De l’Ancien Régime à l’Empire. Mutations de l’État, avatars
des archives, études réunies par Bruno
Delmas, Dominique Margairaz et Denise Ogilvie, Bibliothèque
de l’École des chartes, t. 166, 2008, 240 p.
La
première livraison (janvier-juin 2008) du tome 166 de la Bibliothèque de l’École des chartes accueille sept gros articles,
précédés d’un copieux avant-propos, issus d’une recherche collective
(Institutions et dynamiques historiques de l’économie-Paris I, École nationale
des chartes, Archives nationales, Institut national de recherche en
informatique et en automatique) qui entendait renouveler le regard porté sur
les savoirs administratifs grâce à l’étude des corpus archivistiques qui sont
appréhendés par les acteurs comme ressources cognitives pour leur propre action
et par les historiens comme supports de leur recherche. Plus classiquement, il
s’agit notamment de faire porter l’analyse sur l’ensemble des opérations
(classement, conservation, transmission) que subissent les archives avant leur
utilisation par les historiens. Cette recherche a bénéficié de divers soutiens
et reconnaissances institutionnels : ACI (action concertée incitative)
« Histoire des savoirs » du CNRS (2003) ; projet MOSARE
(Mobilisation des savoirs pour la réforme, circulation des savoirs de
gouvernement et transformation de l’action administrative, XIXe-XXe siècles) élaboré en réponse à l’appel d’offres « Gouverner et
administrer » de l’ANR. Cet ensemble s’inscrit aussi dans un mouvement de
renouveau de l’archivistique historique, dont témoignent, entre autres, des
publications comme Fabrique des archives,
fabrique de l’histoire (Revue de
synthèse, 2004), Archives et nations
dans l’Europe du XIXe siècle (colloque de l’École nationale des
chartes, 2004), Lieux d’archive (Sociétés et représentations, 2005),
l’organisation de la journée d’étude Historiographie
et archivistique (Dijon, 2008), ou la création de séminaires réguliers (Raisons classificatoires, CERHIO-Angers ; La mise en archives, histoire
anthropologique des pratiques d’archives, EHESS). Il repose sur le postulat
selon lequel administration et archives sont des « réalités
co-construites, les deux faces d’une même pièce associant à l’avers et au
revers écriture et action ».
Premier
résultat concret de ce programme, la plateforme « Millefeuilles » qui
permettra, grâce à une saisie collaborative encodée (XML-TEI) du contenu des
almanachs royaux, nationaux et impériaux, de disposer non seulement d’un accès
optimisé à une description de l’administration française pour la période 1750-1850,
mais encore d’outils d’analyse comme une représentation graphique et dynamique
des évolutions administratives ou des index facilitant, par exemple, le suivi
des attributions au fil du temps (Jean-Daniel Fekete,
Denise Ogilvie). L’instrument sera performant et
apportera beaucoup à la recherche : on aimerait en savoir plus sur les
échéances envisageables d’achèvement et sur les modalités de diffusion (mise en
ligne ?).
La
réalisation de ce projet a supposé une réflexion méthodologique sur les almanachs,
remettant en cause leur statut d’instrument de travail constitué, utilisé avec
plus ou moins de précaution. Une partie de cette réflexion est consignée dans
l’article de Nicole Brondel. Elle s’interroge sur la
nature et le statut de cet ouvrage : « tableau fidèle » de
toutes les parties de l’administration ? Degré d’autonomie des
éditeurs ? Vitrine des honneurs ? Entreprise privée ou concession
publique ? À travers l’étude des dates de parution, des privilèges et
contrats, de la mise en page, des conditions de collecte des renseignements,
des modes de diffusion et des enjeux diplomatiques ou politiques, l’auteur
éclaire le processus de transformation d’un livre d’étrennes en un annuaire
administratif en voie d’officialisation, éléments érudits d’une approche
critique d’ensemble d’une source souvent unique ou irremplaçable.
Les
deux articles suivants utilisent, de manière différente, l’angle d’attaque des
attributions, c’est-à-dire des catégorisations de la matière administrative et
de l’action publique, véritables balises des champs d’intervention de la
puissance publique. Igor Moullier nous invite à
prêter une plus grande attention au vocabulaire utilisé dans la description de
l’administration. L’histoire de la notion d’attribution, attestée dès le XVIIIe siècle, offre un exemple de choix d’exploration d’un terme polysémique, à
la fois critère de l’organisation du travail des bureaux, vecteur et outil de
gestion de conflits et indice de l’affirmation de politiques publiques ;
moyen central, en tout cas, pour se rapprocher des pratiques quotidiennes des
administrations.
L’approche
de la navigation intérieure et de l’invention de cette catégorie administrative
par Dominique Margairaz est stimulante à plus d’un
titre. On souscrit d’emblée à l’appel en faveur d’une collaboration entre
archivistes et historiens pour explorer plus efficacement l’archéologie des
sédimentations documentaires. On adhère aux salutaires mises en garde contre
une pratique historienne qui ignorerait trop l’histoire des fonds dans lesquels
elle puise, au risque d’identifier des ensembles de cotes comme des blocs
homogènes auxquels on attribue une unité de sens. On partage l’affirmation
conclusive selon laquelle un service d’archives est un acteur de la
construction des corpus documentaires, notamment par l’élaboration et
l’application de modèles classificatoires. L’application au cas de la
navigation intérieure de théories issues de l’anthropologie des connaissances,
des recherches sur le management des connaissances, les communautés cognitives
ou les cartes mentales est également suggestive. L’analyse d’un versement
d’archives comme la matérialisation de l’écart entre deux systèmes cognitifs
(au sens d’ensemble articulé de pratiques, de représentations et d’artefacts),
celui des bureaux et celui des Archives nationales, entre les cartes mentales
qui organisent le découpage des objets chez les uns et chez les autres, nous
semble une voie d’approche prometteuse du décalage entre les objets constitués
par l’historien, les catégories sous lesquelles ils sont connus par les acteurs
et celles qui sont mises en place par les archivistes dans l’activité de
classement.
