code_galerie Chroniques de l"Humanité, Site Léon Rosenthal

 

 

Léon Rosenthal, militant, critique et historien d'art

L’art français à San Francisco, L’Humanité, « L’Actualité artistique », 9 janvier 1915, p. 3.

Avant la guerre – que toutes ces choses, aujourd’hui, nous paraissent donc loin ! –, de jeunes peintres avaient imaginé de révolutionner l’art par des formules nouvelles, mystérieuses et peu accessibles. On les appelait les Cubistes ; ils passionnaient l’opinion : les uns les prenaient pour des prophètes et les autres les tenaient pour des fumistes. Qui pense encore, à l’heure actuelle, au Cubisme ? Reparlera-t-on jamais des Cubistes ? En tout cas, il n’est pas urgent de le faire pour le moment.

Le monde des arts avait, il est vrai, encore d’autres préoccupations. On s’inquiétait beaucoup de projets d’expositions internationales à Paris. Et, de cela, bien qu’à l’heure présente, toute idée d’exposition française soit lointaine, il convient tout de même de parler, parce que les raisons qui animaient les promoteurs de ces entreprises étaient de celles qui ne se périment pas.

Roger Marx qui lança, le premier, l’idée d’une exposition internationale d’art décoratif à Paris ; les auteurs du projet de loi qui fut soumis à la Chambre ; notre ami Roblin qui fit sur ce projet un rapport brillant et tout à fait favorable ; le Parlement qui le vota ; tous ceux qui s’intéressèrent à l’idée, la défendirent ou la propagèrent, songeaient à tout autre chose qu’à préparer une exhibition fastueuse, à amuser le public ou à lui offrir des fêtes. Dans leur pensée à tous, il s’agissait de faire œuvre sérieuse, je dirai sans exagération : œuvre de combat.

La supériorité de la France dans les arts appliqués à la vie ; supériorité qui avait valu, à nos artisans, une clientèle mondiale, se trouvait, de plus en plus, compromise. Longtemps on avait tenu pour menaces vaines les avertissements de ceux qui dénonçaient à la fois l’inertie de nos industriels et l’activité grandissante de nos voisins. Maintenant les statistiques soulignaient d’une façon trop certaine la réalité de leurs doléances : diminution progressive de nos exportations ; envahissement, dans notre pays même, de produits étrangers.

Contre ce péril, une exposition internationale était capable de nous amener à réagir. Elle provoquerait de la part de nos industriels et de nos artistes un sursaut d’énergie, un redoublement d’efforts, un réveil véritable. Elle démontrerait à l’univers que les générations actuelles ne le cédaient à leurs aînées ni en invention ni en ingéniosité ni en richesse. Elle nous ramènerait une clientèle depuis quelque temps hésitante et raffermirait, avec notre renom, notre prospérité. Voilà pourquoi le projet soumis aux Chambres avait rencontré, à côté d’hostilités inévitables, tant d’ardentes sympathies, et, lorsqu’il apparut que sa réalisation ne pouvait être immédiate, voilà pourquoi l’on accueillit avec faveur un nouveau projet, plus modeste mais cependant efficace, que formulait M. Armand Dayot.

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La guerre est survenue. L’Exposition est ajournée. Pour combien d’années ? La France vaincue et épuisée, en 1871, a pu, sept ans après, offrir aux nations une hospitalité magnifique. Il en faudra moins à la France victorieuse pour donner à l’univers une preuve éclatante de son inextinguible vitalité.

Mais on sent bien que le problème auquel cette exposition était destinée à répondre, ce problème n’a pas cessé de se poser dans toute son acuité. Plus que jamais, il importe que la France maintienne son prestige dans le monde. La guerre nous détourne temporairement de cette préoccupation, elle ne la supprime pas. On peut même remarquer qu’elle modifie quelques-uns des termes de la crise. En bien et en mal : en mal, car des milliers d’artisans d’élite, d’esprits ingénieux, d’ouvriers qualifiés vont disparaître sur les champs de bataille. La main-d’œuvre, qui était déjà insuffisante, va se faire de plus en plus rare. Il faudra de grands sacrifices, parmi tant d’autres, pour restaurer l’apprentissage, fortifier les études de dessin, réorganiser les ateliers. En bien, car parmi les pays concurrents, le plus actif certainement et l’un des plus redoutables était l’Allemagne. Désormais les produits allemands pourront plus difficilement dissimuler leur origine et, sous leur pavillon véritable, ils pâtiront de l’antipathie que l’Allemagne aura largement répandue autour d’elle.

