| Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche
"Sociétés, Sensibilités, Soin" UMR 7366 CNRS-UBE |
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| Territoires contemporains | |
| Produire, traiter et diffuser les données : les enjeux pour les SHS | ||||||||||||||||||||||||
| Utiliser des archives pour faire l’histoire des disciplines | ||||||||||||||||||||||||
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Jean-Christophe MARCEL |
Résumé | Mots-clés | Sommaire | Texte | Auteur | Annexes | Notes | Références | Outils | |||||||||||||||||||||||
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RÉSUMÉ
Cet article montre comment, à partir d’un corpus d’archives a été menée une recherche qui interroge la façon de créer les périodisations qui rendent intelligible l’histoire de la sociologie française. Ce retour critique a permis, grâce à ces archives, de se pencher sur l’évolution de la sociologie durkheimienne (École Française de Sociologie) et de son paradigme dans l’entre-deux-guerres — pas si figé qu’on a bien voulu le dire. Ainsi, il a été rendu possible de montrer que les filiations intellectuelles revendiquées par les sociologues français après 1945 relèvent en partie d’effets d’affichage (la référence aux sciences sociales américaines) qui dissimulent des choix épistémologiques qui restent bien « français », et conduisent à relativiser un moment revendiqué de « rupture ». |
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MOTS-CLÉS
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SOMMAIRE
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Introduction : les archives consultées, le cadrage théorique Il est question dans ce qui suit d’un corpus d’archives initialement constitué et examiné dans le cadre d’un travail de thèse en histoire de la sociologie intitulé : « Les avatars de l’héritage durkheimien. Une histoire de la sociologie en France (1920-1958) », qui s’est étalé de 1991 à 1997. Ont été consultées et dépouillées plusieurs milliers de pages dispersées sur différents sites parisiens (Archives nationales, Bibliothèque nationale de France, Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, Conservatoire national des arts et métiers) [1]. Je précise que j’ai travaillé sur des archives physiques, qu’il fallait aller consulter sur place, à l’époque. Ce déplacement supposait évidemment des contraintes de temps liées au transport, mais aussi une attente sur place, prolongée si d’aventure il fallait une autorisation spéciale du (de la) président(e) de salle. Il pouvait arriver aussi, comme à la Bibliothèque nationale de France, au département des manuscrits, qu’on ne puisse entrer dans la salle de lecture qu’avec du papier, un crayon noir et une gomme [2]. Aujourd’hui existent de plus en plus d’archives numérisées consultables en ligne, et j’ai vu à plusieurs reprises de jeunes collègues photographier avec leur téléphone les documents qu’ils jugeaient pertinents, pour ensuite les dépouiller et les exploiter plus tranquillement ailleurs. Les conditions de travail ont donc assez fortement changé. Les données constituées, tirées de ce corpus, ont resservi ensuite de nombreuses fois pour un mémoire original d’habilitation à diriger des recherches (HDR) intitulé : « Éléments pour une analyse de la réception de la sociologie américaine en France (1945-1959) », soutenu en 2010, mais aussi pour nombre de recherches ultérieures à la thèse, tout au long de ma carrière, et encore dernièrement pour un article publié en septembre 2024 [3]. Je mentionnerai à l’occasion ces recherches plus récentes, car dans une certaine mesure, on n’a jamais fini de s’approprier et d’exploiter un corpus d’archives, comme je vais essayer de le montrer aussi. Mon interrogation initiale porte sur les périodisations en histoire des disciplines, donc. Le discours partagé sur la façon qu’avaient les sociologues français eux-mêmes de retracer l’histoire de leur discipline, insistait dans les années 1980 sur l’idée d’une « refondation » de la sociologie française après 1945 — qui aurait fait table rase de la sociologie durkheimienne qui l’avait précédée, et dont la principale innovation était l’importation de la sociologie américaine en France, devenue un nouveau modèle à suivre. Mes prédécesseurs argumentaient sur le déclin de la sociologie durkheimienne dès