Michel de Certeau et l'archive
Michel de Certeau a situé l’opération
historiographique dans un entre-deux qui se situe entre le langage d’hier et
celui, contemporain, de l’historien. Spécialiste du XVIIe siècle,
parti en quête du même en exhumant les sources originelles de la Compagnie jésuite
avec la réalisation du Mémorial de Pierre Favre et la publication en
1966 de la Correspondance de Jean-Joseph Surin, Michel de Certeau se
confronte à l’impossible résurrection du passé. Malgré un premier mouvement
d’identification et de restitution du passé, il ne partage pas l’illusoire espérance
de Jules Michelet de restituer une histoire totale au point de la faire revivre
dans le présent. Au contraire, sa quête érudite et minutieuse le conduit sur
des rivages qui lui donnent le sentiment de s’éloigner chaque fois davantage et
de ressentir toujours plus présent l’absence et l’altérité du passé : « Il
m’échappait ou plutôt je commençais à m’apercevoir qu’il m’échappait. C’est de
ce moment, toujours réparti dans le temps, que date la naissance de
l’historien. C’est cette absence qui constitue le discours historique. »
Certeau saisit ici la découverte de l’autre,
de l’altérité comme constitutive du genre historique et donc de l’identité de
l’historien, de son métier. Il insiste donc sur cette distance temporelle qui
est source de projection, d’implication de la subjectivité historienne. Elle
invite à ne pas se contenter de restituer le passé tel qu’il fût, mais à le
reconstruire, à le reconfigurer à sa manière dans une dialogique articulée à
partir de l’écart irrémédiable entre le présent et le passé : « Non
que ce monde ancien et passé bougeât ! Ce monde ne se remue plus. On le remue. »
Certeau, qui a consacré tant d’années à des travaux d’érudition, fait bien le
partage entre cette phase préliminaire, préalable, du relevé des traces
documentaires du passé et ce que fût vraiment la réalité du passé. L’opération
historiographique ne consiste donc ni à projeter sur le passé nos visions et
notre langage présents ni à se contenter d’une simple cumulation érudite. C’est
face à cette double aporie que l’historien se trouve confronté, en situation
instable, pris dans un mouvement incessant entre ce qui lui échappe, ce qui est
à jamais absent et son objectif de donner à voir dans le présent auquel il
appartient. C’est cette tension elle-même qui est propre à engendrer le manque ;
c’est elle qui met en mouvement la connaissance historique elle-même. C’est en
effet dans la mesure où ces chrétiens du XVIIe siècle lui deviennent
étrangers, qu’ils résistent à leur compréhension, que Certeau se métamorphose
de l’érudit qu’il était en historien de métier. Il s’en explique lorsqu’il évoque
sa propre trajectoire de chercheur qui l’a conduit du compagnon d’Ignace de
Loyola, Pierre Favre, à Jean-Joseph Surin. L’intervention de l’historien présuppose
de faire place à l’autre tout en maintenant la relation avec le sujet qui
fabrique le discours historique. Par rapport au passé, à ce qui a disparu,
l’histoire « suppose un écart, qui est l’acte même de se constituer
comme existant et pensant aujourd’hui. Ma recherche m’a appris qu’en étudiant
Surin, je me distingue de lui . »
L’histoire renvoie donc à une opération, à une inter-relation dans la mesure où
elle s’inscrit dans un ensemble de pratiques présentes. Elle n’est pas réductible
à un simple jeu de miroir entre un auteur et sa masse documentaire, mais
s’appuie sur toute une série d’opérateurs propres à cet espace de l’entre-deux,
jamais vraiment stabilisé.
A un pôle de la recherche, il y a donc celui qui fabrique l’histoire dans un
rapport d’urgence à son temps, répondant à ses sollicitations. Mais le sujet
historien ne se reconnaît comme tel que par l’altération que lui procure la
rencontre avec les diverses formes de l’altérité. A la manière dont Surin découvre,
émerveillé, la parole du pauvre d’esprit : « il se découvre sur la scène
de l’autre. Il parle dans cette parole venue d’ailleurs et dont il n’est plus
question de savoir si elle est à l’un ou à l’autre . »
C’est de l’intérieur de cet univers mobile de la pensée que se tient
l’historien selon Michel de Certeau, soit dans le maintien d’une posture de
questionnement toujours ouvert.
Cette
position est à la fois rigoureuse par son renoncement aux facilités de ce que
procure un surplomb donnant l’illusion de refermer les dossiers en les suturant
de réponses et marquée par son humilité exprimée par le principe selon lequel « l’histoire
n’est jamais sûre ».
