Historiographie et archivistique

HOTTIN, Christian, Des hommes, des lieux, des archives : pour une autre pratique de l’archivistique, Paris : LAHIC et Mission à l’ethnologie, 2009, 178 p. (coll. Les carnets du LAHIC, n° 4). [En ligne]. [Réf. du 2 janvier 2011] Disponible sur http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/sites/lahic/IMG/pdf/Carnet_Hottin10.pdf.

« Des hommes, des lieux, des archives » : le titre de l’ouvrage est triple, mais ce sont les archives qui en constituent la clé de voûte. Il convient de noter que l’auteur oscille entre le singulier et le pluriel du mot, sans qu’apparaisse toujours une différenciation sémantique précise et intentionnelle. Il ne fait qu’effleurer le sujet lorsqu’il oppose le « concept philosophique et historique face à l’irréductible diversité des documents », évoquant la préférence du singulier dans le monde de l’histoire culturelle et des représentations, celle du pluriel chez les professionnels et les historiens traditionnels (p. 106). Mais, lui-même ne semble pas s’appliquer de règle en la matière et va même jusqu’à la coquille – l’archives (sic), p. 105.

D’emblée, l’auteur désamorce les critiques potentielles sur ce recueil de douze textes pour la plupart déjà publiés : assemblage disparate, voire peu pertinent, défaut de distanciation de l’archiviste par rapport à son objet. En expliquant leur contexte de production dans un making of, il donne du sens à sa collection d’écrits. Christian Hottin[1], archiviste-paléographe et auteur d’une thèse intitulée Étude sur la décoration des établissements d'enseignement supérieur à Paris (XIXe-XXe siècles)[2], a d’abord exercé comme conservateur au Centre des Archives du Monde du Travail à Roubaix jusqu’en 2004, où il était en charge des fonds d’architectes. Il est devenu depuis 2006 chef de la mission ethnologie du ministère de la Culture. Fort de son parcours professionnel pluridisciplinaire, il affiche sa détermination de « rechercher une écriture de l’archivistique autre que celle usuellement pratiquée », le discours se limitant jusqu’à présent – du moins en France – aux aspects normatifs, à l’histoire de la discipline ou au retour d’expérience de l’archiviste en situation ; ces démarches dont il n’infirme ni la qualité, ni l’utilité, lui semblent passer à côté d’une véritable recherche en archivistique, qui ne saurait se construire sans un « questionnement sur la pratique du métier d’archiviste » ; autrement dit, il s’agirait d’ouvrir un champ heuristique dépassant le « quoi ? » et le « comment faire ? » pour aborder le « pourquoi ? ». Cette conception de la recherche archivistique constitue le fil d’Ariane et assure la cohérence du recueil : débutant par un compte rendu très critique du colloque ayant pour thème « L’archivistique est-elle une science ? », qu’il qualifie de « rendez-vous manqué », l’auteur clôt sa première partie par un « Plaidoyer pour la recherche archivistique » ; enfin, en nous livrant ses réflexions sur le colloque ayant pour thème « Les conservateurs et la recherche » organisé par l’Institut national du Patrimoine en 2008, il pose comme point d’orgue à l’ensemble du volume une autre grande question : « quelle place les métiers de la conservation veulent-ils aujourd’hui occuper dans l’institution de la recherche et par quels moyens ? ».

La structure de l’ouvrage montre donc que la recherche est au centre des préoccupations de l’auteur de bout en bout. Paradoxalement ce discours entre en contradiction avec le sous-titre : « pour une autre pratique de l’archivistique ». En effet, ce n’est pas tant la pratique de l’archivistique, c’est-à-dire le travail quotidien de l’archiviste, que l’auteur remet en cause, mais la réflexion sur cette pratique, donc la recherche archivistique, qui permettrait toutefois, si elle se développait en France, de faire évoluer la pratique. Son volume tout entier est en fait un plaidoyer pour la recherche archivistique, mais aussi une démonstration par l’exemple que celle-ci est possible. Il explore notamment les potentialités qu’offrent les méthodes d’investigation des sciences sociales appliquées au champ de l’archivistique.

A travers deux grands thèmes, la collecte d’archives et l’architecture des bâtiments d’archives, il utilise l’étude de cas pour déboucher sur le discours scientifique. Partant d’une réflexion ciblée, concrète, issue de son expérience professionnelle directe, il prend peu à peu de la hauteur et met en œuvre un processus d’objectivation par la comparaison des normes et des pratiques.

Dans un premier article sont étudiées deux situations de collectes d’archives de femmes, l’une militante syndicaliste, l’autre chef d’entreprise. Puis l’auteur s’attache à la mission principale qu’il a assurée à Roubaix : la collecte des archives d’architectes. Dans tous les cas, il s’intéresse à la relation que les producteurs entretiennent avec leurs archives, disséquant les motivations, des plus affichées aux plus intimes, qui les ont amenés à confier leurs documents à l’institution, mettant en avant le travail de deuil, la construction de l’identité de soi, l’image qu’ils veulent laisser à la postérité à travers la sélection des documents remis et le classement du fonds. Ce faisant, il insiste sur l’importance du respect interne du fonds, souvent mis à mal par les archivistes français. Pour les architectes, il met en exergue la différence de traitement en fonction de la valeur artistique que les architectes accordent à tel ou tel type de document, les carnets de dessins par exemple.