l’entre-deux-guerres (crise de recrutement, discours décalé qui n’était plus en phase avec l’actualité) [4], déclin qui aurait préparé le « tournant empirique » de l’après-Deuxième Guerre. La nouvelle génération de sociologues était ainsi présentée comme soucieuse de rompre avec le discours théorique abstrait des durkheimiens (l’École Française de Sociologie, collectif d’universitaires, de formation philosophique dans leur grande majorité, regroupés autour d’un leader : Émile Durkheim, et d’une revue : L’Année Sociologique) et d’aller enquêter sur le terrain au contact des gens [5]. Or, ce diagnostic, qui semblait justifier cette façon de périodiser le passé de la discipline, ne me paraissait pas si évident. D’abord parce qu’en se penchant d’un peu près sur la production intellectuelle des durkheimiens, il apparaissait qu’après la mort de Durkheim (en 1917) la sociologie durkheimienne semblait connaître des inflexions conceptuelles et épistémologiques qui en faisaient autre chose qu’un discours figé et dépassé par les évolutions du monde de l’après 1918 [6]. Ensuite, parce qu’après 1945, tout empiristes qu’ils fussent, les sociologues français, y compris les plus « américains » d’entre eux, n’avaient de cesse de souligner la faiblesse conceptuelle de la sociologie produite outre-Atlantique, et entendaient la renforcer théoriquement en brandissant un argument récurrent : expliquer les phénomènes sociaux en les rapportant à la totalité de la société. Cet argument épistémologique déterministe, parfaitement compatible avec le paradigme durkheimien – emprunté à vrai dire à Auguste Comte par Durkheim [7] –, que j’ai retrouvé à peu près partout dans les publications d’après-guerre, a été un des axes principaux de réflexion de mon HDR [8]. En somme, entre l’après 1945 et la période précédente, on pouvait poser l’hypothèse qu’existaient dans la manière de faire la sociologie en France des continuités. « Traquer » ces continuités permettait de déboucher sur d’autres interrogations : comment évoluent les concepts au fil du temps ? Comment circulent-ils entre les pays ? Qu’est-ce qu’une filiation intellectuelle [9] ? Qu’est-ce qu’une tradition intellectuelle nationale ? … Tels sont donc les cadres à partir desquels j’ai interrogé mon corpus d’archives. I. La constitution du corpus 1) Un point de départ : revenir sur des archives déjà connues et exploitées par d’autres Au départ, j’ai été consulté des corpus déjà mentionnés et exploités par mes prédécesseurs. Johan Heilbron avait par exemple travaillé sur le Centre de Documentation Sociale (CDS), et Jean-Michel Chapoulie sur le Centre d’Études Sociologiques (CES), dont ils donnaient la cote dans leurs articles de la Revue française de sociologie [10] sur l’histoire de la sociologie française. Ces deux centres, uniques laboratoires de recherche publique en France (le premier dans les années 1920-1930, le deuxième dans les années 1950-60) où des sociologues apprenaient leur métier en faisant leurs enquêtes, étaient des objets d’études privilégiés pour comprendre et caractériser la sociologie en train de se faire et de s’afficher. L’ironie de la recherche est, du reste, que j’ai trouvé, en particulier dans les archives du CDS, des arguments pour démontrer le contraire de ce que mon prédécesseur avait cherché à prouver ! Je suis allé consulter aussi des dossiers personnels des sociologues en poste à la Sorbonne (j’avais trouvé la référence dans un livre de Christophe Charle consacré aux enseignants de la Sorbonne, et cité aussi par mes prédécesseurs) [11]. Ces archives sont précieuses pour retracer les carrières, non seulement des hommes, mais aussi le devenir des postes, leurs différents titulaires, les changements de leurs intitulés. Ces renseignements disent beaucoup sur la façon dont fonctionnent les réseaux d’intellectuels. Les « passages de témoins » que sont les chaires, entre leurs titulaires et leurs successeurs, en général plus jeunes, les luttes et stratégies institutionnelles, dont ces passages et les changements d’intitulés, en sont les illustrations. 