions traditionnelles et les directions centrales du ministère) prêtait
le flanc à deux sortes de critiques, l’une plutôt de gauche, l’autre plutôt de
droite (même si les deux camps s’échangèrent parfois leurs arguments).
Côté gauche, on trouvait l’idée
que cette politique aux accents triomphaux masquait l’échec de la
démocratisation définie comme élargissement et diversification sociale des
publics ou réduction de la part du non public ; l’élargissement du sens ou
des contenus de ce que l’on désignait sous le terme de culture occultait,
volontairement ou non, le non élargissement social. C’est ce que relève Vincent
Dubois quand il écrit : « Tout se passe comme si l’on tentait de
démocratiser le mot faute d’avoir démocratiser la chose [26]. »
Le constat répété, enquête après
enquête (on pense en particulier à celle rendue publique en 1989 et qui fit
grincer les dents de Jack Lang [27])
que la politique de l’offre culturelle (augmentation du nombre d’équipements
disponibles et abaissement de la barrière tarifaire) s’était montrée
impuissante à réduire la part du non public sonnait comme un désaveu.
Certes, cette politique n’a pas
totalement échoué en ce sens qu’elle a bien abouti à une augmentation de la
fréquentation de ces équipements (à l’exception des bibliothèques et des
médiathèques, dans les années récentes, du fait du recul de la pratique de la
lecture de livres) ; Philippe Coulangeon rappelle de son côté les succès
remportés dans la lutte contre les inégalités territoriales grâce à
l’aménagement culturel du territoire. Mais cette politique de l’offre a plutôt
conduit à l’intensification de la fréquentation par ceux qui fréquentaient déjà
ces équipements voués aux formes de la culture consacrée, bien plus qu’elle n’y
a amené les populations qui se tenaient (ou que l’on tenait) à l’écart.
Pour Nathalie Heinich, l’échec de
la politique de l’offre culturelle est sous-tendu par l’hypothèse erronée que
l’augmentation des loisirs et du niveau d’étude doperait la demande de culture
[consacrée, devrait-elle préciser] et qu’il y aurait un effet mécanique à la
hausse des pratiques du seul fait de la présence d’une institution culturelle.
« Avec les meilleures intentions, une politique culturelle suractive et
tendue vers l’idéal de démocratisation a eu des effets objectivement élitistes
parce que servant en priorité – sous couvert d’améliorer l’offre –
les intérêts des créateurs [28].
» C'est une observation qu'avait déjà faite Augustin Girard en 1978 lorsqu’il
parlait de l’élitisme paradoxal de la politique d’animation, conçue pour la
majorité, mais concernant en réalité une minorité sociale.
L’ironie de l’histoire, soulignée
par Olivier Donnat [29],
est que ces enquêtes sur les pratiques culturelles, après avoir servi la cause
de l’engagement de l’Etat en matière culturelle (en soulignant les écarts entre
les besoins et les réalisations) se retournèrent contre leur intention première
en apportant de l’eau au moulin de ceux qui considéraient que la seule
démocratisation qui valait était celle que permettaient la démocratie de marché
et les industries culturelles.
En face, côté droit (qui n’allait
pas tarder à récupérer l’argument précité), on insistait plutôt, dans les
années 1980 et 1990, sur la confusion des valeurs induites supposément par le
« tout culturel ». Un Marc Fumaroli (mais aussi un Alain
Finkielkraut, pour ne nommer que les deux essayistes les plus en vue) dénonçaient
l’extension indéfinie du périmètre d’intervention et la mise en équivalence des
formes nobles de la culture savante et des formes dégradées de la culture de
masse, voire l’alignement des arts sur le culturel et du culturel sur le loisir
et le divertissement.
Et cela alors même que (il
faudrait développer longuement ce point) Jack Lang a toujours soigneusement
distingué, au sein de chaque forme culturelle, entre les œuvres produites, de
valeur inégale, et insisté sur la défense d’une forme de « vraie »
culture contre le déferlement de la culture de masse « à
l’américaine » – c’est très sensible dans son rapport à
l’audiovisuel, en particulier.
Son slogan « un art élitaire
pour tous », repris de Schiller via Vitez (qui parlait de « théâtre
élitaire pour tous »), disait assez le caractère oxymorique,
contradictoire de sa politique, le choix d’une création exigeante privilégiant
les artistes dans ce qu’ils ont de plus innovant (et donc, souvent, de moins
« démocratique » au sens de partageable, commun [30]), mais aussi son ambition d’un partage de
cette exigence – guère éloignée au fond, sur ce plan, de l’utopie d’un
Vilar ou d’un Malraux.
