Des outils pour l'histoire ?
Les « Inventaires et documents » des Archives de l’Empire. 1857-1868
« La publicité des collections est leur âme et le nerf des études »
Léon de Laborde
[1]
Il est
traditionnel de considérer que le XIXe siècle fut le siècle de
l’Histoire, y compris aux Archives nationales où Michelet prend ses fonctions,
en 1830, à la Section historique
[2]
.
On connaît l’importance cruciale, dans cette évolution, de la Monarchie de
juillet, qui voit l’affirmation du respect des fonds dans les archives départementales.
On n’ignore rien non plus du rôle du Second Empire, avec notamment la publication
des premiers instruments de recherche, l’édition de la correspondance de Napoléon
Ier, l’ouverture du Musée de l’Histoire de France, sous
l’administration de Léon de Laborde, directeur général des Archives de l’Empire
de 1857 à 1868, qui fut le premier promoteur de ce que nous appelons
aujourd’hui une politique scientifique des Archives nationales
[3]
. Cette évolution historique a été
largement et magistralement étudiée par Françoise Hildesheimer
[4]
.
L’étude ci-après se propose d’étudier concrètement comment les Archives
nationales se sont efforcées de répondre aux attentes des historiens dans l’établissement
de leurs instruments de recherche. Quelle place les archivistes du XIXe siècle font-ils à l’écriture de l’histoire dans les inventaires qu’ils rédigent ?
Quel intérêt portent-ils ou non au respect de l’organicité des fonds d’archives
comme élément de la critique historique ? L’analyse des préfaces et
introductions des inventaires publiés sous l’administration de Léon de Laborde
de 1863 à 1867 peut permettre de donner quelques réponses à ces questions.
Présentation du corpus
La publication
d’inventaires des Archives nationales, décrivant les documents pour en
faciliter la recherche, est à mettre au crédit de Léon de Laborde, premier
directeur des Archives à avoir initié une politique de cette nature. Avant lui,
on ne disposait sous forme imprimée que du bref Tableau systématique des
Archives de l’Empire au 15 août 1811 publié sous Daunou.
Les inventaires
existants, inventaires originaux dressés par les producteurs des archives
[5]
ou inventaires élaborés par les archivistes, restaient manuscrits puisqu’ils étaient
réservés au service intérieur, c'est-à-dire aux archivistes : leur
communication au public était interdite. En conséquence, les chercheurs
devaient systématiquement passer par les archivistes pour leurs recherches.
Leurs demandes faisaient l’objet d’un examen d’opportunité par le directeur des
Archives, avant d’être traitées dans les sections et de donner lieu soit à une
réponse écrite, soit à la communication sur place des originaux
[6]
.
Engagé dans une
rivalité avec la Bibliothèque impériale dont il conteste le droit à conserver
des documents d’archives, Laborde n’a de cesse durant son mandat d’affirmer la
qualité historique des archives et le caractère de lieu de recherche des
Archives de l’Empire
[7]
.
Souhaitant « rendre les Archives de l’Empire aussi accessibles aux
travailleurs que les bibliothèques publiques
[8]
»,
il assouplit les conditions de communication
[9]
et promeut la publicité des inventaires, sujet auquel je vais m’attacher.
Pour Laborde, la
publicité des inventaires, qui doit permettre aux chercheurs de repérer eux-mêmes
leurs sources, passe tout d’abord par la mise à disposition des inventaires en
salle de lecture. L’idée n’est pas neuve. Dès 1839, une instruction ministérielle
enjoignait aux archives départementales d’envoyer aux Archives du Royaume la
copie de leurs inventaires pour « former dans notre grand dépôt national
un vaste inventaire de toutes les sources ou l’érudition pourrait puiser
[10]
»,
injonction renouvelée dans les instructions de 1841 pour la mise en ordre des
archives départementales et communales
[11]
,
ainsi que dans le décret du 22 novembre 1855 relatif à l’organisation des
Archives nationales
[12]
.
La publicité
peut se faire aussi à distance en publiant les bons inventaires que l’on porte
ainsi « à l’érudit dans son cabinet de travail
[13]
». Si le modèle
des bibliothèques est revendiqué, Laborde met toutefois en avant les spécificités
des archives, montrant d’emblée les limites du parallélisme : en premier lieu, toutes les archives
ne peuvent être rendues publiques car l’on doit veiller au respect de la sûreté
de l’Etat, de l’action administrative et de l’intérêt des familles ; en second
lieu, la complexité des archives exige des instruments de recherche savants
pour faire « ressortir l’intérêt des documents par des analyses ou des
extraits
[14]
» :
de simples catalogues de bibliothèques ne sauraient suffire.
