code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

Rodin et la cabale, L’Humanité, 29 septembre 1916, p. 1.

Après le vote de la Chambre et le nouveau geste généreux de Rodin qui suivit, il semblait que la création du Musée Rodin à l’hôtel Biron fût désormais assurée. Les ennemis du grand sculpteur n’ont pas désarmé : battus au Parlement, ils en appellent, à l’opinion. Une pétition circule depuis quelques jours, en tête de laquelle se lisent des noms illustres ou notoires : des membres de l’Académie des Beaux-Arts y voisinent avec Madame Gyp. On y proteste contre la glorification projetée pour un artiste vivant ; on demande que l’hôtel Biron soit transformé en musée du XVIIIe siècle.

L’art du XVIIIe siècle est, certes, admirable sans restriction. Mais on peut remarquer que les occasions ne manquent pas pour l’étudier. Les palais nationaux : Versailles, les Trianons, Fontainebleau en sont les asiles naturels. Récemment, l’ouverture du musée Jacquemart-André et l’entrée au Louvre de la collection Camondo ont encore mis à la disposition du public quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. D’ailleurs, avec quoi remplirait-on l’hôtel Biron? Il faudrait sans doute s’adresser aux marchands, peut-être aussi à des collectionneurs amateurs doublés de spéculateurs, et, au prix où sont cotés aujourd’hui les moindres objets de cette époque, l’État, dans les circonstances actuelles, ne pourrait engager de telles dépenses. Le musée du XVIIIe siècle n’ouvrirait jamais. Les signataires de la pétition doivent bien un peu s’en douter, mais ce n’est pas là leur principal souci.

Quant à la question de principe, elle pouvait se discuter il y a quelques années, quand les pourparlers entre l’État et Rodin étaient à peine commencés. À ce moment, il eût été possible de discuter la légitimité d’un tel hommage rendu à un artiste de son vivant. Les négociations, qui n’étaient pas secrètes, que les gens les moins informés connaissaient, auraient été suspendues. Aujourd’hui, la question n’est plus entière, il ne s’agit plus de principes ; il s’agit uniquement de Rodin.

Et c’est bien la personnalité de Rodin que l’on vise, ou plutôt, à travers Rodin, c’est l’art libre qui est attaqué. On ne pardonne pas à Rodin d’avoir du génie ; on ne lui pardonne pas d’avoir développé sans contrainte son tempérament magnifique. Son succès, sa gloire universelle portent ombrage à d’autres artistes : par sa stature, il souligne leur médiocrité ; par ses audaces, il dénonce l’inanité de leurs enseignements ; il est un danger permanent pour les Écoles. Voilà pourquoi les réactionnaires de l’art et de la politique sont d’accord pour l’insulter. Et c’est pourquoi nous le défendons.