Introduction
Le « moment
archives » – nous empruntons cette qualification à la contribution
de Vincent Duclert – témoigne d’une
conjoncture historiographique marquée par une plus grande interrogation des
historiens sur leur pratique[1].
Les liens
intrinsèques qui unissent archivistique et historiographie ont toujours été
reconnus. Toutefois ces rapports se sont construits le plus souvent autour
d’une opposition schématique : d’un côté la collecte et l’inventaire, de
l’autre l’analyse et la synthèse. Car force est de reconnaître qu’archivistique
et écriture de l’histoire sont deux disciplines, et deux opérations distinctes
ayant des objets propres. L’interrogation sur ces liens n’est pas neuve, elle a
su trouver sa place dans les débats professionnels depuis de nombreuses années[2]. En
revanche, la grande majorité des historiens se sont jusqu’à ce jour peu souciés
d’en faire l’examen. Certains philosophes, notamment Michel de Certeau – la contribution de François Dosse le
souligne avec force – et Paul Ricœur, ont été plus prolixes. Leurs
réflexions épistémologiques ont su replacer la construction de l’écriture de
l’histoire dans la continuité de l’opération archivistique, et illustrent de ce
fait un rapprochement pour penser ces deux opérations en un monde commun, et
non plus en contradiction. A l’aune de ces essais, l’histoire ne commencerait
pas par la seule parole de l’interprétation, elle serait toujours médiatisée
par la technique et dépendrait alors autant de l’archivistique de son époque,
que du degré de technicité mis en œuvre pour la collecte des documents par
l’historien.
Depuis
plusieurs années cependant, les historiens sont davantage sensibles à la
question de la construction des fonds archivistiques, et considèrent comme
essentiel d’en comprendre les logiques, et d’en saisir toutes les conséquences
sur la « Fabrique de l’histoire »[3]. Le
renouveau de l’érudition pour les périodes médiévales et modernes, le débat sur
les « archives de Moscou » pour la période contemporaine, des
échanges renouvelés entre archivistes et historiens ont largement contribué à
ce nouvel intérêt que portent de nombreux chercheurs aux questions
archivistiques.
Cette livraison de Territoires contemporains propose, au travers d’exemples précis,
d’objectiver une pratique, l’archivistique, et tenter de mesurer les
implications sur la scientificité du discours historien et sur l’élaboration
des méthodes historiques. « Penser épistémologiquement l’archivistique et
la replacer dans son historicité, souligne Julie Lauvernier,
ce n’est pas seulement considérer la mise en archive comme une condition
d’existence du matériel historique, c’est l’appréhender comme un geste
historiographique, et non simplement technique ».
Bertrand Müller replace la relation entre
« Historiographie et archivistique » dans le cadre des régimes
documentaires qui se sont succédés depuis deux siècles : le régime
archivistique, le régime de la documentation et enfin, depuis les années 1970,
le régime issu de la numérisation et de la Toile. Les trois contributions suivantes,
signées respectivement par Julie Lauvernier, Odile Parsis-Barubé et Christine Nougaret,
analysent les logiques du régime archivistique, de 1750 à l’aube de la
Troisième République : classer et inventorier ; respecter les
fonds ; exiger une érudition consciencieuse. Un véritable code de la
pratique archivistique se construit progressivement, et permet à la fois
d’envisager une histoire des progrès de la civilisation et de contribuer à
l’affirmation de l’histoire locale.
Un siècle plus tard, la question des « archives de
Moscou » témoigne à la fois des dangers d’une posture néo-positiviste,
mais aussi des interrogations et débats que suscitent ces découvertes
d’archives nouvelles. Les contributions de François-Xavier Nérard et de Jean Vigreux, consacrées respectivement aux
archives de l’Etat soviétique de la période stalinienne et aux archives du PCF,
soulignent combien le renouveau historiographique n’est pas réductible à cette
révolution documentaire. Elles confirment que pour l’historien contemporanéiste,
l’histoire des fonds mobilisés est également un impératif méthodologique.
Dans sa postface, Françoise Hildesheimer revient notamment sur les innovations suscitées par la montée en puissance de
l’Internet. Elle souligne combien cette « révolution numérique »
nécessite un nouveau rapport à la mémoire et à sa conservation qui constitue,
pour le monde de la conservation, un défi à la fois technologique et
conceptuel. Le défi à relever est
particulièrement vertigineux. Emmanuel Hoog rappelait, dans Mémoire année zéro (2009), qu’«à l’âge numérique, toute information produite est ipso facto une archive qui s’ignore, au
sens où elle peut être non seulement stockée, mais surtout aisément identifiée
et cataloguée ». Et d’ajouter « de plus en plus l’acte de créer et
celui de conserver tendant ainsi à devenir indissociables. Par sa capacité à s’autoréférencer, Internet apporte une nouvelle
dimension : tout contenu en ligne se voit automatiquement indexé dans les
moteurs de recherche, faisant de la Toile la plus gigantesque base de données
imaginables ».
Cette livraison constitue les actes d’une journée d’études,
organisée le 24 avril 2008 avec l’aide de Julie Lauvernier,
dans le cadre des activités du thème « Cultures et sociétés » du Centre
Georges Chevrier. Les contemporanéistes du CGC
– initialement réunis dans le cadre de l’Institut d’histoire
contemporaine (IHC) animé par Serge Wolikow –
ont développé une réflexion pérenne sur les archives depuis le colloque de 1994
consacré aux archives de Moscou, à partir des archives des mouvements sociaux,
du mouvement ouvrier, et des partis de gauche[4].