Emmanuel Wallon a eu raison de
souligner que la période Lang est aussi celle où se mettent en place toute une
série de dispositifs d’animation et de « médiation culturelle » ainsi
que les cursus universitaires destinés à former les personnels capables de
mettre en rapport les publics et les artistes, les œuvres et leurs
environnements. Il faudrait dire aussi plus qu’un mot de l’effort langien pour
associer plus étroitement la culture et l’éducation, qui annonce son Plan pour
les arts à l’école au tournant des années 2000.
C’est enfin l’époque des grandes
expositions et des grandes opérations de communication. Le côté droit et le
côté gauche s’entendent alors pour dénoncer en chœur la politisation et la
« spectacularisation » de la politique culturelle, en particulier les
fêtes et manifestations médiatiques, la politique événementielle dont le ministre
a fait, il est vrai, un abondant usage, tant pour lui-même et son camp
politique que pour attirer l’attention sur des formes culturelles et
artistiques peu ou mal reconnues, c’est-à-dire, là encore, pour faire œuvre de
démocratisation. La fête, la politique événementielle, mais aussi l’accent
nouveau mis sur les industries culturelles concouraient à dissocier la
démocratisation culturelle des formes classiques de fréquentation des
équipements culturels ; ils n’en conservaient pas moins le référentiel
démocratique comme justification ultime de l’action menée.
L’impératif démocratique,
mauvaise conscience des politiques culturelles françaises
La démocratisation figure
toujours parmi les priorités affichées par les gouvernements et les ministres
de la culture qui se sont succédés depuis 1990, le ministère de Catherine
Trautmann (1997-2000) étant celui qui manifesta avec le plus d’éclat –
mais aussi le moins de réussite, du moins si l’on juge de celle-ci à l’aune des
acclamations des milieux culturels – la constance de cette ambition.
Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas demandé à celle qui fut sa première ministre de la
Culture, Christine Albanel, de veiller à ce qu’une « démocratisation
réelle » soit engagée par le biais de l’école et des médias et d’exiger des
institutions culturelles des résultats en termes de fréquentation, mesurés par
des indicateurs comptables [31] ? Frédéric Mitterrand, qui succéda à
Christine Albanel, n’a-t-il pas souhaité une « culture pour tous et
surtout pour chacun » ?En juillet 2012, en
visite au festival d’Avignon, le président François Hollande évoqua une
possible loi pour démocratiser la culture [32]. Quant à Aurélie Filippetti, elle vient de
rappeler dans un entretien donné aux Inrockuptibles le 4 décembre 2012, combien l’objectif de démocratisation,
« idéal [qui] a tiré tout le monde vers le haut », restait
d’actualité [33]. La démocratisation culturelle demeure bien un
impératif, mais à titre de vœu pieux, voire de mauvaise conscience, des
politiques culturelles françaises.
En effet, les derniers chiffres
connus sur les pratiques culturelles des Français montrent la persistance,
voire l’aggravation des inégalités, devant les pratiques et les institutions de
la culture consacrée. Comme l’a rappelé Philippe Coulangeon dans un livre
récent [34], les écarts
dans les structures de consommation des postes « loisirs et culture » étaient
en 2008 plus grands qu’en 1979. Si en 1973 (lors de la première enquête sur les
pratiques culturelles des Français), 54% des ouvriers n’avaient fréquenté au
cours de l’année précédent l’enquête aucun équipement culturel, ils étaient 65%
dans ce cas en 2008. Dans tous les groupes sociaux, à l’exception des cadres
supérieurs, les taux de non-fréquentation se sont accrus. En 2008, la
fréquentation des équipements culturels est, plus encore qu’en 1973, liée à
l’appartenance sociale. De même la lecture, la pratique télévisuelle ou
l’écoute musicale manifestent la prégnance des clivages sociaux.
Quelques années auparavant,
Bernard Lahire, autre sociologue marqué par la théorie de la distinction ou de
la légitimité culturelle de Pierre Bourdieu, avait parlé d’une
« routinisation du constat de la correspondance entre la hiérarchie des
arts et des genres et des hiérarchies sociales », tant ce constat était
massif et récurrent [35].
Lui aussi montrait l’incapacité de la politique de l’offre à réduire la part du
non-public parce que les freins ou les obstacles sont tout autant symboliques
que matériels.
