Michel de Certeau et l'archive

Michel de Certeau a situé l’opération historiographique dans un entre-deux qui se situe entre le langage d’hier et celui, contemporain, de l’historien. Spécialiste du XVIIe siècle, parti en quête du même en exhumant les sources originelles de la Compagnie jésuite avec la réalisation du Mémorial de Pierre Favre et la publication en 1966 de la Correspondance de Jean-Joseph Surin, Michel de Certeau se confronte à l’impossible résurrection du passé. Malgré un premier mouvement d’identification et de restitution du passé, il ne partage pas l’illusoire espérance de Jules Michelet de restituer une histoire totale au point de la faire revivre dans le présent. Au contraire, sa quête érudite et minutieuse le conduit sur des rivages qui lui donnent le sentiment de s’éloigner chaque fois davantage et de ressentir toujours plus présent l’absence et l’altérité du passé : « Il m’échappait ou plutôt je commençais à m’apercevoir qu’il m’échappait. C’est de ce moment, toujours réparti dans le temps, que date la naissance de l’historien. C’est cette absence qui constitue le discours historique. [1] »

Certeau saisit ici la découverte de l’autre, de l’altérité comme constitutive du genre historique et donc de l’identité de l’historien, de son métier. Il insiste donc sur cette distance temporelle qui est source de projection, d’implication de la subjectivité historienne. Elle invite à ne pas se contenter de restituer le passé tel qu’il fût, mais à le reconstruire, à le reconfigurer à sa manière dans une dialogique articulée à partir de l’écart irrémédiable entre le présent et le passé : « Non que ce monde ancien et passé bougeât ! Ce monde ne se remue plus. On le remue. [2]  » Certeau, qui a consacré tant d’années à des travaux d’érudition, fait bien le partage entre cette phase préliminaire, préalable, du relevé des traces documentaires du passé et ce que fût vraiment la réalité du passé. L’opération historiographique ne consiste donc ni à projeter sur le passé nos visions et notre langage présents ni à se contenter d’une simple cumulation érudite. C’est face à cette double aporie que l’historien se trouve confronté, en situation instable, pris dans un mouvement incessant entre ce qui lui échappe, ce qui est à jamais absent et son objectif de donner à voir dans le présent auquel il appartient. C’est cette tension elle-même qui est propre à engendrer le manque ; c’est elle qui met en mouvement la connaissance historique elle-même. C’est en effet dans la mesure où ces chrétiens du XVIIe siècle lui deviennent étrangers, qu’ils résistent à leur compréhension, que Certeau se métamorphose de l’érudit qu’il était en historien de métier. Il s’en explique lorsqu’il évoque sa propre trajectoire de chercheur qui l’a conduit du compagnon d’Ignace de Loyola, Pierre Favre, à Jean-Joseph Surin. L’intervention de l’historien présuppose de faire place à l’autre tout en maintenant la relation avec le sujet qui fabrique le discours historique. Par rapport au passé, à ce qui a disparu, l’histoire « suppose un écart, qui est l’acte même de se constituer comme existant et pensant aujourd’hui. Ma recherche m’a appris qu’en étudiant Surin, je me distingue de lui [3] . » L’histoire renvoie donc à une opération, à une inter-relation dans la mesure où elle s’inscrit dans un ensemble de pratiques présentes. Elle n’est pas réductible à un simple jeu de miroir entre un auteur et sa masse documentaire, mais s’appuie sur toute une série d’opérateurs propres à cet espace de l’entre-deux, jamais vraiment stabilisé.

A un pôle de la recherche, il y a donc celui qui fabrique l’histoire dans un rapport d’urgence à son temps, répondant à ses sollicitations. Mais le sujet historien ne se reconnaît comme tel que par l’altération que lui procure la rencontre avec les diverses formes de l’altérité. A la manière dont Surin découvre, émerveillé, la parole du pauvre d’esprit : « il se découvre sur la scène de l’autre. Il parle dans cette parole venue d’ailleurs et dont il n’est plus question de savoir si elle est à l’un ou à l’autre [4] . » C’est de l’intérieur de cet univers mobile de la pensée que se tient l’historien selon Michel de Certeau, soit dans le maintien d’une posture de questionnement toujours ouvert.

 Cette position est à la fois rigoureuse par son renoncement aux facilités de ce que procure un surplomb donnant l’illusion de refermer les dossiers en les suturant de réponses et marquée par son humilité exprimée par le principe selon lequel « l’histoire n’est jamais sûre [5]  ». La résistance de l’autre face au déploiement des modes d’interprétation fait survivre une part énigmatique du passé jamais refermée. Définissant l’opération historiographique, Michel de Certeau l’articule autour de trois dimensions inséparables dont la combinatoire assure la pertinence d’un genre spécifique. En premier lieu, elle est le produit d’un lieu social dont elle émane à la manière dont les biens de consommation sont produits dans des entreprises. A cet égard, il insiste sur le terme même de fabrication dans ce qu’il peut connoter dans sa dimension la plus instrumentale. L’œuvre historienne est alors conçue comme le produit d’un lieu institutionnel qui le surdétermine en tant que relation au corps social, tout en étant le plus souvent purement implicite, le non-dit du dire historien : « Est abstraite, en histoire, toute « doctrine » qui refoule son rapport à la société... Le discours « scientifique » qui ne parle pas de sa relation au « corps » social ne saurait articuler une pratique. Il cesse d’être scientifique. Question centrale pour l’historien. Cette relation au corps social est précisément l’objet de l’histoire [6] . » En second lieu, l’histoire est une pratique. Elle n’est pas simple parole noble d’une interprétation désincarnée et désintéressée. Au contraire, elle est toujours médiatisée par la technique et sa frontière se déplace constamment entre le donné et le créé, entre le document et sa construction, entre le supposé réel et les mille et une manières de le dire. A cet égard, l’historien est celui qui maîtrise un certain nombre de techniques depuis l’établissement des sources, leur classement jusqu’à leur redistribution en fonction d’un autre espace en utilisant un certain nombre d’opérateurs. A ce niveau, se déploie toute une dialectique singularisante du sujet historien subissant la double contrainte de la masse documentaire à laquelle il se trouve confronté et celle d’avoir à opérer des choix : « En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents » certains objets répartis autrement [7] . » L’historien est alors autant tributaire de l’archivistique de son époque que du degré de technicité des moyens mis en œuvre pour la prospecter. La révolution informatique modifie substantiellement sur ce point les procédures et démultiplie les potentialités d’analyse. Si l’historien doit utiliser ces nouvelles possibilités que lui procurent les progrès réalisés dans le domaine de la quantification des données, il doit par contre se défier d’y sacrifier les singularités résistantes du passé. A ce titre Michel de Certeau privilégie la notion d’écart et situe l’historien dans les entoures des rationalisations acquises : « Il travaille dans les marges - A cet égard, il devient un rôdeur [8] . » Grâce à cette mise à distance, il peut se donner pour objet ce qui est refoulé par la Raison afin d’en prospecter, à la manière de Michel Foucault, son envers : c’est ainsi que l’historien des années soixante-dix se dote volontiers pour champ d’investigation l’étude de la sorcellerie, de la folie, de la littérature populaire, de l’Occitanie, des paysans comme autant de silences interrogés, autant d’histoires brisées, blessées et refoulées de la mémoire collective.