2) Sérendipité et change a) Le registres de la Sorbonne Il arrive aussi que le hasard permette de prendre connaissance de l’existence d’archives qui vont s’avérer précieuses pour répondre à un certain nombre de questions que l’on se pose. Ainsi, en feuilletant les catalogues, notamment aux Archives nationales, j’ai ajouté à mon corpus d’autres archives à consulter, qui m’ont paru intéressantes. Tel est le cas des minutes du Conseil de la Faculté des Lettres. Elles se présentaient sous forme de gros registres reliés avec des couvertures en cuir, très lourds à manipuler, et fort fastidieux à éplucher (des centaines de pages d’arrêtés et de comptes rendus de réunions. Qu’en faire ? Tout regarder ? J’y reviendrai), mais qui contenaient parfois des renseignements très intéressants. Par exemple des compléments sur le devenir des chaires [12] grâce à la lecture des arrêtés de nomination (ce qui m’a fait comprendre qu’une filiation intellectuelle est aussi institutionnelle). Ou encore l’arrivée de Georges Gurvitch en France, émigré russe devenu après 1945 un des sociologues français les plus en vue, et dont on ignorait le début du parcours institutionnel dans notre pays, et en particulier son « entrée » dans le monde de la sociologie française [13]. b) Les archives du Conservatoire national des arts et métiers Je suis aussi allé en chercher de mon propre chef d’autres archives ailleurs. Ainsi, je savais que François Simiand (1873 – 1935), durkheimien sur lequel on sait peu de choses, et dont la prose est d’une aridité telle (des commentaires de tableaux statistiques sur des centaines de pages) qu’elle décourage même les plus motivés de le lire plus complètement, avait enseigné au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Je m’y suis rendu à tout hasard pour en savoir plus sur ledit Simiand, et suis tombé sur des archivistes charmants (les interactions avec le personnel jouent aussi sur le devenir d’une recherche), qui m’ont décrit en détail l’inventaire (les inventaires ne sont pas toujours explicites). J’ai ainsi eu accès à des documents précieux, dont le cours tapuscrit de Simiand, jamais exploité par personne dans mon domaine de recherche, et qui m’a bien aidé à comprendre la pensée de son auteur, notamment sa lecture critique de l’économie politique de son époque. Ces archives donnaient aussi de précieux renseignements sur les circonstances de son élection à la chaire d’Organisation du travail : notamment la lutte face à Pierre Du Maroussem, un leplaysien (disciple de Frédéric Leplay, membre d’une école de sociologie concurrente), pour le poste. c) La correspondance Bouglé — Halévy Je suis aussi allé, « au bonheur la chance », au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Une archiviste m’a demandé des noms d’auteurs susceptibles de m’intéresser, et au nom de Célestin Bouglé (1870-1940), sociologue durkheimien, que j’ai donné, elle s’est exclamée de satisfaction (elle était en charge des archives de cet auteur), et m’a donné des cartons entiers d’une correspondance avec un ami très cher de Bouglé : Élie Halévy. Il se trouve que cette correspondance est très riche puisqu’elle s’étend sur toute leur vie, des années 1890 jusqu’à la mort d’Halévy en 1938. En lisant soigneusement ladite correspondance, j’ai pu mettre en évidence, par exemple, qu’au début de sa carrière académique, Bouglé hésite selon ses termes, pendant des années et à longueur de lettres, entre une posture intellectuelle « spiritualiste », et une posture « positiviste », ne sachant pas s’il veut vraiment devenir sociologue dans le cercle durkheimien. Cela a permis de préciser un peu plus en quoi Bouglé, qui avait la réputation d’être un durkheimien ambivalent, selon le titre d’un article princeps, l’est bien en effet [14]. Cela donnait aussi des arguments pour montrer en quoi le même Bouglé, directeur du CDS de 1920 à 1940, avait tout fait pour que les jeunes intellectuels de la génération suivante, qui faisaient dans ce centre leur apprentissage de chercheurs, trouvent eux-mêmes leur propre voie, fusse au prix d’une rupture avec l’orthodoxie durkheimienne qui ne devait pas gêner l’œcuménique Bouglé tant que ça. 3) Compléter progressivement le corpus Un corpus d’archives, un peu comme un corpus d’entretiens, se constitue au fil des ans par « effet boule de neige » : on s’intéresse à tel auteur, tel objet, et on apprend qu’existent d’autres archives qui permettent de compléter l’investigation, etc., au fur et à mesure qu’on progresse dans son travail et qu’on sait un peu mieux dans quelle direction chercher pour essayer de répondre aux questions que l’on se