Mais il montrait aussi que la
division entre haute et basse cultures ne séparait pas seulement les classes
sociales, mais passait au sein des individus eux-mêmes, de plus en plus
conduits à associer des pratiques marquées par la légitimité culturelle et
d’autres qui ne le sont pas. La théorie de la « dissonance
culturelle » complexifiait celle de l’habitus formulée par Pierre Bourdieu
sans rompre tout à fait avec elle dans la mesure où, pour Lahire comme pour
Bourdieu, les consommations et pratiques culturelles restent en grande partie
déterminées par les niveaux social et de diplôme. Il en va de même pour
Philippe Coulangeon pour qui les consommations de culture restent stratifiées
et l’excellence artistique se double d’un élitisme des publics ; plutôt
que d’une disparition des phénomènes de classement culturel (classement social
par les pratiques culturelles, indexation des pratiques culturelles sur les
positions de classe), il faudrait parler selon lui d’une « métamorphose de
la distinction ». La distinction existe toujours, mais elle se distribue
et se manifeste autrement.
L’un et l’autre, avec des
réserves et des nuances, sont proches du constat fait par Olivier Donnat dès le
milieu des années 1990 [36]
ou des thèses du sociologue américain Richard Peterson [37] selon qui le clivage pertinent aujourd’hui
serait moins entre culture savante et culture populaire qu’entre répertoires
culturels exclusifs et répertoires culturels diversifiés. Pour le sociologue
français, une partie de la population est passée de « l’exclusion à
l’éclectisme », du fait à la fois de l’hétérogénéité croissante des
milieux sociaux (sous l’effet de la démocratisation scolaire, de la
diversification des parcours) et du brouillage des légitimités culturelles, du
caractère de plus en plus incertain des frontières entre arts majeurs et arts
mineurs, entre le monde de la culture légitime et celui de la distraction et de
la communication à la suite, essentiellement, de la multiplication des écrans
et des produits multimédias. Pour son collègue américain, les
« omnivores » se distinguent désormais des « univores ». En
d’autres termes, l’échelle des goûts et des pratiques serait aujourd’hui moins
une échelle de légitimité qu’une échelle de diversité qui opposerait les
« nantis de la culture » (Coulangeon), ayant accès à un répertoire de
pratiques vaste et diversifié, combinant pratiques savantes et pratiques
populaires, à ceux dont les répertoires seraient plus limités et plus
exclusifs.
D’autres sociologues (autour
d’Eric Maigret et d'Hervé Glévarec [38]) vont même jusqu’à penser que la légitimité culturelle, et
donc la question de la démocratisation, ont perdu l’essentiel de leur
pertinence [39]. Ils
soulignent combien les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français
peinent à inclure d’autres variables que les niveaux de revenus ou de diplôme alors
que la segmentation par âge ou par genre apparaît au moins aussi importante que
la stratification socioculturelle pour rendre compte des goûts et des pratiques
culturels. Ils insistent aussi sur les phénomènes d’artification et de
légitimation savante des pratiques culturelles non légitimes, par le biais de
la recherche universitaire ou par l’érudition fan, voire par un mixte des deux.
Mais, comme le rappellent tant
Lahire que Coulangeon, l’éclectisme, la capacité à goûter aux différents genres
et registres de la gamme culturelle, des musiques amplifiées à l’opéra, de la
bd à la littérature etc. sont statistiquement beaucoup plus le fait des
individus appartenant aux classes sociales et culturelles supérieures ; en
somme, la culture est toujours classante, la pratique culturelle un signe
distinctif même si, plus qu’en termes de capital culturel, il faut désormais
l’appréhender en termes de mobilité, de capacité de choix.
Est-ce pour cela que tant
d’acteurs et d’observateurs insistent aujourd’hui sur l’importance de l’Ecole
comme outil principal de la démocratisation culturelle ? Comme le rappelle
Anne Krebs, « là où les politiques de démocratisation culturelle montrent
leurs limites, l’Ecole peut être pensée comme l’institution susceptible de
toucher l’ensemble d’une population scolaire. […]. Cette centration sur les
jeunes se vérifie d’ailleurs dans la plupart des pays soucieux de leur
politique éducative et culturelle en Europe et dans le monde anglo-américain [40] ». Après avoir été
perçue comme le lieu par excellence de la « reproduction » sociale et
culturelle, l’Ecole est désormais investie de la lourde mission de rattraper
les inégalités sociales dans l’accès à la culture et à l’art en proposant à
tous non seulement une initiation aux pratiques artistiques, comme cela se fait
depuis les années 1960 pour la musique et les arts plastiques (étendue
désormais, dans certains cas, au théâtre, au cinéma, à la photographie, etc.)
mais aussi, plus récemment, un bagage minimal de connaissances sur l’
« histoire des arts ».