 En troisième lieu, et cela donne lieu au titre même de son ouvrage d’épistémologie historique de 1975, l’histoire est écriture. L’attention que porte Certeau au mode d’écriture de l’histoire ne signifie nullement qu’il limiterait cette discipline à sa seule dimension discursive : « En fait, l’écriture historienne - ou historiographie - reste contrôlée par les pratiques dont elle résulte ; bien plus, elle est elle-même une pratique sociale [9] . » Lieu même de réalisation de l’histoire, l’écriture historienne est prise dans une relation fondamentalement ambivalente par sa double nature d’écriture en miroir qui renvoie au présent comme fiction fabricatrice de secret et de mensonge en même temps que de vérité ainsi qu’écriture performative par son rôle majeur de construire un « tombeau » pour le mort, jouant ainsi le rôle de rite d’enterrement. L’écriture historienne aurait fonction symbolisatrice qui permet à une société de se situer en se donnant un passé dans le langage. L’histoire « ouvre ainsi au présent un espace propre : « marquer » un passé, c’est faire une place au mort, mais aussi redistribuer l’espace des possibles [10] . » L’écriture historienne est alors un « tombeau » pour le mort au double sens de l’honorer et de l’éliminer, procédant ainsi au travail de deuil. Le rôle performatif de l’histoire revient à permettre « à une pratique de se situer par rapport à son autre, le passé [11] . »

 

Théâtralisation de l’archive dans la collection « Archives » : le cas Loudun

Certeau a l’occasion de montrer en cette année 1970 la manière dont il conçoit l’histoire culturelle grâce à la publication de La possession de Loudun [12] . Il a déjà exprimé son intention de publier ce dossier historique après la parution de la Correspondance de Surin en 1966. Il se tourne alors vers Pierre Nora qui vient de créer, en 1964, une nouvelle collection très appropriée à ce qu’il entendait écrire, la collection « Archives » chez Julliard. Cette collection bon marché, « Archives », en format de poche se donne pour objectif de désenclaver les éditions des grosses thèses d’Etat inaccessibles au grand public, tout en conservant un souci de rigueur et en donnant aux lecteurs le dossier d’archives lui-même présenté par un historien spécialiste dans un dossier documentaire intégré à la démonstration elle-même. Pierre Nora entend ainsi donner à voir au lecteur non spécialiste comment un historien de métier fait parler ses sources.

En 1970, date de la publication de La possession de Loudun, la collection de Nora compte déjà une quarantaine de titres à son actif selon des tirages variables entre quinze mille et vingt mille exemplaires. Elle rend déjà visible un certain nombre d’archives inédites jusque-là. C’est le cas, entre autres, des mille cinq cents dossiers de la justice militaire conservés aux archives de Vincennes et qui ont servi de support à la publication de Jacques Rougerie sur la Commune [13] . La première publication de la collection est symboliquement consacrée à la Révolution française avec un choix drastique opéré par Pierre Goubert et Michel Denis dans la masse archivistique des quarante mille cahiers de doléances [14] . En certains cas, cette collection suscite la création d’archives nouvelles, comme lorsque Jacques Ozouf écrit à vingt mille instituteurs ayant enseigné avant la guerre de 1914 afin de réaliser son volume : Nous, les maîtres d’école (1967) : cinq mille lui ont répondu. La collection ne se limite pourtant pas à de l’inédit et entend privilégier aussi la présentation de dossiers certes connus, mais présentés de manière originale, avec des éclairages novateurs comme c’est le cas lorsque Georges Duby écrit L’an mil (1967).

Après un bon départ, la collection connaît cependant un moment de langueur dû aux réorganisations internes de la maison d’édition Julliard. Mais elle est relancée en 1970 et Pierre Nora fait appel au jeune historien Jacques Revel, tout juste sorti de l’agrégation, avec lequel il entend poursuivre l’aventure. Cette collection entend promouvoir une sensibilité historique nouvelle en privilégiant le contact direct à l’archive. Elle met en évidence l’épaisseur temporelle de la trace de celle-ci laissée dans l’historiographie en faisant jouer la partition par un historien de métier qui a pleine liberté pour donner libre cours aux jeux de miroir et d’échos entre le document et l’historien dans un espace discursif pluriel.

Cette forme convient à merveille à Certeau qui est le plus grand érudit sur le cas présenté, Loudun, grâce à son travail sur Surin et en même temps très conscient des constructions et déconstructions historiennes qu’il convient de rendre visibles, tout en renonçant à toute position de surplomb. Une adéquation rare entre ce projet éditorial « Archives » et le type d’écriture et de position épistémologique d’un auteur, Certeau, va donner naissance à ce que l’on peut qualifier, sans se payer de mots, de chef d’œuvre.

L’autre volet de la valorisation de la démarche certalienne par cette collection est la place réservée à l’iconographie, dont s’occupe Françoise Borin. Certeau y attache une grande valeur car pour lui l’image n’est pas un document illustratif, mais une véritable entrée dans l’intelligence du sujet et il prépare donc avec le plus grand soin le dossier iconographique de La possession de Loudun, passant commande à la spécialiste Françoise Borin. Alors que les historiens en général, trop concentrés sur leurs sources manuscrites, en oublient le regard sur les représentations iconographiques, Certeau témoigne d’un intérêt tout à fait vif pour le dossier iconographique.