pose. a) Les carnets d'Halbwachs C’est ainsi, par exemple, quelques années après avoir soutenu ma thèse, que je suis allé à l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (IMEC), à Caen, à l’occasion d’une journée d’études, consulter le fonds Maurice Halbwachs (1877-1945), et en particulier ses carnets, dans lesquels il a consigné diverses remarques et impressions des décennies durant, et dont ma lecture a nourri un article sur ce qu’il a fait et écrit lors de son séjour de 1930 à Chicago [15]. J’avais en effet rencontré la figure d’Halbwachs au cours de mes recherches, lequel est un personnage central dans l’histoire de la sociologie française. Les carnets montrent qu’il a une conception durkheimienne tranchée de la bonne façon de faire de la sociologie, assez peu compatible avec celle des sociologues américains de l’époque. En particulier, il réfute l’utilité d’aller « sur le terrain » interroger et observer les enquêtés, méthode privilégiée par les Américains de Chicago. Quand j’ai su qu’il était parti en 1930 enseigner 2 mois à Chicago et avait raconté le voyage dans son journal, je suis allé consulter ce récit pour connaître son appréciation (fort négative et condescendante), avec ses mots, des travaux faits à Chicago. Cette appréciation est un document précieux pour cerner la place qu’il accorde à la statistique dans l’administration de la preuve (il reprend dans un article les résultats des sociologues de Chicago concernant ce qu’ils nomment « l’assimilation » des migrants, qu’il entend « mieux » expliquer en produisant ses propres statistiques [16]), et se faire une idée un peu claire de l’épistémologie durkheimienne dans l’entre-deux-guerres. b) Lettres d’Halbwachs à Mauss Il y a quelques années, un collègue canadien m’a donné une série de lettres d’Halbwachs à Marcel Mauss (1872-1950) [17], pour la retranscription desquelles il avait obtenu un financement, sur une période s’étalant de 1921 à 1936. Ces lettres m’ont permis de compléter et d’éclairer tout un tas d’objets (de thèmes) d’intérêt pour l’histoire de la sociologie française, que j’avais déjà pu aborder dans mes recherches précédemment (cf. infra). II. L’exploitation du corpus Que doit-on prendre ? Qu’est-ce qui est pertinent ? Comment identifier cette pertinence ? 1) Des documents hétéroclites Les archives m’arrivaient sous forme de cartons, et/ou de chemises et sous-chemises remplies de feuillets aux contenus et aux statuts divers, classés de façon plus ou moins claire [18]. Si bien qu’une des difficultés majeures est de s’approprier le corpus d’archives mis à disposition, car les documents sont de la sorte très mélangés. Dans les archives du CDS, par exemple, on trouvait des chemises cartonnées, rangées dans de grandes boîtes en carton, au titre plus ou moins explicite, avec parfois à l’intérieur des sous-chemises en nombre variables, donc plus ou moins de documents rassemblés et mis ensemble, sans qu’il y ait forcément une logique évidente dans ces regroupements, lesquels avaient dû être faits par les acteurs du moment, et sans doute laissés plus ou moins en l’état par les archivistes. Ces documents avaient des statuts divers, outre qu’ils se présentaient sous des formes elles-mêmes diverses (feuilles manuscrites, dactylographiées, affiches, rapports d’enquête, listes et résumés des thèses préparées au CDS…). Une chemise par exemple, contenait uniquement un rapport d’enquête de Raymond Aron après son séjour de 1933 dans l’Allemagne nazie. Une autre chemise intitulée « Statuts, nominations, correspondance » comprenait des programmes d’activités pour l’année 1931-1932, des lettres dactylographiées du directeur de l’École normale supérieure protestant contre la réduction des subventions données au Centre, des discussions sur le maintien ou non des statuts du Centre. Ou à l’intérieur des chemises avec le programme des conférences qui ont été données, la liste de tous les conférenciers, avec leurs titres et leur statut, selon les années. 