Postface
Du tangible à l'intelligible

 

« Suppose qu’il y ait en nos âmes une cire imprégnable […]
Ce qui s’empreint, nous en aurions mémoire et science, tant qu’en persiste l’image.
Ce qui s’efface ou n’a pas réussi à s’empreindre, nous l’oublierions et ne le saurions point. »
.
 Platon, Théetète, 191.

 

Pour conclure une problématique aujourd’hui plus ouverte que jamais, revenons au début et à l’objet de cet ouvrage, d’abord pour une remarque de bon sens : « L’archive se définit comme un ensemble de documents, et le document comme un support associé à un contenu qui rend possible sa conservation et par conséquent potentiellement son archivage. » S’il y a ensemble de documents, il y a bien archives au pluriel et la mode qui admet, aujourd’hui, que l’on use du mot au singulier se heurte à la règle orthographique qui fait d’« archives » un mot dépourvu de singulier, tout simplement parce qu’il se définit par son caractère pluriel d’ensemble de documents, et qu’un document d’archives, si individualisé qu’il soit, ne prend toute sa valeur qu’en fonction de son appartenance à cet ensemble plus vaste qu’est son fonds de provenance. Mais, au-delà du rappel tatillon à la règle, il y a bien une mutation signifiée par cet usage du présent : « Il n’est sans doute pas exagéré de parler de “révolution” ou en tout cas de mutation fondamentale d’un régime archivistique qui accompagne d’ailleurs la bascule d’un ordre ancien de l’imprimé vers un ordre nouveau du numérique. Ce basculement remet en cause notamment la notion de document. » « Le document cesse d’être le support matériel de la preuve et l’expression d’un témoignage, il n’est désormais qu’un des éléments d’un système diversement complexe d’informations. Ce caractère nouveau (qui) prive également de sens la notion matérielle de fonds d’archives… »

C’est bien dire l’importance du support dont la matérialité rassurante a aujourd’hui cédé la place devant l’immatérialité insaisissable de l’archivage numérique : ce que l’on conserve n’est plus nécessairement ce que l’on consulte. Classer, inventorier constituaient des pratiques archivistiques dont on ne saurait méconnaître la place qu’elles tenaient dans l’accès aux documents formatés et rendus accessibles par l’inventaire dans le temps long de la mémoire et celui infini de la conservation des archives : il s’agissait de conserver, de rendre accessible, enfin d’exploiter une documentation matériellement stable que l’on pouvait, le cas échéant, dupliquer à l’identique. Face à la mutation numérique, c’est le temps court qui impose ses rythmes et ses angoisses : confronté à des contenus sans cesse variables, l’usager du numérique ne peut être rassuré par la possession d’un « original » virtuel. Quant à l’archiviste, le voilà obligé d’abandonner ses grands et respectueux principes fondés sur sa passivité de récepteur pour généraliser une pratique volontariste à laquelle la collecte des témoignages oraux l’avait initié.

L’accès au contenu suppose la lisibilité technique qui nécessite de surmonter l’obsolescence rapide des techniques d’accès au codage des informations ; l’accès à l’information restituée suppose toujours de son côté une médiation culturelle nécessaire pour interpréter justement le contenu consulté : lisibilité technique et culturelle sont inextricablement liées et l’on sort de la rassurante conservation traditionnelle pour aborder un domaine mouvant et incertain de reconstruction, voire de réinvention du contenu. Quelle fidélité est – et sera-t-on capable d’obtenir et de maintenir puisque la dématérialisation du document en transforme la consultation en reconstruction (documents audiovisuels analogiques[1]) voire en ré-invention (domaine numérique) ? La mémoire n’est plus un stock d’informations que l’on constitue et que l’on entretient en l’état, mais une capacité dont on entretient la possibilité de reviviscence. À une conception statique de la mémoire qui repose sur la transmission à l’identique d’objets matériellement préservés et à l’illusion contemporaine que tout peut être conservé (quitte à former d’impénétrables « maquis archivistiques »), la mémoire numérique oppose et impose une succession d’ici et maintenant, de présents où se recrée le lien au passé.

Le dilemme archivistique du numérique qui suppose de garantir le contenu et l’accessibilité, nous ramène pourtant aux sources de nos documents. Matériellement, la tablette numérique retrouve un cousinage avec la tablette d’argile et le défilement du texte à l’écran renoue avec la lecture du volumen, tandis que les versions différentes du document, recréé au fil des versions successives des moyens technologiques qui en permettent l’accès, obligent l’utilisateur à renouer avec la critique à travers l’étude des variantes, des états successifs des anciens manuscrits. Et s’il faut faire son deuil du document dont la matérialité et la forme garantissent l’authenticité, il est plus que jamais nécessaire d’être doté d’une méthode critique définissant des critères de véracité.

Le numérique est certes la révolution majeure depuis celle de l’imprimerie ; mais en toute analyse il permet de renouer le fil de la tradition, celle de la mémoire exercée et entretenue, celle de la trace incomplète à restituer. La révolution numérique que nous vivons impose un nouveau rapport à la mémoire et à sa conservation qui constitue, pour le monde de la conservation, un défi à la fois technologique et conceptuel à relever[2].

Cette évolution-révolution est enfin à mettre en relation avec la pratique de l’historien d’aujourd’hui, qui, tout en se gardant du péché d’anachronisme, construit ses problématiques à partir de ses propres expériences et interrogations, bien loin de l’impossible objectivité que réclamait de lui l’histoire positiviste du XIXe siècle (voir les interactions méthodologiques entre Certeau et Orcibal). Le mobile de l’archivage d’assurer la liaison entre le passé et le présent pour rendre l’avenir plus intelligible, est et a toujours été directement lié à cette activité. L’enjeu est d’articuler la reconstruction opérée par le récit de l’historien, travail critique et scientifique, à la conservation. Accumuler des archives et les léguer en l’état n’est et n’a jamais été une attitude correcte ; elle est aujourd’hui devenue impossible.

« Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. » En perpétuant cette impossible définition et en voulant tout couvrir du manteau pluriel des archives, la loi du 15 juillet 2008 sur les archives se condamne à céder, par nécessité et non par raison, du terrain et à banaliser le singulier fautif que l’historien applique à ses archives.

Françoise Hildesheimer
Archives nationales
Université de Paris I Panthéon Sorbonne


[1] A. Callu et H. Lemoine, Guide du patrimoine sonore et audiovisuel français, 7 vol., Paris, Belin, 2005.
[2] Pour en prendre la mesure à la fois immense et relative, on peut confronter : R.-H. Bautier, « Les archives », dans Ch. Samaran [dir.], L’Histoire et ses méthodes, Paris, 1961, rééd. 1989 et B. Bachimont, Ingénierie des connaissances et des contenus : le numérique entre ontologie et documents, Paris, Hermès, 2007.

 Pour citer cet article :
Françoise Hildesheimer, «Postface. Du tangible à l'intelligible » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/F_Hildesheimer.html
Auteur :
Françoise Hildesheimer
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