La véritable réponse aux usages de l’époque du couple binaire culture populaire/culture d’élite est apportée par La possession de Loudun qui se situe à un niveau médian, celui de l’hybride, entre passé et présent, et dans un rapport de circularité entre élite et peuple. Certeau récuse d’emblée deux postures contradictoires et présentées comme deux impasses : d’une part, celle de la fascination de l’archive qui exclurait tout commentaire de la part de l’historien et d’autre part la projection anachronique de la grille d’analyse du présent sur le passé. L’historien, selon Certeau, doit se situer dans un espace équivoque dans lequel il peut se laisser surprendre et adopter une certaine retenue qui ne doit pas se transformer en simple effacement. Sa visée à restituer le passé doit conserver une attitude fondamentalement modeste, soulignée par cette phrase mise en exergue de l’ouvrage : « L’histoire n’est jamais sûre [15]  ». L’historien ne peut avoir la prétention de réaliser le rêve de Michelet de résurrection totale d’un passé qui n’est plus et dont il n’a de connaissance que médiatisée et lacunaire par l’écriture. Il reste à jamais coupé du passé par une absence et toujours en tension entre archives et commentaires : « C’est dans cet entre-deux que s’est formé ce livre sur Loudun. Il est lézardé du haut en bas, révélant la combinaison, ou le rapport, qui rend possible l’histoire. Car, ainsi partagé entre le commentaire et les pièces d’archives, il renvoie à une réalité qui avait hier sa vivante unité, et qui n’est plus. Il est en somme brisé par une absence [16] . » Seule cette retenue de l’historien qui n’impose pas une interprétation a priori à la lecture de l’archive peut laisser place à l’altérité. Comme le fait justement remarquer Philippe Boutry : « Cette retenue de l’historien laisse à son tour place à ce qui ne peut être ni entièrement dit ni complètement élucidé : à l’autre ; à sa souffrance [17] . » Cette posture modeste a donc une valeur heuristique dans la mesure où elle permet, en laissant place à l’autre, de le mieux comprendre : « Il faut d’abord essayer de comprendre [18].

Certeau pose la scène de Loudun comme celle d’un petit théâtre du monde sur lequel la distorsion entre le discours et les pratiques, entre le dire et le faire se prolonge en une esthétisation, en un véritable spectacle tragique puisqu’il conduira le curé du lieu, Urbain Grandier, sur un bûcher. C’est en ce lieu de Loudun, apparemment clos, cas tout à fait exceptionnel, que l’historien découvre la mutation la plus significative du siècle, celle du glissement progressif d’un pouvoir détenu jusque-là sans partage par la théologie et qui revient de plus en plus au pouvoir politique. Ce glissement à partir des marges et des situations-limites n’est pas sans nous faire penser à ce que les historiens italiens de la micro-storia qualifieront plus tard par un oxymore : « l’exception ordinaire ». Le doublet de la possession de Loudun est la dé-possession du pouvoir de l’Eglise sur le corps social au profit d’autres formes de pouvoir/savoir.

Rien n’est encore vraiment joué lorsqu’en septembre 1632 éclate le drame de la possession dans le couvent des Ursulines [19] . L’événement éclate dans un ciel déjà très chargé, dans le prolongement de nombreux désordres : une longue peste de plus de cinq mois et en un lieu où la population a été particulièrement divisée entre protestants et catholiques qui se sont violemment affrontés entre 1562 et 1572. De plus, à quelques lieues de ce volcan, à une vingtaine de kilomètres, se situe la seigneurie de Richelieu qui suit l’évolution de la crise avec une attention d’autant plus minutieuse qu’il sent, à proximité, des manifestations qui peuvent affecter le pouvoir politique. Dès les premières accusations de possession qui visent le curé Urbain Grandier, on procède à des exorcismes qui restent sans effet. La justice royale s’alarme et le conseiller du Roi, le baron de Laubardemont, arrive à Loudun en septembre 1633 à la tête d’une commission royale qui procède à l’arrestation de Grandier en décembre. Le curé est confronté à neuf religieuses et trois séculières du couvent en la présence de Laubardemont, de l’évêque de Poitiers et de plusieurs médecins. Le procès se tient en l’été 1634 et au terme de trois semaines la sentence tombe : Urbain Grandier sera brûlé sur la place publique devant une foule en liesse que l’on évaluera entre six mille et dix mille personnes. Cette condamnation n’arrête pas les troubles suscités par le phénomène de possession du couvent des Ursulines, pour y mettre bon ordre, la Compagnie de Jésus prend le relais en envoyant une délégation de ses pères à Loudun à la tête de laquelle se trouve le mystique Jean-Joseph Surin qui doit diriger les exorcismes à partir de décembre 1634. Il y restera jusqu’en octobre 1636.

Certeau met en scène la concurrence qui se joue entre les trois groupes professionnels qui prétendent tenir sur l’affaire un discours de vérité. Ces groupes incarnent les trois Facultés supérieures de l’Université : la théologie, le droit et la médecine et leur compétition révèle une reconfiguration en cours dans la hiérarchisation des savoirs à une époque d’instabilité pour chacun d’eux. Jusque-là le savoir qui incarne la vérité dans ce genre d’affaires, est celui des clercs. Ses porte-paroles à Loudun sont l’évêque de Poitiers, Mgr La Rocheposay et l’archevêque de Bordeaux, Sourdis. Les clercs sont confrontés à deux pouvoirs ascendants : d’une part, celui des représentants du Roi qui constituent tout un ensemble hiérarchisé qui va des officiers de police à Laubardemont, avec, en arrière-plan, Richelieu et l’ombre du Roi lui-même. L’autre groupe ascendant, de plus en plus sollicité comme porteur d’un savoir savant, est celui des médecins qui produit une masse abondante de publications sur l’affaire et entend ainsi légitimer son savoir pratique en lieu et place des théologiens : « Le médecin est amené à se substituer au théologien, comme le témoin d’un savoir laïc qui prend le relais de la science cléricale  [20]  » ; « Si la médecine est à cette époque un lieu philosophique, c’est que la maladie entretient alors un rapport essentiel avec la vérité [21] . » Les théologiens sont donc les grands perdants de l’affaire qui va assurer le succès des médecins et du pouvoir juridico-politique au point que ce dernier va endosser la sacralité jusque-là portée exclusivement par les clercs. Le politique va en effet prendre en charge les fonctions temporelles et spirituelles et toute opposition au pouvoir va désormais potentiellement revêtir le visage du démon. La mission dont Laubardemont se prévaut devient celle de « ministre d’un nouveau pouvoir sacré [22]  ».