2) Faire un inventaire La question se pose de savoir, au milieu de cette diversité, ce qu’on regarde et ce qu’on prend en notes ou non, dans la mesure où tout un ensemble de renseignements ne paraît pas dans un premier temps utiles pour répondre aux questions que l’on se pose. À défaut de pouvoir (et de vouloir) tout prendre, j’ai décidé de faire un inventaire exhaustif (inexistant à l’époque, peut-être a-t-il été fait depuis) de tout ce que contenaient les chemises. J’ai inventorié systématiquement, sur des feuillets à part de mes notes proprement dites, le contenu de toutes les chemises, au cas où j’aurais à revenir pour chercher des choses précises. Si bien que je connais la totalité du contenu des archives du CDS, (j’ai fait de même pour le CES). Et bien m’en a pris, puisqu’en 2023 j’ai eu un article à écrire sur l’implication de Bouglé dans la Société des Nations (SDN), dans l’entre-deux-guerres, et sur ce qu’il a fait pour œuvrer à la paix [19]. Je redécouvris les mêmes documents, mais d’un point de vue différent, voire je remarquai, comme si c’était la première fois, des renseignements que j’avais collectés, mais dont je ne m’étais jamais vraiment servi. C’est ainsi que, retourné dans mes notes, je me suis aperçu que nombre de conférenciers passés au CDS, étaient de hauts fonctionnaires de la SDN, que, dans la liste des groupes d’études venus utiliser la bibliothèque abritée au Centre, nombre d’entre eux étaient liés à la SDN, ce dont je ne m’étais jamais rendu compte auparavant. Examinées sous cet angle, ces archives prouvaient, par conséquent, que ce centre de recherches a aussi été un moyen pour Bouglé d’œuvrer à la paix en tentant de former les jeunes générations à ce qu’il appelait la « coopération intellectuelle internationale ». Autrement dit, j’ai pu exploiter les mêmes archives en les réinterrogeant de manière différente. Cette expérience récente m’a conforté dans une conviction, acquise à vrai dire au fil du temps : il faut, dans la mesure du possible, prendre le maximum d’un corpus d’archives, car ensuite on pourra le réinterroger sous un autre angle de problématisation, et exploiter des renseignements dont l’utilité et la pertinence ne sautent pas aux yeux initialement. 3) Le dépouillement Les conditions de travail de l’époque supposaient un travail sur place, avec de quoi écrire (papier et stylos/crayons). Outre la constitution des inventaires que je mentionne plus haut, j’avais pris le parti de prendre en notes le plus systématiquement possible les documents susceptibles de m’intéresser, sauf quand c’était à l’évidence trop éloigné de mes questionnements, ou très difficile à copier (par exemple des tableaux entiers de chiffres et factures, des arrêtés de nomination avec le langage juridique associé). Dans ce dépouillement, je consignais soigneusement la nature et l’origine du document : par exemple, lettre datée de tel jour, de untel à tel autre, où il lui demande telle chose en vue de tel objectif, etc. La critique des sources s’avère bien sûr essentielle pour se rappeler par qui et dans quel but les documents sont produits. Et je recopiais éventuellement des passages entiers, quand je pensais que ça pouvait faire des matériaux pertinents pour administrer la preuve dans mon travail de thèse, c’est-à-dire citer très précisément. Cette tâche fait prendre conscience du fait que ce ne sont plus les mêmes paragraphes qui méritent d’être recopiés, selon les questions qu’on se pose. Et, en toute rigueur, quand on les réinterroge sous un autre angle, il faudrait aller sur place reconsulter les documents pour être en capacité d’en tirer les renseignements devenus les plus pertinents. 4) Produire des données À l’époque de ma thèse, j’interrogeais les archives du CDS avec en tête l’idée de montrer que, dans son Centre, Bouglé était un durkheimien « tolérant » et œcuménique, qui laissait aux étudiants le choix de leur voie, même si leur sociologie les éloignait des principes de réflexion durkheimiens, faisait venir des conférenciers de tous horizons intellectuels, leur faisait connaître auteurs et textes venus eux aussi d’horizons intellectuels variés, et qu’à ce titre, il avait contribué au renouveau de la réflexion sociologique et préparé le tournant de l’après-guerre. J’ai interrogé les archives du Centre d’Études Sociologiques pour étudier les années d’après-guerre, en essayant de traquer des traces de continuités tant intellectuelles (qui s’inspirait, et comment, de l’héritage durkheimien passé ?) qu’institutionnelles (qui retrouvait-on ou non, parmi les sociologues de l’avant-guerre à la tête des équipes de recherche qui œuvraient dans le cadre du CES ? Quels étaient les liens intellectuels et