La résistance de l’autre face au déploiement des modes d’interprétation fait
survivre une part énigmatique du passé jamais refermée. Définissant l’opération
historiographique, Michel de Certeau l’articule autour de trois dimensions inséparables
dont la combinatoire assure la pertinence d’un genre spécifique. En premier
lieu, elle est le produit d’un lieu social dont elle émane à la manière dont
les biens de consommation sont produits dans des entreprises. A cet égard, il
insiste sur le terme même de fabrication dans ce qu’il peut connoter dans sa
dimension la plus instrumentale. L’œuvre historienne est alors conçue comme le
produit d’un lieu institutionnel qui le surdétermine en tant que relation au
corps social, tout en étant le plus souvent purement implicite, le non-dit du
dire historien : « Est abstraite, en histoire, toute « doctrine »
qui refoule son rapport à la société... Le discours « scientifique »
qui ne parle pas de sa relation au « corps » social ne saurait
articuler une pratique. Il cesse d’être scientifique. Question centrale pour
l’historien. Cette relation au corps social est précisément l’objet de
l’histoire . »
En second lieu, l’histoire est une pratique. Elle n’est pas simple parole noble
d’une interprétation désincarnée et désintéressée. Au contraire, elle est
toujours médiatisée par la technique et sa frontière se déplace constamment
entre le donné et le créé, entre le document et sa construction, entre le
supposé réel et les mille et une manières de le dire. A cet égard, l’historien
est celui qui maîtrise un certain nombre de techniques depuis l’établissement
des sources, leur classement jusqu’à leur redistribution en fonction d’un autre
espace en utilisant un certain nombre d’opérateurs. A ce niveau, se déploie
toute une dialectique singularisante du sujet historien subissant la double
contrainte de la masse documentaire à laquelle il se trouve confronté et celle
d’avoir à opérer des choix : « En histoire, tout commence avec le
geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents »
certains objets répartis autrement . »
L’historien est alors autant tributaire de l’archivistique de son époque que du
degré de technicité des moyens mis en œuvre pour la prospecter. La révolution
informatique modifie substantiellement sur ce point les procédures et démultiplie
les potentialités d’analyse. Si l’historien doit utiliser ces nouvelles
possibilités que lui procurent les progrès réalisés dans le domaine de la
quantification des données, il doit par contre se défier d’y sacrifier les
singularités résistantes du passé. A ce titre Michel de Certeau privilégie la
notion d’écart et situe l’historien dans les entoures des rationalisations
acquises : « Il travaille dans les marges - A cet égard, il devient
un rôdeur . »
Grâce à cette mise à distance, il peut se donner pour objet ce qui est refoulé
par la Raison afin d’en prospecter, à la manière de Michel Foucault, son envers :
c’est ainsi que l’historien des années soixante-dix se dote volontiers pour
champ d’investigation l’étude de la sorcellerie, de la folie, de la littérature
populaire, de l’Occitanie, des paysans comme autant de silences interrogés,
autant d’histoires brisées, blessées et refoulées de la mémoire collective.
En
troisième lieu, et cela donne lieu au titre même de son ouvrage d’épistémologie
historique de 1975, l’histoire est écriture. L’attention que porte Certeau au
mode d’écriture de l’histoire ne signifie nullement qu’il limiterait cette
discipline à sa seule dimension discursive : « En fait, l’écriture
historienne - ou historiographie - reste contrôlée par les pratiques dont elle
résulte ; bien plus, elle est elle-même une pratique sociale . »
Lieu même de réalisation de l’histoire, l’écriture historienne est prise dans
une relation fondamentalement ambivalente par sa double nature d’écriture en
miroir qui renvoie au présent comme fiction fabricatrice de secret et de
mensonge en même temps que de vérité ainsi qu’écriture performative par son rôle
majeur de construire un « tombeau » pour le mort, jouant ainsi le rôle
de rite d’enterrement. L’écriture historienne aurait fonction symbolisatrice
qui permet à une société de se situer en se donnant un passé dans le langage.
L’histoire « ouvre ainsi au présent un espace propre : « marquer »
un passé, c’est faire une place au mort, mais aussi redistribuer l’espace des
possibles . »
L’écriture historienne est alors un « tombeau » pour le mort au
double sens de l’honorer et de l’éliminer, procédant ainsi au travail de deuil.
Le rôle performatif de l’histoire revient à permettre « à une pratique de
se situer par rapport à son autre, le passé . »
Théâtralisation
de l’archive dans la collection « Archives » : le cas Loudun
Certeau a
l’occasion de montrer en cette année 1970 la manière dont il conçoit l’histoire
culturelle grâce à la publication de La possession de Loudun
[12]
.
Il a déjà exprimé son intention de publier ce dossier historique après la
parution de la Correspondance de Surin en 1966. Il se tourne alors vers
Pierre Nora qui vient de créer, en 1964, une nouvelle collection très appropriée
à ce qu’il entendait écrire, la collection « Archives » chez
Julliard. Cette collection bon marché, « Archives », en format de
poche se donne pour objectif de désenclaver les éditions des grosses thèses
d’Etat inaccessibles au grand public, tout en conservant un souci de rigueur et
en donnant aux lecteurs le dossier d’archives lui-même présenté par un historien
spécialiste dans un dossier documentaire intégré à la démonstration elle-même.
Pierre Nora entend ainsi donner à voir au lecteur non spécialiste comment un
historien de métier fait parler ses sources.
En 1970, date de
la publication de La possession de Loudun, la collection de Nora compte
déjà une quarantaine de titres à son actif selon des tirages variables entre
quinze mille et vingt mille exemplaires. Elle rend déjà visible un certain
nombre d’archives inédites jusque-là. C’est le cas, entre autres, des mille
cinq cents dossiers de la justice militaire conservés aux archives de Vincennes
et qui ont servi de support à la publication de Jacques Rougerie sur la Commune
[13]
.
La première publication de la collection est symboliquement consacrée à la Révolution
française avec un choix drastique opéré par Pierre Goubert et Michel Denis dans
la masse archivistique des quarante mille cahiers de doléances
[14]
.
En certains cas, cette collection suscite la création d’archives nouvelles,
comme lorsque Jacques Ozouf écrit à vingt mille instituteurs ayant enseigné
avant la guerre de 1914 afin de réaliser son volume : Nous, les maîtres
d’école (1967) : cinq mille lui ont répondu. La collection ne se
limite pourtant pas à de l’inédit et entend privilégier aussi la présentation
de dossiers certes connus, mais présentés de manière originale, avec des éclairages
novateurs comme c’est le cas lorsque Georges Duby écrit L’an mil (1967).
Après un bon départ,
la collection connaît cependant un moment de langueur dû aux réorganisations
internes de la maison d’édition Julliard. Mais elle est relancée en 1970 et
Pierre Nora fait appel au jeune historien Jacques Revel, tout juste sorti de
l’agrégation, avec lequel il entend poursuivre l’aventure. Cette collection
entend promouvoir une sensibilité historique nouvelle en privilégiant le
contact direct à l’archive. Elle met en évidence l’épaisseur temporelle de la
trace de celle-ci laissée dans l’historiographie en faisant jouer la partition
par un historien de métier qui a pleine liberté pour donner libre cours aux
jeux de miroir et d’échos entre le document et l’historien dans un espace
discursif pluriel.
