| Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-UBE |
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| Territoires contemporains | |
| Produire, traiter et diffuser les données : les enjeux pour les SHS | ||||||||
| Dépistage néonatal et discours sur X : une étude longitudinale pour penser l’évolution des représentations | ||||||||
| Gilles Brachotte, Agnes Barrot, Alexander Frame, Camille Level, Frédéric Huet et Laurence Faivre | Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||
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RÉSUMÉ
Cet article s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire visant à analyser l’évolution des discours publics et des représentations sociales autour du dépistage néonatal (DNN) sur la plateforme X entre 2017 et 2023. À partir d’une étude longitudinale reposant sur deux corpus de tweets, il explore les dynamiques discursives associées à l’élargissement du DNN, notamment via l’introduction des technologies de séquençage génomique (DNNg). L’analyse met en évidence une institutionnalisation progressive de la communication en santé publique, mais aussi une appropriation idéologique du sujet par des communautés identitaires et complotistes. Ces détournements participent à une mauvaise réception des messages de prévention, alimentant défiance et inégalités d’accès à l’innovation médicale. En identifiant les facteurs qui influencent l’acceptabilité sociale du DNNg, l’article souligne l’importance d’une stratégie communicationnelle coordonnée et d’une vigilance accrue face aux discours faibles circulant dans les environnements numériques. |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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I. Introduction Au cours de ces dernières années, les crises sanitaires successives, et particulièrement la crise de la COVID-19, ont déclenché des interactions et débats dans l’espace public numérique français allant bien au-delà du domaine médical et de l’expression des professionnels de santé. Cela crée des situations de tensions [1] et d'interprétations inégales de l'information et de la communication qui favorisent le débat sur les questions de santé publique dans un contexte de liberté d'expression [2]. La santé publique est devenue le centre de controverses [3], de bruits et de discours contradictoires qui se répercutent largement sur les réseaux sociaux, notamment sur X (ex-Twitter). X facilite alors cette dynamique en étant une véritable chambre de résonance favorisant l’instantanéité, l’immédiateté et la rapidité de propagation de l’information [4]. Il contribue à l'émergence de « mouvements » et/ou de « communautés » qui prennent forme et corps dans les sphères publiques [5] et qui rassemblent des opinions et des commentaires de différents acteurs du secteur de la santé publique et du grand public. La plateforme X est alors un baromètre d’opinion discursive, mais aussi un terrain d’opérations idéologiques. Dans ce contexte, la possibilité d’élargir le nombre de maladies rares d’origine génétique traitables ou actionnables dépistées à la naissance par les nouvelles technologies de séquençage (DNNg) peut générer de multiples discussions et débats influençant son acceptabilité sociale. Cet article [6] vise à analyser l’acceptabilité sociale de l’extension du dépistage néonatal par des techniques de génomique (DNNg) à travers l’analyse des discours sur X. L'objectif est de rechercher dans les discours autour du DNN et DNNg des catalyseurs potentiels d’inégalités d’accès à cette avancée scientifique par mauvaise réception et compréhension des discours par les twittos. Le risque d’inégalités informationnelles est alors au croisement de la littératie en santé, de la structure de l’espace numérique et des enjeux politiques du discours. II. Méthodologie de recherche Pour répondre à cette problématique, une étude longitudinale se déroulant sur une période totale de 6 ans et 5 mois a été réalisée par une équipe pluridisciplinaire mobilisant des chercheurs en santé, en sciences de données et en sciences de l’information et de la communication. Cette étude longitudinale permet de comparer des formes discursives, des réceptions, des usages plutôt que de mesurer des opinions. Elle s'appuie sur des méthodes d'analyses quantitatives et qualitatives, avec une seconde étude visant plus spécifiquement à analyser les actions de communication mises en place dans le prolongement d’une première étude. Deux corpus de tweets ont été collectés sur des périodes d’études successives : de janvier 2017 à avril 2021 pour la première étude, et de mai 2021 à mai 2023 pour la deuxième étude. Le même protocole de collecte des tweets, basé sur la construction de requêtes booléennes, a été utilisé. Ces requêtes sont composées de deux parties principales : 1) une première partie permettant d’associer l’ensemble des synonymes de DÉPISTAGE et de NÉONATAL, et 2) une deuxième partie permettant de collecter par ailleurs l’ensemble des tweets utilisant des hashtags discriminants, tels que : #dépistagenéonatal, #depistageneonatal, #dépistagesnéonataux, #depistagesneonataux et #testdeguthrie.