institutionnels entre les plus jeunes et les « patrons » déjà en poste avant la guerre ?). Et il s’est avéré que, par exemple, l’équipe de sociologues du travail réunis autour du « patron » Georges Friedmann (1902-1977) étaient sans doute parmi ceux qui se revendiquaient le plus de la « sociologie de terrain » empirique américaine, mais qui, pour nombre d’entre eux, développaient des réflexions théoriques poussées (à l’image d’un Jean-Daniel Reynaud [1926-2019] ) ; lesquelles réflexions les conduisaient à sévèrement critiquer le manque d’ambition conceptuelle d’auteurs américains dont, au final, ils empruntaient les protocoles d’enquêtes en les réinterprétant selon leurs propres cadres de pensée [20]. Leurs ambitions théoriques fortes, Reynaud était philosophe de formation, faisaient d’eux, au final, des sociologues pas si « empiristes » que ça. Ces archives ont ainsi été pour moi l’occasion de prendre conscience des « effets d’affichage » que les savants utilisent pour se mettre en scène, qualifier leurs travaux, et dans la foulée se qualifier eux-mêmes. Ces manières de s’autodéfinir sont des artefacts qui révèlent des stratégies qui ne sont pas sans comporter des parts d’ombre, de dissimulation, de distorsion... À ce titre, les travaux de la nouvelle génération de sociologues français de l’après 1945 sont porteurs de présupposés épistémiques et paradigmatiques qui sont dans la continuité de ce que les durkheimiens avaient posé avant eux, mais qu’il était de bon ton de soigneusement dissimuler dans la conjoncture intellectuelle des années 1950. 5) Dégager des observables Comme pour tous types de matériaux, on interroge donc les archives avec une problématique en tête (refondation de la sociologie ?) et des hypothèses (existence de continuités, mais lesquelles ? À côté des ruptures ?) qu’on cherche à valider ou invalider, selon ce que ce « terrain » suggère. Et, aussi « qualitatif » que soit ce matériau, on l’utilise, comme avec un questionnaire d’enquête, pour « modéliser » le réel, en le décomposant en différents éléments observables, c’est-à-dire comparables. Ceci est particulièrement évident si je reprends l’exemple du corpus de lettres d’Halbwachs à Mauss. À destination du collègue qui avait supervisé leurs transcriptions et m’avait transmis ces lettres, j’ai listé explicitement une liste de thèmes faisant figure d’observables (listés en fin d’annexe), afin de lui soumettre une sorte de programme de recherche. Ces thèmes ont été tirés du contenu des lettres, mais ils font référence aussi à des objets de recherche qui ont déjà été investigués et discutés par tous ceux qui se sont penchés auparavant sur l’histoire de la sociologie durkheimienne, et qui se sont révélés être des entrées analytiques pertinentes pour faire ladite histoire. Tout comme les autres types de données, celles qu’on tire des archives, ces « observables », permettent une cumulativité du savoir, par ajouts et comparaisons avec ce que ceux qui ont précédé en ont fait. Réaborder les mêmes thèmes sous un autre angle, armé éventuellement de renseignements supplémentaires inédits, permet de compléter, rectifier, valider ou invalider des résultats déjà établis. C’est là une base de la « scientificité » de notre discipline. Par exemple, on a là des renseignements précieux sur la publication et la rédaction par Halbwachs du livre sur Les Causes du suicide [21]. Jamais vraiment lu de manière fine, le travail d’Halbwachs était en général trop promptement et facilement catégorisé, sans plus, comme une réactualisation d’un thème antérieurement investigué par Durkheim [22]. La lecture des lettres d’Halbwachs sur la question nous apprend que, destinée à être au départ une simple préface, commandée par Mauss pour la réédition du livre de Durkheim, son enquête a finalement fait l’objet d’un livre à part entière. Halbwachs écrit avoir « poussé l’étude de la convergence des taux de suicide, dans la plupart des pays, et à l’intérieur de quelques-uns d’entre eux », avoir « développé aussi l’étude des rapports entre les crises économiques, les faillites, les mouvements de masse et les morts volontaires ». Il inscrit enfin son travail dans un dialogue avec les psychiatres, en s’aventurant sur leur terrain, pour expliquer sociologiquement les suicides « d’aliénés », ce que Durkheim s’était refusé à faire. Au final, ces lettres révèlent que Les Causes du suicide est finalement à la fois, non seulement une réactualisation de l’étude de Durkheim, mais en est aussi une critique qui réinterroge le rapport des individus à la société [23], alors même qu’Halbwachs se pense « plus durkheimien que Durkheim lui-même » [24]. 