Cette forme convient à merveille à Certeau
qui est le plus grand érudit sur le cas présenté, Loudun, grâce à son travail
sur Surin et en même temps très conscient des constructions et déconstructions
historiennes qu’il convient de rendre visibles, tout en renonçant à toute
position de surplomb. Une adéquation rare entre ce projet éditorial « Archives »
et le type d’écriture et de position épistémologique d’un auteur, Certeau, va
donner naissance à ce que l’on peut qualifier, sans se payer de mots, de chef
d’œuvre.
L’autre volet de
la valorisation de la démarche certalienne par cette collection est la place réservée
à l’iconographie, dont s’occupe Françoise Borin. Certeau y attache une grande
valeur car pour lui l’image n’est pas un document illustratif, mais une véritable
entrée dans l’intelligence du sujet et il prépare donc avec le plus grand soin
le dossier iconographique de La possession de Loudun, passant commande à
la spécialiste Françoise Borin. Alors que les historiens en général, trop
concentrés sur leurs sources manuscrites, en oublient le regard sur les représentations
iconographiques, Certeau témoigne d’un intérêt tout à fait vif pour le dossier
iconographique.
La véritable réponse
aux usages de l’époque du couple binaire culture populaire/culture d’élite est
apportée par La possession de Loudun qui se situe à un niveau médian,
celui de l’hybride, entre passé et présent, et dans un rapport de circularité
entre élite et peuple. Certeau récuse d’emblée deux postures contradictoires et
présentées comme deux impasses : d’une part, celle de la fascination de
l’archive qui exclurait tout commentaire de la part de l’historien et d’autre
part la projection anachronique de la grille d’analyse du présent sur le passé.
L’historien, selon Certeau, doit se situer dans un espace équivoque dans lequel
il peut se laisser surprendre et adopter une certaine retenue qui ne doit pas
se transformer en simple effacement. Sa visée à restituer le passé doit conserver
une attitude fondamentalement modeste, soulignée par cette phrase mise en
exergue de l’ouvrage : « L’histoire n’est jamais sûre
[15]
».
L’historien ne peut avoir la prétention de réaliser le rêve de Michelet de résurrection
totale d’un passé qui n’est plus et dont il n’a de connaissance que médiatisée
et lacunaire par l’écriture. Il reste à jamais coupé du passé par une absence
et toujours en tension entre archives et commentaires : « C’est dans
cet entre-deux que s’est formé ce livre sur Loudun. Il est lézardé du haut en
bas, révélant la combinaison, ou le rapport, qui rend possible l’histoire. Car,
ainsi partagé entre le commentaire et les pièces d’archives, il renvoie à une réalité
qui avait hier sa vivante unité, et qui n’est plus. Il est en somme brisé par
une absence
[16]
. »
Seule cette retenue de l’historien qui n’impose pas une interprétation a
priori à la lecture de l’archive peut laisser place à l’altérité. Comme le
fait justement remarquer Philippe Boutry : « Cette retenue de
l’historien laisse à son tour place à ce qui ne peut être ni entièrement dit ni
complètement élucidé : à l’autre ; à sa souffrance
[17]
. »
Cette posture modeste a donc une valeur heuristique dans la mesure où elle
permet, en laissant place à l’autre, de le mieux comprendre : « Il
faut d’abord essayer de comprendre
[18].
Certeau pose la
scène de Loudun comme celle d’un petit théâtre du monde sur lequel la
distorsion entre le discours et les pratiques, entre le dire et le faire se
prolonge en une esthétisation, en un véritable spectacle tragique puisqu’il
conduira le curé du lieu, Urbain Grandier, sur un bûcher. C’est en ce lieu de
Loudun, apparemment clos, cas tout à fait exceptionnel, que l’historien découvre
la mutation la plus significative du siècle, celle du glissement progressif
d’un pouvoir détenu jusque-là sans partage par la théologie et qui revient de
plus en plus au pouvoir politique. Ce glissement à partir des marges et des
situations-limites n’est pas sans nous faire penser à ce que les historiens
italiens de la micro-storia qualifieront plus tard par un oxymore :
« l’exception ordinaire ». Le doublet de la possession de Loudun est
la dé-possession du pouvoir de l’Eglise sur le corps social au profit d’autres
formes de pouvoir/savoir.
Rien n’est encore vraiment joué lorsqu’en
septembre 1632 éclate le drame de la possession dans le couvent des Ursulines
[19]
.
L’événement éclate dans un ciel déjà très chargé, dans le prolongement de
nombreux désordres : une longue peste de plus de cinq mois et en un lieu où
la population a été particulièrement divisée entre protestants et catholiques
qui se sont violemment affrontés entre 1562 et 1572. De plus, à quelques lieues
de ce volcan, à une vingtaine de kilomètres, se situe la seigneurie de
Richelieu qui suit l’évolution de la crise avec une attention d’autant plus
minutieuse qu’il sent, à proximité, des manifestations qui peuvent affecter le
pouvoir politique. Dès les premières accusations de possession qui visent le
curé Urbain Grandier, on procède à des exorcismes qui restent sans effet. La
justice royale s’alarme et le conseiller du Roi, le baron de Laubardemont,
arrive à Loudun en septembre 1633 à la tête d’une commission royale qui procède
à l’arrestation de Grandier en décembre. Le curé est confronté à neuf
religieuses et trois séculières du couvent en la présence de Laubardemont, de
l’évêque de Poitiers et de plusieurs médecins. Le procès se tient en l’été 1634
et au terme de trois semaines la sentence tombe : Urbain Grandier sera brûlé
sur la place publique devant une foule en liesse que l’on évaluera entre six
mille et dix mille personnes. Cette condamnation n’arrête pas les troubles
suscités par le phénomène de possession du couvent des Ursulines, pour y mettre
bon ordre, la Compagnie de Jésus prend le relais en envoyant une délégation de
ses pères à Loudun à la tête de laquelle se trouve le mystique Jean-Joseph
Surin qui doit diriger les exorcismes à partir de décembre 1634. Il y restera
jusqu’en octobre 1636.