Figure 1 : Schématisation des requêtes Pour chacune des deux études, dans le cadre d’une méthode mixte combinant analyses qualitatives et quantitatives, nous avons, dans un premier temps, procédé à la catégorisation des tweets selon quatre types de critères : les types de comptes, la typologie des discours, les thématiques principales et des sujets spécifiques (21).
Tableau 1 : Catégorisation des tweets Les indicateurs de performance ont été croisés avec une analyse discursive pour identifier les discours dominants, leurs ressorts de diffusion, et les discours d’arrière-plan. Trois types de discours ont été définis : a) informatif (contenu factuel, neutre), b) sensibilisation/incitation (vise à convaincre ou mobiliser), et c) avis/témoignages (exprime un jugement ou une expérience). La méthode inclut : 1) une calibration initiale ; 2) une lecture des tweets selon des critères définis ; 3) une validation croisée entre chercheurs. Ces catégorisations ont permis des analyses quantitatives et qualitatives sur l’évolution des discours entre les deux périodes, en lien avec l’engagement et la structuration des échanges. Enfin, les indicateurs d’engagement [7] ont été analysés et croisés avec une analyse discursive des tweets afin de mettre en évidence les spécificités des discours de premier plan, les facteurs favorisant leur circulation et les discours essentiels d’arrière-plan sur l’ensemble de cette étude longitudinale. III. Résultats et analyses 1) L’influence des sujets d’actualité sur les discours Les deux périodes d’études sont caractérisées par des faits d’actualités dont le relais médiatique a une incidence sur la dynamique des discours (figures 2 et 3).
Figure 2 : Nombre de tweets par trimestre (étude 1)
Figure 3 : Nombre de tweets par trimestre (étude 2) Pour la première période d’étude, deux faits principaux sont liés directement au DNN : La recommandation par la Haute Autorité de Santé (HAS) d’introduire sept maladies supplémentaires dans le programme national de dépistage néonatal (figure 2 - pic 2). L’annonce de l’extension du DNN à une sixième maladie, la Medium-chain acyl-CoA dehydrogenase (MCAD) (figure 2 – pic 5). Lors des débats parlementaires sur la loi bioéthique en 2019, les discussions sur les réseaux sociaux se sont concentrées sur la PMA (Procréation médicalement assistée) et le don d’organes, reléguant au second plan le dépistage néonatal (DNN), bien qu’un amendement du député Philippe Berta ait abordé ce sujet. La comparaison des volumes de tweets (tableau 2) entre les deux périodes montre un doublement de la densité sur la seconde, lié à l’actualité (figures 2 et 3). En novembre 2022, un pic de tweets coïncide avec les 50 ans du DNN, un discours de François Braun et une recommandation de la HAS sur la généralisation du dépistage de la drépanocytose. Le deuxième pic significatif correspond à l’extension du dépistage néonatal à sept nouvelles maladies en janvier 2023 [8]. 2) Les hashtags et auteurs, image des discours circulants • Rôle des hashtags L’analyse quantitative et qualitative des hashtags collectés par cooccurrences pour les deux périodes, confirme l’incidence du contexte médiatique sur la genèse des discours (tableau 2). Tableau 2 : Classement des principaux hashtags Lors de la première période d’étude, les 42 occurrences de hashtags liés à la loi bioéthique et aux événements autour des maladies rares apparaissent par cooccurrence avec les hashtags définis pour la collecte. Cela montre que le dépistage néonatal (DNN) est alors un sujet secondaire, associé à des thèmes plus larges. En revanche, lors de la deuxième période, l’augmentation du volume et de la densité du hashtag #dépistagenéonatal (tableau 2) indique une structuration de la communication, faisant du DNN un sujet autonome. Cette évolution est confirmée par la dynamique des discours (figures 2 et 3). La corrélation avec des événements spécifiques au DNN durant cette seconde période explique que, bien que les auteurs soient moins nombreux, ils soient plus prolifiques (tableau 1). • Rôle des comptes L’analyse de l’évolution de la répartition des tweets par catégories de comptes (figures 4 et 5) montre la stabilité du relais médiatique et l’augmentation du volume des discours émis par les comptes institutionnels (+28,5 %). En effet, sur la deuxième période, le DNN est intégrée dans les axes de communication en matière de santé publique relayés sur Twitter.