Ces limites posées,
la publicité des inventaires est un objectif essentiel de Laborde qui en fait
une priorité de son action à la tête des Archives de l’Empire. Dès le 17 août
1857, soit cinq mois après sa nomination, il propose avec succès au ministre
d’Etat, Achille Fould, de publier les inventaires les plus intéressants et il
programme la publication de sept d’entre eux
[15]
,
mettant à contribution toutes les sections de l’établissement et couvrant
toutes les périodes historiques jusqu’au Premier Empire inclus. Seule la période
contemporaine est exclue, ce dont on ne s’étonnera pas puisque les archives de
cette période, en cours de versement, sont encore peu inventoriées et non
communicables ; elle trouvera néanmoins sa place dans la programmation ultérieure,
Laborde ayant l’idée de lancer un Inventaire général sommaire des Archives
de l’Empire, « premier catalogue officiel des Archives nationales
[16]
»
depuis le Tableau de Daunou, qui comprend une description des séries F
et BB consacrées aux versements des ministères
[17]
.
La mise en œuvre
du programme de Laborde est extrêmement rapide puisque trois inventaires sont publiés dès 1863 et onze autres programmés
[18]
.
Au total, six inventaires verront le jour avant son départ des Archives, en
1868, soit dix volumes et un atlas portant exclusivement sur l’Ancien Régime,
hormis l’Inventaire général de 1867
[19]
.
Tableau des
inventaires publiés sous l’administration de Léon de Laborde
Année
|
Titre
|
Cotes actuelles
|
Auteur
|
Préface de Laborde
|
Introduction de l’auteur
[20]
|
Observation
|
1863
|
Layettes du Trésor des
chartes, t. 1
|
J 148 à 735
|
Alexandre Teulet
|
4 p.
|
63 p.
|
t. 2 publié en 1866, sans préface
|
1863
|
Collection de sceaux, t. 1
|
SC/ D 1 à 11840
|
Louis Douët d’Arcq
|
48 p.
|
115 p.
|
t. 2 et 3 publiés en 1867 et
1868, sans préface
|
1863
|
Actes du Parlement de Paris, t. 1
|
X 1A 1 à 5
et
X 2A 1 à 3
|
Edgard Boutaric
|
112 p.
|
290
p.
(Alphonse Grün)
|
t. 2 publié en 1867, sans préface
|
1866
|
Monuments historiques (cartons des rois)
|
K 1 à 164
|
Jules Tardif
|
114 p.
(historique des archives françaises
de 1789 à 1815)
|
19 p.
|
atlas de 48 fac-similés publié séparément
en 1866
|
1867
|
Titres de la maison ducale de
Bourbon, t. 1
|
P 1355 1 à
1402 3
|
Alphonse Huillard-Bréholles
|
4 p.
|
44 p.
|
|
1867
|
Inventaire général sommaire
[21]
|
Toutes séries
|
Collectif
|
Néant
|
Néant
|
|
Le premier
volume de chaque inventaire, l’Inventaire général excepté, est doté
d’une préface nourrie de Léon de Laborde : ces 282 pages constituent
autant d’affirmations d’un programme scientifique revendiqué et d’étapes d’une
doctrine archivistique des instruments de recherche en cours d’élaboration.
Un programme scientifique revendiqué
L’affirmation
des Archives de l’Empire comme lieu de recherche exige une action prompte et
forte. Aussi Laborde décide-t-il de publier, sans attendre leur complet achèvement,
des inventaires bien avancés, portant sur des fonds emblématiques qui
valoriseront les Archives ; de là découle aussi sa décision de faire de
l’inventaire une priorité de l’établissement pour permettre la poursuite de ce
programme et son développement.
1 - Ne pas priver plus longtemps les érudits de
ressources historiques précieuses
[22]
»
Habile, Laborde
fixe son choix sur les fonds les plus prestigieux que sont le Trésor des
Chartes ou le Parlement de Paris, le premier servant « d’aiguillon pour justifier le transfert
aux Archives de la totalité des documents historiques conservés à la Bibliothèque
nationale
[23]
».