Depuis 2004, les membres du Centre Georges Chevrier sont étroitement associés
au programme Archives des Sciences Humaines et Sociales (ARSHS), piloté par la MSH
de Dijon sous la direction de Serge Wolikow. L’objectif est de développer une politique de conservation
et de traitement des patrimoines scientifiques et culturels des Sciences
humaines et sociales en France. Les archives de la recherche, des chercheurs et
des établissements de recherche et d’enseignement sont aujourd’hui menacées
faute de solution efficace de conservation. Ces archives constituent pourtant
une documentation essentielle à trois égards : elles contiennent des
données et une documentation irremplaçables pour la connaissance et la
compréhension des sociétés modernes ; elles représentent des matériaux
élaborés et accumulés par les chercheurs, essentiels à l’établissement de la
scientificité des SHS ; elles offrent des gisements documentaires
indispensables pour une histoire renouvelée et documentée des SHS. Les premiers
résultats sont accessibles[5].
Ce réseau a notamment organisé en mars 2009, en partenariat avec l'Institut
d'histoire du temps présent, une journée sur « Les historiens en leurs
archives »[6].
En s’appuyant sur ces expériences acquises, le département
d’histoire de l’université de Bourgogne a ouvert une formation professionnalisante dans le cadre d’un master 2 : «
Archives des XXe et XXIe siècles européens : du
papier au numérique ». Cette formation pluridisciplinaire, initiée par
Serge Wolikow et Jean Vigreux,
animée aujourd’hui par Serge Wolikow et Xavier Vigna, propose des contenus informatifs et une réflexion
épistémologique, à des étudiants qui viennent pour la plupart d’histoire. Les
cours, centrés en priorité sur la période très contemporaine, associent
réflexions sur la production des archives, leurs usages à la fois scientifiques
et patrimoniaux. Il ne s’agit pas seulement de faire de nos étudiants de bons
archivistes, mais de les rendre capables de valoriser ces archives tant auprès
des entreprises, des collectivités publiques que du monde de la recherche. L’objectif est de former des professionnels de la
gestion d’archives papier et numériques : chargés de mission des
collectivités territoriales appelés à traiter des archives numériques et en à
assurer la conservation ; chargés de mission dans les entreprises appelés
à gérer les archives anciennes, mais aussi à préparer la gestion des archives
produites au cours de l’activité ; assistants techniques et ingénieurs
d’étude des laboratoires de recherche pour les former au traitement spécifique
des archives des savoirs.
Philippe
Poirrier
Centre
Georges Chevrier
Université
de Bourgogne
[1]
Jean-François Sirinelli, Pascal Cauchy et Claude Gauvard [dir.], Les historiens français à l'œuvre,1995-2010, Paris, PUF, 2010 ; Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt [dir.], Historiographies. Concepts et débat, Paris, Folio-Gallimard, 2010 ; Vincent Duclert,
L'avenir de l'histoire, Paris, Armand Colin, 2010.
[2]
Voir les livraisons de la revue Histoire et archives et de la Gazette des Archives. En dernier lieu : Christian Hottin, Des hommes, des lieux, des archives : pour une autre pratique de l'archivistique, Les carnets du Lahic, 2009, n° 4.
http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/sites/lahic/IMG/pdf/Carnet_Hottin10.pdf.
[3]
« Ecriture de l’histoire et archives », Revue Suisse d’Histoire, 2003, n° 53 ; « Fabrique des archives, fabrique de l’histoire », Revue de Synthèse, 2004. Voir également les travaux de Yann Potin, notamment sa thèse de l’Ecole nationale des Chartes : La mise en archives du Trésor des chartes (XIIIe-XIXe siècle), 2006, résumé dans Position des Thèses de l’École nationale des
Chartes, 2007, p. 173-182. Nous renvoyons aussi aux recensions qui
accompagnent ce dossier.
[4]
Serge Wolikow avec la collaboration de Maurice Carrez, Michel Cordillot, Jean Vigreux, Une histoire en révolution. Du bon usage des archives de Moscou et d’ailleurs, Dijon, EUD, 1996.
[5]
« Sciences sociales : archives de la recherche », Genèses, Sciences sociales et histoire, juin 2006, n°36. Voir également les actes du colloque Roupnel : Annie Bleton-Ruget et Philippe Poirrier [dir.], Le temps des sciences humaines. Gaston Roupnel et les années trente, Paris, Editions Le Manuscrit, 2006. Présentation du programme sur le site de la MSH de Dijon : http://msh-dijon.u-bourgogne.fr/programmes-de-recherche-et-reseaux/programmes-msh.html ; Serge Wolikow, « L’enquête sur les archives de la recherche en sciences
humaines et sociales (ARSHS). Premier bilan », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, n°9, septembre-décembre 2009.
http://www.histoire-politique.fr/documents/09/sources/pdf/HP9_Wolikow_PDF.pdf
[6]
Les historiens en leurs archives, IHTP, mars 2009.
http://calenda.revues.org/nouvelle12078.html