Au terme de cette affaire, l’énigme survit et Certeau, malgré sa connaissance érudite du dossier, en conclut à l’impossible réduction de la possession dans les termes d’un codage a priori du lieu de vérité : « La possession ne comporte pas d’explication historique « véritable » puisque jamais il n’est possible de savoir qui est possédé par qui… L’historien lui-même se ferait illusion s’il croyait s’être débarrassé de cette étrangeté interne à l’histoire en la casant quelque part [23] . » Au contraire de la démarche qui consiste à assigner à résidence un phénomène pour lui en retirer sa part inquiétante, en l’excisant ainsi de sa part d’altérité pour lui assigner une place stable et repérable, l’historien doit laisser libre cours à la surrection de l’événement dans sa force d’ébranlement : « Par là, ce qui arrive devient événement. Il a ses règles propres, qui bouge les répartitions déjà existantes [24] . »

Dans ce dossier Loudun, Certeau met en scène celui auquel il aura consacré l’essentiel de son travail d’érudition, Jean-Joseph Surin qui est plus qu’un personnage historique pour lui, mais, comme nous l’avons déjà évoqué, son double, son ombre. Ce « d’Artagnan de la mystique » rêve d’une aventure spirituelle dans laquelle il pourrait se consacrer « à corps perdu ». C’est en même temps un « génie blessé [25]  » qui arrive à Loudun avec la charge d’exorciser la prieure du couvent des Ursulines, Jeanne des Anges. Sitôt arrivé sur les lieux, il inverse le rapport entre exorciste et possédée en privilégiant l’écoute du dire de la possédée afin de cheminer jusqu’à l’extrême avec elle, renonçant ainsi à toute directivité : « Il ne lui disait jamais directement : Faites cela. Mais il la disposait à faire elle-même les propositions [26] . » Le père Surin se place d’emblée dans un en-dedans de la possession à partir d’un transport vers l’autre au point de se laisser déposséder par lui jusqu’au transfert même de la folie : « Dans ce vis-à-vis qui n’en est pas un, il s’enferme ; il s’exalte ; il s’épuise ; il va d’un trait au bout de la logique de la rédemption, qui veut que le médecin porte la maladie pour la guérir ; il sympathise avec le mal de l’hystérique et se prive des moyens de lui résister [27] . » A ce rythme, l’état de la prieure, Jeanne des Anges, s’améliore au rythme de la dégradation de l’état du père jésuite qui se verra atteint par une paralysie et une aphasie pour une période de vingt ans.

Dans cette crise de Loudun, Certeau retrouve Jeanne des Anges dont il a déjà dressé le portrait lors de la publication de la Correspondance de Surin en 1966 [28] . De ces troubles de Loudun, c’est Jeanne des Anges qui sort victorieuse et dont la renommée va faire une carrière aux dimensions du retentissement de l’affaire. Là voilà miraculée, transportée de ville en ville comme une héroïne revenue de la mort et ayant triomphé du démon. Ses parents avaient décidé d’envoyer au couvent cette enfant, née en 1605, pour cacher une « disgrâce » physique. Plus tard, un prétendant la convoite, mais doit repartir bredouille car la mère a d’autres plans pour sa fille. En 1622, elle entre chez les Ursulines de Poitiers et en 1627 lorsqu’il est question d’ouvrir un nouveau couvent, elle intervient avec insistance pour faire partie de l’aventure : « Jeanne aura toujours le désir, plus sincère, presque pathétique, de se « changer » en « changeant de demeure ». Plus tard, elle changera de personnage [29] . » A 28 ans, en 1632, voilà la jeune Jeanne des Anges nommée prieure du couvent de Loudun. Certeau voit l’origine de la crise comme la résultante d’une conjonction entre la séduction exercée sur elle par le curé Urbain Grandier et le remords croissant de n’être peut-être pas ce que l’on croit, avec le « désir » toujours refoulé d’une nouvelle conversion, d’un nouveau changement. D’une manière inconsciente, elle s’engage dans un pacte avec le diable, ce que Surin aide à lui faire comprendre lorsqu’il lui signifie que les désordres attribués au diable ne sont pas sans complicité de sa part. Comme l’a montré Freud sur lequel s’appuie Certeau [30] , il y a à la fois duplicité inconsciente de l’esprit et complicité plus ou moins consciente du corps comme expression d’autre chose. Une fois les exorcismes réussis, Jeanne des Anges porte les stigmates de la foi et de sa guérison, ses visions divines se multiplient et elle acquiert une réputation de thaumaturge qui lui vaut de faire une tournée triomphale à travers la France. Ses « révélations » sont très largement diffusées. La religieuse habitée par le diable s’est transformée en quasi-sainte et Certeau se garde à la fois de réduire ce personnage au nom de l’hypothèse de son éventuelle hypocrisie comme de l’hypothèse de la manifestation de grâces extraordinaires. Son secret n’est décelable que par une lecture attentive, symptômale de ce qu’elle confie à son père spirituel, Surin. Certeau y retient une phrase-clé : « Cela m’arrive assez souvent la nuit, mais fort peu le jour ». Jeanne des Anges dirait là l’essentiel à son directeur spirituel : « Elle confesse donc son secret, cette impossible authenticité, sous le symbole d’une échappée nocturne et d’un moi qui n’est pas elle… Elle signifie une incertitude identique : pour elle-même, elle n’est que nuit [31] . » Elle s’est ainsi construite selon deux composantes contradictoires que sont d’une part un fond d’insécurité identitaire et de l’autre une attente de compréhension fraternelle. La psychanalyse aura servi à Certeau à aller de l’avant dans sa volonté de comprendre ces documents du passé.