Pragmatique
toutefois, Laborde doit composer avec l’existant. Alors qu’il aurait souhaité
donner un inventaire complet du Trésor des chartes, en commençant la
publication par les registres, l’absence de tout inventaire de ceux-ci l’oblige
à se rabattre sur l’inventaire des layettes engagé depuis plus de vingt ans par
Alexandre Teulet, car il convient de ne pas faire attendre davantage les
chercheurs :
« lorsque la direction des Archives de l’Empire me fut
confiée, je trouvai un travail déjà assez avancé sur la seconde partie, c’est-à-dire
les layettes, tandis que rien n’avait été entrepris sur la première, c’est-à-dire
les registres et tout en arrêtant qu’il serait fait un inventaire complet du Trésor
des chartes, je ne crus pas devoir priver plus longtemps les érudits de
ressources historiques précieuses
[24]
».
L’inventaire des
layettes sera donc le premier retenu, même s’il ne couvre que partiellement le
fonds et même s’il ne répond pas complètement aux vues de Laborde :
« C’est M. Teulet, archiviste aux archives de l’Empire, qui a
entrepris de son initiative privée, il y a plus de vingt ans, un recueil de
copies et extraits tirés des layettes. M. Daunou, garde général des archives,
connaissait ce travail ; son successeur M. Letronne, l’avait encouragé ; et si M. Chabrier ne
vit point d’un œil favorable une entreprise si courageuse, c’est qu’il
craignait qu’une occupation personnelle n’empiétât sur le temps que
l’archiviste doit consacrer au service des Archives. Dès mon entrée en
fonctions, je me préoccupai des moyens de faire cesser cette situation irrégulière.
J’examinai le travail de M. Teulet, et [… ] je m’assurai qu’il lui serait
facile d’adapter ses matériaux au plan que j’ai tracé pour tous les
inventaires ; dès lors je le
chargeai officiellement de continuer avec plus de zèle encore une œuvre féconde
pour les études historiques et qui fera honneur aux Archives de l’Empire
[25]
».
Laborde choisit
d’assumer l’héritage de ses prédécesseurs, y compris en récupérant au profit de
l’établissement une initiative privée, dès lors que celle-ci peut rendre
service à l’histoire et valoriser les Archives.
2 - « Une œuvre féconde […] qui fera honneur aux Archives
de l’Empire
[26]
»
Valoriser les
Archives est une nécessité d’autant plus forte que le conflit opposant les
Archives de l’Empire à la Bibliothèque impériale a mis en évidence les
difficultés d’accès aux archives. La création d’une collection destinée à
accueillir les publications des inventaires des Archives se veut une réponse éclatante
aux détracteurs de l’établissement.
Plutôt que de
publier des inventaires isolés, Léon de Laborde, en effet, crée d’emblée une
collection qui affiche son programme scientifique : l’appellation « Inventaires
et documents” manifeste la volonté de combiner la tradition de l’édition de
texte à la nouveauté de la publication d’inventaires de documents. Le projet même
de collection inscrit ce programme dans la durée, comme en témoigne l’annonce
des titres sous presse et à paraître donnée en 4e de couverture.
Objet de
valorisation des Archives, la collection figure au nombre des publications
officielles publiées sur ordre de l’Empereur. Le format grand in-4° sur deux colonnes, les armes des
Archives de l’Empire, le choix de Plon, imprimeur de l’Empereur
[27]
signalent son caractère prestigieux. Même souci de prestige dans le choix des
titres des inventaires. Brefs et évocateurs, ils mettent l’accent sur le caractère
emblématique des documents décrits (« Trésor des chartes », « Monuments
historiques », « Actes du Parlement ») et sont dépourvus de
toute considération archivistique : pas de typologie d’instrument de
recherche, le titre de la collection suffisant à définir l’objet ; pas de
cotes, renvoyées au corps de l’instrument de recherche ; pas de dates non
plus, hormis pour les actes du Parlement. Il s’en dégage une illusion
d’exhaustivité dont on prend aujourd’hui la mesure quand on rapporte chaque
inventaire à la tranche de cotes couverte par lui.
Cette
valorisation des Archives passe aussi par celle des archivistes dont Laborde
cherche à obtenir l’adhésion à ses vues, en reconnaissant leur compétence
scientifique et leur responsabilité personnelle, à la fois comme stimulant et
garantie de la réussite de sa politique.
« Les publications entreprises […] stimulent certainement même
les plus zélés d’entre les archivistes dont l’ardeur au travail est puissamment
soutenue par le renom qui doit s’attacher à la publication de leurs œuvres
[28]
».