Le troisième texte fait la synthèse, met en lumière les points communs et tire les premières conclusions que l’on peut déduire de ces expériences de collecte, en les considérant comme des enquêtes à caractère ethnologique. Il reprend les remarques faites dans les deux précédents articles sur les motivations, la relation du producteur à ses archives et le rôle de celles-ci dans la construction de l’image de soi, montrant ainsi les potentialités exploratoires qu’offrent les sciences sociales. Toutes ces notations s’appliquent particulièrement aux archives privées, mais auraient pu aussi émerger d’expériences similaires dans le secteur public, car, si les motivations ne sont évidemment pas les mêmes, puisque les producteurs publics ont l’obligation de verser, la relation aux archives et à l’archiviste peut être tout aussi révélatrice, complexe et sensible. Bien que le collecteur d’archives publiques, facilement débordé par la masse, ne puisse accorder autant de temps et d’attention aux producteurs, les remarques de Christian Hottin ouvrent des perspectives aussi prometteuses pour une approche réflexive de la collecte d’archives publiques.

Malgré l’intérêt que présente le rapprochement de ces études au sein d’une même publication, l’ensemble n’est pas exempt de redondances et l’on peut légitimement se demander s’il n’eût pas été plus pertinent de construire un nouveau texte regroupant l’intégralité de la réflexion en s’appuyant très précisément sur les différents exemples repris en détail.

Dans la deuxième partie du volume, l’auteur, mettant à profit ses connaissances en histoire de l’architecture, passe des producteurs aux lieux de conservation des archives. Le thème de l’architecture des bâtiments d’archives se décline en six textes distincts dont le contenu et l’organisation répondent au schéma classique allant du général au particulier : tout d’abord deux « notes critiques » rendant compte de la réflexion collective menée à travers plusieurs colloques et journées d’études ayant tous eu lieu en 2003 : manifestations consacrées spécifiquement aux bâtiments d’archives, en France et en Belgique, colloque du LAHIC, intitulé plus largement « Le lieu de l’Archives » et traitant, outre les bâtiments de conservation, les modalités d’exposition ou la conservation des archives par les particuliers. Ces deux notes servent en fait d’introduction aux quatre textes suivants, bien qu’elles n’aient pas été initialement écrites dans cette optique. La première insiste plus particulièrement sur l’évolution de l’architecture des bâtiments d’archives en France entre 1983 et 2003 et la réflexion qu’elle induit : remise en cause partielle du dogme normatif construit dans les années 1960, recherche de solutions techniques concrètes, notamment pour la structure et l’isolation des magasins de conservation, importance accordée à l’expérience étrangère, rôle de la décentralisation, augmentation et diversification sociale du public entraînant un accroissement des surfaces destinées à l’accueillir, enfin complexification des procédures et rôle des architectes dont la créativité est influencée autant par leur propre conception des archives que par le discours des décideurs. L’auteur insiste notamment sur « la mise en scène d’une nouvelle représentation de l’archive et de son institution : lumière, transparence et ouverture sur le monde ». La deuxième note, en explorant les discours des quelques communications présentées par des non-archivistes, débouche une fois de plus sur l’idée d’une recherche archivistique qui tenterait de considérer les archives et leurs producteurs comme des objets d’études et de les regarder « autrement qu’à travers le prisme des textes normatifs et des relations administratives ».

Les deux textes suivants sont en fait des communications présentées lors de deux des manifestations précitées sur la construction des bâtiments. Christian Hottin, à la lumière d’expériences étrangères dans le premier texte, à travers une étude rétrospective des bâtiments d’archives français dans le second, trace les grandes lignes de l’évolution de l’architecture des archives de 1983 à 2003. Mettant en valeur et illustrant les principaux paramètres de cette évolution – changements politiques, nouveaux processus de construction, évolution du public –, il considère le bâtiment comme « le point nodal où se manifestent […] diverses tendances constitutives d’une mutation générale de l’institution ».

Enfin, l’auteur approfondit le thème en faisant la monographie architecturale des Archives départementales de la Meuse qui ont connu trois générations de bâtiments successifs, et en explorant la problématique du remploi de bâtiments anciens, notamment industriels, à travers plusieurs exemples pris en France et en Belgique.