Certeau met en
scène la concurrence qui se joue entre les trois groupes professionnels qui prétendent
tenir sur l’affaire un discours de vérité. Ces groupes incarnent les trois
Facultés supérieures de l’Université : la théologie, le droit et la médecine
et leur compétition révèle une reconfiguration en cours dans la hiérarchisation
des savoirs à une époque d’instabilité pour chacun d’eux. Jusque-là le savoir
qui incarne la vérité dans ce genre d’affaires, est celui des clercs. Ses
porte-paroles à Loudun sont l’évêque de Poitiers, Mgr La Rocheposay et l’archevêque
de Bordeaux, Sourdis. Les clercs sont confrontés à deux pouvoirs ascendants :
d’une part, celui des représentants du Roi qui constituent tout un ensemble hiérarchisé
qui va des officiers de police à Laubardemont, avec, en arrière-plan, Richelieu
et l’ombre du Roi lui-même. L’autre groupe ascendant, de plus en plus sollicité
comme porteur d’un savoir savant, est celui des médecins qui produit une masse
abondante de publications sur l’affaire et entend ainsi légitimer son savoir
pratique en lieu et place des théologiens : « Le médecin est amené à
se substituer au théologien, comme le témoin d’un savoir laïc qui prend le
relais de la science cléricale
[20]
» ;
« Si la médecine est à cette époque un lieu philosophique, c’est que la
maladie entretient alors un rapport essentiel avec la vérité
[21]
. »
Les théologiens sont donc les grands perdants de l’affaire qui va assurer le
succès des médecins et du pouvoir juridico-politique au point que ce dernier va
endosser la sacralité jusque-là portée exclusivement par les clercs. Le
politique va en effet prendre en charge les fonctions temporelles et
spirituelles et toute opposition au pouvoir va désormais potentiellement revêtir
le visage du démon. La mission dont Laubardemont se prévaut devient celle
de « ministre d’un nouveau pouvoir sacré
[22]
».
Au terme de
cette affaire, l’énigme survit et Certeau, malgré sa connaissance érudite du
dossier, en conclut à l’impossible réduction de la possession dans les termes
d’un codage a priori du lieu de vérité : « La possession ne
comporte pas d’explication historique « véritable » puisque jamais il
n’est possible de savoir qui est possédé par qui… L’historien lui-même se
ferait illusion s’il croyait s’être débarrassé de cette étrangeté interne à l’histoire en la casant quelque part
[23]
. »
Au contraire de la démarche qui consiste à assigner à résidence un phénomène
pour lui en retirer sa part inquiétante, en l’excisant ainsi de sa part d’altérité
pour lui assigner une place stable et repérable, l’historien doit laisser libre
cours à la surrection de l’événement dans sa force d’ébranlement : « Par
là, ce qui arrive devient événement. Il a ses règles propres, qui bouge les répartitions
déjà existantes
[24]
. »
Dans ce dossier
Loudun, Certeau met en scène celui auquel il aura consacré l’essentiel de son
travail d’érudition, Jean-Joseph Surin qui est plus qu’un personnage historique
pour lui, mais, comme nous l’avons déjà évoqué, son double, son ombre. Ce « d’Artagnan
de la mystique » rêve d’une aventure spirituelle dans laquelle il pourrait
se consacrer « à corps perdu ». C’est en même temps un « génie
blessé
[25]
»
qui arrive à Loudun avec la charge d’exorciser la prieure du couvent des
Ursulines, Jeanne des Anges. Sitôt arrivé sur les lieux, il inverse le rapport
entre exorciste et possédée en privilégiant l’écoute du dire de la possédée
afin de cheminer jusqu’à l’extrême avec elle, renonçant ainsi à toute
directivité : « Il ne lui disait jamais directement : Faites
cela. Mais il la disposait à faire elle-même les propositions
[26]
. »
Le père Surin se place d’emblée dans un en-dedans de la possession à partir
d’un transport vers l’autre au point de se laisser déposséder par lui jusqu’au
transfert même de la folie : « Dans ce vis-à-vis qui n’en est pas un,
il s’enferme ; il s’exalte ; il s’épuise ; il va d’un trait au
bout de la logique de la rédemption, qui veut que le médecin porte la maladie
pour la guérir ; il sympathise avec le mal de l’hystérique et se prive des
moyens de lui résister
[27]
. »
A ce rythme, l’état de la prieure, Jeanne des Anges, s’améliore au rythme de la
dégradation de l’état du père jésuite qui se verra atteint par une paralysie et
une aphasie pour une période de vingt ans.
Dans cette crise
de Loudun, Certeau retrouve Jeanne des Anges dont il a déjà dressé le portrait
lors de la publication de la Correspondance de Surin en 1966
[28]
.