Chaque auteur a
donc son nom en évidence en couverture et en page de titre de l’inventaire,
bien que, sur cette dernière, dans un corps inférieur à celui du nom du
directeur.
3 - « MM. Les chefs de section doivent se préoccuper
principalement du travail des inventaires
[29]
»
Le succès de sa
collection reposant sur la publication régulière de nouveaux titres, Laborde
doit redéfinir les missions des archivistes, jusqu’alors accaparés par les
travaux de recherches et d’expéditions pour le public. Dès juillet 1857, il décide
de faire de la rédaction et de la publication des inventaires une priorité :
« MM. Les chefs
de section doivent se préoccuper principalement du travail des inventaires, et
[…] provisoirement du moins, celui des recherches ne doit venir qu’en seconde
ligne
[30]
».
Dans la réalité,
les obligations du service intérieur, qu’on ne peut interrompre, et la lourdeur
des travaux d’inventaires destinés à la publication conduisent Laborde à
composer, en affectant certains archivistes aux nouveaux projets, tandis que
les autres poursuivront les travaux habituels.
Pour les
inventaires, il dispose, dans ce « véritable couvent érudit du XIXe siècle
[31]
»
que sont les Archives, d’une cohorte de chartistes parmi lesquels Boutaric, Douët,
Huillard-Bréholles, Tardif, Teulet… Faute d’effectif suffisant néanmoins
[32]
, mais aussi par souci de cohérence, il
nomme en général un seul archiviste par inventaire, quelle qu’en soit l’étendue.
Trois projets collectifs, toutefois, sont lancés sous sa direction : l’Inventaire
général auquel travaillent toutes les sections, l’inventaire du Musée et
l’inventaire-index des registres du Conseil du Parlement confiés chacun à une équipe de six archivistes
[33]
.
Le choix de ces
collaborateurs est en général avisé, qu’il s’agisse de nommer Edgard Boutaric,
spécialiste de Philippe Le Bel, à la section judiciaire pour travailler à l’important
inventaire des actes du Parlement de Paris, ou de confirmer Douët d’Arcq aux
Sceaux. Cette confiance en ses collaborateurs conduit parfois Laborde à leur
laisser le choix de l’inventaire à préparer pour la publication, ainsi
Huillard-Bréholles qui le convainc de retenir les titres de la maison ducale de
Bourbon
[34]
.
Quelle que soit
la valeur des auteurs d’inventaires, la publication suppose néanmoins une
qualité validée par la hiérarchie : chaque volume publié porte
l’imprimatur du directeur des Archives, après visa du chef de section qui vérifie
la conformité de l’ouvrage avec le plan arrêté par Laborde. Ainsi s’élabore
progressivement un corps de doctrine.
Une doctrine archivistique en cours d’élaboration
Pragmatique,
Laborde sait tirer parti de la situation en publiant ce qui est prêt. Cela ne
l’empêche pas d’avoir une vision d’ensemble. Notons que Laborde avait réservé
pour le premier titre de la collection (registres du Trésor des chartes) une préface programmatique
[35]
, jamais publiée puisque le premier inventaire des
registres du Trésor des chartes n’est paru qu’en 1958
[36]
. A défaut,chacun des quatre
inventaires publiés de 1863 à 1866 fournit à Laborde l’occasion d’exposer ses conceptions en matière
archivistique, bien qu’il ne soit pas lui-même archiviste. Comme on le verra
ci-après, Laborde n’ignore rien des débats de son temps et notamment des choix
opérés dans les archives départementales et communales qui échappent à sa
direction, mais l’ont vraisemblablement inspiré
[37]
.
Chaque préface
aux inventaires a sa thématique propre : le respect des fonds dans le
Tardif, la programmation des travaux dans le Boutaric, l’analyse archivistique
dans le Teulet, enfin la place de l’érudition dans le Douët d’Arcq. Mises bout à
bout, ces préfaces constituent un petit traité d’archivistique.
1- « Respecter les anciennes archives, je le répète, était
la seule règle, la seule méthode qui fusse applicable aux nouvelles
[38]
»
La publication
de l’inventaire des Monuments historiques, collection factice issue des triages
révolutionnaires, est occasion pour Laborde d’affirmer haut et fort la spécificité
de la notion de fonds d’archives et de condamner l’œuvre archivistique de la Révolution
[39]
.