Figure 4 : Répartition des tweets par type de compte (étude 1)
Figure 5 : Répartition des tweets par type de compte (étude 2)
De plus, les campagnes institutionnelles de communication autour du cinquantenaire du DNN et de l’extension du DNN à sept nouvelles maladies depuis janvier 2023 (figure 6) induisent l’augmentation de la proportion des comptes personnels (+ 30 %). Figure 6 : Tweets institutionnels pour le grand public (étude 2) L’analyse par les auteurs les plus prolifiques (tableau 3) montre l’institutionnalisation des discours sur la deuxième période d’étude. La densification des tweets institutionnels s’explique tout d’abord par la mise en place, par les instances du comité de pilotage du programme national de dépistage néonatal (ministère des Solidarités et de la Santé, la Haute Autorité de Santé, et le Centre National de Coordination du Dépistage Néonatal), d’une stratégie de communication sur X via des campagnes ciblées. Tableau 3 : Les auteurs les plus prolifiques (études 1 et 2) L’institutionnalisation des discours est étroitement liée à la création du compte @depistageneonatal du Centre National de Coordination du Dépistage Néonatal (CNCDN) [9], principal contributeur en volume de tweets durant la deuxième période (tableau 3). Ce compte a lancé des campagnes de communication sur X, avec des messages différenciés selon le public visé — grand public et professionnels de santé (figure 6). Pour ces derniers, les messages mettent l’accent sur leur rôle et leur responsabilité déontologique dans l’information des jeunes parents afin de favoriser leur consentement au dépistage néonatal (figure 7). Figure 7 : Tweets institutionnels pour les professionnels de la santé. Figure 8 : Communication institutionnelle coordonnée En termes de structuration des prises de parole, les discours institutionnels adoptent des postures discursives indifférenciées d’un compte à l’autre (figures 6 et 7) dans le cadre d’une stratégie globale coordonnée (figure 8). Ainsi, les comptes de la HAS, du ministère de la Santé et de la Prévention et du CNCDN, reprennent les mêmes animations et visuels avec des postures énonciatives pédagogiques. 2) Évolution des discours • L'analyse par les typologies de discours La comparaison entre les deux périodes met en évidence une augmentation de 15 % des discours informatifs lors de la seconde période. La frontière entre les catégories « information » et « sensibilisation & incitation » devient plus perméable, notamment en raison de l’intégration du dépistage néonatal (DNN) comme axe de communication en santé publique sur X. Les messages diffusés par les acteurs de santé publique visent à informer tout en sensibilisant à l’intérêt d’un diagnostic précoce, afin de favoriser le consentement au DNN (figure 6). Par ailleurs, bien que les avis sur le dépistage néonatal soient moins nombreux, ils prennent une tournure plus politique (figures 9 et 10). Figure 9 : Répartition des types de messages (étude 1) Figure 10 : Répartition des types de messages (étude 2) Dans les 463 tweets d’information circulant sur cette deuxième période, les 108 tweets institutionnels permettent des liens vers des contenus hébergés sur des sites institutionnels, et agissent ainsi comme des portails d’accès à des ressources d’information officielles [10] (figure 11). Figure 11 : Exemple de tweets d'information. • Les thématiques Sur la première période, les discours dans leur ensemble évoquent trois thématiques distinctes : le DNN en général, le DNN « actuel », et la question de l’extension du DNN. La question de l’extension du DNN est centrale dans les discours de cette période avec 44 % de part de voix (figure 12). Figure 12 : Répartition des thèmes principaux (étude 1) Cette question est mise en avant principalement par les professionnels de santé, sans que le grand public prenne part aux discussions. Pour la deuxième période d’étude, la thématique de l’extension future du DNN, au-delà des sept nouvelles pathologies intégrées dans le programme de DNN en janvier 2023 n’est plus un sujet de premier plan (figure 13). Figure 13 : Répartition des thèmes principaux (étude 2) Les discours à propos des extensions futures du DNN ne représentent plus que 16 % des tweets, alors que les scientifiques déplorent toujours le retard français malgré l’avancée (figure 23). • Les sujets spécifiques L’analyse de l’ensemble des sujets spécifiques, qu’ils concernent la génétique ou les maladies, révèle deux évolutions majeures entre les deux périodes. Les thématiques liées à la génétique — qu’il s’agisse de la loi bioéthique ou des techniques, comme l’intégration génétique et le séquençage — restent largement marginales dans les discours. Sur l’ensemble des deux périodes, seuls 