De ces troubles de Loudun, c’est Jeanne des Anges qui sort victorieuse et dont
la renommée va faire une carrière aux dimensions du retentissement de
l’affaire. Là voilà miraculée, transportée de ville en ville comme une héroïne
revenue de la mort et ayant triomphé du démon. Ses parents avaient décidé
d’envoyer au couvent cette enfant, née en 1605, pour cacher une « disgrâce »
physique. Plus tard, un prétendant la convoite, mais doit repartir bredouille
car la mère a d’autres plans pour sa fille. En 1622, elle entre chez les Ursulines
de Poitiers et en 1627 lorsqu’il est question d’ouvrir un nouveau couvent, elle
intervient avec insistance pour faire partie de l’aventure : « Jeanne
aura toujours le désir, plus sincère, presque pathétique, de se « changer »
en « changeant de demeure ». Plus tard, elle changera de personnage
[29]
. »
A 28 ans, en 1632, voilà la jeune Jeanne des Anges nommée prieure du couvent de
Loudun. Certeau voit l’origine de la crise comme la résultante d’une
conjonction entre la séduction exercée sur elle par le curé Urbain Grandier et
le remords croissant de n’être peut-être pas ce que l’on croit, avec le « désir »
toujours refoulé d’une nouvelle conversion, d’un nouveau changement. D’une manière
inconsciente, elle s’engage dans un pacte avec le diable, ce que Surin aide à
lui faire comprendre lorsqu’il lui signifie que les désordres attribués au
diable ne sont pas sans complicité de sa part. Comme l’a montré Freud sur
lequel s’appuie Certeau
[30]
,
il y a à la fois duplicité inconsciente de l’esprit et complicité plus ou moins
consciente du corps comme expression d’autre chose. Une fois les exorcismes réussis,
Jeanne des Anges porte les stigmates de la foi et de sa guérison, ses visions
divines se multiplient et elle acquiert une réputation de thaumaturge qui lui
vaut de faire une tournée triomphale à travers la France. Ses « révélations »
sont très largement diffusées. La religieuse habitée par le diable s’est
transformée en quasi-sainte et Certeau se garde à la fois de réduire ce
personnage au nom de l’hypothèse de son éventuelle hypocrisie comme de l’hypothèse
de la manifestation de grâces extraordinaires. Son secret n’est décelable que
par une lecture attentive, symptômale de ce qu’elle confie à son père
spirituel, Surin. Certeau y retient une phrase-clé : « Cela m’arrive
assez souvent la nuit, mais fort peu le jour ». Jeanne des Anges dirait là
l’essentiel à son directeur spirituel : « Elle confesse donc son
secret, cette impossible authenticité, sous le symbole d’une échappée nocturne
et d’un moi qui n’est pas elle… Elle signifie une incertitude identique :
pour elle-même, elle n’est que nuit
[31]
. »
Elle s’est ainsi construite selon deux composantes contradictoires que sont
d’une part un fond d’insécurité identitaire et de l’autre une attente de compréhension
fraternelle. La psychanalyse aura servi à Certeau à aller de l’avant dans sa
volonté de comprendre ces documents du passé.
Si le concept d’épistémè est bien à
l’œuvre dans La possession de Loudun, Certeau s’attache surtout à voir
comment un socle épistémique se disloque et les réemplois suscités par les
failles visibles. Il permet de voir comment des déplacements décisifs
s’effectuent dans l’ordre des savoirs et des croyances. La quête du sens au
travers de l’analyse d’une crise paroxystique au cœur du XVIIe siècle
constitue pour Certeau la tentative d’une histoire du croire, de l’acte du
croire dans ses signes objectivés et ses déplacements. L’historien est confronté
à l’énigme de la mystique de la même manière que l’homme était placé dans
l’antiquité devant l’énigme du sphinx. Certeau prend ses distances avec le
point de vue traditionnel qui rejette la mystique du côté de la mentalité
primitive ou qui l’affecte à une tradition marginale des diverses églises. Il
la situe au contraire au cœur de la modernité, comme manifestation à la fois
tangible et insaisissable de l’expérience de la modernité dans l’effectuation
de la dissociation entre le dire et le faire. Les expressions de la mystique
doivent être étudiées dans leur double inscription du corpus du texte, du
langage mystique comme trace de ce que Jean-Joseph Surin appelait « science
expérimentale » ainsi que dans le corps altéré lui-même des
mystiques. Il ne suffit pas de se référer au corps social du langage. Le
sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps. Le mystique reçoit de
son corps propre la loi, le lieu et la limite de son expérience. C’est à l’intérieur
même de cet absent, de cet autre irréductible que donne à penser la mystique
que se définit avec Michel de Certeau une nouvelle anthropologie ou histoire du
croire.
A l’école de l’érudition
Certeau aura été
à bonne école dans son approche de l’archive. Un des hauts lieux de formation à
sa pratique d’historien, outre la Compagnie, aura été le séminaire de Jean
Orcibal à la Ve section de l’EPHE. Il s’agit d’un site en écart par
rapport à l’institution historique car Orcibal n’est pas vraiment un historien
professionnel. Agrégé de Lettres, il a obtenu son diplôme sous la direcion
d’Alexandre Koyré en juin 1937 sur la formation spirituelle d’Angélus Silésius.
Disciple de Jean Baruzi et du philologue Mario Roques, il est passé maître dans
l’établissement historique des textes et dans l’élucidation de leur sens. Dans
les années cinquante les congrégations religieuses envoient leurs historiens
les plus en vue suivre son séminaire de la Ve section de l’EPHE
consacré depuis 1952 à « L’histoire du catholicisme moderne et
contemporain ». Ce séminaire ne réunit qu’une poignée de chercheurs (une
dizaine) autour d’Orcibal, mais on y note la présence des représentants de
presque tous les ordres religieux. C’est devenu le haut lieu dans lequel se
retrouvent ensemble des Oratoriens comme Michel Dupuy, spécialiste de Bérulle,
des Lazaristes comme le père Chalumeau, des Eudistes comme le père Berthelot du
Chesnay, des Sulpiciens, des Capucins, ainsi que Michel de Certeau en tant que
jésuite revisitant les débuts de l’histoire de la Compagnie. Henk Hillenaar est
un autre habitué du séminaire, d’origine hollandaise et jésuite comme Certeau,
il habite comme lui rue de Sèvres. Spécialiste de Fénelon, ils travaillent tous
deux sur le XVIIe siècle. On y croise aussi le futur cardinal
Poupard, ainsi que des laïcs comme Jacques Le Brun, Pierre Sorlin, Bruno Neveu
et plus surprenant, le philosophe marxiste Lucien Goldmann.