Cette nouvelle orientation n’est
pas sans ambiguïtés. Le décalage entre les priorités affichées par les
autorités politiques et administratives et les moyens mis à la disposition des
équipes enseignantes est souvent dénoncé ; la place des artistes qui
interviennent dans l’espace scolaire apparaît peu définie, mal garantie ;
le rapport entre l’art comme pratique et l’art comme savoir fait l’objet d’un
âpre débat. On peut aussi se demander si l’accent mis sur la transmission par
l’éducation ne renvoie pas à une vision quelque peu surannée de la culture.
Elle fait en tout cas écho aux appels toujours plus nombreux invitant à revenir
à une conception étroite, classique de la culture, à une culture savante dont
l’effacement relatif semble à certains esprits un renoncement à l’idéal même de
démocratisation culturelle.
Et cela dans le temps même où cet
impératif démocratique vintage se pare
des couleurs neuves ou ravivées de l’évaluation et de la révision des
politiques publiques, avec le souci devenu obsessionnel et paralysant du
chiffre, du palmarès, de la quantification. Est « démocratique »,
dans cette nouvelle ère, tout équipement culturel, tout programme d’action,
toute œuvre et tout auteur qui attirent le plus large public, sans que l’on se
soucie plus de savoir de qui est composé ce public ni si le bruit fait autour
d’une œuvre – assimilée à un produit proposé à un marché – est un
critère suffisant pour évaluer sa qualité.
Conclusion
Au fil de ce trop rapide –
et pourtant trop long – survol de l’histoire du concept de
démocratisation culturelle en France depuis la Révolution française, plusieurs
acceptions concurrentes sont apparues qui peuvent être modélisées dans un
système limité d’oppositions sémantiques.
On a pu parler de démocratisation
culturelle pour désigner l’appropriation par le « peuple »
(indifférencié) de tout ou partie du patrimoine national et des instruments de
la création artistique, la mise à disposition des biens culturels pour
l’ensemble des citoyens. Dans ce premier
sens, la démocratisation est synonyme de popularisation et s’oppose à
l’élitisme ; une augmentation en volume ou en valeur absolue des pratiques
culturelles suffit à mesurer le succès de la politique entreprise.
Mais la démocratisation peut être
aussi définie comme la lutte contre les inégalités sociales dans l’accès ou la participation à la culture par
des politiques tarifaires, de médiation culturelle ou d’aménagement du
territoire. Le peuple n’est plus, dans cette deuxième acception, une population
indifférenciée, mais cette partie de la population socialement, culturellement,
géographiquement exclue ou défavorisée que ciblent plus ou moins adroitement
des politiques spécifiques. Dans ce cas, c’est la réduction du non-public,
l’élargissement social du public pratiquant mesuré en taux et pourcentages qui
sont les indices probants du succès.
L’hésitation entre accès et
participation indique un deuxième jeu d’opposés, une deuxième distinction dans
ce que l’on peut entendre par démocratisation culturelle, qui recoupe
partiellement la première. Veut-on, comme c’était le cas majoritairement
jusqu’aux années 1970, qu’une quantité croissante de personnes (ou une part
croissante des fractions socialement défavorisées de la population) accède à la culture ou que, comme y insiste le discours
militant à partir des années 1970, que ces mêmes personnes participent
pleinement à la vie culturelle ?
Les deux termes de cette
alternative se dédoublent eux-mêmes en deux autres : l’accès peut
signifier la simple réunion des conditions d’une mise en présence, comme dans
la conception de Malraux ; ou impliquer la mise en place d’une politique
active de formation des publics, de sensibilisation, de médiation, pour
permettre au plus grand nombre de maîtriser les codes esthétiques, de
s’approprier véritablement les œuvres. La participation, elle, peut s’entendre
comme la seule démocratisation des conditions socioéconomiques de la création
ou bien comme l’autorisation donnée à chacun de se constituer comme sujet
actif, faisant de la culture le moyen d’une émancipation politique comme le
voulait de Certeau et comme Jean Caune en a récemment rappelé l’exigence [41].
Un dernier couple de contraires
oppose une définition de la culture comme corpus d’œuvres légitimes,
consacrées, organisées par une hiérarchie des valeurs telle que mise en place
par l’histoire des arts ; à une autre, relativiste, qui s’appuie sur les
pratiques effectives de la population et refuse de hiérarchiser entre elles. Le
discours de déploration sur l’échec de la démocratisation culturelle ne peut se
comprendre qu’en référence au premier terme de cette alternative ; au
contraire, une vision englobant l’ensemble des formes d’expression et des types
de pratiques conduit plutôt à observer une culturalisation croissante de la
société française, à l’image de l’ensemble du monde occidental – et
probablement au-delà.
Laurent Martin
Paris, Centre d’histoire de
Sciences Po