87 tweets abordent ces questions, dont 75 lors de la première période (figure 14) et seulement 12 lors de la seconde. Figure 14 : Thème spécifique (étude 1) Les 75 tweets de la première étude sont majoritaires en raison du contexte législatif de la loi bioéthique (figure 15). Figure 15 : Répartition des thèmes génétiques (étude 1) Les 5 % de tweets en lien avec l’eugénisme sont significatifs, tant par leur association lexicale au DNN que par leur diffusion ; ils font l’objet d’une analyse approfondie dans la section sur les avis. Lors de la deuxième période, en l'absence de débat législatif sur la loi bioéthique, les mentions de la génétique sont plus rares, avec seulement 12 tweets (moins de 2 %). Dix d’entre eux concernent le lancement du projet pilote « DEPISMA » par l’AFM-Téléthon (figure 16), en partenariat avec plusieurs hôpitaux et agences régionales de santé. Ce projet, mené dans les régions Grand Est et Nouvelle-Aquitaine, teste le dépistage néonatal génétique de l’amyotrophie spinale. Figure 16 : Exemple Tweet DEPISMA (étude 2) L’utilisation de la génétique dans le DNN est également évoquée sur cette deuxième période dans deux tweets qui participent au relais médiatique du cas du « petit Oscar » qui a bénéficié de cette avancée médicale en Belgique. Ces tweets valorisent l’intérêt du DNN génétique en montrant l’utilité d’une thérapie génique précoce (figures 17 et 18). Figure 17 : Exemple Tweet Dépisma (Study 2) Figure 18 : Intérêt thérapeutique de la génétique (étude 2) • La récupération politique du sujet du DNN Par ailleurs, l’analyse comparative de la répartition des types de maladies dans les discours met en évidence l’intensification du sujet de la drépanocytose (+23%) dans les discours de la deuxième période (figure 19). Figure 19 : La voix de la drépanocytose dans les discussions (études 1 et 2) Le phénomène observé s'explique en partie par la publication de l’avis de la HAS sur la généralisation du dépistage néonatal de la drépanocytose en France métropolitaine, ainsi que par un tweet du ministre de la Santé abordant ce sujet (figure 30), ce qui renforce sa portée politique. Par ailleurs, les statistiques françaises sur ce dépistage circulent au sein de communautés d’extrême droite (figure 20), où elles sont détournées dans le cadre de stratégies de manipulation de l'information, notamment au service de la théorie du grand remplacement (figure 21). L’analyse chronologique de 27 tweets à caractère identitaire (figure 10 - political opinion) révèle que la diffusion de ces théories précède les messages institutionnels promouvant la généralisation du dépistage (figures 20 et 33). Figure 20 : Diffusion de statistiques sur le dépistage néonatal de la drépanocytose Figure 21 : Mauvaise réception des messages de santé publique Cette récupération, par des comptes d’extrême droite ou à tendance complotiste, a un effet négatif par rapport à la perception des discours des acteurs de santé publique. • L'invisibilisation des questions essentielles La question du retard de la France en matière de dépistage n’est plus centrale dans les discours, comme en témoigne le faible nombre de tweets scientifiques abordant ce sujet (7 sur la période étudiée). Pourtant, ce retard persiste, notamment en ce qui concerne le nombre de maladies dépistées par rapport à d’autres pays européens. Cette mise en retrait nuit à la réduction des inégalités territoriales dans l’accès aux dépistages et aux thérapies précoces à l’échelle de l’espace européen (figure 22). Figure 22 : Inégalités territoriales en Europe • Les avis : le retard français et une confusion préoccupante Tout d’abord l’analyse quantitative et qualitative de la typologie de discours « opinion » montre qu’ils deviennent moins présents dans les discours (21 % en période 1 contre 12 % en période 2) et se politisent en deuxième période (figures 10 et 11). De plus, pour la première période, l’analyse quantitative et qualitative des avis par thématique (général, extension, actuel) permet d’affiner leur caractérisation (figure 23). Figure 23 : Type de messages par thème (étude 1) • Le retard français et les inégalités territoriales Les 230 tweets relevant de la thématique « dépistage général » présentent la plus forte proportion d’avis négatifs, avec près de 20 % (figure 23). L’analyse qualitative de ces avis met en lumière un mécontentement lié au retard de la France concernant le nombre de maladies dépistées (figure 23). Par ailleurs, des scientifiques et l’AFM-Téléthon critiquent également ce retard par rapport à d'autres pays européens dans le cadre du dépistage néonatal français (figures 22 et 25), soulignant ainsi l’émergence d’inégalités européennes en matière de dépistage des maladies rares.
