Les archives orales : bilan, enjeux et perspectives. Actes
du colloque de la Section des archives communales et intercommunales de l’AAF
2008, La Gazette des archives, n°
211, 2008-3.
L’Association des Archivistes Français (AAF) joue le rôle
que l’on sait dans la réflexion méthodologique et professionnelle concernant
les archives, leurs méthodes de traitement, leur exploitation et leur
valorisation. Le sujet des archives orales l’avait déjà mobilisée lors du
colloque consacré aux témoignages oraux et aux dossiers de personnels (Gazette des archives, n°198/2005) et
c’est une heureuse initiative que d’avoir organisé un nouvel état des lieux,
quelques années après le Guide du
Patrimoine sonore et audiovisuel français (Callu et Lemoine, 2005) et le
bilan historiographique effectué par F. Descamps pour quelques secteurs de
l’histoire orale (Bréal, 2006). Les Actes s’ouvrent par l’exposé liminaire de
l’un des fondateurs de l’histoire orale en France, Philippe Joutard, suivi d’un
dialogue avec la salle où siégeaient de nombreux praticiens et détenteurs de
sources orales : où en est l’histoire orale en France trente ans après son invention, notamment par rapport aux
pays étrangers et quelle visibilité a-t-elle ? Est-elle restée fidèle aux
intuitions des origines ou, en s’acclimatant, s’est-elle transformée ? Les
archives orales ont-elles recouvert l’histoire orale et peut-on articuler ces
deux concepts sans les opposer ? L’apparent clivage entre chercheurs et
producteurs-conservateurs de la source orale peut-il être résolu ?
Après cet utile préambule historiographique, le volume se
caractérise par la forte présence d’articles méthodologiques. De façon
attendue, ces derniers concernent les questions juridiques sur lesquelles il y
a eu beaucoup de mises au point depuis le début des années 2000, les techniques
d’enregistrement et notamment le soin prioritaire à apporter au choix des
micros (M. Courty), la
conservation et le traitement documentaire (C. Mathieu), la documentation, la
valorisation et la mise en ligne des corpus oraux (C. Cassé et V. Ginouvès).
L’approche méthodologique domine également dans la présentation des différents
programmes de collecte (A. Sablon du Corail sur les témoignages oraux détenus
par les Services Historiques des Armées, JL. Michaud sur les archives orales du
Pays de Montbéliard, F. Zonzon sur l’oralité en Martinique, C. Cassé et V.
Ginouvès sur la Mémoire arménienne à Marseille, F. Jacquet sur les archives
orales de Saint-Denis). Cette dominante méthodologique, qui réduit la partie
« Exploitation scientifique » (C. Hottin, les intervenants de la
Table Ronde finale) et la partie « Valorisation culturelle » (F.
Jacquet) à la portion congrue, donne à ce recueil un caractère de Guide de bonnes pratiques, qui sera bien
utile aux institutions patrimoniales, aux collectivités locales et aux
associations de collecteurs. On peut regretter qu’il n’y ait pas plus
d’exemples détaillés d’exploitations par des chercheurs de corpus détenus ou
produits par les Archives ou d’exemples de corpus oraux créés et déposés par
des historiens dans des services d’archives, mais sans doute les travaux de ce
type sont-ils encore trop rares. Il y a là un futur sujet de colloque et l’on
retiendra particulièrement l’appel adressé par les archivistes aux associations
et aux chercheurs pour que ces derniers déposent leurs « enquêtes ». A cet
égard, la communication de C. Hottin ouvre des pistes intéressantes pour le
dépôt et la revisite des corpus à caractère ethnologique…
Pour les questions juridiques, on
saluera la contribution de N. Mallet-Poujol sur « la collecte de
témoignages oraux à l’épreuve du droit pénal spécial de la presse » c’est-à-dire
la diffamation, qui fait suite à deux autres de ses publications sur les
témoignages oraux et le respect de la vie privée. Ses analyses permettent à la
fois de rassurer témoins, chercheurs et producteurs et de lister les « précautions à prendre » lors
de la diffusion des témoignages (distanciation pour le directeur de la
publication, neutralité et objectivité pour l’historien, fidélité de la
restitution et sincérité pour le témoin). Le projet de convention-type entre un témoin et un service d’archives (L. Perperot et C. Renard) inspire sans doute déjà utilement les services
patrimoniaux et manifeste en tout cas de grandes avancées dans la clarification
du statut du témoignage oral (reconnaissance explicite de la qualité d’œuvre de l’esprit et d’œuvre de
collaboration pour l’interview, de la qualité d’auteur pour l’intervieweur comme pour l’interviewé et de la qualité
de producteur pour le service d’archives). Quelques questions restent encore en
suspens concernant les modalités d’exploitation et la contractualisation avec