Jean Orcibal est
un spécialiste de la mystique rhéno-flamande dans l’Europe moderne, du jansénisme
et de Fénelon. Il vient en 1947 de publier son grand ouvrage sur Saint-Cyran
[32]
.
Dans ces domaines, il est d’une érudition sans égal et la forme du séminaire ne
sacrifie rien au spectaculaire. Par
la rigueur de sa méthode philologique, Jean Orcibal marque fortement Certeau.
Alors que ce dernier est à la recherche du sens originel du message ignatien,
Orcibal se donne pour objectif d’en revenir aux sources. Certeau y apprend les
règles les plus strictes de l’érudition philologique qui ne sont pas sans faire
penser aux thèses de Fustel de Coulanges sur la fin de sa vie lorsqu’il en
arrivait à récuser toute forme d’hypothèse de lecture pour mieux laisser place à
la seule signification des documents historiques
[33]
.
C’est une position similaire que défend Orcibal : « Essayer de ne
rien dire que d’après les documents, originaux examinés au microscope, de manière
à gagner en profondeur ce que l’on perd en étendue : « Semez avec la
main et non avec le sac », disait la vieille dame dans Pindare
[34]
. »
On peut donc rapprocher Orcibal de l’école méthodique du XIXe siècle,
mais à condition de bien voir qu’il ne s’agit pas tant pour lui de restituer la
factualité événementielle que d’accéder aux représentations du passé, de rendre
intelligible les textes en restituant, grâce à son érudition, les modes
d’appropriation des sources dans des contextes historiques précisément restitués.
A ce titre, Orcibal se défie autant des rapprochements superficiels : « La
pensée d’un auteur n’est pas éclairée par ce que nous savons de celle d’un
autre, mais parce que lui-même en a connu et par la façon dont il l’a comprise
ou faussée »
[35]
, que
des positions dogmatiques : « Pour nous la vérité historique ne se déduira
jamais d’un principe supérieur
[36]
. »
La philologie d’Orcibal se veut donc profondément historique, valorisant la
notion de contexte contre celle d’influences largement utilisée dans l’histoire
des idées et évitant les points de vue systématiques afin de faire affleurer la
pluralité. Cette philologie est, selon son maître Mario Roques, un véritable
art de lire qui a ses règles selon une méthode particulièrement rigoureuse qui
permet de préserver la neutralité de son travail d’élucidation, l’objectivation
de son objet d’étude.
En 1968 Orcibal définit sa démarche d’érudit
comme le suivi de trois moments successifs. En premier lieu, intervient une étape
qu’il considère comme analogue à une longue ascèse et qu’il qualifie de « voie
purgative des mystiques »
[37]
,
reprenant ce terme à Edouard Le Roy qui l’avait déjà employé pour rendre compte
de l’invention scientifique. Ce premier stade rend possible l’accession à un
second moment qui est celui de la voie illuminative qui permet la découverte.
C’est un stade où le chercheur a réussi à s’abstraire de son « moi »
et découvre l’objet, la figure de l’autre. Ce n’est qu’après avoir pratiqué
cette longue ascèse qui aura permis la découverte de l’autre comme autre que
l’on peut alors accéder à un troisième niveau qu’Orcibal définit comme « expérience
unitive ou connaissance par l’intérieur
[38]
»,
reprenant ici le terme au Romantisme allemand des Novalis, Schlegel, ce qui révèle
que son horizon reste celui de la démarche compréhensive, mais que la
communication des subjectivités ne se réalise, selon lui, qu’au terme d’un long
processus, après de longues médiations et non comme un transport affectif premier.
A l’horizon des recherches d'Orcibal se situe la prospection
de l’équation individuelle, le sens complexe d’un certain nombre de figures qui
doivent éclairer les écoles et les courants de pensée et non pas l’inverse.
C’est donc à la restitution d’individualités à laquelle s’est livré Jean
Orcibal qui, en 1968, précise que le centre de convergence des divers travaux
de son séminaire se situe chez Bérulle « auquel se rattachent les diverses
écoles françaises de spiritualité »
[39]
.
Cette complexité est également recherchée parmi d’autres figures : Jansénius,
Saint-Cyran, Canfield, Fénelon et le portrait qui en résulte est tout autre que
les constructions ultérieures qui font prévaloir chez ces penseurs une homogénéité
postulée. Orcibal souligne au contraire, par exemple chez Saint-Cyran, sa
passion et ses contradictions pouvant le conduire à un véritable enfermement mélancolique.
La figure de Jansénius apparaît aussi tout en contraste et en tension. Si
Orcibal mobilise le savoir psychiatrique ou psychanalytique sur l’hystérie, il
entend montrer que la caractérisation pathologique de certaines manifestations
ne permet pas pour autant d’en conclure à la réduction du niveau spirituel sur
la clinique. On reconnaît bien là une connivence intellectuelle forte avec
Certeau qui lui aussi s’est attaché, par-delà la profusion de ses centres d’intérêt,
à quelques grandes figures singulières comme Favre, Surin, Labadie, Jean de Léry...,
en mobilisant la psychanalyse sans jamais en faire la clé unique
d’intelligibilité. Comme Orcibal, ce qui le requiert dans le choix de ces
personnalités, c’est leur tension intérieure.
L’émanation la
plus directe des recherches croisées d’Orcibal et de Certeau est un article de
ce dernier paru en 1963 dans Christus sur Saint-Cyran
[40]
.
Certeau met en lumière les déplacements induits par la multiplication des
travaux sur le jansénisme et constate une véritable démythologisation d’un passé
dont la représentation correspond jusque-là à des besoins immédiats. Il insiste
sur le caractère énigmatique de celui qu’Orcibal a appelé « Les deux
Saint-Cyran » chez qui « le feu et l’eau s'assemblaient »
[41]
.