Figure 24 : Exemples d'opinions négatives Figure 25 : Inégalités territoriales L’analyse spécifique des tonalités des 262 tweets à propos de l’extension du DNN sur cette période (figure 25) confirme que les 61 tweets d’opinions évoquant la question de l’extension du dépistage néonatal sont favorables à 94 % à ce que la France rattrape ce retard. Figure 26 : Focus sur les 64 tweets d'opinion sur l'extension (étude 1) En effet, dans le contexte des débats à l’Assemblée nationale autour du DNN, seulement trois tweets (catégorisés en opinion négative) énoncent une opposition à l’extension du dépistage néonatal. Parmi eux, le tweet de la chaine parlementaire LCP qui relaie la prise de parole d’Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, qui prenait position à l’Assemblée nationale contre l’extension du dépistage néonatal pour des raisons pragmatiques et éthiques : « il n’y pas lieu, aujourd’hui de dépister des maladies que l’on ne sait pas traiter » (figure 27). Figure 27 : Avis négatif sur l'extension et l'argument pragmatique • Une confusion préocupante Dans le contexte législatif évoqué, deux comptes à thématiques religieuses, dont celui du Diocèse de Paris (figures 28 et 29), associent le dépistage néonatal (DNN) à l’eugénisme, en entretenant une confusion lexicale entre les notions de « néonatal » et « anténatal », et donc entre le DNN et le diagnostic préimplantatoire. Cette assimilation révèle une confusion sémantique aux effets puissants : en présentant un test réalisé après la naissance comme une procédure de sélection anténatale (diagnostic préimplantatoire, IVG sélective, etc.), ces discours véhiculent l’idée erronée d’un eugénisme d’État. Cette confusion devient ainsi un levier de désinformation, renforçant la défiance. Figure 28 : Avis négatif sur l'extension avec confusion Figure 29 : Diocèse de Paris : avis négatif sur l'extension avec confusion 3) Les discours de premier plan L’analyse par les indicateurs d’engagement (nombre de retweets et nombre de likes) permet de mettre en évidence les discours de premier [11] et d’arrière-plan. • Le rôle du nombre de followers et de la communauté thématique sur la circulation des discours Les tableaux 4 et 5 montrent que les tweets les plus partagés de la première période arrivent tardivement dans le classement de l’ensemble des tweets les plus retweetés (5e position) et dans le classement de l’ensemble des tweets les plus likés (6e position). Tableau 4 : Auteurs des tweets les plus partagés (études 1 et 2) Tableau 5 : Tweets les plus appréciés (études 1 et 2) Tableau 6 : Impact du nombre de followers d’un compte sur le nombre de RTs (étude 1) L’engagement suscité par les tweets s’explique par des dynamiques communautaires, reposant à la fois sur le nombre de followers des comptes concernés (tableau 6) et sur l’adéquation entre le contenu du tweet et la thématique propre à la communauté. Ainsi, lors de la première période d’étude, bien que les comptes de médias généralistes comme Le Monde ou France Interdisposent d’un plus grand nombre d’abonnés, leurs tweets génèrent moins de retweets que ceux de l’AFM-Téléthon (figure 30) ou du Diocèse de Paris (figure 29), dont les messages résonnent davantage avec leurs publics spécifiques. Figure 30 : Impact de la communauté thématique sur le nombre de « thread » (TR) En effet, la concentration d’intérêt pour le DNN est moindre chez les lecteurs de médias généralistes que chez les abonnés du compte de l’AFM-Téléthon, dont la communauté est spécifiquement sensibilisée aux maladies rares et donc au dépistage néonatal. L’influence de cette appartenance thématique sur la circulation des discours est également confirmée dans l’étude 2 : l’engagement le plus élevé du corpus y concerne un unique tweet du compte F_Desouche, ce qui s’explique à la fois par un nombre important de followers et par la résonance du sujet abordé avec la thématique identitaire défendue par le compte X du site fdesouche.com [12]. Figure 31 : Le tweet le plus partagé et le plus aimé Ce tweet (figure 31) utilise la fonctionnalité X de repartage de vidéos à partir du tweet du ministère de la Santé pour partager, à dessein, un tweet initialement informatif du ministère de la Santé et de la Prévention pour étayer des thèses d’extrême droite. • Les discours de santé publique : quelles perceptions et compréhensions ? Le relais par les comptes institutionnels @Santé_Gouv et @Enfance_Gouv et par le compte