le témoin (l’exclusivité, la distinction des usages à titre gratuit ou à but
commercial etc.) ; en revanche, le problème des ayants droit devrait
pouvoir être réglé par l’insertion d’un article stipulant que les droits cédés
par le témoin le sont pour la durée légale de protection des droits d’auteur,
soit 70 ans après son décès, ce qui écarte les revendications des ayants droit,
puisqu’à l’expiration du délai, « l’œuvre » tombe dans le domaine
public…
Les « études de cas » de collecte de témoignages
oraux exposés dans l’ouvrage - Histoire orale des Armées, Mémoires du Pays de
Montbeliard, Oralité martiniquaise, Mémoires arméniennes à Marseille, Archives
orales de Saint-Denis, auxquels il faut ajouter les trois expériences
présentées lors de la première Table Ronde (archives orales de la municipalité
nantaise (C. Maudou), archives orales des chemins de fer (MN. Polino), archives
orales des mouvements étudiants (JP. Legois) et celles de la dernière Table
Ronde (les camps de réfugiés espagnols (B. Salques), la mémoire allemande de la
Seconde Guerre mondiale (M. Martin), les « enfants cachés » sous l’Occupation
(P. Plas) et le parti communiste stéphanois (JM. Steiner) illustrent à la fois
les évolutions de l’histoire orale depuis une trentaine d’années, les
dominantes actuelles et la priorité donnée légitimement par la Section Archives communales de l’AAF aux projets
menés à l’échelle d’un territoire. L’initiative la plus ancienne et la plus
importante en volume, celle des Services Historiques des Armées, réunit tous
les objectifs de l’histoire orale : compléter la documentation
écrite ; donner la parole aux sans-grades ou aux moins gradés ;
fournir des matériaux à l’histoire de l’institution militaire et nourrir une
histoire sociale renouvelée des Armées ; documenter l’histoire politique
des grandes décisions de politique de défense ainsi que l’histoire des conflits
au XXe siècle. L’AHICF poursuit finalement les mêmes objectifs avec
ses deux programmes d’archives orales parallèles d’en-bas et d’en-haut, les
métiers ferroviaires et les grandes décisions stratégiques en matière de
transport ferroviaire. L’histoire des conflits est également bien représentée,
avec le thème de la Retirada dans
l’Aude, l’histoire des violences de guerre en Allemagne, les persécutions
antijuives sous l’Occupation et la mémoire contrastée du communisme à
Saint-Etienne. Histoire sociale, histoire politique, histoire institutionnelle,
histoire sectorielle, histoire et mémoire des grands « traumatismes »
du XXe siècle, voici quelques uns des axes de travail qui ont été
précocement travaillés par l’histoire orale et qui traversent également les
collectes de témoignages sur les mouvements étudiants ou sur les agents de la
municipalité de Nantes. Autre thématique ancienne de l’histoire orale, celle de
l’histoire locale, de l’oralité, de la littérature orale et de la langue (ici
la Martinique et les Arméniens de Marseille)… Enfin, deux nouvelles
thématiques, en pleine expansion depuis une dizaine d’années, l’histoire
urbaine et l’histoire des migrations, sont bien représentées dans les Actes du
colloque, avec le développement culturel des « quartiers » à Montbéliard, l’histoire de la banlieue
parisienne à Saint-Denis, la communauté arménienne à Marseille, la réflexion
sur la possibilité de « mémoires immigrées » (L. Bencharif)…
On voit dans ces exemples que les
projets d’archives orales, selon les environnements dans lesquels ils se
développent, selon leurs commanditaires (archives, bibliothèques, ministères,
entreprises, collectivités locales, associations, médiation sociale ou
culturelle), selon les réalisateurs (agents du Patrimoine, chercheurs en SHS,
travailleurs sociaux, journalistes, médiateurs culturels, etc.), selon les
objectifs assignés et selon les références disciplinaires qu’ils convoquent
(histoire, anthropologie, géographie, ethnologie), adoptent des méthodes très
différentes dans le choix des témoins, dans la préparation des entretiens, dans
la relation aux archives écrites, dans le choix des thématiques, dans
l’établissement du questionnaire, dans la conduite des interviews, dans la
réalisation des instruments de travail, dans la valorisation des entretiens et
dans leur conservation. Certaines des expériences relatées illustrent la
multiplication des usages sociaux du témoignage, depuis les SHS jusqu’à
l’action culturelle en passant par la quête identitaire et la
commémoration ; se brouillent ainsi subrepticement les frontières entre
mémoire, histoire, médiation culturelle, action sociale et patrimoine… La
diversité des expériences n’efface pas pour autant la nécessité de mettre en
œuvre des coopérations entre chercheurs, collecteurs et services du Patrimoine
et illustre la richesse qu’il y a à travailler ensemble.
Florence Descamps
EPHE