Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Jacques-Émile Ruhlmann (1879-1933)

1
2

Je suis sensible à la délicatesse, à la rareté du goût de MM. Ruhlmann, Nathan, Süe, Huillard, Mare ou Groult, je suis frappé de leur ingéniosité, mais j’admire leurs boudoirs ou leurs chambres à coucher comme des décors de théâtre. Non seulement je ne m’y vois pas installé, mais je me demande s’il est vraiment beaucoup de nos contemporains qui y soient tout à fait chez eux. Nous renonçons au Louis XV parce qu’il ne répond plus à notre civilisation. Allons-nous habiter chez Schéhérazade ou chez Nijinski ? Serons-nous à notre aise parmi ces coussins bariolés, ces boiseries rutilantes, ces couleurs aux tons intenses brutalement opposés ? Quelle mine feront nos costumes ternes, étriqués au milieu de ces fanfares fastueuses ? Et puis cela est trop parfaitement composé. Si l’on déplace un meuble ou un coussin, si l’on a le malheur de poser son chapeau sur une table ou de laisser traîner un journal ou un livre, voilà le charme rompu. Quand ces tentures se défraîchiront, il faudra modifier ou refaire la pièce. L’ensemble est opprimant. Il ne pourrait convenir, à la rigueur, qu’à des milliardaires s’installant dans leur hôtel, décidés à faire revenir tous les six mois le tapissier, et pourvus d’assez d’abnégation pour éviter dans tous leurs gestes des dissonances fâcheuses.


Léon Rosenthal, « Les arts de la vie au Salon d’Automne », L’Humanité, « L’Actualité artistique », 25 novembre 1913, p. 4.