Si le concept d’épistémè est bien à l’œuvre dans La possession de Loudun, Certeau s’attache surtout à voir comment un socle épistémique se disloque et les réemplois suscités par les failles visibles. Il permet de voir comment des déplacements décisifs s’effectuent dans l’ordre des savoirs et des croyances. La quête du sens au travers de l’analyse d’une crise paroxystique au cœur du XVIIe siècle constitue pour Certeau la tentative d’une histoire du croire, de l’acte du croire dans ses signes objectivés et ses déplacements. L’historien est confronté à l’énigme de la mystique de la même manière que l’homme était placé dans l’antiquité devant l’énigme du sphinx. Certeau prend ses distances avec le point de vue traditionnel qui rejette la mystique du côté de la mentalité primitive ou qui l’affecte à une tradition marginale des diverses églises. Il la situe au contraire au cœur de la modernité, comme manifestation à la fois tangible et insaisissable de l’expérience de la modernité dans l’effectuation de la dissociation entre le dire et le faire. Les expressions de la mystique doivent être étudiées dans leur double inscription du corpus du texte, du langage mystique comme trace de ce que Jean-Joseph Surin appelait « science expérimentale » ainsi que dans le corps altéré lui-même des mystiques. Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps. Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite de son expérience. C’est à l’intérieur même de cet absent, de cet autre irréductible que donne à penser la mystique que se définit avec Michel de Certeau une nouvelle anthropologie ou histoire du croire.

 

A l’école de l’érudition

Certeau aura été à bonne école dans son approche de l’archive. Un des hauts lieux de formation à sa pratique d’historien, outre la Compagnie, aura été le séminaire de Jean Orcibal à la Ve section de l’EPHE. Il s’agit d’un site en écart par rapport à l’institution historique car Orcibal n’est pas vraiment un historien professionnel. Agrégé de Lettres, il a obtenu son diplôme sous la direcion d’Alexandre Koyré en juin 1937 sur la formation spirituelle d’Angélus Silésius. Disciple de Jean Baruzi et du philologue Mario Roques, il est passé maître dans l’établissement historique des textes et dans l’élucidation de leur sens. Dans les années cinquante les congrégations religieuses envoient leurs historiens les plus en vue suivre son séminaire de la Ve section de l’EPHE consacré depuis 1952 à « L’histoire du catholicisme moderne et contemporain ». Ce séminaire ne réunit qu’une poignée de chercheurs (une dizaine) autour d’Orcibal, mais on y note la présence des représentants de presque tous les ordres religieux. C’est devenu le haut lieu dans lequel se retrouvent ensemble des Oratoriens comme Michel Dupuy, spécialiste de Bérulle, des Lazaristes comme le père Chalumeau, des Eudistes comme le père Berthelot du Chesnay, des Sulpiciens, des Capucins, ainsi que Michel de Certeau en tant que jésuite revisitant les débuts de l’histoire de la Compagnie. Henk Hillenaar est un autre habitué du séminaire, d’origine hollandaise et jésuite comme Certeau, il habite comme lui rue de Sèvres. Spécialiste de Fénelon, ils travaillent tous deux sur le XVIIe siècle. On y croise aussi le futur cardinal Poupard, ainsi que des laïcs comme Jacques Le Brun, Pierre Sorlin, Bruno Neveu et plus surprenant, le philosophe marxiste Lucien Goldmann.

Jean Orcibal est un spécialiste de la mystique rhéno-flamande dans l’Europe moderne, du jansénisme et de Fénelon. Il vient en 1947 de publier son grand ouvrage sur Saint-Cyran [32] . Dans ces domaines, il est d’une érudition sans égal et la forme du séminaire ne sacrifie rien au spectaculaire.  Par la rigueur de sa méthode philologique, Jean Orcibal marque fortement Certeau. Alors que ce dernier est à la recherche du sens originel du message ignatien, Orcibal se donne pour objectif d’en revenir aux sources. Certeau y apprend les règles les plus strictes de l’érudition philologique qui ne sont pas sans faire penser aux thèses de Fustel de Coulanges sur la fin de sa vie lorsqu’il en arrivait à récuser toute forme d’hypothèse de lecture pour mieux laisser place à la seule signification des documents historiques  [33] . C’est une position similaire que défend Orcibal : « Essayer de ne rien dire que d’après les documents, originaux examinés au microscope, de manière à gagner en profondeur ce que l’on perd en étendue : « Semez avec la main et non avec le sac », disait la vieille dame dans Pindare  [34] . » On peut donc rapprocher Orcibal de l’école méthodique du XIXe siècle, mais à condition de bien voir qu’il ne s’agit pas tant pour lui de restituer la factualité événementielle que d’accéder aux représentations du passé, de rendre intelligible les textes en restituant, grâce à son érudition, les modes d’appropriation des sources dans des contextes historiques précisément restitués. A ce titre, Orcibal se défie autant des rapprochements superficiels : « La pensée d’un auteur n’est pas éclairée par ce que nous savons de celle d’un autre, mais parce que lui-même en a connu et par la façon dont il l’a comprise ou faussée » [35] , que des positions dogmatiques : « Pour nous la vérité historique ne se déduira jamais d’un principe supérieur [36] . » La philologie d’Orcibal se veut donc profondément historique, valorisant la notion de contexte contre celle d’influences largement utilisée dans l’histoire des idées et évitant les points de vue systématiques afin de faire affleurer la pluralité. Cette philologie est, selon son maître Mario Roques, un véritable art de lire qui a ses règles selon une méthode particulièrement rigoureuse qui permet de préserver la neutralité de son travail d’élucidation, l’objectivation de son objet d’étude.

En 1968 Orcibal définit sa démarche d’érudit comme le suivi de trois moments successifs. En premier lieu, intervient une étape qu’il considère comme analogue à une longue ascèse et qu’il qualifie de « voie purgative des mystiques » [37]  , reprenant ce terme à Edouard Le Roy qui l’avait déjà employé pour rendre compte de l’invention scientifique. Ce premier stade rend possible l’accession à un second moment qui est celui de la voie illuminative qui permet la découverte. C’est un stade où le chercheur a réussi à s’abstraire de son « moi » et découvre l’objet, la figure de l’autre. Ce n’est qu’après avoir pratiqué cette longue ascèse qui aura permis la découverte de l’autre comme autre que l’on peut alors accéder à un troisième niveau qu’Orcibal définit comme « expérience unitive ou connaissance par l’intérieur  [38]  », reprenant ici le terme au Romantisme allemand des Novalis, Schlegel, ce qui révèle que son horizon reste celui de la démarche compréhensive, mais que la communication des subjectivités ne se réalise, selon lui, qu’au terme d’un long processus, après de longues médiations et non comme un transport affectif premier.