Tirant
tardivement les enseignements du conflit avec la Bibliothèque impériale, dans
lequel les Archives n’ont pas réussi à faire reconnaître leur spécificité
[40]
,
Laborde démontre le caractère organique des archives qui résultent de l’activité
de leurs producteurs, contrairement aux ouvrages de bibliothèques, produits de
l’esprit ou de l’imagination. Ce faisant, il dégage la valeur primaire des
archives :
« Les pièces d’archives ont une origine différente [des
manuscrits et livres des bibliothèques], sont d’une nature particulière et réclament
de tout autres soins. L’imagination n’a aucune part dans leur rédaction, le
caprice aucune intervention dans leur sort. Ce sont des actes de la vie
publique et privée émanés de l’Etat, de l’Eglise, des cours de justice, des
seigneurs et des bourgeois… L’ensemble de ces actes est le miroir limpide de la
société à tous les âges, car il nous donne dans ces transactions de chaque jour
un reflet exact de ce qui a agité et fait vivre l’humanité, il nous le donne
avec d’autant plus de vérité qu’il n’avait pas pour but de nous le donner. Une
charte d’affranchissement de commune, une concession de fief, un privilège
accordé, un testament, une correspondance d’affaires, un procès n’ont point été
rédigés pour devenir des pages de l’histoire, et ils en sont souvent les plus
instructives
[41]
».
Reprenant à son
compte le principe du respect des fonds énoncé en 1841 pour les archives départementales
et communales, Laborde en expose de manière imagée la nature, sans entrer dans
le jargon archivistique, ses propos s’adressant à un public érudit et non à des
archivistes :
« Une bibliothèque est quelque chose, les archives sont
quelqu’un. Ce quelque chose se distribue, se tranche et se morcelle au
gré de tous les systèmes bibliographiques […]. Il en est bien autrement de ce quelqu’un qui vit et respire ; ne le démembrez pas ; il serait par trop cruel
de lui prendre la tête pour la mettre dans cette salle, de lui arracher bras et
jambes pour les disséminer ailleurs, car le cœur ne palpite qu’à la condition
qu’on respectera le corps tout entier
[42]
».
Cette image du
corps martyrisé n’est pas anodine quand elle sert à dénoncer les « conséquences
meurtrières
[43]
»
du triage des titres et plus largement l’œuvre de la Révolution. L’image du
corps, reprise par l’archivistique contemporaine, vise à défendre le respect
externe du fonds, qui ne doit pas être démembré, mais aussi son respect
interne, le fonds ne devant pas être déclassé au risque de perdre sa signification
et son intérêt historique. Laborde va donc plus loin que les auteurs des
instructions ministérielles de 1841 en prônant le respect de l’ordre primitif,
qui, en maintenant les archives dans leur contexte initial, en permet ensuite
toutes les exploitations historiennes :
« Introduire dans cet ensemble dont toutes les parties se
tenaient le dissolvant d’un triage qui répartit arbitrairement les pièces en
domanial, judiciaire, historique, c’était altérer complètement les archives et
diminuer beaucoup la signification des pièces qu’on isolait. Si au contraire on
avait conservé à ces archives l’ensemble si parfait qu’elles avaient encore en
1790 et leur ordre séculaire consacré par de très anciens inventaires, on
pouvait satisfaire également la tendance des études sur toute une époque, ou le
goût particulier d’un érudit […]
[44]
».
A cet égard,
Laborde introduit une distinction intéressante, qui éclaire sa politique
d’inventaire : en effet, il dissocie nettement le respect de l’ordre
primitif (expression qu’il semble être le premier à employer), qui doit être
conservé dans le classement, du travail d’inventaire, qui peut adopter un ordre
méthodique différent s’il permet de faciliter les recherches :
« Rien n’empêche qu’on ne dresse, de ces fonds, restés intacts et
maintenus dans leur ordre primitif, des inventaires d’après le système méthodique,
philosophique, chronologique, géographique, ils seront les bienvenus et
ajouteront aux facilités des recherches, mais à la condition du maintien des
papiers dans leur ancien ordre
[45]
».
Le respect des
fonds s’applique bien évidemment au dossier, « cette réunion de pièces qui
constitue un ensemble et vit de la suite logique de ses parties
[46]
».
Au détour de sa
réflexion, Laborde pose enfin la question de la pertinence du tri : «
Comment pouvez-vous savoir ce qui est inutile à toutes les variétés de
travailleurs, ce qui sera inutile dans l’avenir à des études dont il est
impossible de prévoir les visées ?
[47]
».
Et plus loin : « Dans les papiers d’archives qu’est-ce qui est
historique et surtout qu’est-ce qui ne l’est pas ? Où peut-on placer la
limite ? Cette limite elle-même, acceptée aujourd’hui, ne sera-t-elle pas
reculée demain ?