du ministre de la Santé @FrcsBraun des discours en lien avec le DNN est une caractéristique spécifique de la deuxième période d’étude. Ce relais est d’autant plus stratégique que le compte récent du CNCDN, bien que particulièrement prolifique, a une portée (visibilité) peu importante, faute d’une communauté engagée avec uniquement 69 abonnés en mai 2023 (figure 32). Figure 32 : Nombre de followers pour la CNCDN Parmi les discours avec les engagements les plus élevés (tableaux 5 et 6), le tweet du ministre de la Santé, François Braun (figure 33), apporte une dimension politique au sujet. L’engagement sur ce tweet est favorisé 1) par les comptes gouvernementaux et les sympathisants politiques qui le partagent, et 2) par les commentaires négatifs des détracteurs. Figure 33 : Le tweet du ministre de la Santé. Parmi les 245 commentaires analysés sous ce tweet, deux grandes catégories de commentaires négatifs émergent. La première regroupe des critiques visant les stratégies d’intervention du gouvernement, tant dans le domaine de la santé en général que dans la gestion de la crise Covid-19 en particulier (figure 34). La seconde relève d’un registre complotiste (figure 35), avec des commentaires attribuant à la politique de santé publique en matière de DNN des intentions cachées et planifiées. Figure 34 : Commentaires catégorie 1 Figure 35 : Commentaires catégorie 2 Ces deux catégories de commentaires sont également retrouvées dans les commentaires des tweets institutionnels. Ceci montre que les discours de santé publique sur X concernant le DNN entrainent des débats concernant les actions de santé publique, en général, mais ne génèrent pas de débat des questions essentielles, telles que le retard français persistant ou la prise en charge des pathologies dépistées. • La récupération des discours de santé publique Le tweet du compte du ministère de la Santé du 5 janvier 2023 (figure 33) devient le 6 janvier 2023 pour le compte @F_Desouche, un matériau narratif au service d’opinions identitaires, qui alimentent les discussions d’un collectif de personnes partageant les mêmes cadres idéologiques (figure 31). Dans les 155 commentaires de ce tweet, le message de santé publique initial opère de multiples mutations sur des questions principalement raciales. L’utilisation de termes tels que « propagande » montre l’attribution d’une fonction narrative intentionnelle à la représentation iconographique des parents concernés par le DNN (figure 36). Figure 36 : Exemples de commentaires F_DeSouche La représentation d’un couple mixte (un homme de couleur noire et une femme de couleur blanche), devient pour cette communauté un acte politique qui suffit à étayer des thèses, telles que celle du grand remplacement. La porosité des communautés identitaires avec les communautés complotistes explique également les commentaires de type complotiste. De plus, les 196 retweets et 20 citations favorisent l’apparition de multiples nouveaux « variants » et l’émergence de théories complotistes (figures 37 et 38). Figure 37 : Exemples de théories de la citation et de l'extrême rigueur Figure 38 : Influence des théories du complot sur le dépistage néonatal Ces multiples variants ont un effet délétère sur la réception et compréhension des messages des campagnes de promotion du DNN en favorisant la défiance vis-à-vis des messages de santé publique visant à informer et recueillir un consentement éclairé. Leur circulation est préoccupante, car elle pourrait induire des inégalités en matière de santé publique avec une perte de chance pour les enfants dont les parents refuseraient le DNN en raison de croyances idéologiques. Par ailleurs, la circulation algorithmique de ce type de message relègue à l’arrière-plan les messages importants des scientifiques en matière de santé publique qui dénoncent les inégalités territoriales à l’intérieur de l’Europe. IV. Conclusion Alors que la France reste en retard par rapport à d’autres pays d’Europe en termes de nombre de maladies dépistées, le DNN reste un sujet qui occupe peu l’espace médiatique sur X malgré les campagnes récentes de communication de santé publique. Cette étude longitudinale sur une durée totale de plus de 6 ans de l’analyse des discours sur X concernant le DNN, a permis de détecter plusieurs facteurs pouvant influencer l’acceptabilité sociale de la mise en place du DNNg. Tout d’abord, l’analyse de la circulation des discours sur X met en évidence