A l’horizon des recherches d'Orcibal se situe la prospection de l’équation individuelle, le sens complexe d’un certain nombre de figures qui doivent éclairer les écoles et les courants de pensée et non pas l’inverse. C’est donc à la restitution d’individualités à laquelle s’est livré Jean Orcibal qui, en 1968, précise que le centre de convergence des divers travaux de son séminaire se situe chez Bérulle « auquel se rattachent les diverses écoles françaises de spiritualité » [39] . Cette complexité est également recherchée parmi d’autres figures : Jansénius, Saint-Cyran, Canfield, Fénelon et le portrait qui en résulte est tout autre que les constructions ultérieures qui font prévaloir chez ces penseurs une homogénéité postulée. Orcibal souligne au contraire, par exemple chez Saint-Cyran, sa passion et ses contradictions pouvant le conduire à un véritable enfermement mélancolique. La figure de Jansénius apparaît aussi tout en contraste et en tension. Si Orcibal mobilise le savoir psychiatrique ou psychanalytique sur l’hystérie, il entend montrer que la caractérisation pathologique de certaines manifestations ne permet pas pour autant d’en conclure à la réduction du niveau spirituel sur la clinique. On reconnaît bien là une connivence intellectuelle forte avec Certeau qui lui aussi s’est attaché, par-delà la profusion de ses centres d’intérêt, à quelques grandes figures singulières comme Favre, Surin, Labadie, Jean de Léry..., en mobilisant la psychanalyse sans jamais en faire la clé unique d’intelligibilité. Comme Orcibal, ce qui le requiert dans le choix de ces personnalités, c’est leur tension intérieure.

L’émanation la plus directe des recherches croisées d’Orcibal et de Certeau est un article de ce dernier paru en 1963 dans Christus sur Saint-Cyran [40] . Certeau met en lumière les déplacements induits par la multiplication des travaux sur le jansénisme et constate une véritable démythologisation d’un passé dont la représentation correspond jusque-là à des besoins immédiats. Il insiste sur le caractère énigmatique de celui qu’Orcibal a appelé « Les deux Saint-Cyran » chez qui « le feu et l’eau s'assemblaient » [41] . Tout en tension entre tradition et novation, Saint-Cyran se retire à l’âge de 30 ans pendant six années près de Bayonne (1611-1616) afin d’étudier saint-Augustin avec son ami Jansénius. S’il devient le successeur de Bérulle à la tête du « parti dévôt », son influence réformatrice ne cesse pourtant de s’étendre et il est finalement enfermé à Vincennes par Richelieu en 1638. Cette contradiction constante permet à cette riche personnalité d’échapper à toute catégorisation, à toute emprise. Son secret échappe irrésistiblement et Certeau, qualifiant son style, définit en fait une écriture qui sera sienne : « Un style tourmenté, troué sans cesse d’éclats passagers et surgis en d'imprévisibles points de l'horizon » [42] . La posture existentielle de Saint-Cyran tient à une mise à distance de l’institution afin de mieux provoquer le mouvement d’intériorisation de la foi dans le silence et la pénitence. Cette séparation entre extériorité et intériorité est source d’une autre distance, celle d’un présent duquel on se retire au nom d'un passé. D’où un véritable culte du passé chez Saint-Cyran dont le refus du monde prend la forme du recours à l’antiquité et à l’intériorité comme double refuge. Certeau insiste aussi sur cette ambivalence qui caractérise le jansénisme, fondamentalement contradictoire, « antique par rapport à son objet, il est moderne par son esprit. N’est-ce pas vrai de tout retour aux sources ? » [43] et critique le réductionnisme exercé par Lucien Goldmann qui considère la spiritualité de Port-Royal comme un épiphénomène d’une crise économique et sociale, lui retirant toute signification propre : « Quoi qu’on mette dans le chapeau de M. Goldmann, il en tirera toujours de l’économique [44] . » Mais il récuse également la manière dont Bremond ne voit dans le jansénisme qu’un archétype d’une secte. Il leur oppose les études érudites d’Orcibal qui montrent tout l’équivoque de ces courants qui, de Saint-Cyran à Canfield, Bérulle ou saint Jean de la Croix sont autant d’expressions mystiques, de jaillisssements secrets sous la surface du visible et sources d’altération de celle-ci.

 

Reconstituer l’archive dispersée : le cas Surin

Dans le souci de restituer sa propre histoire, d’exhumer et d’établir les ouvrages fondamentaux de la spiritualité ignatienne, la Compagnie incite Michel de Certeau à éditer l’œuvre profuse et dispersée de ce jésuite mystique français énigmatique du début du XVIIe siècle qu’est Jean-Joseph Surin. Après sa disparition, on avait peine à trouver quelque chose lui ayant appartenu et ses manuscrits ont été distribués ici et là au point que « le lecteur se promène parmi des ruines [45] . » Pourtant, la force des écrits de Surin survit à cette dispersion de son œuvre puisque Henri Bremond écrit en 1920 : « Il y a longtemps que, même dans ce miroir brisé, Surin apparaît aux meilleurs juges comme “le plus grand des mystiques de la Compagnie de France” [46]  », et la liste est longue de ceux qui ont trouvé une nourriture spirituelle dans ses écrits : Bossuet, Boudon Fénelon, St Jure, Caussade... jusqu’à l’ouvrage que lui consacre Robert Kanters en 1942 pour lequel Surin est « un des plus grands aventuriers du monde spirituel [47] ».

Il y a bien eu des tentatives d’éditer l’œuvre de Surin, mais elles ont échoué devant les dimensions titanesques de la tâche. Certes, il y eut des éditions posthumes partielles réalisées au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle [48] . A la toute fin du XVIIe siècle, le Père Pierre Champion réussit notamment à réunir des manuscrits de Surin pour lequel il avait une véritable vénération. Cette édition fait longtemps autorité et elle est réimprimée encore au XIXe siècle. A la fin du XIXe siècle, le Père Louis Michel (1830-1918) prend le relais d’une recherche systématique des manuscrits de Surin. Cette quête encore inachevée est reprise par le Père Ferdinand Cavallera qui parvient à réaliser une publication qui constitue une étape importante, avec la mise à disposition du public d’une partie de la correspondance de Surin [49] .