[48]
».
Interrogation à la fois légitime et vaine qui explique la faveur accordée par
Laborde aux inventaires analytiques s’efforçant de tout embrasser.
2 - « Je ne sais pas ce que c’est que le choix
dans ces vastes dépouillements d’archives
[49]
»
Soucieux d’une érudition
moderne qui permette aux historiens futurs d’utiliser les inventaires du passé
pour leurs problématiques nouvelles, Laborde s’oppose aux inventaires de morceaux choisis qui passeraient
sous silence 95% d’un fonds, reléguant « aujourd’hui dans l’inutile ce qui
demain apparaîtra comme étant essentiel
[50]
».
Tout inventaire se doit donc d’être exhaustif, en couvrant l’ensemble du fonds
ou de la série et en inventoriant tous les actes, quelle que soit l’étendue du
fonds :
« Dans notre inventaire des actes du Parlement tous seront
mentionnés avec plus ou moins d’étendue, suivant qu’aux yeux du rédacteur et au
point de vue de nos préoccupations actuelles, dont il est si difficile de se détacher
entièrement, ces actes ont plus ou moins d’importance ; mais aucun ne sera
passé sous silence, de telle façon qu’à d’autres époques, diversement préoccupées,
que pour d’autres générations d’érudits à la poursuite de nouveaux aperçus, ce
travail ne cessera pas d’être un répertoire utile, puisqu’il sera complet
[51]
».
L’immensité de
la tâche n’arrête pas Laborde, à l’inverse de ses prédécesseurs. Toutefois, confronté au principe de réalité,
il doit très vite restreindre ses ambitions. Ainsi, après mûre réflexion, il
limite au Moyen Age l’inventaire des actes du Parlement et prévoit de couvrir
toute la période en 12 ou 15 volumes à paraître en neuf ou dix ans. Parallèlement
une équipe d’archivistes s’emploie à établir en deux ans un inventaire-index
des séries du Conseil
[52]
.
Programmer les
classements, déterminer des chantiers et travailler si nécessaire en équipe,
telle est la méthode employée par Laborde et dont il s’explique dans la préface
au Boutaric, en quatorze pages d’un long exposé, puisqu’au final tout
inventaire est bien une affaire de choix, qui doit être connu des utilisateurs.
3 - « Des instruments de travail à l’usage des
intelligences les plus hautes et des mains les moins exercées
[53] »
Laborde a
l’ambition de fournir au public savant des Archives des outils de recherche
dont il pourra user sans la médiation de l’archiviste. Une telle ambition requiert
une mise en œuvre normalisée de la rédaction des instruments de recherche. Un
plan uniforme est donc arrêté pour tous les inventaires
[54]
Il
impose l’élaboration d’inventaires analytiques méthodiques exhaustifs.
Exhaustifs, les
inventaires doivent couvrir tout le fonds ou la série décrite. Analytiques, ils
doivent décrire chaque document et peuvent même fournir l’édition intégrale ou
sélective des plus importants. Méthodiques, les inventaires sont dressés dans
l’ordre chronologique des documents
[55]
,
regroupés par règne pour faciliter les recherches sur des actes précis, quel
que soit le classement du fonds, qui reste intouché. Des tables (nous dirions aujourd’hui des
index matières ou nominatifs) doivent permettre de se repérer aisément et
promptement dans cette masse d’informations.
Tous les inventaires publiés sous
Laborde se plient à ce schéma imposé, exception faite du catalogue des sceaux
de Douët d’Arcq qui adopte un plan méthodique par types de sceaux au lieu de
l’ordre chronologique.
Rien n’est dit sur la teneur
de l’analyse. Toutefois, sa structure peut être mise en évidence à partir des inventaires publiés :
- numéro
d’ordre du document dans l’inventaire ;
-
date, sous la forme : lieu, année, jour, mois ;
-
intitulé sommaire, suivi de l’édition en entier ou par extrait, ou d’un résumé
du contenu ;
- cote
;
-
nature (original, copie, vidimus …) ;
- éventuellement,
bibliographie.
Dans la
pratique, les auteurs d’inventaires adaptent leurs analyses à l’ancienneté et à
la rareté des pièces : les documents du Haut Moyen Age font le plus souvent
l’objet d’édition, les suivants de résumés
[56]
.