la récupération et l’instrumentalisation politique des discours de santé publique qui participent à la mise en arrière-plan de la parole scientifique, particulièrement sur le sujet essentiel du retard français. Cette invisibilisation de la parole scientifique française participe au maintien des inégalités territoriales d’accès au dépistage et aux thérapies précoces au sein des pays de l’espace européen. De plus, les messages des campagnes de communication visant à informer le grand public pour obtenir le consentement éclairé des jeunes parents, et les statistiques issues de l’Association Française pour le Dépistage et la Prévention des Handicaps de l’Enfant (AFDPHE), ont été instrumentalisés pour servir une lecture identitaire du dépistage néonatal, dans ce que nous appelons ici des variants identitaires, c’est-à-dire des discours dérivés à visée idéologique, détournant l’enjeu sanitaire vers des enjeux identitaires ou raciaux (théorie du grand remplacement, par exemple). Cette récupération des messages de santé publique relevée lors de la deuxième période de l’étude a favorisé la politisation des opinions associées au DNN à cause d’un engagement communautaire important qui participe à l’invisibilisation de la parole scientifique. Les analyses ont détecté, à l’image du tweet du Diocèse de Paris, que les différences de littératie et/ou le caractère sensible de la question de la génétique, favorisent la circulation de fausses informations induisant une mauvaise compréhension du programme national de DNN. La circulation de l’ensemble de ces « discours faibles [13] » est accentuée sur chacune des deux périodes par les caractéristiques sociotechniques de X, qui favorisent la circulation des messages à l’intérieur des communautés engagées, telles que les communautés religieuses, identitaires et les communautés complotistes, et renforcent par ailleurs une mauvaise compréhension des discours de santé publique et de la parole scientifique. En effet, les analyses nous indiquent que cette mauvaise compréhension du discours induit de la défiance vis-à-vis des nouvelles offres de soins permettant de détecter et donc de traiter des maladies génétiques rares. Ainsi, ces « discours faibles » concernant le DNN peuvent devenir des catalyseurs d'inégalités en matière de santé, car leur circulation augmente le risque de perte de chances pour certains enfants atteints de maladies génétiques rares, en favorisant la mauvaise réception et la compréhension des discours de santé publique français en matière de DNN et plus particulièrement concernant l’utilisation de la génétique en première intention dans le DNN. Dans le cadre des futures campagnes de communication, cette étude longitudinale montre qu'il est essentiel de ne pas laisser le champ libre à ces discours et leurs variants futurs sur X afin de maintenir le taux élevé de consentement au DNN. Ainsi, la mise en œuvre de stratégies de communication visant à favoriser le relais de messages par l’ensemble de la communauté scientifique peut contribuer à remettre au premier plan des discours circulant sur X, l’intérêt du DDNg pour dépister les maladies rares accessibles à un traitement. Plus largement, et au-delà de la question du DNN et du DNNg, l’union de la communauté scientifique pour lutter contre la désinformation médicale relayée à des fins opportunistes de toutes sortes est un sujet essentiel dans la lutte contre les inégalités en matière de santé. Enfin, en parallèle de cette étude, la France a débuté la conception d’un projet pilote d’extension du DNN par l’analyse ciblée d’une liste de plusieurs centaines de gènes de pathologies traitables et/ou actionnables, à partir du séquençage du génome. Ce projet, nommé PERIGENOMED [14], porté par le CHU de Dijon, fait partie du consortium ICoNS, qui réunit une vingtaine de projets pilotes internationaux de séquençage du génome néonatal [15]. Il fait suite à l’expérience acquise par le CHU de Dijon au sein du projet européen Screen4Care [16]. Dans ce contexte, comme pour tout projet lié à la santé, il est essentiel de suivre l’évolution des discours sur les plateformes sociales — en particulier sur X — en mettant en place des dispositifs proactifs de veille et de réponse à la désinformation. En effet, les chambres d’écho et les bulles de filtre propres aux environnements numériques accentuent le risque déjà important de perte ou de déformation de l’information en santé publique.