Certeau reprend ce travail laissé inabouti dans le cadre de l’équipe Christus et de son retour aux sources de la spiritualité de la Compagnie. Là encore, ce qui est d’abord incitation de la part de ses compagnons prend des proportions telles que ce labeur devient le chantier d’une vie ; si Certeau a mis au point méticuleusement de nombreuses pièces de ce puzzle, il laisse à son tour ce projet inachevé, mais avec et grâce à lui, il aura considérablement progressé. Certeau va faire de Surin le lieu de cristallisation de multiples formes d’investigation car il devient pour lui la source d’une passion dévorante au point de considérer ce personnage comme son double qui l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle.

C’est l’étude de la signification de cette éclosion de courants mystiques que se donne pour objet Certeau au travers d’un personnage radical comme Surin, qui est en quelque sorte leur porte-drapeau et l’expression la plus intense de leurs aspirations. Il est celui qui ressent jusqu’à la maladie mentale cette césure entre le langage tenu et l’expérience traversée ; à ce titre la possession de Loudun est un symptôme déclencheur de l’ampleur des déchirements de l’époque. Avec Surin, Certeau tient son héros qui vit aux extrêmes de ses passions et réussit à les poétiser. Il exprime immédiatement son enthousiasme que lui procure l’œuvre de Surin. Il écrit à celui qui est encore en 1961 son père spirituel, Henri de Lubac : « Je me permets de vous envoyer l’Introduction de mon Favre, pour vous demander si vous auriez le temps d’y jeter un coup d’oeil et de me faire vos critiques. C’est un tout petit travail... Je suis dans Surin, monde autrement complexe et exigeant !  [50]  ». Pari difficile en effet tant l’état de dispersion de l’œuvre est grand : « Quant à moi, je continue dans Surin, perdu dans son “océan” – pour le moment ces milliers de petits détails miroitants de tous côtés et qui découragent celui qui, comme moi, doit y puiser verre à verre [51] . » L’engagement de Certeau dans ce travail est entier au point que l’on peut faire le parallèle avec Jules Michelet lorsque ce dernier dit en 1869 avoir été le fils d’une œuvre qui l’a créé, soit sa tentative de résurrection de l’histoire de France. Certeau aura été lui aussi transfiguré par ce travail, passant de la position d’archiviste à celle d’historien, grâce à cette rencontre avec cet autre qui résiste, Surin, qui est à la fois en forte correspondance avec lui et différent, immergé dans un monde qui n’est plus. C’est cette dialectique du même et de l'autre qui l’aura ainsi altéré, changé, converti en historien de métier.

En 1960, Certeau sillonne le sud-ouest de la France en quête des manuscrits dispersés de Surin. Il travaille à Bordeaux bien évidemment, mais aussi aux archives du fonds Carrere et aux archives départementales de Toulouse, à Poitiers, à Loudun et son enquête lui permet de découvrir quelques trésors comme le manuscrit de la Guide spirituelle [52] trouvé à Toulouse, couvert de notes dans les marges de la main même de Surin. Il trouve aussi un manuscrit de son Catéchisme spirituel datant de 1654 et dans son souci de commencer à établir la généalogie des textes, il écrit à son directeur de thèse, Henri Gouhier : « Ces documents permettent donc enfin de faire l’histoire – ou la préhistoire – de ce texte pendant les 10 ans qui séparent sa rédaction (1654) de sa publication définitive (1661-1663) : corrections doctrinales, déplacements, etc. [53] . »

En 1963, Certeau publie dans la même collection que le Mémorial de Pierre Favre, la collection « Christus », la/le Guide spirituel de Surin [54] . Certeau réalise là une modernisation du texte afin de le rendre accessible au lecteur du XXe siècle. Il entend surtout faire parler le texte lui-même, sans aucun fondamentalisme, mais pour en restituer la véracité historique. Dans son introduction, Certeau précise la portée de ce travail, restitue la nature de ce texte qui « vivait » comme une apologétique. C’est un guide pratique historiquement daté qui s’est transformé en document théorique, mais dont il ne faut pas ignorer la dimension pragmatique initiale. Certeau restitue la « faille secrète » qui est au cœur de cet écrit et qui exprime le double trouble d’une époque et d’un psychisme singulier, celui de Surin. En historien, Certeau n’a pas l’intention de se substituer au texte et de parler à sa place, mais de s’en tenir à une véritable ascèse de désappropriation de soi afin de laisser place au document historique. Derrière ces précautions méthodologiques, on saisit à quel point cette personnalité hors du commun de Surin est pour Certeau une source d’inspiration quant à sa propre vie. Il voit dans cette violence de l’amour qu’exprime Surin la source même d’une lucidité lorsqu’il écrit à propos de Surin que « la pensée brille et coupe comme le diamant [55]  ». Cette radicalité sera toujours sienne. Plus que le contenu, le signifié, ce qui compte est l’intentionnalité, la pratique elle-même que Certeau approfondira dans L’écriture de l’histoire mais qui est déjà là à propos de la manière dont Surin définit la vie spirituelle : « La vie spirituelle ne se mesure pas à la matérialité de l’action… le véritable critère de l’action est le formel : son intention ou son motif [56] . » Il voit dans cette insistance sur le caractère « formel » de la science expérimentale préconisée un trait de modernité chez Surin. Mais surtout, il retient dans ce Guide spirituelle cette conception qui passe par le retrait de soi, le don de soi comme l’essentiel de l’enseignement évangélique et conforme à l’humanité de l’homme qui par le don réalise sa vocation. L’insistance sur la mort chez Surin, que nous retrouverons chez Certeau n’est pas liée à une approche mortifère, morbide, mais est tout au contraire, condition de vie, de bonheur, d’intensité du vécu : « Surin, il le répète souvent, n’a qu’une chanson : mourez à tout et vous serez heureux… De son origine à son terme, la vie spirituelle se développe selon la dialectique de cette mort qui est vie [57] . » Trois étapes scandent cette évolution spirituelle selon Surin qui distingue un premier moment, celui du « premier pas » qui présuppose à la fois une grande disponibilité, mais aussi d’accéder à un saut qualitatif, radical, à une véritable coupure existentielle. Ensuite, vient le temps de la « région du pur amour » qui s’inaugure par l’exercice du discernement et l’accession à la mystique qui est conçue comme « lieu de liberté mais d’une liberté toujours liée à l’Autre » [58] qui permet de penser une « théologie mystique ».