6) Comment croiser ce corpus avec d’autres Bien souvent, et ces recherches ne font pas exception, les archives ne sauraient se suffire à elles-mêmes. Un des principes de la méthode historique, c’est de croiser ses sources avec d’autres, afin de confirmer, ou infirmer, ou relativiser — nuancer, les résultats établis grâce aux archives. J’ai donc croisé mes archives avec des textes de statuts divers (livres, articles, comptes rendus de livres, comptes rendus d’enquête…) et avec des entretiens que j’ai effectués auprès de sociologues français qui avaient fait leurs débuts dans les années 1950 [25]. C’est surtout en confrontant ultérieurement ce que j’avais tiré des archives avec ce que j’avais obtenu de ces entretiens que je me suis rendu compte que ce recoupement ne pouvait pas se faire n’importe comment. Je me suis aperçu en effet que j’avais effectué les entretiens trop tôt, et que, de ce fait j’avais collecté des verbatims peu exploitables, pressé que j’étais, entre autres par mon directeur de thèse, d’aller négocier les interviews — les enquêtés, étaient déjà fort âgés, pas toujours en bonne santé. Assez timide de nature, et très impressionné par le fait d’aller interroger des sociologues à la retraite qui avaient été les maîtres de la discipline, je voulais aussi me « débarrasser » de ce travail coûteux pour moi sur le plan émotionnel. Or, il s’est avéré que je ne savais pas trop quoi demander de précis à mes interlocuteurs, car je ne connaissais pas assez bien l’état du champ de la discipline dans l’après-guerre. Les verbatims sont souvent restés à un niveau de généralité peu exploitable. Je rencontrai aussi un autre écueil : sociologues eux-mêmes et souvent curieux de savoir ce que je voulais démontrer, mes interlocuteurs assez rapidement m’interrogeaient sur ce que je cherchais à montrer. Si bien qu’il arrivait que l’entretien tourne court, et devienne une sorte de commentaire et d’évaluation de ma problématique. Et à ce stade de tout récent commencement de ma recherche, je n’avais guère d’arguments pour relancer la discussion et l’orienter vers des thèmes exploitables pour moi. Ainsi, après avoir parcouru les dossiers professionnels des chercheurs du CES, et examiné de près ce qu’ils avaient pu y faire, j’ai pris peu à peu bonne connaissance des rôles institutionnels des uns et des autres, de leur trajectoire professionnelle, des enquêtes qu’ils avaient menées, dans quelles circonstances, et armés de quels concepts. etc. En somme, il aurait fallu commencer par les archives du CES, notamment pour aborder de façon plus subtile et documentée avec les enquêtés leur travail de ce moment, et par exemple la question des effets d’affichage que j’évoque plus haut. La connaissance des archives m’a permis de prendre de recul avec cet effet d’affichage qui était le leur : pourquoi se définir comme ça ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette critique épistémologique récurrente, en contradiction avec un affichage qui revendiquait l’apport des Américains ? En avait-il conscience ? Etc. D’autant plus que ce questionnement s’est révélé être l’axe principal de ma future HDR où je me penche sur cette question de la réappropriation et de l’interprétation par les Français de l’apport des Américains. Mais au moment où je me suis attelé à cette deuxième recherche, la plupart des maîtres de la sociologie française interrogés auparavant étaient, hélas, décédés. |
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AUTEUR Jean-Christophe MARCEL |
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ANNEXES
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NOTES
[1] Voir annexe pour avoir le détail du corpus.
[2] Tous ces sites ont, je crois, été déplacés depuis.
[3] Jean-Christophe Marcel, « Penser et agir pour la paix : Célestin Bouglé, la Société des nations et la Coopération intellectuelle (1918-1940) », Les Études Sociales, n°179, « Penser la paix avec les sciences humaines et sociales (France, Canada, Suisse, Belgique – 1850-1940) », 1er semestre 2024, p. 103-125.
