Bruno Delmas, La société sans mémoire. Propos dissidents
      sur la politique des archives en France, Paris, Bourin éd., 2006.
    Les Archives
      en France sont souffrantes et seraient en proie à une crise structurelle et
      conjecturelle. La Direction des archives de France n’aurait plus les moyens de
      remplir son rôle et le rayonnement des Archives nationales se réduirait comme
      peau de chagrin. Bref, les archives seraient tombées dans un cercle vicieux
      dont par méconnaissance et désintérêt personne ne s’émeut aujourd’hui. La
      France, forte d’une histoire archivistique longue de deux siècles, se
      préparerait donc un avenir sans devenir. 
      
    
    Sur la base de la dialectique de
      la mémoire et de l’oubli, l’ouvrage se divise en trois parties discutant à leur
      tour de la mémoire invisible, occultée et retrouvée.      
    Dans la
      première partie Bruno Delmas constate, non sans une certaine consternation
      lucide, l’inexistence d’une culture des archives tant au sein du grand public
      que chez les hauts fonctionnaires de l’Etat et l’absence de volonté d’en
      insuffler une. Conscient que les archives sont une « réalité complexe,
      mouvante et difficile à imaginer », il tente, au travers d’un propos large
      et didactique, de définir ce qu’elles sont, comment elles fonctionnent et à
      quoi elles servent. Le tout illustré par des anecdotes et des exemples
      concrets.
      
    
    Loin de se réduire à de vieux
      papiers, les archives sont le produit de l’activité de toute personne physique
      ou morale, sans distinction de support. La loi du 3 janvier 1979 leur confère
      une définition très large qui permet d’y inclure les documents sur parchemin,
      les bases de données, les e-mails, mais également les
      bandes sonores, ou encore les photographies. Mais à côté de ces archives
      traditionnelles, Bruno Delmas rappelle par une série d’exemples marquants que
      tout, même dans les productions les plus inattendues, est archives : les
      carottes géologiques, comme les flacons de fragrances de parfum, les dessins de
      tissus d’ameublement ou encore les archives des scientifiques des relevés
      d’observations des astronomes aux immenses collections entomologiques du Muséum
      d’Histoire naturelle. A cet égard ses usages sont multiples de l’affirmation
      d’un droit ou d’une preuve, et c’était là l’objet premier de la création des
      archives, à la recherche scientifique désintéressée. Suivant ce développement
      intellectuel et technologique, le vénérable métier d’archiviste s’en trouve
      aujourd’hui transformé. Bruno Delmas en souligne la singularité en regard des
      autres professions de la documentation : il ne se résume pas à donner
      accès à des informations publiques, marquées par une inflation technologique
      toujours grandissante. De l’étude de la caroline à l’XML, du parchemin à LINUX,
      l’archiviste est toujours celui (ou celle) à qui l’on enseigne le déchiffrement
      les écritures pour les rendre aujourd’hui et demain accessibles à tous, pour
      « permettre aux sociétés de traverser le temps ». Seulement, les
      problématiques qui se posent au métier l’ont un peu plus encore déplacé.
      
    
    