Cette première publication de Surin n’est qu’une étape accomplie vers la réalisation plus délicate, plus ambitieuse aussi, qu’est la publication de sa correspondance qui paraît en 1966 et constitue, au dire même du maître d’œuvre de la revue Christus que fût Maurice Giuliani. Certeau reconnaît sa dette vis-à-vis de Giuliani par l’impulsion qu’il a donné à ce travail lorsqu’il lui écrit la dédicace personnelle qu’il rédige sur l’exemplaire de la Correspondance qu’il lui envoie : « Au R.P. Maurice Giuliani,

 

François Dosse
Université de Paris XII


[1] Michel de Certeau, « Histoire et structure », Recherches et Débats, 1970, p. 168.

[2] Ibid., p. 168.

[3] Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, Mame, 1973, p. 158.

[4] Michel de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, 1982, p. 320.

[5] Michel de Certeau, La Possession de Loudun, coll. « Archives », Gallimard, (1970), éd. 1990, p. 7. [6] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975, p. 70.

[7] Ibid., p. 84.

[8] Ibid., p. 91.

[9] Ibid., p. 103.

[10] Ibid., p. 118.

[11] Ibid., p. 119.

[12] Michel de Certeau, La possession de Loudun, op. cit., 1970.

[13] Jacques Rougerie, Le procès des communards, coll. « Archives », Julliard, 1964.

[14] Pierre Goubert et Michel Denis, 1789. Les Français ont la parole, coll. « Archives », Julliard, 1964.

[15] Michel de Certeau, La possession de Loudun, op. cit., (1970), éd. 1990, p. 7.

[16] Ibid., p. 16.

[17] Philippe Boutry, « De l’histoire des mentalités à l’histoire des croyances », Le Débat, n° 49, mars-avril 1988, p. 86-87.

[18] Michel de Certeau, La possession de Loudun, op. cit., p. 18.

[19] Les Ursulines : congrégation de femmes, fondée en Italie en 1535.

[20] Michel de Certeau, La possession de Loudun, op. cit., p. 174.

[21] Ibid. , p.184.

[22] Ibid., p. 227.

[23] Ibid., p. 327.

[24] Ibid., p. 39.

[25] Ibid., p. 286.

[26] Ibid., p. 294.

[27] Ibid., p. 298.

[28] Michel de Certeau, « Appendice II : Jeanne des Anges », dans Jean-Joseph Surin, Correspondance, Bibliothèque européenne, texte établi, présenté et annoté par Michel de Certeau, DDB, 1966, p. 1721-1748 ; repris dans Sœur Jeanne des Anges, suivi de « Jeanne des Anges » par Michel de Certeau, Jérôme Million, 1985, p. 337-379.

[29] Michel de Certeau, « Jeanne des Anges », dans Sœur Jeanne des Anges, J. Millon, op. cit., p. 350.

[30] S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 28-29.

[31] Michel de Certeau, « Jeanne des Anges », op. cit., p. 369.

[32] Jean Orcibal, Les origines du jansénisme, Paris, 1947-48, 3 vol, Vrin.

[33] François Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Seuil, « Points-Histoire », 2001.

[34] Jean Orcibal, « Histoire du catholicisme moderne et contemporain » dans Problèmes et méthodes d’histoire des religions. Mélanges publiés par la Section des Sciences religieuses à l’occasion du centenaire de l’École Pratique des Hautes Études, Paris, 1968, p. 251-260, repris dans Études d’histoire et de littérature religieuses, éd. Jacques Le Brun et Jean Lesaulnier, Paris, 1997, p. 26.

[35] Ibid., p. 29.

[36] Ibid., p. 30.

[37] Ibid. , p. 32.

[38] Ibid., p. 32.

[39] Jean Orcibal, op. cit., p. 25.

[40] Michel de Certeau, « De Saint-Cyran au jansénisme », Christus, t. 10, n° 39, 1963, p. 399-417.

[41] Jean Orcibal, Les origines du jansénisme, Paris, 1947, t. 2, p. 595 ; 643.

[42] Michel de Certeau, « De Saint-Cyran au jansénisme », Christus, t. 10, n° 39, 1963, p. 403.

[43] Ibid., p. 412.

[44] Ibid., p. 416.

[45] Michel de Certeau, « Les aventures de J.J. Surin » dans Jean-Joseph Surin, Triomphe de l'amour divin sur les puissances de l'enfer, J. Millon, 1990, p. 422.

[46] Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, 1920, p. 152.

[47] Robert Kanters, Vie du Père Surin, Paris, 1942, p. 102.

[48] Michel de Certeau en retrace la généalogie dans : « Les œuvres de J.-J. Surin. Histoire des textes », Revue d'ascétique et de mystique, tome XL, 1964, 4, n° 160, p. 443-476 et t. XLI, 1965, 1, n° 161, p. 55-78.

[49] Lettres spirituelles du P. Jean-Joseph Surin, éd. critique par Louis Michel et Ferdinand Cavallera, t. 1 (1630-1639), Toulouse, éd. Revue d'Ascétique et de Mystique, 1926 ; et t. 2 (1640-1659), Ibid., 1928.

[50] Michel de Certeau, Lettre à Henri de Lubac, 17 avril 1961, Archives de France de la Compagnie, Vanves.

[51] Michel de Certeau, Lettre à Henri de Lubac, 28 novembre 1961, Archives de France de la Compagnie, Vanves.

[52] Au féminin au XVIIe siècle.

[53] Michel de Certeau, Lettre à Henri Gouhier, 19 janvier 1961, fonds Gouhier, Archives de France de la Compagnie, Vanves.

[54] Jean-Joseph Surin, Guide spirituel pour la perfection, texte établi et présenté par Michel de Certeau, DDB, coll. « Christus », 1963.

[55] Michel de Certeau, introduction à Jean-Joseph Surin, Guide spirituel, coll. « Christus », DDB, 1963, p. 22.

[56] Ibid., p. 24.

[57] Ibid., p. 28.

[58] Ibid., p. 36.

[59] Jean-Joseph Surin, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Michel de Certeau, préface de Julien Green, DDB, coll. « Bibliothèque européenne », 1966.

 

Pour citer cet article :
François Dosse, « Michel de Certeau et l'archive » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/F_Dosse.html
Auteur : François Dosse
Droits : © Tous droits réservés - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.


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