[4] Johan Heilbron, « Les métamorphoses du durkheimisme, 1920-1940 », Revue française de sociologie, vol. 26, n° 2, 1985, p. 203-237.
[5] Jean-Michel Chapoulie, « La seconde fondation de la sociologie française, les Etats-Unis et la classe ouvrière », Revue française de sociologie, vol. 32, n°3, 1991, p. 321-364.
[6] Cf. le livre tiré de ma thèse : Jean-Christophe Marcel, Le durkheimisme dans l’entre-deux-guerres, Paris, Puf, 2001.
[7] Compatible aussi, il est vrai, avec la tradition marxiste, dominante alors en France dans les années 1950, notamment parmi les philosophes.
[8] Cf. le livre que j’en ai tiré aussi : Jean-Christophe Marcel, Reconstruire la sociologie avec les Américains ?, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2017.
[9] Un résultat des plus surprenants et « amusant » a été de m’apercevoir qu’un des Français les plus virulents pour dénoncer, après 1945, les impasses de la sociologie durkheimienne et se mettre en scène comme « plus américain que les Américains ». Jean Stoetzel (1910-1987) était en réalité, quand on creusait un peu dans son registre conceptuel… un des plus durkheimiens ! Cf. Jean-Christophe Marcel, « Jean Stoetzel élève de Maurice Halbwachs : les origines françaises de la théorie des opinions », L'Année sociologique, 1998, vol. 48, n° 2, « Études d'histoire de la pensée sociologique », p. 319-351.
[10] Johan Heilbron, op. cit. ; Jean-Michel Chapoulie, op. cit..
[11] Christophe Charle, Les Professeurs de la faculté des lettres de Paris, dictionnaire biographique, vol. 2 (1909-1939), Paris, Édition du CNRS-INRP, 1986.
[12] Sur lequel je me suis déjà exprimé (cf. supra).
[13] On apprend grâce à ces archives qu’il commence par donner des cours libres de philosophie, à ses frais en Sorbonne, grâce au parrainage de Marcel Mauss, neveu de Durkheim, dont il fait la connaissance par l’intermédiaire d’une association qui aide à l’insertion des étrangers d’origine juive.
[14] Paul Vogt, « Un durkheimien ambivalent : Célestin Bouglé, 1870-1940 », Revue française de sociologie, vol. 20, n° 1, 1979, p. 123-139.
[15] Jean-Christophe Marcel, « Maurice Halbwachs à Chicago ou les ambiguïtés d’un rationalisme durkheimien », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, vol. 1, 1999, p. 47-68.
[16] Maurice Halbwachs, « Chicago, expérience ethnique », Annales d’Histoire Économique et Sociale, année 4, n°13, 1932, p. 11- 49.
[17] Neveu d’Émile Durkheim, fondateur et promoteur de l’ethnologie universitaire en France, un des piliers intellectuels de l’École Française de Sociologie.
[18] Ces cartons ou boîtes sont souvent couverts d’une poussière qui imprègne les doigts, et il arrive aussi que des feuillets mal conservés s’effritent en partie quand on les prend en main.
[19] Christophe Marcel, op. cit., p. 103-125.
[20] J’ai déjà évoqué le cas Stoetzel plus haut.
[21] Maurice Halbwachs, Les Causes du suicide, Paris, Alcan, 1930.
[22] Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Alcan, 1897.
[23] Halbwachs en conclut à l’inutilité de l’utilisation du concept « d’anomie » pour expliquer le suicide. Concept qu’on considère aujourd’hui pourtant comme un apport majeur de la postérité intellectuelle de Durkheim, et qui a eu une « carrière » outre-Atlantique.
[24] Lettre à Mauss du 27 février 1928.
[25] Cf. la liste d’entretiens indiquée en annexe.
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RÉFÉRENCES Pour citer cet article : Jean-Christophe Marcel, « Utiliser des archives pour faire l’histoire des disciplines », dans Produire, traiter et diffuser les données : les enjeux pour les SHS, Hervé Marchal et Marie Mbome [dir.], Territoires contemporains - nouvelle série [en ligne], 28 novembre 2025, n° 22, disponible sur : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html. |
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