Tardif et Huillard-Bréholles, qui vont jusqu’à la Révolution, adoptent
l’analyse par dossier pour les documents postérieurs au XIVe siècle. Pour les
sceaux, l’intitulé cède la place à une description détaillée du type et à l’édition
de la légende
[57]
Laborde impose, enfin, le
français dans la rédaction des inventaires, le Teulet constituant la seule
exception à la règle compte tenu de son antériorité :
« Je
crois sincèrement qu’il est sage, même en érudition, d’être de son temps. Un
latin moderne gêne le savant et arrête l’homme studieux qui, sans faire de l’érudition
sa carrière spéciale, cherche ses informations aux sources originales ; un
bon français, au contraire, viendra en aide à tout le monde, et fera des
inventaires des Archives de l’Empire ce que j’ai voulu qu’ils fussent, des instruments
de travail à l’usage des intelligences les plus hautes et des mains les moins
exercées
[58]
».
Les expressions
latines ou les noms propres difficiles à traduire, donnés entre parenthèses
après la traduction française, sont « autant de ressources fournies à l’érudit,
et qui, loin de s’imposer, se présentent à son choix
[59]
».
Enfin, la simplicité
d’emploi de l’inventaire suppose d’expliquer au lecteur le maniement des outils
mis à disposition, précaution indispensable dès lors que les inventaires
quittent le bureau de l’archiviste pour être publiés et diffusés auprès des
chercheurs. La présentation historique et méthodologique des documents, bien
que non mentionnée dans le plan uniforme, est présente en tête de chaque
inventaire sous l’appellation de Notice, Notice préliminaire ou Eléments de… Autant
d’exposés essentiels pour la recherche, mais qui ne doivent pas, selon Laborde,
constituer des travaux d’érudition.
4 - « Les élaborations érudites ne sont pas de notre domaine
[60] »
Présentant
l’introduction rédigée par Douët d’Arcq au catalogue des sceaux, Laborde en
justifie la portée limitée aux seules collections des Archives :
« Les
élaborations érudites ne sont pas de notre domaine. Les inventaires des
archives de l’Empire sont des instruments de travail pour les autres, et notre
mission est de les rendre commodes pour l’usage de tous, sans nous en servir
nous-mêmes
[61]
.
Jugement
qu’il réitère pour les actes du Parlement : « Le public érudit leur
demande [aux archivistes] une notice sur les archives du Parlement, il n’attend
pas d’eux l’histoire du Parlement
[62]
.
Néanmoins,
les inventaires sous Laborde ne se limitent pas à de simples descriptions
formelles. Loin de là. 531 pages d’introduction visent à donner au lecteur
l’information essentielle pour appréhender les documents. Rédigées par des
archivistes spécialistes des fonds traités
[63]
,
qui s’attachent à replacer les documents dans leur contexte, elles sont un véritable
travail d’historien de la constitution des sources, ce que résume parfaitement
la belle formule de Laborde qualifiant l’introduction de Douët d’Arcq « d’histoire
de la sigillographie en action
[64]
».
Ces introductions sont
autant de travaux novateurs tant par leur contenu que leur méthode. Certaines
ont fait date dans l’érudition et continuent à rendre de grands services aux
chercheurs. Il en va ainsi des Eléments de sigillographie tirés de la collection des sceaux des Archives de l'Empire de Douët d’Arcq, qui constituent, « en raison de la richesse de la
collection qui couvre la France et l’étranger, un véritable traité de
sigillographie
[65]
». Ce jugement d’un de nos contemporains
traduit parfaitement l’ambition de Laborde d’inscrire les inventaires des
Archives dans la construction de la science historique :
« L’étude
des sceaux créera une science historique lorsque tous ses éléments auront été réunis,
classés, décrits et mis libéralement à la disposition des hommes studieux
[66]
».
Même jugement laudateur pour
la notice d’Alphonse Grün sur les archives du Parlement, « œuvre
magistrale et irremplacée » selon Françoise Hildesheimer
[67]
,
qui là encore satisfait le vœu de Laborde de fournir des outils aux historiens
et non de se substituer à eux dans leurs études :
« A
vrai dire si l’histoire des archives du Parlement n’est pas l’histoire même du
Parlement, elle en est la base, et le travail de l’historien sera singulièrement
facilité par les investigations de l’archiviste
[68]
».