Tout en tension entre tradition et novation, Saint-Cyran se retire à l’âge de
30 ans pendant six années près de Bayonne (1611-1616) afin d’étudier
saint-Augustin avec son ami Jansénius. S’il devient le successeur de Bérulle à
la tête du « parti dévôt », son influence réformatrice ne cesse
pourtant de s’étendre et il est finalement enfermé à Vincennes par Richelieu en
1638. Cette contradiction constante permet à cette riche personnalité d’échapper
à toute catégorisation, à toute emprise. Son secret échappe irrésistiblement et
Certeau, qualifiant son style, définit en fait une écriture qui sera sienne :
« Un style tourmenté, troué sans cesse d’éclats passagers et surgis en
d'imprévisibles points de l'horizon »
[42]
.
La posture existentielle de Saint-Cyran tient à une mise à distance de
l’institution afin de mieux provoquer le mouvement d’intériorisation de la foi
dans le silence et la pénitence. Cette séparation entre extériorité et intériorité
est source d’une autre distance, celle d’un présent duquel on se retire au nom
d'un passé. D’où un véritable culte du passé chez Saint-Cyran dont le refus du
monde prend la forme du recours à l’antiquité et à l’intériorité comme double
refuge. Certeau insiste aussi sur cette ambivalence qui caractérise le jansénisme,
fondamentalement contradictoire, « antique par rapport à son objet, il est
moderne par son esprit. N’est-ce pas vrai de tout retour aux sources ? »
[43]
et critique le réductionnisme exercé par Lucien Goldmann qui considère la
spiritualité de Port-Royal comme un épiphénomène d’une crise économique et
sociale, lui retirant toute signification propre : « Quoi qu’on mette
dans le chapeau de M. Goldmann, il en tirera toujours de l’économique
[44]
. »
Mais il récuse également la manière dont Bremond ne voit dans le jansénisme
qu’un archétype d’une secte. Il leur oppose les études érudites d’Orcibal qui
montrent tout l’équivoque de ces courants qui, de Saint-Cyran à Canfield, Bérulle
ou saint Jean de la Croix sont autant d’expressions mystiques, de
jaillisssements secrets sous la surface du visible et sources d’altération de
celle-ci.
Reconstituer l’archive dispersée : le cas Surin
Dans le souci de restituer sa propre histoire, d’exhumer et
d’établir les ouvrages fondamentaux de la spiritualité ignatienne, la Compagnie
incite Michel de Certeau à éditer l’œuvre profuse et dispersée de ce jésuite
mystique français énigmatique du début du XVIIe siècle qu’est
Jean-Joseph Surin. Après sa disparition, on avait peine à trouver quelque chose
lui ayant appartenu et ses manuscrits ont été distribués ici et là au point que
« le lecteur se promène parmi des ruines
[45]
. »
Pourtant, la force des écrits de Surin survit à cette dispersion de son œuvre
puisque Henri Bremond écrit en 1920 : « Il y a longtemps que, même
dans ce miroir brisé, Surin apparaît aux meilleurs juges comme “le plus grand
des mystiques de la Compagnie de France”
[46]
»,
et la liste est longue de ceux qui ont trouvé une nourriture spirituelle dans
ses écrits : Bossuet, Boudon Fénelon, St Jure, Caussade... jusqu’à
l’ouvrage que lui consacre Robert Kanters en 1942 pour lequel Surin est « un
des plus grands aventuriers du monde spirituel
[47]
».
Il y a bien eu
des tentatives d’éditer l’œuvre de Surin, mais elles ont échoué devant les
dimensions titanesques de la tâche. Certes, il y eut des éditions posthumes
partielles réalisées au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle
[48]
.
A la toute fin du XVIIe siècle, le Père Pierre Champion réussit
notamment à réunir des manuscrits de Surin pour lequel il avait une véritable vénération.
Cette édition fait longtemps autorité et elle est réimprimée encore au XIXe siècle. A la fin du XIXe siècle, le Père Louis Michel (1830-1918)
prend le relais d’une recherche systématique des manuscrits de Surin. Cette quête
encore inachevée est reprise par le Père Ferdinand Cavallera qui parvient à réaliser
une publication qui constitue une étape importante, avec la mise à disposition
du public d’une partie de la correspondance de Surin
[49]
.
Certeau reprend
ce travail laissé inabouti dans le cadre de l’équipe Christus et de son
retour aux sources de la spiritualité de la Compagnie. Là encore, ce qui est
d’abord incitation de la part de ses compagnons prend des proportions telles
que ce labeur devient le chantier d’une vie ; si Certeau a mis au point méticuleusement
de nombreuses pièces de ce puzzle, il laisse à son tour ce projet inachevé,
mais avec et grâce à lui, il aura considérablement progressé. Certeau va faire
de Surin le lieu de cristallisation de multiples formes d’investigation car il
devient pour lui la source d’une passion dévorante au point de considérer ce
personnage comme son double qui l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle.
C’est l’étude de
la signification de cette éclosion de courants mystiques que se donne pour
objet Certeau au travers d’un personnage radical comme Surin, qui est en
quelque sorte leur porte-drapeau et l’expression la plus intense de leurs
aspirations. Il est celui qui ressent jusqu’à la maladie mentale cette césure
entre le langage tenu et l’expérience traversée ; à ce titre la possession
de Loudun est un symptôme déclencheur de l’ampleur des déchirements de l’époque.
Avec Surin, Certeau tient son héros qui vit aux extrêmes de ses passions et réussit
à les poétiser. Il exprime immédiatement son enthousiasme que lui procure l’œuvre
de Surin. Il écrit à celui qui est encore en 1961 son père spirituel, Henri de
Lubac : « Je me permets de vous envoyer l’Introduction de mon Favre,
pour vous demander si vous auriez le temps d’y jeter un coup d’oeil et de me
faire vos critiques. C’est un tout petit travail... Je suis dans Surin, monde
autrement complexe et exigeant !