Comme pour la collecte, cette partie n’échappe pas à quelques redondances qui auraient pu être évitées par une réécriture. Mais surtout, plusieurs des textes écrits en 2003 auraient gagné à être mis à jour. En effet, comment évoquer aujourd’hui la visibilité plus ou moins grande des services d’archives dans la ville ou hors la ville, l’importance croissante accordée par les architectes aux espaces d’accueil et de lecture, sans une seule allusion à l’ère du numérique et aux bouleversements qu’elle engendre ? Comment ignorer que la visibilité des services d’archives se joue désormais moins dans l’espace géographique que sur la toile ? Comment ne pas s’interroger sur le devenir des espaces dédiés aux lecteurs au moment où se développent les salles de lecture virtuelles ? S’il était encore possible de faire l’impasse en 2003, cela ne l’est guère six ans plus tard. De même tout ce que l’auteur dit sur le rôle du programme-type à la française dans la relation de l’archiviste au bâtiment de remploi cède devant la nouvelle donne créée par la publication en 2004 d’une norme internationale[3].

Tout au long de l’ouvrage, Christian Hottin se livre, de son propre aveu, à une critique radicale de l’archivistique française, soulignant que « sa doctrine s’élabore et se diffuse largement à partir de la sphère administrative » et que « toute réflexion est menée par des praticiens ». A cette remarque on pourrait répondre que, dans bien des domaines où la technicité s’impose, le rôle des praticiens reste essentiel pour faire avancer la recherche. Pourrait-on imaginer que la recherche médicale se fasse autrement que par des médecins ? Et paradoxalement, lui-même se prend à constater que, lorsqu’il cesse d’exercer son métier d’archiviste, ses nouvelles fonctions ont « substitué à la distanciation précédemment recherchée, une distance réelle à la pratique rendant ainsi impossible la poursuite de la recherche » qu’il a engagée sur la collecte.

Lorsqu’il dénonce à juste titre l’absence de programme de recherche scientifique dans les formations, il rejoint certaines conclusions des journées consacrées à la recherche en archivistique par l’université d’Angers en 2001[4], qu’il n’évoque pourtant à aucun moment. Mais il s’arrête au constat et omet d’expliquer les freins institutionnels auxquels se heurte la recherche archivistique en milieu universitaire.

Par ailleurs, l’auteur semble méconnaître ou feint d’ignorer, comme beaucoup d’archivistes français, le travail de théoricien mené par Marie-Anne Chabin[5] qui, désengagée du secteur public et peu impliquée dans le système académique, peut se livrer sans frein à une réflexion souvent provocatrice, certes, mais libérée et créative. Bien qu’isolée, sa démarche fait bel et bien partie de la recherche archivistique française et est d’ailleurs admise comme telle par les archivistes et universitaires québécois.

Enfin, Christian Hottin préconise pour renouveler l’approche scientifique de faire appel aux sciences sociales et en démontre d’ailleurs l’intérêt par sa propre réflexion sur la collecte, mais il n’évoque pas d’autres voies possibles, comme le recours à toute la palette des sciences de l’information ou aux sciences camérales.

Au fil de la lecture, on ne peut s’empêcher de comparer l’ouvrage à un de ces recueils de mélanges publiés en hommage posthume. En l’occurrence l’auteur, bien vivant, aurait pu faire un travail de réécriture présentant une synthèse et une mise à jour de ses réflexions. On peut penser, toutefois, que le caractère encore inachevé de sa recherche a poussé Christian Hottin à une publication intermédiaire qu’il conviendrait donc de considérer comme une étape dans une démarche originale et prometteuse. Il faut espérer notamment que les séminaires qu’il anime depuis 2008 avec Yann Potin sur le thème de la collecte d’archives[6] lui fourniront matière à publier un véritable ouvrage sur le sujet.

Anne-Marie Bruleaux
Université de Haute-Alsace

 


[1] Page personnelle disponible en ligne sur http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/spip.php?article339>. [Réf. Du 2 janvier 2011].
[2] Cette thèse a été publiée sous le titre Quand la Sorbonne était peinte (Paris, Maisonneuve et Larose, 2001).
[3] Norme NF ISO 11799-2003.
[4] Journée d’étude : la recherche en archivistique. Actes. Université d’Angers, DESS Histoire et métiers des archives, 16 mars 2001. [En ligne]. [Réf. du 2 janvier 2011] Disponible sur http://membres.lycos.fr/archivangers/Actes%20colloque%202001.htm<
[5] La liste de ses publications est disponibles sur son site à l’adresse suivante : http://www.archive17.fr/content/view/36/53/
[6] Atelier-séminaire « Enquête sur la collecte – Pratiques et regards sur la constitution des archives » organisé par le Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture, 2008-2009. [En ligne] [Réf. du 2 janvier 2011] Disponible sur http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/spip.php?rubrique51. Cet atelier s’est prolongé en 2010.


Pour citer cet article :
Anne-Marie Bruleaux, « HOTTIN, Christian, Des hommes, des lieux, des archives : pour une autre pratique de l’archivistique, Paris : LAHIC et Mission à l’ethnologie, 2009 » in Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l'histoire à l'aune de la mise en archives, sous la direction de Philippe Poirrier et Julie Lauvernier, Territoires contemporains, nouvelle série - 2 - mis en ligne le 12 janvier 2011.
URL : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/CR_AM_Bruleaux.htm

Auteur :
Anne-Marie Burleaux
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