Il n’y a pas de modèle
unique d’introduction, chacune étant adaptée au fonds traité et à l’inventaire
présenté, mais toutes s’attachent à retracer l’histoire du fonds ou de la
collection décrite et à présenter les anciens inventaires. L’édition de pièces
justificatives, fiables puisque issues des archives publiques et aisément vérifiables
pour la même raison, vient appuyer la démonstration d’une histoire qu’on
qualifiera bientôt de positiviste : « Chaque assertion s’appuie sur
un exemple qui nous appartient et qu’il est aisé de contrôler
[69]
”.
L’érudition, manifeste dans
les introductions, se traduit aussi dans le corps de l’inventaire. En témoigne le
soin apporté à l’édition des pièces, avec recherche d’exhaustivité et
d’exactitude et souci de renvoi entre instruments de recherche disponibles, même
si les règles de l’édition contemporaine sont alors en cours d’élaboration.
Ainsi dans son inventaire des Monuments historiques, Tardif choisit d’éditer de
manière exhaustive les actes royaux des Mérovingiens à Philippe Auguste inclus,
en faisant des renvois vers l’édition de fac-similés lancée par Letronne en
1844, vers la Table des diplômes de Bréquigny ou encore le catalogue des sceaux
de Douët d’Arcq. Autre élément d’érudition, l’annotation historique des analyses où les auteurs
d’inventaires justifient leurs datations des documents.
La qualité des annexes enfin
est à souligner : tableau synoptique des actes du Trésor des chartes chez
Teulet, table héraldique des sceaux permettant les recherches par types (agneau pascal ; agrafe ;
aigle, aigle couronnée, aigle éployée…) chez Douët d’Arcq, reconstitution par
Boutaric des actes antérieurs aux Olim et restitution du 5e volume des Olim par Léopold Delisle, confrère de Laborde à l’Institut et
conservateur à la Bibliothèque impériale auquel on n’hésite pas à faire appel.
Enfin, tous les inventaires sont dotés d’index (appelés
tables), soit en fin de chaque volume, soit à la fin du dernier, qui regroupent
en une liste alphabétique unique les noms géographiques et de personnes cités
dans les analyses ; s’y ajoutent les matières dans le Boutaric et le Douët
d’Arcq. La localisation contemporaine des noms de lieux cités (Boutaric, Tardif, Teulet),
l’identification des personnes (Boutaric, Douët d’Arcq, Tardif, Teulet),
la mention des formes anciennes
latines et françaises avec renvoi vers les formes modernes (Boutaric, Tardif,
Teulet) soulignent la volonté d’une érudition au service de l’histoire.
« Où
allons-nous ?
[70]
».
Telle est la question que se pose Laborde devant l’immensité de la tâche que
constitue l’inventaire des 10 500 registres du Parlement de Paris, qui, au
rythme où va la publication, exigerait plus de 600 ans si l’on ne renonçait pas
à l’exhaustivité.
L’évaluation du
temps nécessaire à la conduite d’un programme aussi ambitieux ne peut être
occultée, même si Laborde ne veut pas en faire un préalable :
« Que devais-je faire, si mes prédécesseurs ont reculé devant
cette tâche ? […] Je n’ai pas hésité ; les difficultés de l’exécution,
le temps à y consacrer ne m’ont pas préoccupé, je n’ai vu que le but
[71]
».
A la lenteur inhérente
au travail d’inventaire que d’aucuns décrient, Laborde répond en rappelant les
exigences d’une érudition consciencieuse qui suppose constance, attention
et vérifications incessantes dont témoignent, d’ailleurs, les errata en fin de volume ou encore les remerciements aux collègues de province pour
leurs recherches
[72]
.
La fin justifie
donc les moyens et Laborde, s’il adapte, comme on l’a vu, la formule de l’inventaire au cas du Parlement de
Paris, ne remet jamais en cause son programme initial d’inventaires analytiques
dans l’ordre chronologique. Il appartiendra à ses successeurs d’inventer de
nouveaux types d’instruments de recherche mieux adaptés au traitement de masse,
comme le répertoire numérique ou l’état sommaire, institués aux Archives
nationales en 1887 et qui décrivent les dossiers isolément ou par groupes, dans
l’ordre numérique de chaque série
[73]
.
Laborde laisse néanmoins
à la postérité, en héritage durable, l’habitude prise de publier les
instruments de recherche des Archives nationales
[74]
,
celle de dresser des inventaires analytiques pour les fonds qui le méritent
[75]
,
enfin celle de doter les instruments de recherche publiés d’introductions
historiques et méthodologiques, dont nul utilisateur ne saurait désormais se
passer.
Christine Nougaret
Ecole nationale des chartes