[50]
».
Pari difficile en effet tant l’état de dispersion de l’œuvre est grand : « Quant
à moi, je continue dans Surin, perdu dans son “océan” – pour le moment
ces milliers de petits détails miroitants de tous côtés et qui découragent
celui qui, comme moi, doit y puiser verre à verre
[51]
. »
L’engagement de Certeau dans ce travail est entier au point que l’on peut faire
le parallèle avec Jules Michelet lorsque ce dernier dit en 1869 avoir été le
fils d’une œuvre qui l’a créé, soit sa tentative de résurrection de l’histoire
de France. Certeau aura été lui aussi transfiguré par ce travail, passant de la
position d’archiviste à celle d’historien, grâce à cette rencontre avec cet
autre qui résiste, Surin, qui est à la fois en forte correspondance avec lui et
différent, immergé dans un monde qui n’est plus. C’est cette dialectique du même
et de l'autre qui l’aura ainsi altéré, changé, converti en historien de métier.
En 1960, Certeau
sillonne le sud-ouest de la France en quête des manuscrits dispersés de Surin.
Il travaille à Bordeaux bien évidemment, mais aussi aux archives du fonds Carrere et aux archives départementales de Toulouse, à Poitiers, à Loudun et son enquête
lui permet de découvrir quelques trésors comme le manuscrit de la Guide
spirituelle trouvé à Toulouse, couvert de notes dans les marges de la main même de Surin.
Il trouve aussi un manuscrit de son Catéchisme spirituel datant de 1654
et dans son souci de commencer à établir la généalogie des textes, il écrit à
son directeur de thèse, Henri Gouhier : « Ces documents permettent
donc enfin de faire l’histoire – ou la préhistoire – de ce texte
pendant les 10 ans qui séparent sa rédaction (1654) de sa publication définitive
(1661-1663) : corrections doctrinales, déplacements, etc. . »
En 1963, Certeau
publie dans la même collection que le Mémorial de Pierre Favre, la
collection « Christus », la/le Guide spirituel de Surin .
Certeau réalise là une modernisation du texte afin de le rendre accessible au
lecteur du XXe siècle. Il entend surtout faire parler le texte lui-même,
sans aucun fondamentalisme, mais pour en restituer la véracité historique. Dans
son introduction, Certeau précise la portée de ce travail, restitue la nature
de ce texte qui « vivait » comme une apologétique. C’est un guide
pratique historiquement daté qui s’est transformé en document théorique, mais
dont il ne faut pas ignorer la dimension pragmatique initiale. Certeau restitue
la « faille secrète » qui est au cœur de cet écrit et qui exprime le
double trouble d’une époque et d’un psychisme singulier, celui de Surin. En
historien, Certeau n’a pas l’intention de se substituer au texte et de parler à
sa place, mais de s’en tenir à une véritable ascèse de désappropriation de soi
afin de laisser place au document historique. Derrière ces précautions méthodologiques,
on saisit à quel point cette personnalité hors du commun de Surin est pour
Certeau une source d’inspiration quant à sa propre vie. Il voit dans cette
violence de l’amour qu’exprime Surin la source même d’une lucidité lorsqu’il écrit
à propos de Surin que « la pensée brille et coupe comme le diamant ».
Cette radicalité sera toujours sienne. Plus que le contenu, le signifié, ce qui
compte est l’intentionnalité, la pratique elle-même que Certeau approfondira
dans L’écriture de l’histoire mais qui est déjà là à propos de la manière
dont Surin définit la vie spirituelle : « La vie spirituelle ne se
mesure pas à la matérialité de l’action… le véritable critère de l’action est
le formel : son intention ou son motif . »
Il voit dans cette insistance sur le caractère « formel » de la
science expérimentale préconisée un trait de modernité chez Surin. Mais
surtout, il retient dans ce Guide spirituelle cette conception
qui passe par le retrait de soi, le don de soi comme l’essentiel de
l’enseignement évangélique et conforme à l’humanité de l’homme qui par le don réalise
sa vocation. L’insistance sur la mort chez Surin, que nous retrouverons chez
Certeau n’est pas liée à une approche mortifère, morbide, mais est tout au
contraire, condition de vie, de bonheur, d’intensité du vécu : « Surin,
il le répète souvent, n’a qu’une chanson : mourez à tout et vous serez
heureux… De son origine à son terme, la vie spirituelle se développe selon la
dialectique de cette mort qui est vie . »
Trois étapes scandent cette évolution spirituelle selon Surin qui distingue un
premier moment, celui du « premier pas » qui présuppose à la fois une
grande disponibilité, mais aussi d’accéder à un saut qualitatif, radical, à une
véritable coupure existentielle. Ensuite, vient le temps de la « région du
pur amour » qui s’inaugure par l’exercice du discernement et l’accession à
la mystique qui est conçue comme « lieu de liberté mais d’une liberté
toujours liée à l’Autre » qui permet de penser une « théologie mystique ».
Cette première publication de Surin n’est
qu’une étape accomplie vers la réalisation plus délicate, plus ambitieuse
aussi, qu’est la publication de sa correspondance qui paraît en 1966 et
constitue, au dire même du maître d’œuvre de la revue Christus que fût
Maurice Giuliani. Certeau reconnaît sa dette vis-à-vis de Giuliani par
l’impulsion qu’il a donné à ce travail lorsqu’il lui écrit la dédicace
personnelle qu’il rédige sur l’exemplaire de la Correspondance qu’il lui
envoie : « Au R.P. Maurice Giuliani,
François Dosse
Université de Paris XII
Pour citer cet article
:
François Dosse, « Michel de Certeau et l'archive » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/F_Dosse.html
Auteur : François Dosse
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