Denise Ogilvie nous invite à réviser la tradition
historiographique établie et adoptée par l’institution elle-même au XIXe siècle selon laquelle l’histoire des origines des Archives nationales serait
celle d’une émancipation conquise sur l’Assemblée nationale, la loi du 12
septembre 1790 ayant rompu le lien originel entre archives et Assemblée. Ce
« roman des origines » a empêché toute étude attentive du règlement
de l’Assemblée nationale constituante du 29 juillet 1789 dont le huitième et
dernier chapitre est intitulé « Des archives et du secrétariat ».
Dans le sillage des travaux de l’historien du droit André Castaldo sur les méthodes de travail de la Constituante, l’auteur se livre à une
relecture détaillée de ce règlement. Elle établit que l’Assemblée a institué
une répartition des documents entre deux systèmes, correspondant à deux
fonctions distinctes, obéissant à deux régimes juridiques différents et
respectant des principes de classement divergents : d’un côté les archives
du secrétariat de l’Assemblée et de l’autre les archives de l’Assemblée
nationale. En même temps, l’Assemblée prend des engagements de pérennisation
des seules archives qui, au-delà de la session en cours, deviendront les titres
et papiers nationaux auxquels il conviendra d’attribuer un dépôt. S’il est vrai
que ce double système a suscité divers problèmes de fonctionnement (sort des
originaux des pouvoirs des députés, sort des documents du comité de division)
qui sont à l’origine de la désignation d’une commission sur les Archives
nationales, la loi du 12 septembre 1790 qui en résulta doit être regardée comme
une anticipation de cet accomplissement, lequel ne signifie nullement une
émancipation du périmètre de l’Assemblée.
La
contribution de Bruno Delmas, concentrée sur deux années cruciales, 1790 et
1791, aborde la question centrale, mais mal connue, de la transmission des
papiers des administrations locales d’Ancien Régime aux nouvelles structures
administratives. Le sujet n’est pas uniquement d’histoire des archives :
il s’agit aussi de comprendre comment les nouvelles administrations se sont
approprié cet héritage documentaire et l’ensemble d’informations, de pratiques
et de savoirs dont il était porteur. Axée sur le cas de l’administration
départementale, l’étude révèle quantité de pistes qu’il conviendrait de
soumettre à des analyses départementales détaillées en vue d’une synthèse
nationale future : confidentialité d’une partie de ces papiers et accès aux
archives de l’État ; difficultés à séparer les archives locales, à
transmettre aux nouvelles administrations, des archives d’administration
générale à renvoyer aux ministères ou à laisser sur place ; hésitations
sur le partage des documents entre plusieurs départements et tentation de la
copie ; climat de suspicion à l’égard des intendances ; insertion de
ces documents dans les nouvelles structures administratives et naissance des
premières formes de gestion archivistique.
Les
utilisateurs des collections de Louis Rondonneau aux
Archives nationales, précieux recueil de sources législatives sur la France
d’Ancien Régime et le début du XIXe siècle, sont nombreux mais ils
ignorent le plus souvent les conditions de la constitution et du transfert aux
Archives nationales de ces archives imprimées. Noëlle Choublier-Grimbert comble utilement cette lacune en situant bien la vie et l’œuvre de Rondonneau au sein d’un moment de la diffusion du droit, à
base de feuilles imprimées, de recueils non officiels, de collections privées
et de cabinets de lecture ou bibliothèques commerciales de législation.
Secrétaire de Bréquigny, chargé de rédiger un
répertoire alphabétique de tous les décrets de l’Assemblée nationale au ministère
de la Justice, membre de la commission de classement des lois et décrets du
Directoire sous l’autorité de Cambacérès, associé aux Prault,
célèbres imprimeurs de textes juridiques, entrepreneur de cabinets de lecture,
bibliothécaire du Conseil d’Etat, Rondonneau déroule
sa vie professionnelle au cœur de ce système, s’y distinguant néanmoins par une
organisation plus systématique de ses diverses collections.
Au
total, les communications réunies dans ce volume sont autant de jalons
convaincants de la manière dont on peut, pour ne pas dire on doit désormais,
lier histoire des institutions, histoire des pratiques administratives et
histoire des archives et des fonds d’archives, au service d’une meilleure
compréhension de l’action administrative et des politiques publiques. Au-delà,
c’est une leçon de méthode qui nous est implicitement donnée : la
difficile construction d’un usage raisonné de l’Almanach royal nous semble une
invite à la constitution plus systématique d’équipe mixte archivistes-historiens
autour d’un même objet historique, mêlant intimement histoire des sources
(condition de production, de conservation, de mise en archives), histoire de
l’usage de ces sources par les acteurs administratifs et exploitation
historienne de ces sources.
Patrice Marcilloux
Université
d’Angers