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En attendant et avant le moment où nous pourrons donner un vigoureux effort, il importe que la France, dans la mesure du possible, ne laisse pas périmer ses droits. Elle ne doit ni se laisser supplanter ni tolérer qu’on l’oublie, et c’est pourquoi nous sommes heureux de voir nos arts représentés à l’Exposition qui va prochainement s’ouvrir à San Francisco.

Une telle participation ne va pas sans beaucoup de soins : constitution et travaux de comités, envoi de missions. Elle entraîne de grandes dépenses pour le transport à travers l’Océan d’œuvres délicates ou pesantes blocs de marbre ou porcelaines fragiles et aussi pour l’aménagement convenable de la section française. Cette activité, cet argent ne devraient-ils pas plutôt se consacrer à la défense nationale ? Ils n’en sont détournés qu’en apparence. Il n’est pas indifférent qu’à l’heure où elle est envahie et meurtrie, au moment où elle fournit l’effort le plus âpre, le plus intense, la France ait encore assez de sérénité pour se parer et pour sourire dans une fête internationale. Pensez-vous que les Américains, ces grands admirateurs de l’énergie, restent insensibles devant une telle possession de soi-même ? Et n’est-ce pas la meilleure réponse à la propagande germanique, la meilleure façon de retenir et d’augmenter des sympathies précieuses que de montrer notre travail et de dire : « La voilà, cette France, si calomniée et si laborieuse, elle est digne de votre amitié et de votre concours. Elle n’essaye pas de surprendre vos jugements et se présente à vous telle qu’elle est dans ses aspirations et dans ses œuvres. »

Telle sera l’importance morale de notre présence à San Francisco. Les conséquences économiques ne seront pas moins considérables. La vie artistique de l’Amérique dépend encore, dans une très large mesure, de l’impulsion européenne. Le contrecoup de la guerre s’est immédiatement marqué par-delà l’Atlantique ; la saison d’art s’est à peine esquissée. Il n’y a eu, à New York, ni vente sensationnelle, ni exhibition remarquable. Notre appel ne peut manquer de porter des fruits.

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Heureuse dans son principe, la manifestation vaudra aussi par son exécution. Ceux qui l’ont préparée ont compris qu’elle devait être aussi ample que possible et qu’elle devait présenter notre art intégral dans la diversité féconde de ses tendances et de ses formules. Avec une parfaite liberté d’esprit, ils ont pratiqué, dans le domaine de la peinture ou de la sculpture, cette trêve sacrée que le salut public impose à la vie politique. On verra donc, à San Francisco, les maîtres officiels dont je me garderai de penser, en ce moment, et surtout de dire le moindre mal, à côté des artistes hardis, les uns chargés d’ans et de gloire, les autres nouveaux venus dans la bataille, tous jeunes par le souci qu’ils ont de mettre d’accord l’art et la vie.

Quelques exemples montreront sur quelles traditions glorieuses nous nous appuyons et souligneront ainsi la fécondité d’un génie qui n’est pas embarrassé par le poids de ses richesses et manifeste une force perpétuelle de renouvellement. Près de tapisseries du XVIIe siècle et de biscuits du XVIIIe, les Gobelins et Sèvres exposeront des porcelaines et des tentures récentes. Des photographies du service des Monuments historiques rappelleront la splendeur séculaire de notre architecture nationale.

J’imagine que ceux qui parcourront ces salles ne le feront pas sans émotion. Quant aux artistes vivants dont les œuvres seront groupées à San Francisco, qu’ils combattent en ce moment sur le front, qu’ils portent le deuil des leurs ou qu’ils partagent simplement notre angoisse à tous, ils seront, certes, réconfortés en pensant que, là-bas, ils livrent aussi un grand combat et représentent la France dans ce qu’elle a de plus noble et de plus pur.