Sophie Cœuré, La mémoire spoliée. Les archives des
Français, butin de guerre nazi, puis soviétique, Paris, Payot, 2006, 268 p.
Les
« archives de Moscou » aimantèrent la décennie 1990. Le voyage à
Moscou prenait alors un nouveau sens pour l’histoire contemporaine puisqu’un
massif archivistique, oublié depuis 1950 environ en URSS, s’ouvrait. Une mémoire spoliée se révélait, constituée
des fonds pillés par les nazis dès 1940 en France, saisis ensuite par l’Armée
rouge en 1945, puis conservés à Moscou comme Archives spéciales. Ces fonds
divers, qui mêlent archives publiques (celles du Quai d’Orsay, de la Sûreté
générale,..) et privées (LDH, fonds Léon Blum, correspondance de Marc Bloch…),
s’offraient à la consultation, quand simultanément l’Etat français entamait des
négociations pour leur rapatriement, effectif pour une partie d’entre-eux en
2000. Derechef les « archives de Moscou » nourrissent durant toute la
décennie 1990 de multiples usages, entre quête du scoop, de la révélation
fracassante et travail historique. La question du « bon » usage
hantait d’ailleurs les colloques, scrutant ce que ces fonds pouvaient apporter
à l’histoire du XXe siècle
[1]
.
Ecrit dans
l’après-coup de ces débats, La mémoire
spoliée rompt avec ce questionnement. L’archive n’est plus là matériau
d’une recherche, mais objet et sujet de cette dernière. Sophie Cœuré retrace
l’histoire de ces fonds en cinq chapitres, ouvrant sa réflexion sur une
interrogation : pourquoi piller des archives ? L’archive n’a pas de
valeur marchande intrinsèque, contrairement aux œuvres d’art. Les spoliations,
entreprises par les nazis, dès 1940 procèdent d’intentions complexes,
concurrentes parfois : « une réécriture nationaliste de l’Histoire,
le combat idéologique contre le ‘’judéo-bolchevisme’’ et la franc-maçonnerie,
l’utilisation opérationnelle des documents » (p 23). Les équipes
concurrentes qui de 1940 à 1944 pillent les archives françaises, publiques ou
privées, se composent de militants, soldats SS, comme de praticiens de
l’archive. L’intention est le plus souvent idéologique, fait pénétrer l’intime
de l’archive dans les usages d’Etat nazi où la quête généalogique se découpe
sur fond d’aryanité et d’intention génocidaire à partir de 1941. Trop
rapidement sans doute, s’appuyant sur les travaux de Marc Olivier Baruch
[2]
,
Sophie Cœuré évoque également le large spectre des attitudes des archivistes
français face à ces spoliations. Les chapitres consacrés au destin de ces
archives en URSS forment le cœur de l’ouvrage. Pour la diplomatie soviétique,
elles participent des trophées pris à l’ennemi ; les efforts des autorités
françaises, appuyés par les recherches de Rose Valland, pour retrouver ces
archives volées par les nazis, saisies ensuite par l’Armée rouge, échouent. Il
n’y a pas de restitution de ce qui apparaît comme un butin. Les archives
françaises sont au secret en URRS dès 1946, la France fait silence sur ces
dernières de 1946 à 1992. Ces fonds sont classés dans les Archives spéciales,
institution rattachée au KGB : au secret, leur gestion est soumise, lequel
pèse durement sur l’éthique de professionnels. L’archive est là politisée, et
le régime attend de ces fonds une forme de rentabilité politique (p 118). Le
principe de pertinence dans le classement des fonds prend le pas sur le
principe de provenance – en cours chez les archivistes occidentaux.
De nouveaux classements sont opérés. Il s’agit d’user de l’archive comme outil
de pression éventuel (ainsi des fonds de la Sureté concernant les années 30) ou
comme lieu d’une diplomatie singulière : deux restitutions d’archives
spoliées (1956 – Papiers Langevin, 1959 – un ensemble plus
hétéroclite sur la période moderne) symbolise cette diplomatie des archives aux
feux de la géopolitique internationale. La déstalination (1956) et le court
dégel qui s’ensuit ne modifient pas la donne. Les archives restent à Moscou,
hors le retour des dossiers diplomatiques du Quai d’Orsay, antérieurs à 1918,
rapatriés en 1969. La « résurrection » des archives françaises de
Moscou débute réellement avec la disparition de l’URSS. Les « Archives
spéciales » sont restituées, malgré la nostalgie nationaliste qui
s’attache à ces archives « Trophées » et pèse à la Douma. De retour
en France, ces fonds sont restitués aux ayants droit, ou aux institutions. Il
n’est plus d’ « archives de Moscou ».
Sophie Cœuré
explore ainsi l’archive en son moment politique. Un dernier chapitre inscrit sa
réflexion dans la longue durée. Le pillage d’archives débute avec Napoléon, se
poursuit au mépris du droit de la guerre. Dans cet horizon, les pillages nazis
procèdent d’un contentieux ouvert dans les premières années du XIXe
siècle. Mais ces archives ne sont pas seulement des « trophées ».
Replacées dans la violence totalitaire les spoliations de 1940-1944, prolongées
ensuite par l’URSS, elles possèdent une autre signification. Elles sont, pour
le IIIe Reich, le lieu d’une réécriture de la mémoire nationale
comme le lieu d’une répression possible par l’accès à l’intime. Elles
constituent « une étape de la Shoah » (p 178), lorsqu’il s’agit des
archives du judaïsme français. En URSSS, leur regroupement en « archives
spéciales » sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur indique un usage
inscrit dans l’horizon de la lutte contre l’ennemi intérieur / extérieur.
L’archive est là le lieu d’un tri politique, caractéristique classique de la
logique totalitaire à suivre Sophie Cœuré. Face à cette préhension des
spoliations d’archives par le totalitarisme, l’auteure analyse le long silence
des autorités françaises sur cette question comme l’écho de la « mémoire
refoulée de Vichy », participant ainsi d’un mémoricide. L’historienne
cherche ainsi à amarrer son sujet aux réflexions plus amples sur l’histoire
politique du XXe siècle, entre guerres et totalitarisme.
La restitution de
ces archives, leur redéploiement en fonction des ayants droit, comme leur
ouverture aux historiens, scellent la fin des « archives de Moscou »,
leur banalisation. Le sel de l’ouvrage tint alors à ce qu’il garde la « mémoire »
de celles-ci comme épisode historique. L’archive n’est pas neutre : en faire
l’histoire procède du questionnement des politiques de mémoires, publiques et
privées.
Vincent
Chambarlhac
Centre Georges Chevrier
Université de Bourgogne
[1]
Serge Wolikow [dir] en collaboration avec Maurice Carrez, Michel Cordillot, Jean Vigreux, Une histoire en révolution
? Du bon usage des archives de Moscou et d’ailleurs…, Dijon, EUD, 1996.
[2]
Marc-Olivivier Baruch, Servir l’Etat
français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997.