      
      Parallèlement
        et presque contre toute logique de cette méconnaissance des matériaux premiers
        de la mémoire, l’importance de cette dernière s’est visiblement accrue dans
        notre société. La demande sociale est grande. Pourtant, l’auteur insiste sur la
        « crise des archives » qui frappe la société française.
        Pernicieusement cachées, tout en étant présentes, il rappelle qu’on utilise
        toujours les archives sans vraiment le savoir. La fracture entre la réalité et
        la perception qu’en ont les décideurs dessine alors les contours d’une crise
        intellectuelle et morale. Dominée par les médias, la société contemporaine
        achoppe au présentisme. Maudites les archives, s’interroge alors Bruno
        Delmas ? Rappelant leur Âge d’Or, lorsqu’elles s’incéraient encore dans le
        processus de développement de l’Etat moderne, inauguré par la Révolution et
        perdurant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la cohérence politique,
        administrative et intellectuelle des services d’archives s’est peu à peu délitée.
        L’inflation documentaire a fait se focaliser la profession sur des questions
        gestionnaires. Oubliés, malmenés, financièrement délaissés, les services
        d’archives territoriaux ou nationaux se sont retrouvés incapables de s’adapter
        à la réalité d’une société politique et intellectuelle en mouvement. Dans ces
        conditions, Bruno Delmas se livre à un sombre état des lieux. Pour exemples
        flagrants, la décentralisation n’a pas été suivie du redéploiement budgétaire
        nécessaire et les Archives nationales, contrairement à ses homologues comme la BnF ou les grands musées n’a pas su prendre son autonomie.
        La place laissée vacante a été comblée par des institutions indépendantes,
        privées ou non, qui se sont emparées des nouvelles problématiques de collecte
        archivistique (archives des hommes politiques, archives des éditeurs et des
        maisons d’édition) comme des nouveaux chantiers de réflexion technique
        (l’internet). Le nouveau chantier de Pierrefitte qui
        apporte une certaine lumière ne laisse pourtant rien espérer. Perte de
        visibilité et perte de réactivité, voilà qui à de quoi inquiéter, selon Bruno
        Delmas. Sans prôner un rattachement express aux Archives nationales de ces
        nouvelles institutions, Bruno Delmas souligne le rôle fondamental d’agitateur,
        dans le contexte actuel des archives, que pourrait jouer l’Etat en
        redéfinissant et adaptant le réseau des archives françaises. Certainement, en
        « suscitant, conseillant, coordonnant et encourageant » ces nouveaux
        acteurs. 
    La
      troisième et dernière partie se fait tribune des « nouveaux
      horizons » possibles de l’Etat en matière d’archives afin que la société
      française soit à même de retrouver sa mémoire. Bruno Delmas, dans un premier
      temps, se plaît à souffler de nouvelles pistes de développement et de refondation
      de compétences indispensables, selon lui, à l’Etat. Partant du postulat quasi
      philosophique que les archives sont des actes, il présente au travers de ce qui
      forme selon lui les grandes questions sociétales, les clés de connaissances que
      peuvent constituer les archives. L’auteur appelle ainsi à repenser la
      problématique des archives autour des quatre fondamentaux du métier
      d’archiviste : la collecte ; le tri et la sélection ; la
      communication ; la conservation des documents. Il incombe, selon l’auteur,
      aux archivistes de penser leur mode de collecte en adaptant leurs pratiques aux
      nouvelles formes prises par les archives, de renouveler la réflexion sur le tri
      et la sélection des archives, afin de prendre en compte l’imprévisible, il
      questionne les propositions de réduction des délais de communication en regard
      du respect de la vie privée, et argue contre les illusions et les promesses de
      modernité du toute technique de conservation des archives. Quelles conséquences
      pratiques sur l’appréhension du métier d’archiviste ? La haute opinion de
      l’auteur quant à sa profession le fait souligner le déplacement du métier vers
      une discipline autonome et hautement scientifique. Face à la numérisation de la
      société de l’information et à la redéfinition de l’archiviste en « tiers-archiveur », les archivistes doivent certes
      repenser leurs objectifs sans pour autant perdre de vue « leur démarche
      propre ». Face à la constatation d’un déplacement de la notion d’archives,
      Bruno Delmas invite l’Etat à se resituer. Selon lui, les archives ne se
      restreignant plus à de simples problèmes patrimoniaux et culturels le
      rattachement de la DAF au ministère de la Culture s’avère caduque. Repenser sa
      position sur l’organigramme, en la rattachant au secrétaire général du
      gouvernement ou au Premier ministre serait une solution, à son sens plus
      pertinente. Mais l’auteur plaide surtout pour un regard plus global du problème
      et s’interroge pour un repositionnement des archives dans la société française
      telle qu’elle est actuellement, une « société de la connaissance ».  
    Véritable
      profession de foi archivistique, l’ouvrage de Bruno Delmas expose au travers
      d’une réalité bien connue des acteurs des archives, une série de propositions
      pour une modification en profondeur, une refondation et une réaffirmation de la
      politique des archives en France. Y a-t-il alors, comme l’annonce de manière
      alléchante le sous-titre une réelle « dissidence » dans l’ensemble
      des propos ? Ils lui sont en tout cas personnels, comme il le précise en
      introduction et sortent pour une fois du cadre restreint des réunions ou des
      apartés de spécialistes. Que l’on pense avec ou que l’on pense contre, la
      lecture ou la relecture de cet ouvrage, après la mise en place de la nouvelle
      loi sur les archives en juin 2008, et en pleine R.G.P.P., invite toujours à une
      prise de conscience quant aux choix qui doivent être opérés en matière de
      politique archivistique sur le territoire français ainsi qu’à un regard
      critique et exigeant sur l’évolution administrative, scientifique et d’animation
      que l’on veut ou que l’on doit lui assigner.
      
      
    
      
        
         
        
Julie Lauvernier
Centre Georges Chevrier
Université d'Angers
  
           
          
            
          
            Pour citer cet article
                :
                Julie Lauvernier, « Bruno Delmas, La société sans mémoire. Propos dissidents
                sur la politique des archives en France » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
                URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/CR_J_Lauvernier.htm
                Auteur : Julie Lauvernier
                Droits : © Tous droits réservés  - Ce texte ne doit pas être reproduit (sauf pour usage strictement privé), traduit ou diffusé. Le principe de la courte citation doit être respecté.
            
 