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AUTEUR Gilles Brachotte Agnes Barrot Alexander Frame Camille Level Frédéric Huet Laurence Faivre |
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ANNEXES |
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NOTES
[1] Hélène Romeyer, La santé dans l’espace public, Paris, Presses de l’EHESP, 2010.
[2] Alexander Frame, Gilles Brachotte et Afef Selmi, « À vos seringues : French governmental communication on Covid-19 vaccination via Twitter », dans Philippe. J. Maarek éd., Manufacturing Government Communication on Covid-19 Perspectives, Cham, Springer, 2022, pp. 371-395.
[3] Caroline Ollivier-Yaniv, « La communication publique sanitaire à l’épreuve des controverses », Hermés, La revue, 2025, n° 73, pp. 69 à 80.
[4] Gilles Brachotte et Alexander Frame, « L’usage de Twitter par des journalistes politiques français : un outil de recomposition de la pratique professionnelle journalistique ? », dans Fabian Liénard et Sami Zlitni éd., La communication électronique : enjeux, stratégies, opportunités, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, pp. 125-135.
[5] Ibid.
[6] Cette étude a été réalisée grâce à la plateforme « COCKTAIL », projet de recherche piloté scientifiquement par Gilles Brachotte, Professeur des universités en SIC à l’Université Bourgogne Europe, disponible sur https://projet-cocktail.fr, consulté le 7 juillet 2025.
[7] Engagement : ensemble des retweets, likes et citation sur un tweet.
[8] Au total, cette extension des maladies dépistées porte à 13 les maladies dépistées biologiquement auxquelles est ajouté le dépistage de la surdité permanente bilatérale, disponible sur : https://depistage-neonatal.fr/extension-du-depistage-neonatal-aux-7-eim/, consulté le 7 juillet 2025.
[9] Le Centre National de Coordination du Dépistage Néonatal (CNCDN) est une structure nationale œuvrant pour la mise en place du dépistage néonatal sur l’ensemble du territoire, disponible sur https://depistage-neonatal.fr/a-propos/, consulté le 7 juillet 2025.
[10] Les discours de de vulgarisation scientifique ressource disponible sur https://sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/maladies-rares/DNN et https://depistage-neonatal.fr/
[11] Les discours de premier plan sont les messages les plus visibles et engageants sur X, souvent relayés par des acteurs institutionnels ou médiatiques. Par leur intensité de circulation, ils captent l’essentiel de l’attention et structurent la perception publique du sujet. Cette prédominance contribue à la marginalisation des discours faibles, qui, bien que peu visibles, peuvent resurgir soudainement et influencer les représentations sociales dès lors qu’ils sont relayés par des communautés engagées.
[12] Site agrégateur d’actualité destiné à alimenter les thèses identitaires.
[13] Ce que nous appelons ici discours faibles renvoie à des expressions discursives peu visibles dans l’espace public numérique, souvent reléguées à l’arrière-plan, mais dont le potentiel de viralisation est réel dès lors qu’elles sont réactivées par des dynamiques communautaires ou contextuelles.
[14] Disponible sur : https://www.chu-dijon.fr/le-projet-perigenomed-0, consulté le 7 juillet 2025
[15] Disponible sur : https://www.iconseq.org/
[16] Disponible sur : https://screen4care.eu/
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Gilles Brachotte, Agnes Barrot, Alexander Frame, Camille Level, Frédéric Huet et Laurence Faivre, « Dépistage néonatal et discours sur X : une étude longitudinale pour penser l’évolution des représentations », dans Produire, traiter et diffuser les données : les enjeux pour les SHS, Hervé Marchal et Marie Mbome [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 28 novembre 2025, n° 22, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html.. |
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